Le Roman d’Hippolyte/I/12

La Renaissance du livre (7p. 173-194).
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XII


Les jours passaient et Mlle Lauwers ne semblait nullement pressée de revenir à Bruxelles. C’est en vain qu’Hippolyte s’informait timidement de la jeune fille : Michel répondait évasivement. Le garçon affectait du reste de se languir fort peu de sa sœur ; elle ne lui manquait pas.

— Que veux-tu, Suzy se plaît là-bas. Rien de plus naturel : c’est une Anglaise.

Et il changeait brusquement de conversation comme si l’on se fût assez occupé d’une étrangère. Cette attitude, préméditée sans doute, était loin de satisfaire son ami, bien qu’elle ne le décourageât pas au point de le troubler dans la préparation de son dernier examen. C’est seulement un peu plus tard, quand Hippolyte eût été reçu docteur en droit, après un glorieux examen, que Michel parut tout à coup mieux disposé à satisfaire la curiosité sinon à calmer la secrète inquiétude de son compagnon. Certain jour, il lui apporta les grandes félicitations de miss Suzy ; puis, en termes enveloppés, il insinua que sa sœur était sans doute retenue dans le manoir des Jennings par un sentiment nouveau, que ses lettres n’exprimaient pas encore d’une manière formelle, mais sur quoi ses parents et lui-même savaient bien ce qu’il en fallait penser.

Au fait, il n’y avait rien là dont il fallut dissuader la jeune fille et qui pût être considéré comme une chose regrettable, bien au contraire. D’ailleurs, Suzy était une personne pleine de raison qui ne s’engagerait pas à la légère.

Cette confidence bouleversa Hippolyte. Elle confirmait ses sombres appréhensions. À présent, il ne pouvait plus douter et comprenait la soudaine réserve de miss Suzy lorsque, dans le chemin fleuri, il s’était enfin décidé à lui faire l’aveu de son amour. La jeune fille n’avait pas osé le désespérer d’un seul coup, surtout après avoir éprouvé la délicatesse et la force de son affection. Elle avait ajourné sa réponse pour se donner le temps d’adoucir les formes de son refus. Ce brusque départ pour l’Angleterre le séparait d’elle pour toujours.

Comment n’avait-il pas deviné que Mr Jennings, ce beau cavalier avec lequel elle chevauchait dans le domaine de Holywood, ne lui était pas resté indifférent ? Situation, fortune, belle santé morale et physique, le jeune homme réunissait toutes les qualités d’un prétendant heureux. Et puis, comme disait Michel, miss Suzy n’était-elle pas devenue une façon d’Anglaise ?

Jamais Hippolyte n’avait ressenti un tel accablement de tristesse. Dans son désespoir, il n’accusait pourtant que lui-même. Pourquoi avait-il mêlé tout de suite une si profonde tendresse à sa camaraderie avec la jeune fille ? Comment ne s’était-il pas souvenu de ce clair dimanche où, au milieu de la Grand’Place, on l’avait présenté à miss Jennings et à son frère ? Un garçon mieux avisé que lui, se fût peut-être douté du motif sentimental qui avait amené l’élégant gentleman en Belgique, bien qu’en interrogeant sa mémoire, il ne se rappelât chez le jeune homme aucune attitude penchée, aucun regard, aucun mot d’amoureux.

Au contraire, cet Anglais lui avait semblé froid, distant. Mais qui sait, cette réserve c’était sa grâce, son charme à lui auprès d’une enfant impressionnée par des qualités sévères en contraste avec son expansive gaîté. Elle l’aimait. Sans doute l’avait-elle aimé dès la première rencontre, dès cette première chevauchée dont elle avait parlé avec tant de joyeux enthousiasme. Et lui, le jeune Squire, comment n’eût-il pas été séduit tout de suite par cette petite étrangère si fraîche et si blonde, si charmante de vivacité et de hardiesse ?

