Le Roman d’Hippolyte/I/09

La Renaissance du livre (7p. 119-132).
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IX


Il ne revint pas.

Ce beau visage suppliant qui, dans la pénombre, le regardait avec une expression de tristesse infinie, il sut l’écarter de son souvenir.

La jeunesse est seule capable d’une telle victoire ; au fond de soi, elle sent que rien ne saurait être irrémédiablement perdu puisque toute la vie est encore devant elle. Dans l’âge mûr, la passion a quelque chose de plus désespéré, de plus fatal, qui asservit pour toujours :

Soepe venit magno fœnore tardus amor,
dit le vieux poète dans un raccourci magnifique…

Donc, il s’était arraché le trait du cœur, se roidissait contre la souffrance. Reconquis à l’étude, il s’y consacrait avec toute l’ardeur enfiévrée des anciens jours, prolongeant à dessein ses veilles pour accroître sa fatigue et dormir d’un sommeil de terrassier.

Parfois, dans une pause rêvante, une petite voix murmurait à son oreille :

— Que fait-elle à présent ?

Mais il l’étouffait aussitôt sous une lecture retentissante du Corpus juris.

Michel, qu’il avait retrouvé, se gardait de faire aucune allusion à la Zingara, comme il la nommait, craignant de déchirer cette peau, plus fine que le papier de soie, qui recouvre la blessure à peine fermée. Il admirait la force d’âme de son ami sans cesser pour cela de sardoniser pour son compte :

— C’est la revanche de don José !

Pourtant, sous des dehors détachés et bourrus, il témoignait d’une réelle sollicitude à l’égard d’Hippolyte ; bien souvent, il l’admonestait avec une cordiale rudesse, l’engageant à prendre avec lui quelque distraction :

— Viens à notre club de tennis, disait-il ; il y a un match dimanche prochain. Ma sœur est championne !

Mais l’étudiant déclinait l’invitation : les matières de l’examen étaient si abondantes, il avait tant de jours de flâne à rattraper !

Et puis, pourquoi ne pas en convenir, il lui eût été pénible, en ce moment, de reparaître devant Mlle Lauwers ; il l’avait à peine rencontrée depuis un an et appréhendait fort de la revoir, persuadé que la jeune fille ne lui gardait pas une bien vive sympathie après son aventure.

Quant à M. et Mme Platbrood, ils ne pouvaient assez se réjouir de l’heureux changement survenu dans la conduite de leur fils ; toute la famille d’ailleurs, sans oublier la petite Mme Mosselman, en éprouvait un immense soulagement et ne tarissait pas sur la guérison du jeune homme.

Adolphine avouait qu’elle avait désespéré un moment :

— Eh bien, maintenant je peux le dire : j’avais si peur qu’il ne la marie un jour ou l’autre…

Cependant, tout le monde observait la plus grande discrétion devant Hippolyte, de peur qu’il ne fût resté encore un peu ombrageux et ne s’irritât en secret de voir une joie trop expansive rayonner sur les visages. Mais cette réserve ne pouvait quand même empêcher la pauvre maman Platbrood de serrer bien fort son benjamin dans ses bras et de le regarder avec son sourire émerveillé d’autrefois.

Les semaines s’écoulèrent et ce fut enfin le 1er octobre. Ce jour-là, à midi, une impérieuse sonnerie du téléphone retentissait dans la maison de la rue des Chartreux. Et c’était Joseph Kaekebroeck, héraut ordinaire des bonnes nouvelles, qui criait à tue-tête dans l’appareil :

— Hippolyte vient de passer son premier doctorat aux acclamations du jury, des camarades et des appariteurs !

Mais le jeune homme redouta, alors, d’éprouver un sentiment singulier : celui de n’être fier d’un tel succès que vis-à-vis d’Elle, qui était la beauté, l’intelligence, l’ardent et magnifique péché. Et déjà, l’absente le reprenait tout entier.

Tant que la volonté d’une revanche l’avait soutenu, tant que son âme était demeurée frémissante, bandée vers le but, il semblait que l’image de l’étrangère se fût tenue à distance, de peur de l’importuner. À présent, elle approchait craintive, fidèle, avec des roses dans les mains.

