Le Roman d’Hippolyte/I/10

La Renaissance du livre (7p. 133-161).
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X


Joseph venait d’atteindre à cet âge climatérique où le bourgeois le plus raisonnable, le mieux équilibré, éprouve tout à coup l’irrésistible envie de casser sa maison, tout au moins d’y accrocher une loggia à la façade.

D’accord avec Adolphine, qui se plaignait depuis longtemps d’habiter à l’étroit dans une demeure pourtant assez vaste mais trop divisée en petites pièces incommodes, il s’ouvrit d’un projet de transformation à M. Lauwers, dont le goût lui inspirait confiance.

Les plans furent bientôt établis et les travaux menés avec une ardeur extraordinaire. Les dispositions de l’entrepreneur avaient été si bien prises, l’ouvrage ordonné avec tant de méthode, que les occupants n’avaient pas même été obligés de quitter l’immeuble pendant les démolitions et que leur gêne ne dura guère. Au bout de trois mois, la maison était remise en état, pourvue cette fois de chambres spacieuses, embellie d’une loggia du côté de la rue, augmentée d’une annexe à deux étages qui empiétait sur le vieux jardin, mais sans trop l’entamer.

Il eût été contraire à toutes les traditions locales de ne pas inaugurer ce nouveau palais par une aimable ripaille ; c’est pourquoi Joseph avait convié ses beaux-parents et quelques amis à rependre la crémaillère.

Comme par hasard, la petite fête coïncidait avec l’anniversaire de naissance d’Adolphine, événement dont on était du reste instamment prié de ne pas se souvenir, non que Mme Kaekebroeck fût très fâchée d’avoir un an de plus, mais elle ne voulait pas qu’on se mît en frais de cadeaux pour « rien du tout ».

Donc, on banquetait ce soir-là dans la maison restaurée, plus accueillante et hospitalière que jamais. Hormis Émile et Emma Platbrood, qui habitaient la province, toute la famille était réunie ; le major et sa femme, les Cappellemans et les Dujardin, parmi lesquels s’intercalaient les Mosselman, hôtes ordinaires, et les Lauwers, personnages tout neufs chez M. et Mme Kaekebroeck — à part le jeune Michel — et dont la présence s’expliquait suffisamment par la gratitude que Joseph avait vouée au restaurateur de sa maison, autant que par le vif attrait que les deux hommes trouvaient à leurs entrevues depuis le commencement des travaux.

Tout de suite, Mme Lauwers et sa fille s’étaient senties à l’aise au milieu de ces bonnes gens, dont elles avaient fait la rapide conquête par l’aimable simplicité de leurs manières et leur esprit enjoué, exempt de malveillance.

Quant à l’entrepreneur, ce n’est pas sans un vif plaisir esthétique qu’il promenait son regard autour d’une table, où il ne s’attendait pas à rencontrer tant d’agréables visages.

Les trois sœurs, avec leurs types bien tranchés, le jetaient dans une sorte d’étonnement admiratif.

Adolphine, aux cheveux d’un ton ardent, incarnait la beauté énergique, nerveuse ; Pauline, c’était la belle fille blonde, un peu molle, passive, avec une tendance à l’empâtement oriental ; la grâce brune, aristocratique appartenait sans conteste à Hermance. Il y avait du choix. Aussi bien, le nouveau venu ne dédaignait pas non plus la charmante petite Mme Mosselman à la fraîche figure, toute pétrie de bonté intelligente ; jusqu’à la maman Platbrood dont il regardait avec complaisance la poitrine un peu haute dans son corset busqué, et cet air de maternité béate d’une femme de Cornélius Devos.

Mais entre toutes, c’était Mme Kaekebroeck, sa voisine de gauche, qui le séduisait le plus par son naturel et l’expression spontanée, réaliste de ses sentiments. Aussi, dès qu’il la vît rassurée sur la bonne marche du service, il n’hésita plus à la faire parler, ce dont elle mourait d’envie du reste. Avec sa vivacité coutumière, la jeune femme lui exprimait sa reconnaissance pour les heureux changements qu’il avait effectués dans la maison : jamais elle ne se serait imaginé qu’on pût transformer cette vieille bicoque. Il fallait s’y connaître pour entreprendre un travail aussi difficile. Elle était surtout ravie des vastes proportions de son nouveau cabinet de toilette :

— Oh, je suis si contente ! À la bonne heure, maintenant on sait se laver à son aise. Quelle misère avant ça ! Impossible de se remuer dans ce petit kotje. Je cognais toujours mes coudes et mes jambes contre quelque chose… Et ça fait si mal !

— À qui le dites-vous ! s’écriait l’entrepreneur avec une figure contractée par l’évocation des bleus qui avaient meurtri sa belle voisine.

— Ce qu’il y a de mieux, reprit-elle, c’est que François a su mettre aussi là dedans un bain, une douche et…

Elle s’arrêta court devant la barrière d’un mot composé, assez dangereux malgré son exotisme. Mais elle ne fut pas longue à trouver un synonyme et reprit aussitôt :

— Oui, une baignoire, une douche et « tout ça »… vous savez bien. C’est si facile !