Au milieu de ses cruels raisonnements, la pensée d’Hippolyte s’arrêtait parfois au doux souvenir de ses entretiens avec la jeune fille. Il ne songeait pas un instant à l’accuser de manège ni de coquetterie. Toute la gentillesse de ses manières, de ses paroles et même de ses regards ne lui semblait inspirée que par le désir d’adoucir un chagrin qu’elle croyait sans doute encore très vivace quand sa seule présence l’avait endormi pour jamais. Et pourtant, quel espoir ne lui avait-elle pas donné en le consolant avec tant de joyeuse bonté ?

Le sort était vraiment trop dur d’avoir voulu qu’il se méprît à ce point sur le genre d’intérêt que la jeune fille accordait à sa pauvre personne.

En perdant miss Suzy, il perdait tout courage. Auprès d’une telle femme, il avait compris que la vie serait bonne et douce. Elle seule, avec ses idées saines et son cœur vrai, lui aurait apporté le bonheur. C’était la bonne compagne, créée avec ce que chaque créature a de meilleur, qui eût tout pénétré autour d’elle de son âme aimante et fidèle.

Où retrouver maintenant la force de vivre ? Il se refusait à voyager et demeurait plongé dans une morne apathie que les affectueux reproches de sa famille et de Michel ne parvenaient pas à secouer.

Toutefois, seul entre tous, Joseph n’avait pas l’air de s’émouvoir plus que de raison de cette grande tristesse qu’il raillait et rudoyait au besoin comme une chose dont le jeune homme commençait à les fatiguer outre mesure.

— Il nous ennuie, disait-il, à toujours porter son cœur en écharpe !

Certes, il comprenait que son beau-frère ressentît quelque chagrin ; mais à son âge, pouvait-on s’abîmer ainsi dans une douleur sans espérance ? Il allait jusqu’à prétendre qu’Hippolyte manquait de virilité. Quel jeune homme à sa place ne se fût pas bientôt consolé dans les bras d’une ou de plusieurs maîtresses ?

Adolphine était scandalisée :

— Eh bien, ça est du propre !

Mais Joseph tenait bon, amusé des protestations ou du silence improbateur qui accueillaient sa manière de porter remède aux peines de cœur.

Cependant, on ne laissait pas d’être étonné dans son entourage, de la désinvolture et, pour trancher le mot, du manque de cœur qu’il affichait en cette circonstance. Lui, si généreux, si prompt à s’émouvoir de la peine des autres, si ingénieux souvent à déjouer les manœuvres du mauvais sort acharné sur ses amis, il se moquait à présent d’une passion véritable et sermonnait Hippolyte avec une dureté sarcastique qui ne faisait qu’aggraver le découragement du jeune homme.

Un soir qu’il l’avait plaisanté à table, avec plus d’entrain que de coutume, il le prit à part après le dîner :

— Pardonne-moi, lui dit-il brusquement. J’ai voulu seulement éprouver la constance de ton mal. Je ne me doutais pas qu’il fût aussi profond et je viens seulement de comprendre combien tu souffres. Espère cependant : à ton âge, les peines de cœur ne sont pas inguérissables ; à ton âge, nulle femme n’est la vraie, la seule ; à ton âge, on aime parce qu’on a besoin d’aimer et non pas uniquement parce que la personne est aimable. Souviens-toi de Hania…

Et comme le jeune homme faisait un geste de protestation :

— Oh, je sais ce que tu voudrais me répondre… Que celle-là n’était qu’une maîtresse. Ne te paye pas de mots. C’était une vraie femme. Elle t’aimait, elle était digne d’être aimée et tu l’aimerais encore si, volontairement et pour assurer ton bonheur, elle n’avait disparu de ta vie. Nieras-tu que tu l’aies passionnément regrettée ? Et tu l’as oubliée cependant, comme tu oublias pour elle la blanche passionnette de ton jeune âge… Thérèse. Oh, ne rougis pas ! Oui, une affection nouvelle a chassé pour jamais l’étrangère de ta pensée et de ton cœur. Va, on est si imparfait ! Nous ne sommes pas capables de désespérer toujours. Donc, tu guériras aujourd’hui comme la première fois, comme la deuxième fois, comme toutes les fois. Rappelle-toi ces paroles du confesseur de Roméo : « Les yeux puisent ailleurs un nouveau poison et la douleur cuisante de l’ancien est guérie ! »

— Non, répondait sourdement Hippolyte, celle-là, nulle autre ne saura jamais la remplacer dans mon cœur.

