G. Havard et fils, éditeur (p. 207-262).

PARADES ET CATASTROPHES


I

Toutes les lividités de la nuit s’étaient accroupies sur la lande épouvantable, et la voix d’orage sonnait en rafales, et des éclairs blancs déchiraient le fantômal mur de brume, que dressaient à l’horizon de la plaine la plus vague et la plus désolée qui soit, les aiguës malades, prisonnières parmi les bruyères maladives et humiliées. La rage impatiente du vent tirait quelque gémissement des maigres arbrisseaux, des plants pauvres dont une savante culture forestière tâchait à abriter les maigres lièvres qui déboulent de leurs châteaux de sable sec au moindre pas qui tente ces solitudes, lorsque descendirent l’escalier d’honneur du château de Thieve, le Feldzeugmeister et les Kriegsingenieurs qui devaient construire, non loin de là, dans la plaine de Lugenfeld, un camp retranché. Une lettre du roi Christian les avait accrédités au château de Thieve près de la reine, et leur lourde voiture les remmenait, après une course de dix kilomètres, la frontière passée de quelques hectomètres, sur leur terrain d’études. Ils voulurent (caprice) s’arrêter un instant à l’unique auberge du village de Thieve qui, non loin du château, accumulait ses pisés, et passer bons enfants parmi la frairie lugubre de ce dimanche soir. L’auberge unique contenait de mélancoliques buveurs saturés, et les arcs des vainqueurs au tir chancelaient enrubannés vers les coins de la salle. Haut et maigre, le chef de la mission, étreint d’une étroite redingote d’uniforme, presque noire, où des décorations ternes luisaient, sourit lorsque le plus jeune des officiers, se conformant à l’usage du pays, tendit son verre de bière à la servante pour qu’elle y trempât la première ses lèvres, puis, quand le jeune officier put, dans le même idiome, s’entretenir avec quelques-uns de ces lourds hôtes attardés ; ils avaient la preuve ainsi que l’immigration commençait, que les vagabonds de son peuple partaient, en éclaireurs, vers cette terre maléfique, en espoir de quels profits ? et leur rôle, il ne le voulait connaître au juste, ceci n’étant pas de son service. Quand l’orage eut calmé le plus vif de sa colère, ils se levèrent, et leur lourde voiture partit au pas dans les rues du bourg, pour ne pas écraser les autochtones, qui se balançaient hagards devant les murs de pierrailles sèches, puis au tournant, par la route semée de bouleaux, les emporta au galop ; et les postillons, de temps en temps, criaient, pour que leur allure preste ne rencontrât pas à leur dam quelque lourde charrette, sans lanternes vives, pleine de rustres endormis, que le cheval ramène de son pas lent, vers les hameaux voisins ; et pendant la route, en propos épars, touchant le bon accueil au château de Thieve, les hautes allures de la souveraine de Hummertanz, la beauté de la duchesse de Sparkling, la fantaisie bizarre d’habiter ce manoir en pleine terre inculte, à proximité d’un camp d’exercices qu’on laissait tomber en désuétude, la pensée des hôtes de Thieve était préoccupée de leurs affaires ; ils avaient su le succès de toutes leurs tentatives, et les succès de leur cadre d’espionnage représenté en ce pays (si pauvre, que ses habitants font des lieues pour aller plus au sud, lors des tirs militaires, chercher le plomb égaré, sous les feux qui durent encore, pour le revendre), par des bandes de semi-brigands, semi-mendiants et terrorisateurs des villages disséminés et des maisons isolées, tandis qu’ils ménageaient à Krebsbourg les apparences de maints drôles à leur solde, mi-Hongrois, mi-Triestins, mâtins de races dans des hasards des capitales, à aspect de manieurs d’argent, présentés comme juifs, l’étant souvent, quand il leur était utile de parer leur immondice d’une présence à la synagogue, mais étant envers Hillel ou Heine dans le même rapport que les filles qui soûlèrent les mariniers dans les faubourgs de Palos, avant le départ des grandes caravelles, l’étaient à Christophe Colomb. On ne gardait pas les tire-laine en Niederwaldstein, on les expédiait, dans cette croisade pacifique de la civilisation ; de là deux bénéfices nets, d’appauvrir le voisin ; d’avoir des documents, et aussi de contaminer par leur contact les révolutionnaires francs et vrais, qu’on exilait pour de bon. et qui souffraient du voisinage de ces drôles, quand ils ne subissaient pas les conséquences de leurs peu clairvoyantes délations.