M. Lauwers souriait, amusé. Oui, il savait très bien et trouvait aussi que c’était fort commode en bien des circonstances.

— Je vous avouerai, dit-il, que j’ai l’intention d’effectuer chez moi les mêmes travaux sanitaires. Ils s’imposent absolument depuis que la maison Cappellemans a encore perfectionné ses appareils déjà si recommandables par la sécurité et la discrétion parfaites de leur fonctionnement…

Elle était enchantée qu’on rendît hommage au génie de son excellent beau-frère :

— Hé, on parle de vous, François ! lança-t-elle par dessus la nappe.

Le plombier, qui était placé au bout de la table à côté de sa chère Pauline, dont on ne le séparait jamais dans ces réunions de famille, rougit au travers de sa barbe noire.

— Ah, fit-il en souriant avec timidité, du moment qu’on ne dit pas de mal…

Cappellemans et M. Lauwers se connaissaient de longue date et travaillaient souvent ensemble dans le bâtiment ; ils s’entendaient fort bien en affaires, se recommandaient mutuellement à la clientèle.

— Rassurez-vous, mon cher ami, répliqua aussitôt l’entrepreneur ; je vantais justement à votre belle-sœur l’excellence de vos nouveaux brevets…

Et avec un grand sérieux, en termes choisis et prudents, il se mit à célébrer les mérites, à expliquer le jeu des appareils du fécond autant que modeste ingénieur sanitaire de la rue Sainte-Catherine. Il était hors de doute, n’est-il pas vrai, que ce groupement du lavabo, de la baignoire, du chauffe-bain, de la douche et de « tout ça » dans une seule pièce — de préférence contiguë à la chambre à coucher — offrait des avantages que personne ne pouvait méconnaître, surtout depuis que Cappellemans avait maté toutes bruyantes cataractes avec son « Quos ego »…

Mais une béchamel, particulièrement réussie, vint interrompre cette belle conférence. Aussitôt, M. Lauwers de complimenter Adolphine sur sa cuisinière ; puis, en homme avisé, et sans souci d’aucune transition, il s’émerveilla de la santé d’Alberke, assis là-bas entre son grand-père et sa tante Hermance.

— Est-ce qu’il travaille bien ? demanda-t-il avec un air de profond intérêt.

— Mais oui, répondit-elle, nous n’avons pas trop à nous plaindre. Malheureusement, une jouette comme lui, il n’y en a pas deux, savez-vous !

Tout de suite, elle tint à citer force exemples de la dissipation de son fils, bien qu’elle sentît le regard de Joseph peser sur elle. Oh, elle comprenait bien : cela voulait dire :

— Retiens ta langue, ô femme emballée ! Songe que ces confidences sur tes gosses n’intéressent pas le moins du monde celui qui fait seulement semblant de les écouter !…

Mais elle répondait par un haussement d’épaules impatient que l’on pouvait traduire par un :

— Och, tu m’embêtes !

Il faut reconnaître d’ailleurs que M. Lauwers lui prêtait une attention résolue. Pour lui, le cas d’Alberke ne semblait pas devoir être pris au tragique :

— Bah, faisait-il avec cette indulgence d’autant plus large qu’elle ne coûte rien, c’est de son âge…

Et désireux qu’elle continuât de parler :

— Mais je ne crois pas me tromper, vous avez d’autres enfants, je pense ?

— Oh oui, encore une fille et un garçon, Hélène et le petit Parisien…

Il fit une mine joyeusement étonnée :

— Le petit Parisien ! Tiens, pourquoi ça ?

Alors, très franchement, elle expliqua que, dans la famille, on appelait ainsi le petit René, parce qu’il était venu juste neuf mois après leur grand voyage à Paris, il y avait tantôt cinq ans de cela. Elle crut bon d’ajouter :

— C’est pour la farce qu’on dit ça, vous comprenez…

— Je comprends, je comprends… Ah, coquin de Paris !

Ce petit Parisien l’amusait beaucoup : est-ce qu’il n’y aurait pas moyen de faire sa connaissance ?

— Mais certainement ! Les enfants viendront tout à l’heure au dessert. Vous verrez comme le petit parle bien… Oh, Joseph et Hippolyte ont soigné pour ça ?

Et se tournant brusquement vers son père placé à sa droite :

— Hein, papa, que René cause comme un petit Français ?

Le major, qui avait vieilli et dont le cerveau commençait à s’engourdir, mâchonnait en silence, indifférent à la conversation, enfoncé peut-être dans ses glorieux souvenirs de parade et de prises d’armes. L’interpellation de sa fille le prenait au dépourvu : on dut le mettre au fait :

— Oui, oui, dit-il enfin d’une voix sourde et lente, mon petit-fils a beaucoup de facilité. C’est un vrai Platbrood…

Tandis que Joseph et Mme Lauwers contribuaient avec Pierre Dujardin et Thérèse à entretenir une vive animation dans leur groupe, l’autre moitié de la table, où l’élément jeune dominait pourtant, demeurait encore assez réservé, malgré toute la peine que se donnait Ferdinand Mosselman pour être drôle.