— C’est entendu ! Mais avant de t’enfermer dans quelque monastère, éprouve au moins la force de ta mélancolie. Sors de ta paresse de rêveur. Remue-toi. L’activité est bonne. Je le sais par expérience. Car ma jeunesse eut sa crise comme la tienne. Oui, moi aussi, à vingt ans, je fus une fois très sombre et très triste. Il est vrai que mon cas était plutôt intellectuel, si j’ose ainsi dire. N’empêche qu’il me faisait aussi mal. Moi, le raffiné, l’infatué de sobre élégance, je déplorais la trivialité de mon nom. Je désespérais en silence. J’étais absurdement, comiquement malheureux au point d’errer irrésolu, farouche et dépeigné, les chausses sur les talons, comme une sorte de petit Hamlet du « bas de la ville » !

Il souriait à l’évocation de cette caricature :

— Mais crois bien que ça n’a pas été long. Je me suis retrempé dans la bonne vie populaire. Je suis même devenu garde civique ! Ça m’a remis d’aplomb. Car il n’y a rien de tel, vois-tu, que de vivre bêtement, comme tout le monde. Allons, laisse-toi gouverner à ma guise. Suis mon traitement. Et d’abord, sors de ta tour et va te promener !

Or, le samedi suivant, en exécution d’une ordonnance de son médecin moral, Hippolyte s’embarquait à la gare du Nord avec sa filleule et le petit Parisien auxquels il avait depuis si longtemps promis une visite au jardin zoologique d’Anvers.

Le ciel bleu de cette belle matinée semblait déjà influencer favorablement le jeune homme. Obligé de surveiller les enfants, un peu étourdi par leurs gambades et leur babillage, il échappait enfin à sa rongeante tristesse et montrait un visage détendu où les grands yeux qu’il faisait parfois à ses espiègles compagnons se rapetissaient bien vite en indulgent sourire.

— Allons, un peu de calme, n’est-ce pas ?

C’était Yvonne la plus pétulante, la plus bavarde ; sa curiosité exigeait mille explications. Le petit Parisien se mêlait parfois de lui répondre, mais sans la convaincre le moins du monde :

— Non, pas toi, disait-elle en lui fermant la bouche de sa main, c’est à parrain que je demande…

Et parrain répondait, flatté de la préférence, heureux de meubler ce jeune cerveau d’idées nouvelles.

Comme ils traversaient le grand hall, ils aperçurent tout à coup une troupe de garçonnets et de fillettes qui entraient dans la gare, précédés d’un porte-bannière et d’un tambour.

— Quoi c’est, mon parrain ?

— Comment, fit le petit Parisien d’un air d’importance, tu ne vois pas que c’est une colonie scolaire…

— C’est pas à toi que je demande, reprit Yvonne très, vexée.

Il fallut qu’Hippolyte lui confirmât avec force détails que c’étaient effectivement les petits pauvres qui partaient pour la mer. Il regardait défiler la troupe enfantine, et la joie qui éclatait sur ces pâles visages, une joie dont il était un peu la cause, grâce à ses collectes du Carnaval, le remplissait d’une grosse émotion qui achevait de détourner le cours mélancolique de son âme.

Ils montèrent en wagon et le train partit. Tandis que le garçonnet, agenouillé sur le coussin, regardait à la fenêtre les mouvants aspects du paysage, Yvonne, tendrement accrochée à Hippolyte, promenait à travers le compartiment les rayons de ses grands yeux noirs.