Et cependant que leur voiture disparaissait, que le dernier lumignon s’éteignait dans le village de Thieve, au château la reine pleurait, les bandes de journaux vite rompues aussitôt après le départ des hôtes, car les nouvelles avaient la face grave des pressentiments de malheur.

Le terrible n’était pas que Papegay-Garten eut encore harangué les foules, et leur eût montré les frontières éventrées, les fortifications démunies, et un groupe de Crésus lourds et bagués ricanant sur le repos d’ophidiens de ceux qui eussent dû être l’élite, ni le voisin du Sud, annonçant sobrement que quelques garnisons frontières seraient renforcées, ni les bandes de parias, soulevant du sol les ferrures circulaires des stipes de platanes, pour en rosser une force armée trop faible pour clore d’autorité leur maison de réunion, ni la prédiction d’une affolée de cloître se jetant, mi-nue, sous la nuit sombre, à travers le bavardage des carillons, hurlant, comme une Hécube inconsolée et haletante, que tant de pauvres chevreaux immolés appelaient des vengeances terribles, et que la faux du destin essuyait son fil sur les prêtres de Hummertanz, ni l’acquittement du pamphlétaire dont les dernières feuilles avaient de quel livre de détail, promené toutes révélations sur les tares de la dynastie, mais cette nouvelle : que le voyage incognito, la villégiature, la tournée de repos, se terminait en voyage officiel, avec parades et revues, et que le roi Christian avait monté les rampes du château de Saint-Hubert, aussi, comme celui-ci, construit en landes isolées, au milieu de sapinières sombres, château de mémoire lugubre où s’étaient passées les plus piétistes embûches, où avaient triomphé les plus chattemites ruses des Eisenfahrt. Elle en connaissait la race, car légèrement apparentée, et toute sa loyauté se rebellait de devoir quoi que ce soit de sa couronne, à ces pasteurs aux prières de fer et de mitraille, et qui se congratulaient pieusement de la destruction de Babylone, et du coup terrible porté à Moloch, en supputant les accroissements de la caisse de guerre.

Et comme la blonde duchesse étonnée de cette nervosité tentait de modifier le cours noir des idées auxquelles la reine s’abandonnait sous la lampe, en cette rotonde balconnée, si de nord, horizonnée d’une telle platitude et misère de la terre, et lâchait imprudemment « que les nouvelles du royaume étaient bonnes », — du royaume, ne le dites plus, du roi c’est possible, mais au lieu de royaume dites désormais la Maison de commerce.

Et à la duchesse étonnée, cette tête à l’escarpolette, pour qui tout rouage était chose sacrée, de par la fatigue qu’elle eût éprouvé à l’examiner… Ce fut brusquement à travers la pâle demeure aux lambris blancs, des bruits de pas heurtés et saccadés ; des cris aigus stridaient, par l’air lourd des longs couloirs, comme de loin venus très vite ; et pâle, l’étiquette un peu laissée de côté, un majordome pénétrait. La reine, comprit, et rapide, suivit le porte-flambeau jusqu’à la vaste salle où sa sœur, la reine Margarete, arrachant à pleines poignées ses courtes touffes de cheveux gris, apostrophait de pleurs et de hurlements, des portraits, sa face de folie, pleine de fureur, ses yeux sanguinolents, ses poings de folie agitant la torche ; et les rauques hurlements s’envolaient sur le silence, comme cris de goule, et ses pas sonnaient en piétinement ardent, par le silence ordinaire sous cette voûte ; et dans l’incohérente harangue aux disparus, dont les plates effigies, encore parées de l’officiel sourire qui masqua la duplicité de leurs lèvres, pendaient aux murs, défroques de vieilles armées, ou surmoulant de faux torses de conducteurs de soldats, principules à attributs de bazar, la voix tonnait des diatribes et des commandements. Des chansons vagues alternaient avec la triste modulation du mot feu ! feu ! feu ! articulé en cri militaire, ou de façon navrante, avec de grands éclats furieux en avant, ou des allures d’enfant se recroquevillant devant la poigne d’un danger.