Placé entre Hermance et Mlle Lauwers, il voulait plaire à toutes deux et restait fort étonné de n’y pas réussir plus vite. Ses saillies, les mieux venues à ce qu’il lui semblait, ne portaient pas.

Mme Dujardin ne l’avait jamais pris au sérieux même avant qu’elle fût mariée. Aujourd’hui, qu’elle était devenue une femme charmante, très cultivée, c’est à peine si elle supportait encore la conversation frivole de ce plaisantin grisonnant et déplumé ; il fallait toute l’affection qu’inspirait la bonne petite Mme Mosselman pour qu’elle ne lui témoignât pas son impatience d’une façon ostensible. Certes, elle reconnaissait qu’il n’était pas méchant, qu’il avait ses qualités, mais elle déplorait sa conduite légère et cet esprit facile qui ne plaît qu’aux femmes sottes, désœuvrées. Aussi bien, Ferdinand abusait de ce qu’il l’avait connue petite fille pour se permettre à son égard des familiarités dont elle se défendait par l’indifférence. Elle demeurait fermée à ses bons mots comme à ses allusions grivoises, bien qu’elle ne pût s’empêcher parfois, en des répliques dures, de lui montrer combien il perdait son temps à vouloir l’émoustiller.

— Quelle poseuse ! pensait-il. Ma parole, elle se croit née à présent dans la rue d’Arlon !

Et il se tournait du côté de Mlle Lauwers dans l’espoir d’un meilleur accueil. Mais celle-ci causait avec Hippolyte et ne réclamait nullement ses attentions.

— Attendez, fit-elle gaîment, je conte justement un roman de Walter Scott.

Et avec loyauté :

— Je vous préviens que je n’en suis encore qu’au premier chapitre.

— Ah bien, Mademoiselle, ne vous pressez pas !

Il était très mortifié :

— Autre poseuse, grognait-il en dedans, le diable emporte ces intellectuelles !

Et dans un subit retour du passé, il se revoyait à ce fameux banquet de noces à Rixensart, entre la belle Mme Keutrings et la mignonne Mme Posenaer. À la bonne heure ! En voilà qui étaient allantes et point si bêtes, ma foi, encore qu’elles n’eussent aucun diplôme ! Quel plaisir avec ces gaillardes-là ! Comme elles répondaient à ses œillades et agaceries !

Il oubliait du reste qu’il avait à cette époque quinze ans de moins et ne soupçonnait pas combien il est ridicule, à quarante ans plus que sonnés, de persister dans un rôle d’éternel jouvenceau et d’amuseur, surtout en présence d’une femme et d’une jeune fille d’éducation élégante et de mœurs choisies. Dans son isolement imprévu, il en venait presque à regretter de ne pas être assis à côté de sa femme et il enviait Cappellemans — après l’avoir tant moqué — du privilège qu’il s’était arrogé de n’être jamais séparé de la sienne.

Très vexé, il prit le parti de boire et de manger en silence, non sans lancer à Thérèse, placée là-bas tout au bout de la table, des regards chargés d’accablement qui inquiétaient visiblement la pauvre femme. Toutefois, dans la crainte qu’elle ne se levât brusquement pour venir s’informer de son malaise avec une sollicitude trop conjugale, il cessa bientôt son manège pour réveiller le vieux major et entamer avec lui une conversation militaire, espérant ainsi éblouir cette pimbêche d’Hermance et lui prouver qu’elle se méprenait sur son compte.

Mais Mme Dujardin dédaignait de l’entendre, tout occupée qu’elle était en ce moment à interroger son neveu sur les prochaines compositions.

Alberke était un garçon de treize ans aujourd’hui. Il avait beaucoup grandi sans perdre de sa vigueur. Sous de raides cheveux d’un blond hardi, sous un large front, le regard était franc, les joues reluisaient, vermeilles. Il avait un tendre pour sa tante Hermance dont la distinction et la jolie voix le charmaient. Aussi, lui répondait-il avec bonne grâce, permettant qu’elle sourît quand il s’exprimait d’une façon baroque, affectueusement attentif aux corrections qu’elle lui proposait gentiment sans l’humilier :

— Comment dis-tu ? faisait-elle en riant. « Et pouie » ? On dit : « Et puis ». Il y a un u et non un ou… Hé, voilà une faute que je commettais aussi quand j’avais ton âge… Je disais un parapouie ! Je m’en suis vite corrigée. Va, l’on ne s’est pas longtemps moqué de moi !

D’ailleurs, la langue de l’écolier et son accent s’amélioraient insensiblement ; il parlait à présent avec beaucoup plus de facilité et même de correction. Ce n’était pas encore du français « glissant », mais il y avait moins de cailloux dans le chemin. Sans être un fort en thème, il travaillait bien et occupait un rang honorable dans sa classe ; Joseph s’en réjouissait, ayant désespéré un moment de le voir jamais sortir d’un bafouillage et d’une musardise qui semblaient irréductibles.