Un couple voyageait avec eux : un vieux monsieur enfoncé dans un journal et sa femme, bonne dame quinquagénaire, dont le regard humide et attendri caressait les deux jolis enfants pour se reporter sur Hippolyte avec un air d’admiration et de sympathique envie. Le jeune homme ne doutait pas qu’elle ne brûlât de lui exprimer son ravissement à l’égard de ce blondin et de cette brunette. Aussi prenait-il grand soin de ne pas rencontrer ses yeux, dans la peur farouche de déclencher une conversation qu’il ne se sentait pas le courage de soutenir en ce moment. Yvonne, qui n’aimait pas les familiarités des inconnus, demeurait absolument réfractaire aux tendres œillades de la dame. Bientôt, elle détourna les yeux et, tendrement serrée contre son parrain, elle se mit à poser à voix haute mille questions sur les brassières, les accoudoirs, le filet et tous les dispositifs du compartiment. Elle voulait qu’Hippolyte fumât pour le voir déposer la cendre de sa cigarette dans la petite boîte de métal ajustée à la portière.

Soudain, une manette nickelée fixée au plafond l’intrigua violemment :

— Oh, quoi c’est donc ça en l’air ?

— C’est la poignée de la sonnette d’alarme.

— Pourquoi c’est faire, dis ?

— Pour avertir le machiniste qu’il doit arrêter le train, par exemple quand une dame est malade, qu’elle s’évanouit…

Yvonne réfléchissait :

— Mais si la dame est malade, elle ne peut pas tirer la poignée…

— Bête ! C’est une autre personne qui fait manœuvrer la sonnette.

De nouveau, Yvonne s’absorba pendant une seconde :

— Et si la dame est toute seule dans le wagon quand elle s’évanouit ?

— Dieu que tu es assommante avec tes questions, Vonette ! Si la dame est toute seule…

Le cas l’embarrassait fort ; soudain, retrouvant son humour d’autrefois :

— Apprends d’abord que lorsqu’une dame est toute seule dans un wagon, elle ne s’évanouit jamais ! Ça n’en vaut pas la peine !

Du coup, le vieux monsieur sortit de son journal et fixa sur le jeune homme un regard amusé, tandis que sa femme souriait béatement au ramage de la petite fille. La conversation allait infailliblement s’amorcer quand le train franchit le pont d’un canal et ralentit sa vitesse :

— Oeie, c’est déjà Malines ! s’écria la bonne dame.

Aussitôt, les deux voyageurs s’occupèrent à rassembler leurs petits paquets. Très empressé, Hippolyte se penchait déjà au dehors pour tirer le loqueteau et ouvrir la portière. Le couple salua pour prendre congé, mais en passant devant le jeune homme, la bonne dame ne put s’empêcher de caresser la fillette :

— Comme elle ressemble son papa ! Hein, c’est la petite gateie ?

Hippolyte s’inclina, un peu ahuri, mais point du tout mécontent de la méprise. Et tandis que la locomotive reprenait sa course, il songeait en souriant à sa jalousie passée et comment il s’en était guéri par l’idée fixe que la petite Yvonne lui ressemblerait fatalement un jour. Et pourquoi non, puisqu’il était impossible que son souvenir n’eût pas subjugué la tendre cordière à l’heure de l’amour…

Il avait saisi la tête de la fillette dans ses mains et la regardait avec une attention profonde. Mais oui qu’elle lui ressemblait, la bonne dame ne mentait pas…

Yvonne, charmée, dardait sur lui ses yeux noirs lumineux et soudain, dans une fougue de tendresse, elle se jeta à son cou en s’écriant :

— Ah, parrain, je suis si contente aujourd’hui ! Il y a si longtemps qu’on n’était plus sorti ensemble… Je croyais que tu ne m’aimais plus !