Il la revoyait près de lui, plus séduisante, plus fascinatrice que jamais. Elle redevenait souveraine. Il ne résistait plus à l’ivresse des souvenirs, se retrouvait dans une atmosphère embrasée. Comme il avait été impitoyable ! Vraiment, n’y avait-il pas eu un peu de ridicule, de prudhomie dans son attitude exaltée ? Il était honteux de ne pas avoir placé l’amour au-dessus de tout. La vraie passion s’embarrasse-t-elle jamais de scrupules ? Il se sentait un peu grotesque, comme le héros timide et farouche dont il portait le nom…

Il évoquait leur dernière entrevue ; ce jour-là, un détail de toilette l’avait exaspéré, et c’était cette plume ridicule qui s’agitait sur le chapeau de l’amante éplorée. Au fond, cette plume l’avait peut-être empêché de s’attendrir : il souriait, indulgent, apaisé, se disant qu’une femme en cheveux a beaucoup plus de chance d’être pathétique…

Alors, il fallut qu’il succombât à la tentation de relire des lettres bien-aimées. Quelle tendresse, quel charme de sincérité et de naturel dans ces pages tour à tour mélancoliques et passionnées, finement bavardes aussi, où la supériorité de son amie s’affirmait si aimable ! Des phrases restaient gravées dans sa mémoire : « Mon amour est si grand qu’il ne saurait se contenter de l’espace d’une vie. » — « Hélas, je viens de m’éveiller du rêve que j’étais dans tes bras ! » Et encore ce post-scriptum, piqué de malice, qui l’enflammait par tout ce qu’il lui rappelait de douces choses : « Quand tu attacheras encore mes lacets, pour l’amour du ciel, ne fais plus tant de nœuds ! J’ai passé près d’une heure à les défaire ! »

Un matin, il n’y tint plus et décida de la revoir. Il lui écrirait. Comme il s’asseyait à son bureau pour dépouiller la volumineuse correspondance qui lui apportait les félicitations de ses amis, une enveloppe bleutée attira tout à coup son attention et le fit tressaillir. C’était la lettre secrètement attendue depuis tant de jours, tant de mois !

Pauvre Hania ! Elle succombait donc à son tour. En dépit de sa fierté, elle s’humiliait la première. Il en éprouvait un peu de honte en même temps qu’une émotion délicieuse. Quelle joie de la retrouver !

Ses doigts fébriles rompirent le cachet. Il lut avidement. Ce n’était qu’une brève lettre dépourvue de plaintes et comme empreinte de fatalisme. Après l’avoir félicité de son succès, la jeune femme lui annonçait la mort de sa mère. Dans son affliction et son isolement, le comte de L… lui avait renouvelé sa proposition magnanime. « Je lui ai confessé ma vie, avouait-elle, il excuse, il pardonne. Je porterai bientôt son nom. Quand tu recevras cette lettre je serai déjà loin, aux frontières de mon pays natal… Adieu pour toujours. Que ta destinée soit heureuse, brillante. Ne te reproche rien : je garde de toi un souvenir attendri et inoubliable. »

Ses yeux exprimaient de l’étonnement. Il ne comprenait pas. Il relut. Oh, le rude coup ! Il en restait étourdi comme d’une chute sur la pierre. En vain, essayait-il de se roidir, de surmonter sa souffrance en se disant qu’il l’avait méritée. C’en était trop. Son armure de volonté l’abandonnait. Des pleurs ruisselèrent sur ses joues…

Ce fut une nouvelle crise où sombra l’allégresse de la victoire.

Hania lui apparaissait maintenant comme une héroïne dramatique, avec ce je ne sais quoi de puissant que la douleur et le sacrifice ajoutent à la passion. Quand elle était si digne d’être aimée, quand elle l’avait reconquis tout entier, la vie l’en séparait pour toujours. Il s’abandonnait à toute la vivacité d’un désespoir qui lui apparaissait cette fois inguérissable. Le Temps peut user la douleur que provoque la mort d’une maîtresse chérie, mais n’est-ce pas en vain qu’il se flatte d’apaiser les regrets où nous plonge l’éternel adieu d’une femme adorée, vivante !

De nouveau, ses allures farouches inquiétaient la famille. Seul peut-être entre tous, Joseph Kaekebroeck soupçonnait la vérité et lisait dans le cœur de son beau-frère.

— Laissez-le cuver sa mélancolie, recommandait-il à ses beaux-parents. N’exaspérez pas son chagrin par des questions indiscrètes ou des prévenances maladroites. Vous verrez, cela passera. C’est un arrière-mal…

En effet, dès la reprise des cours, le jeune homme parut sortir de sa taciturnité. Le travail commençait d’émousser l’aigu de son chagrin.

Parfois, fermant ses livres, il s’en allait rêver à travers les campagnes et les bois. Ou bien, le musée d’art ancien lui offrait son calme refuge. Les chefs-d’œuvre des vieux maîtres avaient toujours eu sur son âme orageuse une vertu d’apaisement et de sérénité. Chassé, toujours trop tôt à son gré, par l’impitoyable sonnerie de la clôture, il s’arrachait à sa contemplation et descendait par les petites rues de la ville pour apparaître enfin, émerveillé une fois de plus, devant les vieilles maisons de la Grand’Place.