Cependant, Alberke entretenait sa tante des grandes promesses paternelles :

— Père a dit que, si j’ai un prix général, il me donnerait une belle montre et pouie que je pourrais aller à Anvers chez mon oncle Émile…

Mais il se reprit tout de suite :

— Et puis que j’irais à Anvers…

Et il raffinait ce « puis » avec malice. Hermance souriait, comprenant bien qu’il avait commis la faute pour le plaisir de la rectifier, témoignant ainsi du profit qu’il gardait de sa leçon.

— À la bonne heure, dit-elle en lui donnant une petite tape sur la joue ; et bien, moi aussi, je te donnerai quelque chose quand même tu n’obtiendrais qu’un tout petit accessit de rien du tout.

Aussitôt, il leva sur la jeune femme des yeux tout illuminés de convoitise :

— Et quoi donc, tante ?

— Tu es trop curieux… Hé, laisse-toi donc le plaisir de la surprise !

Alors, il se pencha vers elle et lui dit en confidence :

— Tu sais, tante, ce que je voudrais…

Elle fit de grands yeux, signe qu’elle ne s’en doutait même pas.

— Et bien, je voudrais une bicyclette !

— Comme tu y vas ! Une bicyclette, une acatène, peut-être ? Ma foi, il faut demander ça à marraine Pauline…

Il fit une moue désappointée : certes, marraine était bien gentille, mais elle ne lui donnait jamais que des cadeaux utiles, des couverts en argent, des boutons de manchettes…

— Elle dit qu’elle a trop peur que je ne me fasse mal à bicyclette. Et pourtant je sais déjà très bien rouler…

Oh, elle en était persuadée ; mais s’il n’avait pas encore de bicyclette, comme la plupart de ses petits amis, n’était-ce pas un peu sa faute ? On craignait qu’il ne commît des imprudences.

— Avoue, dit-elle, que tu es un casse-cou !

Il protestait :

— Oh, c’est mère qui dit ça, mais elle se trompe !

— Eh bien, nous verrons, reprit-elle d’un air favorable ; en attendant, commence toujours par décrocher ton prix général.

Il était devenu tout rouge de plaisir et d’espoir :

— Je l’aurai, tante, je l’aurai, tu verras !

Et s’emparant de la main de la jeune femme, il la couvrit de baisers frémissants.

Ç’avait été une grande surprise pour Hippolyte de rencontrer la famille Lauwers rue du Boulet ; personne ne lui avait parlé de cette invitation, pas même son ami Michel qui le voyait peu du reste, depuis qu’une midinette de la rue Royale l’acoquinait à son frais minois.

Assis entre Mme et Mlle Lauwers, il ne semblait pas que le jeune homme fût mécontent de sa place. De fait, sortant de sa taciturnité coutumière, Hippolyte se montrait aimable, empressé ; il avait retrouvé le sourire et parfois sa physionomie s’animait au point que toute trace de chagrin en était effacée.

Ses parents l’observaient discrètement, heureux de sa bonne grâce. Thérèse qui, elle aussi, le regardait à la dérobée, était contente de lui, bien qu’il se mêlât dans sa joie un sentiment assez bizarre qu’elle désavouait sans oser le définir : elle regrettait sans doute de n’être pour rien dans le changement d’âme du garçon. Mais elle se résignait, comprenant que sa seule tendresse n’était plus suffisante à dissiper le chagrin de ce cœur orageux. Il fallait bien plus qu’elle maintenant pour consoler ce jeune homme qui avait connu l’amour dans les bras d’une enchanteresse.

En vérité, Hippolyte et miss Suzy semblaient fort aises de se revoir. Comme Joseph s’entretenait vivement avec Mme Lauwers et que Ferdinand Mosselman s’employait encore auprès d’Hermance, les jeunes gens bavardaient sans contrainte.

Elle avait commencé par le gronder d’être si casanier, de ne plus connaître le chemin du quai. Craignait-il par hasard de se salir dans la poudre de charbon qui désole ce beau quartier ? Michel aussi se plaignait souvent de lui :

— Vous l’abandonnez à lui-même et je doute qu’il travaille avec le même entrain…

Il répondit que son dernier examen le préoccupait beaucoup :

— Les matières en sont si nombreuses, si touffues ! Je ne puis goûter de plaisir à rien tant me hante la peur d’un échec. Voilà pourquoi je parais misanthrope.

Elle consentait à le croire bien qu’elle eût ses raisons de ne pas admettre sa parfaite sincérité.

Mais il la trouvait bien plus intéressante que lui-même. Se plaisait-elle à Bruxelles depuis son définitif retour ? Est-ce que la pension anglaise ne lui manquait pas un peu ?

À cette dernière question, le front de la jeune fille parut un instant s’assombrir :

— Non, dit-elle, moins que je ne l’aurais supposé. Et puis j’ai tant d’occupations !