Et il sentait que c’était chez la fillette la même passion qu’il avait, étant petit, éprouvée pour Thérèse. Il la trouvait tout à coup grandie, moins petite fille aujourd’hui que d’habitude, déjà presque femme par certains sentiments. Il l’embrassait de tout son cœur :

— Tu es folle, disait-il, mais non, je t’aimais toujours ; seulement vois-tu…

Il s’interrompit. Encore un peu n’allait-il pas lui avouer qu’il avait eu tant de chagrin ! Il s’étonnait en ce moment que sa tristesse lui parut moins lourde, qu’elle s’allégeât de la joie qu’il donnait à cette enfant bien-aimée. Toute la partie douloureuse de son être s’était assoupie.

D’ailleurs, comment demeurer sombre quand il faisait si beau ! Dans le ciel d’un azur limpide, le soleil étincelait, étalant sa splendeur sur les champs et les prés. Et ces petites maisons blanches et roses pressées autour du clocher, comme elles riaient, joyeuses, en s’enfuyant derrière eux !

Cependant, le petit Parisien, toujours agenouillé à sa place, regardait, perdu dans une extase silencieuse. Du reste, il n’était pas bruyant ni turbulent de nature. Il ne criait jamais hors de propos, comme font les gamins de son âge. Bien qu’il fut doué d’une grande vivacité et fort dégourdi, il savait déjà ne pas être gênant ni fatigant au milieu de grandes personnes. Nul n’était plus facile à conduire, à condition qu’il sentît la supériorité de son guide, et l’oncle Hippolyte était peut-être le mentor qui lui agréait le plus et dont il eût été fâché d’encourir les reproches.

Son grand défaut, c’était d’avoir l’esprit supérieur à celui de son âge et de « blaguer » ses petits compagnons. C’est ainsi qu’il se moquait volontiers des naïvetés d’Yvonne, ce qui enrageait la petite, aussi colérique qu’elle était bonne et passionnée. Ils se querellaient tout le temps sans pouvoir néanmoins se passer l’un de l’autre. Hippolyte s’amusait de ces petites noises — de ces noisettes — au fond desquelles il apercevait déjà comme l’aurore de la grande et profonde tendresse qui les ferait un jour indispensables l’un à l’autre…

Comme il y avait plus d’une demi-heure qu’ils ne s’étaient plus chamaillés, les deux enfants éprouvèrent le besoin de se rapprocher. Yvonne, lasse d’être assise, grimpa sur la banquette et vint s’établir auprès du garçonnet qui se recula obligeamment pour lui faire place. Mais elle était fort remuante, et quoiqu’elle eût passé son bras autour du cou du petit Parisien, celui-ci, auquel ce tendre enlacement n’était nullement désagréable, ne pouvait s’empêcher de lui dire avec douceur :

— Voyons, Vonette, ne me bouscule pas comme ça !

— Mais c’est le train ! faisait-elle en riant.

— Non, non, c’est toi, tu le fais exprès ! C’est pas malin, tu sais !

Pour cette fois, elle consentit à ne pas se fâcher d’autant plus que les paysages de la route la distrayaient beaucoup. Elle poussait des exclamations à la vue des troupeaux, des rivières, des jardins pleins de fleurs et de fruits. Un arbre chargé de prunes rouges fila devant eux :

— Oh, qu’est-ce que c’est ça ?

— Comment, répondit le petit Parisien, tu ne vois pas que ce sont des prunes !

— Tu te trompes, fit-elle honteuse de son étonnement, c’est des cerises !

Il pouffa de rire. Alors, brusquement, elle se retourna :

— N’est-ce pas, parrain, que c’est des cerises ?

— Où ça ?

Mais l’arbre était déjà loin.

— Ma foi, reprit Hippolyte, René doit avoir raison. Les cerises sont passées, tandis que les prunes commencent seulement à grossir…

Elle voulut bien s’incliner devant cet avis, mais la supériorité de son camarade n’était pas une chose qu’elle fût disposée à admettre sans un brin de mauvaise humeur. Toutefois, comme le petit Parisien ne tirait aucune vanité d’avoir raison, elle oublia bientôt de le bouder et remit gentiment son bras autour de son cou. Ainsi, jusqu’à Anvers, tête contre tête, ils bavardèrent tous deux sans trop se contredire, tandis qu’Hippolyte, heureux de leur bonne entente, s’abandonnait doucement à ses rêveries coutumières.