Il s’arrêtait, frémissant et recueilli en face de tant de richesse et de beauté. Comment traduire, fixer par des mots la splendeur gaie de ces pierres ? Il tournait lentement autour de la place, faisant l’inventaire des célèbres maisons, interrogeant les moindres détails des façades, amusé parfois de voir s’accouder familièrement à l’une de leurs admirables croisées, un artisan en bras de chemise ou quelque servante en surcot de couleur…

Il s’enthousiasmait en silence : l’art imposait une trêve à sa tristesse. Ainsi, tout doucement, il se consolait par l’admiration.

Un dimanche, par une de ces douces matinées d’arrière-saison dont le soleil pâlissant ambre les vieux palais brabançons, Hippolyte se promenait au milieu des oiseliers et des gagne-petit qui encombraient la Grand’Place, toute sonore de trilles et de roucoulements, lorsqu’il aperçut un groupe de touristes penchés sur la rampe de fer de la Maison du Roi.

C’était un trio d’Anglais, deux jeunes filles et un jeune homme, vêtus de costumes clairs qui les détachaient vivement du fond sombre de l’édifice. Selon toute apparence, ils s’en venaient du musée communal et stationnaient un moment sous le péristyle, charmés par le vivant tableau de la place.

À leur attitude animée, à leurs gestes d’indication, Hippolyte comprit qu’ils sentaient la beauté du spectacle et, tout de suite, il voua une secrète sympathie à ces gens de goût, tant leur admiration le remplissait de contentement et de fierté.

Comme sa flânerie n’avait aucun but précis, il se proposa de les suivre discrètement pour tâcher de surprendre leurs impressions. Nul doute, dans sa pensée, qu’ils ne fussent des voyageurs cultivés dont les remarques ne pouvaient manquer d’intérêt.

Il approchait du groupe quand il eut un haut-le-corps et s’arrêta brusquement sur place comme sous le commandement d’un « halte » militaire. Il venait en effet de reconnaître Mlle Lauwers dans l’une des jeunes filles qui descendaient le perron.

Un sentiment de gêne le paralysait tout à coup ; déjà, il faisait demi-tour pour rentrer dans la foule épaisse quand une jolie voix cria derrière lui :

Hé, Master Hippolyte, dont run away ! I saw you !

Il se retourna, rougissant :

— Mademoiselle…

Il n’osait reprendre avec elle ce ton de familiarité de leur première entrevue. Il s’en croyait indigne pour divers motifs dont le plus actuel était que miss Suzy lui apparaissait tout à fait transformée ; ce qu’il y avait d’un peu frêle et de gracile dans sa personne avait fait place à des formes bien modelées et remplies ; ses bras s’étaient arrondis et son corsage avait pris une consistance qui pouvait dédaigner le « blousant ». Elle avait beaucoup gagné, comme on dit ; le jeune homme en restait surpris, visiblement intimidé en face de tant de jeunesse florissante.

Mais la jeune fille n’y prenait pas garde :

— Permettez, dit-elle de sa voix au joli timbre sonore, que je vous présente à mes amis de Londres : Mr Jennings et Miss Eva, sa sœur.

Le gentleman était un grand jeune homme brun, âgé d’une trentaine d’années environ, à la figure glabre, énergique ; bien pris dans son veston de cheviotte clair, il avait cette raideur élégante de l’Anglais aristocratique, ce flegme traditionnel qui condescend parfois à l’aimable sourire. Pour Miss Eva, elle incarnait l’Anglaise de keepsake aux cheveux blonds flous, au teint de lait, mais sans fadeur ni mollesse ; plus petite que son frère et que son amie, elle était mince, bien que nullement anguleuse : son visage éveillé dégageait un charme frais sous la paille gracieusement recourbée d’un chapeau fleuri de roses.

— C’est mon amie de pension, expliqua Mlle Lauwers. Elle s’est enfin décidée à venir nous voir à Bruxelles avec son grand frère… Voilà, je leur montre la ville… Ils sont émerveillés !

Et s’adressant aux deux touristes :

— Ne vous gênez pas, dit-elle dans leur langue, M. Platbrood parle et comprend très bien l’anglais.

Hippolyte protesta vivement :

— Oh mais non ! Je me débrouille tout bonnement… Songez que j’ai si peu l’occasion de parler…

— Profitez donc de celle-ci, reprit-elle avec vivacité. D’ailleurs, on vous met à contribution. Accompagnez-nous, s’il vous plaît. Il faudra que vous nous traduisiez tout à l’heure les phrases latines inscrites au front des belles façades…

— Je suis à vos ordres, dit-il amusé. Mais je gage que vous le feriez aussi facilement que moi. C’est du latin de la décadence…

— Ce qui veut dire, s’écria-t-elle en riant, que je n’entendrais pas un traître mot à celui de la grande époque !