Et comme elle surprenait une pointe d’ironie dans ses yeux :

— Mais je vous assure !

Pour le prouver, elle détailla les multiples devoirs qui absorbaient sa journée. À présent, c’est elle qui tenait la maison et dirigeait le ménage ; dès sept heures du matin, elle faisait retentir le carillon de ses clefs ; munie de peaux, de chiffons, de brosses et de plumeaux, elle frottait, époussetait en tous coins, aidée de la femme de chambre ; après quoi, il fallait aller aux provisions avec la cuisinière. Nulle ne savait marchander comme elle, et c’était grand profit pour ses pauvres, car tout ce qu’elle parvenait à rabattre venait grossir son budget de charité. Pour son après-midi, il était ordinairement consacré à des visites chez des parents, des amis ou au shopping. Les jours de mauvais temps, rainy days, elle tournait les sauces, s’exerçait à la confection de quelque plat inédit ou d’une pâtisserie. Certes, elle n’avait pas le talent de Peau d’Âne, mais elle ne pouvait lui laisser ignorer cependant qu’elle avait obtenu un 1er prix de cake et de plum pudding à la pension.

Le soir venu, elle consentait enfin à se distraire en lisant, en faisant de la musique, en répondant à son volumineux courrier d’outre-Manche…

— On ne m’oublie pas trop là-bas et je reçois de grosses lettres…

Aussitôt, il s’informa de miss Jennings et de son frère : tous deux lui avaient laissé une si bonne impression !

— Oui, dit-elle, Eva est une charmante créature, très simple, si bonne ! C’est elle qui sut trouver les meilleures paroles de réconfort quand, il y a trois ans, je débarquais là-bas, accablée d’une tristesse soudaine et qui me semblait incurable. Nous fûmes tout de suite de grandes amies, des inséparables. Aux petites vacances de l’année, à la Toussaint, à la Pentecôte par exemple, elle m’emmenait dans sa famille qui possède dans le Yorkshire un vieux manoir entouré de prairies et de bois. La petite Belge y était choyée bien plus qu’elle ne le méritait. Ah les belles parties de tennis, les joyeuses cavalcades ! Car nous montions à cheval, sous la conduite de Edwin Jennings qui est un sportsman accompli. Je me figurais parfois en chevauchant dans ce pays romantique que j’étais une héroïne de Walter Scott !

— Diana Vernon !

— Oh, vous aimez Walter Scott ?

Certes, il l’avait beaucoup aimé : il ne savait pas l’impression qu’il lui ferait encore aujourd’hui mais Ivanhoe, Quentin Durward, l’Antiquaire, Rob Roy avaient charmé ses loisirs de lycéen.

— Et Kenilworth ? demanda-t-elle.

Il ne l’avait pas lu. Il avoua du reste qu’il s’en était toujours un peu méfié. Ce roman était si volumineux…

— Et bien, il faut lire… Je suis sûr que Amy Robsart, l’héroïne…

Elle dut s’interrompre ; car c’est ici que le badin Ferdinand, découragé par la froideur d’Hermance, s’était avisé de lui adresser ses premiers compliments. Elle l’avait gentiment et promptement expédié.

— Voyons, où en étais-je ? Ah oui, je vous parlais d’Amy Robsart…

Il l’écoutait avec un intérêt de plus en plus excité, séduit par le son de sa voix, l’animation de sa figure, le frais enthousiasme de son admiration. Aucune coquetterie de paroles chez elle, aucun flirt. Elle n’était pas banale, ni timide, ni endormie comme tant de jeunes filles. Elle était vivante, avec des sentiments personnels. Elle avait des impressions parfois naïves mais fines. Elle pensait par elle-même.

La robe blanche qu’elle portait ce soir et qui était d’une simplicité charmante, semblait au jeune homme la plus jolie qu’il eût jamais vue. Et de nouveau, comme au cours de cette radieuse matinée d’automne, dans le cadre prestigieux de la Grand’Place, la ligne élégante, la santé, la force svelte et gracieuse de sa personne ajoutaient au vif agrément que lui causait son esprit comme une sensation de plaisir physique.

Il la voyait femme. Il la comparait à l’Autre. Elle ne lui était pas inférieure ; peut-être même que sa beauté blonde lui plaisait davantage, car, lui, il était noir de cheveux et d’yeux et tout être a, dit-on, une tendance à préférer dans l’autre sexe une couleur opposée à la sienne.

En ce moment, et pour la première fois, il félicitait celui qui saurait un jour toucher cette jeune fille et s’emparer de son cœur.

Alors, et comme si cette pensée lui eût tout à coup révélé un sentiment dont il ne se doutait pas, il tressaillit. Et aussitôt, on eût dit qu’un souffle fort et purifiant desséchait toute cette poche d’amertume qui stagnait au fond de son âme désespérée. Un rayon filtrait à travers sa mélancolie comme une lumière de joie. Il se sentait une irrésistible envie de ne plus être triste. Une force, qui n’était autre que la jeunesse victorieuse, chargée de confiance, triomphait de son désenchantement.