La petite Yvonne n’avait jamais vu de grosses bêtes ni d’animaux féroces, si ce n’est dans ses livres d’images coloriées. On s’imagine l’écarquillement de ses yeux devant les multiples cages du Jardin Zoologique.

Cramponnée des deux mains au bras de son parrain, elle allait effarée, heureuse, sans entendre les moqueries de René qui, depuis longtemps familiarisé avec les hôtes des ménageries foraines et des cirques, se promenait crâne, intrépide, enfonçant entre les solides barreaux des regards de dompteur.

— Mais Vonette, disait Hippolyte attendri et égayé tout à la fois, si c’est permis d’être poltronne à ce point !

— Mais je n’ai pas peur ! faisait la petite.

Ce qui ne l’empêcha pas de se presser contre le jeune homme lorsqu’un affreux singe tomba tout à coup au bord de sa cage en tendant vers elle un long bras velu et roux.

— Allons-nous en ! s’écria-t-elle.

— Mais il est très gentil, remarqua Hippolyte. Vois comme il te regarde ! Il demande que tu lui donnes quelque chose…

C’était bien possible, mais Vonette n’aimait pas les mendiants de cette sorte. Et comme le petit Parisien, grimpé sur le garde-fou, allongeait le bras pour déposer une noisette dans la main du macaque, elle cria, suppliante, presque en larmes :

— Non. René, non, René, il va t’attraper ! Empêche-le, parrain !

Alors, ému de son bon cœur, Hippolyte la souleva dans ses bras :

— Mais il n’y a pas de danger, fit-il en baisant ses belles joues roses, regarde…

Le singe s’était emparé de la noisette avec beaucoup de délicatesse et après l’avoir cassée entre ses dents, il la tournait et retournait dans ses doigts, rejetant les éclats de coquille jusqu’à ce que l’amande brune et lisse, qu’il flaira au préalable en connaisseur, lui parut digne de sa bouche de gourmet.

Yvonne commençait à se rassurer et suivait la mimique amusante, quasi humaine de l’animal avec une attention émerveillée.

— C’est comme un petit garçon, dit-elle sans aucune malice.

— Hé, dis donc ! protesta le petit Parisien.

À cette heure encore matinale, il y avait peu de monde dans le parc ; les chemins ensoleillés et les allées pleines de fraîcheur n’étaient encore parcourues que de quelques gardiens préposés à la surveillance des cages et au ravitaillement des bêtes. Cette solitude, du reste, avait son charme et parait le jardin d’une poésie de paradis terrestre que troublaient à peine les bruits de la gare toute proche, le sifflet strident des locomotives, ces monstres modernes inventés par les hommes, et le fracas des wagons entrechoquant leurs buttoirs.

Sur les vastes et sinueuses pièces d’eau ornées d’enrochements, semées d’îlots, les oiseaux aquatiques s’ébattaient innombrables, nageant, plongeant, barbotant, poussant de sauvages cris d’allégresse, lissant du bec leur admirable plumage qui miroitait au soleil. Parfois, le rugissement des fauves imposait une sourdine au caquetage de la gent emplumée qui, inquiète un moment, reprenait bientôt toute sa turbulence.

Hippolyte s’amusait de la joie des enfants, étonné de ne plus être en proie à la pensée unique, obsédante de son chagrin. De fait, il ne se fût jamais imaginé que l’on pût prendre tant de plaisir au spectacle des bêtes de la création.