Il se récriait un peu confus ; mais déjà miss Suzy confiait à ses amis que master Hippolyte était un savant et qu’il venait de passer un brillant examen.

— C’est vrai, dit-elle avec gravité, je ne vous ai pas encore félicité de ce grand succès. Vraiment, cela m’a fait un très vif plaisir…

Elle fixait sur lui son beau regard plein de franchise et de sincérité. À son tour, elle remarquait le changement qui s’était opéré chez lui ; sa figure s’était en quelque sorte virilisée sous l’empreinte d’une souffrance morale dont elle ne pouvait ignorer la cause. D’ailleurs, il ne lui déplaisait pas ainsi : ce petit air de mélancolie lui allait fort bien.

Il était ému, décontenancé ;

— Vous êtes trop aimable, mais j’ai eu une si bonne chance…

Soudain, avec une gaîté nuancée d’ironie :

— Que je vous félicite à mon tour, Mademoiselle ! Michel m’a raconté… Vous avez glorieusement soutenu nos couleurs dans ce fameux match de tennis !

— Oh ! vous vous moquez, dit-elle. Surtout, n’allez pas croire que je sois une raquette passionnée ! Vous me feriez de la peine.

Certes, là-bas en pension, on jouait beaucoup, mais ici elle avait bien d’autres choses à faire…

— Tenez, c’est Eva qui m’a enseigné le tennis. Voilà la vraie championne. Elle est invincible !

Elle traduisit vivement à son amie ce qu’elle venait de dire à son propos.

Oh, dear, you are making sport of me ! s’écria joyeusement la petite Anglaise. I am very angry with you !

Cependant, Mr Jennings se tenait à l’écart, enfoncé dans la lecture de son « handbook », en attendant que ces petits bavardages fussent terminés.

— Allons, jeta Miss Suzy à Hippolyte, faites votre office, Monsieur le cicerone !

Il remonta la place avec eux et commença ses explications. Un peu bref d’abord, mal à l’aise dans son personnage improvisé, il s’enhardit bientôt, devint plus prolixe en voyant l’attention que lui prêtaient les touristes. Il lui arrivait parfois de ne pas attendre la traduction de Mlle Lauwers et de s’aventurer imprudemment dans une phrase anglaise très difficile et remplie d’obstacles. Il hésitait, cherchait ses mots.

Go on ! encourageait Mr Jennings en riant. You make yourself very well understood !

Peu à peu, Hippolyte s’animait ; sous le regard de Mlle Lauwers, il devenait abondant, chaleureux ; il chantait des petits airs de bravoure à l’évocation des bombardements et des incendies qui avaient ravagé ces admirables monuments. Les quolibets des « ketjes », qui tournaient autour d’eux en se moquant des insulaires, n’étaient pas pour l’émouvoir. D’ailleurs, à force d’éloquence, il finissait par leur clore la bouche, à les rendre attentifs à leur tour, tel un nouvel Orpheus. Et il disait la beauté architecturale qui ressort de la variété charmante des détails autant que de l’ensemble imposant de ces palais : elle imposait l’admiration, se gravait pour toujours dans la mémoire.

Après s’être attardés devant la résidence des ducs de Brabant, les Brasseurs, le Cygne et tant d’autres merveilles, ils redescendaient maintenant vers le fond de la place pour contempler le groupe des maisons héroïques, rehaussées de statues et d’or ; la Louve, le Phénix, St-Nicolas faisaient enchérir les étrangers sur leurs épithètes :

What a wonder ! The like was never seen. Can anything be more both imposing and charming ! It is perfectly beautiful !

Hippolyte souriait à cet enthousiasme et ne se lassait pas de traduire les inscriptions lapidaires qui historiaient les glorieuses façades.

Mais l’heure s’avançait et l’obligeant cicerone commençait à s’inquiéter de la façon de prendre congé. Soudain, profitant d’un aparté de Mlle Suzanne avec ses amis, il s’élança dans le jardin des bouquetières et reparut avec deux bottes de roses qu’il offrit galamment aux jeunes filles.

Elles s’exclamèrent en joyeux remerciements.

— Excusez-moi, dit-il, si je vous quitte brusquement, mais voilà midi qui sonne à l’horloge de la tour.

— Je comprends, fit Miss Suzy avec un accent de regret. Oui, sauvez-vous bien vite. Il ne faut pas que la maman soit inquiète…

Elle le regardait avec une sorte de gravité souriante dont il se sentit tout remué. Décidément, c’était une heureuse journée : depuis longtemps, il n’avait goûté une telle douceur d’âme.

Il fallait pourtant s’arracher au charme de cette minute délicieuse ; on échangea de vigoureux shake hands avec des promesses de se revoir le plus tôt possible.

Good-bye, master Hippolyte !

Prompt et léger comme un faon, le jeune homme s’enfuyait par la rue au Beurre…