Il regardait parler la jeune fille plus qu’il ne l’écoutait peut-être ; elle le voyait bien, car, envahie d’un subit sentiment de gêne, elle n’osait plus maintenant fixer sur lui ses grands yeux bleus. Elle abrégea son récit et dit humblement :

— Je vous ennuie, n’est-ce pas, avec mon babillage de pensionnaire ?

Il protesta vivement :

— Dès demain, je me plonge dans la lecture de Kenilworth ! Je veux aimer, j’aime déjà votre Amy Robsart. C’est une noble femme. Et tenez, voici comment je me la figure au physique…

Comme par hasard, l’héroïne ressemblait à sa panégyriste. La jeune fille ne doutait pas qu’il ne mit un brin de malice dans ce portrait, et pourtant il y avait dans l’accent et les yeux d’Hippolyte une telle sincérité joyeuse qu’elle en était toute remuée.

— Vraiment, dit-elle un peu confuse, vous n’êtes pas bien exigeant en fait d’esthétique féminine. Il me semble que l’Amy que vous décrivez est bien au-dessous du type de Walter Scott !

— C’est pourtant ainsi que je la vois, fit-il sérieusement. Je ne voudrais pas qu’elle fût autre. Ce serait une grande déception…

Ses yeux, en la regardant, avaient une expression de douceur, de tendresse contenue et grave qui fixait peut-être le sens des paroles obscures. Un peu de pourpre avait sauté aux joues de la jeune fille. Bien que, par caractère et par éducation, elle ne fut guère encline à la sentimentalité, elle était troublée et tentait en vain d’échapper au charme de ce premier aveu enveloppé dans les formes timides du sous-entendu.

Son gracieux visage avait perdu toute sa mobilité joyeuse. Alors, à bout de discrétion et d’indifférence feinte pour une tristesse dont elle savait le secret, elle leva sur Hippolyte ses grands yeux pensifs et murmura :

— Est-ce donc vrai que vous n’avez plus autant de chagrin ?…

Stupéfait, rougissant, il se tourmentait d’une réponse et d’une contenance quand Adolphine le tira de peine en se levant de table…

— Quel dommage, dit-elle, qu’on ne sait pas prendre le café dans le jardin !

En effet, bien qu’on fût au commencement de juin, la température avait été fortement rafraîchie par un orage de la veille et les pelouses restaient fort humides. Il fallut donc demeurer dans le salon où l’on vit bientôt apparaître la gentille Hélène et le petit Parisien qui venaient un instant se montrer pour dire bonsoir.

Ils passaient de bras en bras, provoquant de grandes tendresses et de bruyantes exclamations.

Tandis que la fillette, timide et muette, restait accrochée aux genoux de Pauline — qui bien que timide elle-même la sermonnait en disant : « Mais filleke, il ne faut pas être si gênée » — le petit Parisien se promenait à travers la pièce avec une aisance, une désinvolture tout à fait superlatives. Bien droit, solidement campé sur ses jambes, très élégant dans son costume de velours gris, c’était un garçonnet de cinq ans, à la frimousse éveillée ; des yeux extraordinairement brillants et volontaires, des yeux tout neufs, des yeux de cent bougies — comme disait Joseph qui venait de faire placer l’électricité à tous les étages — des sourcils épais qu’il savait froncer comme un jeune dieu, donnaient à sa physionomie un caractère de hardiesse et de résolution qu’atténuait à peine une abondante chevelure blonde, fine comme de la soie et rayonnante comme le soleil. Mais il fallait l’entendre parler. Car il « parlait » réellement, dans la stricte acception de ce mot, et ne se contentait pas d’éructer des sons grossiers et inintelligibles. On eût dit qu’au seuil même de la vie obscure qui avait précédé sa naissance, il avait écouté, compris et retenu pour toujours le clair langage et la mélodieuse prononciation de France. Certes, il eût été d’une fantaisie amusante de la part du Destin de décréter que ce petit Parisien s’exprimerait encore plus mal — au fait c’est impossible ! — aussi mal que ses compatriotes. Mais le Destin, si cruel pourtant, ne l’avait pas voulu dans son désir généreux d’épurer notre langue et notre accent en nous proposant un modèle doué d’un pouvoir de contagion bienfaisante qui, de proche en proche, devait assainir les bouches enfantines.

Oui, ce petit René parlait bien. Il parlait d’instinct, comme ces enfants du Luxembourg et des Tuileries que sa mère avait tant admirés lors de son amoureux voyage à Paris. Telle l’eau pure d’Aréthuse au milieu du fangeux Alphée, sa langue se conservait limpide dans notre marécage verbal. C’est grâce à lui, bien plus encore qu’aux efforts de son père et aux leçons de son oncle Hippolyte, que la langue et l’accent d’Alberke commençaient à s’alléger et à s’adoucir. Et pour Hélène, dont le gentil charabia n’avait jamais été déplaisant, elle s’efforçait aussi de mieux dire, subissant sans qu’elle s’en doutât l’influence prophylactique du petit maître, dont la meilleure élève était sans contredit son amie Vonette Mosselman.