Peu à peu, Yvonne s’était enhardie ; après les casoars et les autruches, les otaries et les ours, elle ne s’étonnait plus de grand’chose. Sa curiosité commençait à se lasser. Pourtant, les pachydermes la plongèrent dans une grande stupéfaction, surtout l’éléphant qu’elle voyait pour la première fois. En dépit de son livre d’images, elle n’avait jamais cru formellement à l’existence de cette énorme bête qui lui avait toujours un peu semblé une créature fabuleuse et de pure fantaisie. Il fallait bien qu’elle se rendît à l’évidence. Le monstre se balançait devant elle en une lourde cadence, clignant ses petits yeux, agitant les pancartes de ses oreilles, allongeant entre les solides barreaux une trompe serpentine dans l’orifice de laquelle l’intrépide petit Parisien s’avisa tout à coup de déposer un « pistolet » tout entier, attention dont l’animal se montra si satisfait qu’il redressa aussitôt son tube nasal et ouvrit au-dessus de la cage une bouche rose, immense, pour quêter de nouveaux bienfaits. Alors, d’une main sûre, René lui envoya au fond du gosier un autre petit pain.

— Bien envoyé ! fit Hippolyte.

Enthousiasmée, Yvonne voulait que son ami recommençât le jeu. Mais René s’y refusa : il entendait ménager ses provisions ; après cela, il n’était peut-être plus aussi sûr de réussir et désirait en rester sur un succès. D’ailleurs, il y avait là, dans la cage voisine, le rhinocéros qui frappait la clôture de fer de son mufle cornu et réclamait à son tour une portion de gâteau.

Avec sa carapace, qui le recouvre comme des plaques de tôle boulonnée, ses jambes courtes, son épaisseur formidable, son odeur nauséabonde, cet animal n’a rien de bien sympathique. Aussi, les enfants, dégoûtés de sa brutalité et de sa laideur, pensaient-ils que cette horrible créature ne méritait aucune gentillesse de leur part. Mais Hippolyte leur dit d’avoir pitié :

— Donne-lui tout de même quelque chose, dit-il à son neveu. Est-ce que nous n’avons pas bien de la chance, nous autres, de ne pas être d’affreux rhinocéros comme lui ?

Et le petit garçon, aussitôt convaincu et peut-être attendri, plongea la main dans son sac et régala le monstre avec une générosité de prodigue.

La girafe fut le dernier ébahissement de Vonnette comme les reptiles provoquèrent ses derniers dégoûts. Après quoi, les lions et les tigres, qui somnolaient encore dans leurs cages, ne l’émurent aucunement ou du moins « pas tant que ça ». Elle se blasait. Aussi bien, midi carillonnait dans les airs comme dans son petit estomac : il était temps de déjeuner.

Donc, ils sortirent du palais des fauves et, à travers toute une collection d’aras multicolores et de cacatoès, qui se balançaient sur leurs perchoirs en les saluant de cris aigus, ils gagnèrent un joli pavillon tout blanc qui embaumait la brioche et la gaufre…

Le déjeuner fut charmant, tout égayé par le babillage des enfants qu’une superbe omelette au jambon et mille friandises rendaient loquaces ainsi que des perruches. Du reste, les multiples impressions de la petite fille commençaient à se classer ; elle faisait ses remarques, avouait franchement l’antipathie, la défiance que lui inspiraient la plupart des grosses bêtes, tandis qu’elle s’attendrissait au souvenir des jolis daims à la robe mouchetée, pleine de regrets de ne pas s’être sentie assez hardie pour leur donner des touffes d’herbe à brouter comme avait fait tantôt le petit Parisien. Mais elle retournerait leur dire bonjour. Voyant sa bravoure, Hippolyte souriait :

— À la bonne heure. Nous reviendrons un dimanche et tu feras alors une promenade sur un poney ou sur l’éléphant ! Hein, qu’en dis-tu ?

Elle trouva que c’était une bonne idée, enchantée toutefois, en son par dedans, que ce dimanche-là ne fût pas encore arrivé. Elle ne se sentait pas une âme d’amazone, au rebours de René qui, pour avoir été souvent posé sur l’épaisse croupe des chevaux de brasseurs de la rue du Boulet, se figurait qu’il était excellent cavalier et déplorait que les petits pur sang du jardin demeurassent aujourd’hui emprisonnés dans leur écurie.