On pense si le garçonnet était choyé dans le clan des dames ; très galant, très attentif à ne pas faire de jalouses, il allait de l’une à l’autre, goûtant les caresses en connaisseur. Malgré tout, il ne put se défendre d’une curiosité très sympathique à l’égard de Mlle Lauwers : rien de plus excusable d’ailleurs, c’était une figure nouvelle. Quand la jeune fille l’eût embrassé comme tout le monde avec des mots gentils, il s’attarda auprès d’elle ; les bras passés autour de son cou, il la regardait avec une insistance qui pouvait devenir assez embarrassante. Soudain :

— Je ne te connais pas, dit-il, et pourtant je t’aime bien. Comment t’appelles-tu ?

— Mais René ! s’écria Adolphine sur un ton scandalisé.

— Oh, laissez, Madame ! fit la jeune fille. Il a raison, ce petit, on ne m’a pas présentée !

Elle le pressa contre elle avec une tendresse amusée :

— Eh bien, Monsieur, je m’appelle Suzanne pour vous servir…

— C’est un joli nom, dit-il avec une mine gentille.

— Ma foi, je suis enchantée qu’il te plaise !

— Oui, il me plaît beaucoup, reprit l’enfant ; mais si tu veux bien, je t’appellerai miss Suzy comme mon oncle Hippolyte…

— Mais je t’en prie ! fit la jeune fille avec un petit rire nerveux qui trahissait un secret émoi. C’est cela, appelle-moi miss Suzy comme… comme on fait en Angleterre.

Alors il voulut qu’on lui donnât des explications sur l’Angleterre, mais Hermance intervint avec son autorité de marraine :

— Voyons, René, tu fatigues Mlle Suzanne…

— Miss Suzy ! rectifia-t-il.

— Si tu veux, concéda la jeune femme. Mais il est temps d’aller te coucher. À cette heure-ci, les petits garçons comme toi dorment à poings fermés…

Aussitôt, il fronça le sourcil ; il n’aimait pas qu’on le prît avec lui sur ce ton de commandement. Mais Hermance était une des rares personnes qui ne cédât pas à tous ses caprices. Elle l’aimait beaucoup, mais sans faiblesse.

— Allons, hop, fit-elle d’un ton ferme, dis bonsoir comme Hélène, à moins que tu ne préfères disparaître à l’anglaise…

Il se résigna :

— Bonsoir, miss Suzy, dit-il en étreignant la jeune fille de tout son cœur.

Puis, suspendu au cou d’Hermance :

— Je pars tout de suite, marraine, si tu viens me mettre au lit. Tu me raconteras une histoire…

Car il entendait poser ses conditions.

Comme les hommes étaient revenus du fumoir, Adolphine crut bien faire en priant Ferdinand de dire une chansonnette. Mais le cordier, visiblement renfrogné ce soir et peu sûr de son public, s’excusa d’un ton bref : il était enroué.

Thérèse, qui bien souvent lui reprochait en secret cette exubérance et cette galanterie gamines qu’il déployait dans le monde, s’inquiétait à présent de son attitude morne et comme affaissée. Elle le croyait souffrant quand il n’était que violemment dépité par l’indifférence de ses deux jolies voisines de table.

Quoi qu’il fît, il ne parvenait pas à échapper à l’obsession de cette pensée affligeante :

— Je vieillis. Je commence à cesser de plaire !

Il sentait venir le crépuscule de don Juan.

— Si tu veux, murmura sa femme, on s’en ira sans rien dire…

Elle se plaisait pourtant au milieu de ses amies et n’éprouvait aucune envie de se retirer si vite. Aussi bien, Hippolyte n’était pas encore venu lui faire sa cour ; appuyé là-bas au chambranle de la porte, le jeune homme fumait une cigarette en écoutant rêveusement son ami Michel plus verbeux d’être resté muet pendant le dîner et tout rempli de confidences sur Fanette, sa nouvelle maîtresse. Thérèse aurait tant voulu dire au « cher méchant garçon », comme elle l’appelait toujours dans le jardin secret de son cœur, la vive sympathie que lui inspirait Mlle Lauwers et combien elle lui était reconnaissante de l’avoir enlevé un moment à ses préoccupations universitaires. Car elle se fût bien gardée de faire la moindre allusion à sa fatale tristesse. Mais l’égoïste Ferdinand, entêté dans sa maussaderie, ne demandait qu’à partir. Il fit un signe à Thérèse et, profitant de la rentrée d’Hermance et des sollicitations qu’on lui adressait pour qu’elle se mît au piano, ils disparurent tous deux avec les grands-parents Platbrood, sans attirer l’attention de personne.

Après que Mme Dujardin eût joué une sonate de Mozart, on pria Mlle Lauwers de « se dévouer » à son tour. La jeune fille se défendit de rivaliser avec une virtuose comme Hermance ; elle n’était pas exécutante et se contentait de déchiffrer. Mais si l’on voulait bien, elle chanterait quelques vieilles ballades anglaises…

— Oeie oui, s’écria Adolphine, ça c’est une bonne idée !

La jeune fille n’avait pas une voix très étendue, mais elle la conduisait avec beaucoup de charme. Parmi ces vieux songs, elle choisit d’abord le plus âpre et qui traduisait les sentiments d’une âme douloureuse. Puis, elle chanta une cantilène très douce, sorte de plainte apaisée dont l’accompagnement imitait le flûteau du merle après l’orage. Soudain, elle entonna un refrain d’allégresse, effusion d’un cœur reconquis à l’espérance et qui entrevoit le bonheur…

Cette petite trilogie sentimentale obtint le plus vif succès. Comme la chanteuse regagnait sa place, au milieu des applaudissements, un regard magnétique l’obligea à se retourner.

Hippolyte, transfiguré, répondait à sa question de tantôt :

— Non, disaient ses yeux remplis de douces flammes, non, je n’ai plus autant de chagrin, je n’ai même plus de chagrin du tout, si vous le voulez ainsi !

Cependant, les invités venaient de se retirer et déjà Mme Kaekebroeck, en bonne ménagère qui déteste le désordre, s’occupait à quelques rangements sommaires, tandis que Joseph, enfoncé dans un fauteuil, parcourait hâtivement les journaux du soir.

— Hein ça, dit-elle dans le bruit des tasses qu’elle rassemblait sur un plateau, comme Hippolyte a été raisonnable ! Quel changement ! Est-ce que par hasard…

— Ma foi, rien n’est impossible…

Elle frottait le clavier du piano dont quelques touches résonnaient sous la bonne « loque » extraite d’une potiche :

Mlle Lauwers est tout de même très gentille… Hermance aussi la trouve tellement bien !

Elle s’acharnait sur un la bémol, à moins que ce ne fût un sol dièse, où s’était figée une larme de cire.

— Et M. et Mme Lauwers, voilà de braves gens ! Pas faiseurs d’embarras du tout !

Joseph n’y contredisait pas :

— Oui, ils sont intelligents, agréables et même riches… Toutes les qualités. Il est évident qu’Hippolyte, s’il était malin…

Elle eut un cri du cœur :

— Oh, si ça voulait réussir ! Alors on serait enfin tranquille avec lui !

Hé, elle allait un peu vite. Cela demandait réflexion. Il lui confia pourtant qu’il s’était longuement entretenu avec M. Lauwers après le dîner ; l’entrepreneur ne lui avait pas caché la vive sympathie que lui inspirait l’ami de son fils ; il le considérait comme un garçon d’avenir. Mais d’autre part — et sans qu’il eût fait le moindre rapprochement à ce propos — il lui avait laissé entendre que sa fille avait conservé de hautes relations en Angleterre, où elle pouvait désirer se fixer un jour. Une telle séparation lui causerait certes beaucoup de peine mais… Bref, Joseph avait cru comprendre qu’il y avait quelqu’un là-bas, de l’autre côté de la Manche, qui n’était pas tout à fait indifférent à Mlle Suzanne.

— Toutefois, continua-t-il, la conversation que j’ai eue par la suite avec Michel Lauwers laisse supposer que Miss Suzy…

Mais il jugea bon de s’interrompre, bien qu’Adolphine fixât sur lui des yeux violemment interrogateurs.

— Je t’expliquerai cela plus tard, dit-il en se levant.

Et, avec un air mystérieux :

— Pour le moment, du reste, nous avons mieux à faire… Attends une minute.

Brusquement, il sortit de la pièce et rentra presque aussitôt en tenant sa main droite derrière le dos.

— Eh bien, grand fou, qu’est-ce qui te prend ?

— Tu ne devines pas ?

— Mais non…

— Tu as donc oublié que c’est ta fête ! N’as-tu pas trente-trois ans aujourd’hui !

Elle fit une moue chagrine :

— Oeie, dit-elle d’une voix trainarde, pour me faire savoir que je suis plus vieille d’un an… Non, ça n’est pas nécessaire, sais-tu. Merci bien !

Mais il lui présentait deux superbes roses, l’une encore en bouton, l’autre largement épanouie :

— Voilà, expliqua-t-il en riant, ces deux fleurs, c’est toi ! La première c’est le passé, la seconde — la plus belle, la plus parfumée — c’est le présent !

Elle était tout interdite :

— Oh, soupira-t-elle attendrie jusqu’aux larmes, comme c’est gentil, comme c’est gentil !

Il la pressait sur son cœur :

— Tu me fais penser, dit-il en lui rendant ses baisers, à ce vers d’un vieux poète :

Vous êtes mon seul bien, ma toute et ma première.


Hein, n’est-ce pas charmant ?

— Oui, c’est très joli, mais…

— Mais quoi ?

— Mais moi je veux être aussi « ta toute et ta dernière » !

Il l’étreignit de toutes ses forces :

— Est-ce que ça n’est pas sous-entendu, grosse bête !