Mais c’était l’heure de se rendre au port. Ils sortirent du beau jardin pour monter dans un joli tramway tout blanc qui les eut bientôt transportés au bord de l’Escaut. C’était marée haute. Sous le vol majestueux des mouettes, le fleuve rutilait, sillonné de canots automobiles, encombré de chalands aux voiles rapiécées, barbaresques, de yachts pavoisés au milieu desquels de gros steamers, qui entraient dans le port ou s’en allaient là-bas vers la haute mer, évoluaient avec prudence en faisant retentir leur profonde, voix de stentor.

Le travail venait de reprendre et, dans la lumière éclatante, c’était au ras des quais l’admirable orchestre des treuils, des engrenages, des wagons, des grues hydrauliques sur quoi brochaient le crissement des caisses, le cliquetis des chaînes, le fracas des tôles, le grincement des poulies, le sifflet de la vapeur, les cris des chefs d’équipe et des subrecargues, tout un ensemble de sons, de bruits, de cris dont rien n’égalait la grandiose harmonie.

Cette animation enfiévrée, ces nœuds de multiples besognes où chaque effort, dans le désordre apparent, allait à son but bien déterminé, comme fait une fourmilière occupée à ses œufs, remplissait Hippolyte d’une stupeur émerveillée. En face d’un tel spectacle, comme sa vie de rêveur lui semblait donc misérable, stupide ! Comme il se sentait veule ! Il avait honte de ses crises de mélancolie, des continuelles alarmes de son cœur, il rougissait de son chagrin. Ah, il fallait réagir. Cette humanité, brutalement en action, l’arrachait à la sentimentalité dissolvante, lui inspirait le désir, l’énergie de s’employer désormais à des choses utiles. Un autre homme résolu, pratique s’éveillait en lui qui voulait échapper à cette atmosphère de méditation et d’idéalisme stérile. C’était comme un renouveau d’âme, une résurrection.

Grisé par le mouvement et le bruit, il allait le long des quais et sous les hangars, dans le parfum des cordages, l’odeur étrange et forte des cargaisons accumulées. Suspendus à chacun de ses bras, les enfants gambadaient avec des cris joyeux. En observateur lyrique, il leur expliquait les manœuvres des marins et des chargeurs, les longs et merveilleux voyages de ces navires, la vie fiévreuse d’un grand port.

Soudain, un long gémissement de sirène s’éleva du côté d’Austruweel qui se répercuta au loin.

— Voyez, s’écria le jeune homme avec émotion, un grand paquebot entre dans la rade !…

En effet, un immense steamer à double cheminée virait dans le coude du fleuve et s’avançait lentement par ses propres moyens vers son dock d’attache. Sur les trois ponts, on distinguait déjà les passagers massés devant les bastingages.

Les enfants ouvraient de grands yeux.

— C’est le Kroonland, de la Red Star Line, qui s’en revient d’Amérique. Il faut lui souhaiter la bienvenue. Agitons nos mouchoirs !

 

Mais il était temps de s’en retourner à la gare. Sur les coussins du compartiment, les enfants, harassés de fatigue, s’étaient tout de suite endormis aux bras l’un de l’autre, dans un groupe charmant d’insouciance et d’abandon, tandis que le jeune homme, bien éveillé, classait les impressions douces et fortes de cette heureuse journée.

L’action ! Voilà la leçon qu’il avait apprise. L’action, voilà ce qu’il voulait substituer aux langueurs de son âme.

Mais comment agir ? Le barreau s’ouvrait devant lui. Mais c’était l’action intellectuelle cela. Certes, elle était bonne et il ne la dédaignait pas, quoiqu’il regrettât à présent de n’avoir point choisi une carrière où l’entrain physique s’alliât davantage au mouvement de la pensée. Il songeait…

— Bruxelles ! Tout le monde descend !

La ville était en rumeur :

— Édition spéciale ! Assassinat du grand-duc Ferdinand !

Hippolyte ne se doutait pas que son rêve d’action fût si près de s’accomplir…