Et quand entra la reine blanche, ses yeux d’onyx plus noirs sous ses lisses cheveux gris en bandeaux, de plus haute stature, de maintien calme, la folle s’accroupit, jeta la torche sur des étoffes de tentures, et obliquement ouvrit la fenêtre pour se jeter. Ce fut la reine elle-même qui la rattrapa, seule, la valetaille ayant pris l’aspect subit d’un groupe de figurants de théâtre à l’œil navré devant la catastrophe, dont ils ne se doivent pas mêler. La folle se débattait, et il fallut à la reine toute la robustesse acquise au maniement des chevaux pour la remettre, râlante et étourdie, aux mains des valets, dès lors enhardis, et le sang de la reine giclait sur sa face.

Elle ne recommanda pas le silence. Amazone dépareillée, elle gardait de la fierté, et des gouttes de sang héroïque, malgré les origines apparentes de ses parents sorte de landgraves-bourgmestres dans des coins tolérés. Des légendes parlaient d’un passage, triomphal de Napoléon à travers la petite principauté. D’ailleurs, elle savait trop quelle était son inconsistance politique parmi ce peuple de négociants ; quant à douter que la plus fidèle apparemment, de ces faces glabres de valets, irait, dès le lendemain, tâcher de négocier la primeur de la nouvelle d’un accès de folie furieuse de là princesse Margarete, elle connaissait trop le pays et surtout la blême et cauteleuse clientèle dont l’entourait le clergé dominant pour en douter un instant. Ce fut d’un pas ferme que, son sang essuyé, elle remonta les degrés de l’escalier de bois peint aux couleurs d’un marbre fleuri, pour assister au coucher de la pauvre folle, réintégrée dans sa chambre matelassée, et qui grognait, comme un enfant malade, fatiguée, harassée, un instant au moins n’ayant plus sous les yeux le spectacle terrible qui l’avait effondré.

Le mari de la princesse folle, colosse blond du nord, ambitieux et inutilisé, elle ambitieuse et croyant les épaules larges de l’homme taillées pour supporter tous les fardeaux, avaient accepté de la main des hautes puissances dont l’équilibre européen cache les conventions dynastiques, de régner sur ce coin terrible et agité de Sagontide ; où nul souverain n’avait pu durer, où les rois étaient au bout de six mois rembarqués par la compagnie de garde à leur palais, où les ministres républicains recevaient sur le perron du parlement des pierres à la face et des coups de revolver dans la nuque. Le dernier épisode du renvoi régulier des rois avait eu cela de singulier que la compagnie de garde était fidèle ; ce fut par les communs du palais que s’introduisirent les rebelles, des troupes vagues commandées ou plutôt munies d’un vieux maréchal dont les états de service signalaient la présence dans tous les bureaux de la guerre, en lente ascension jusqu’à ceux du ministre. C’était dans ce bureau, un jour de révolution, qu’il avait lui-même signé sa nomination de maréchal, et fort de ce titre, que lui avaient reconnu les républicains, organisé de suite une restauration monarchique sur le nom d’un Bourbon obéré. C’est au pouvoir républicain, qui avait renversé ce Bourbon que succédait le roi Gerhardt, et grâce à l’heureuse idée qu’il avait eue de créer dès l’abord une légion étrangère, c’est-à-dire en réalité une petite armée choisie parmi ses compatriotes, et grossie sans cesse de gens qui venaient du Nord, comme ouvriers, et savaient au bout de huit jours, le travail non trouvé, venir s’incorporer à sa garde, qu’il avait quelque temps duré. Le ministre de Niederwaldstein assumait lui envoyer recrues et sous-officiers. Aussi les premières émeutes furent-elles réprimées avec un soin méthodique. Les populations ne pouvaient se remettre de leur stupéfaction. Auparavant casser quelques carreaux suffisait pour attester la volonté du peuple et l’autorité changeait de main ; à cette heure c’étaient de vrais coups de fusils qui égaillaient la foule aux carrefours de manifestation, et la capitale devait taire ses colères sous la menace des canons de la citadelle. Mais la bête muselée et craintive ne tarda pas à trouver des ressources nouvelles pour dompter le pouvoir. Ils eussent admis l’autorité d’ailleurs assez sage du roi Gerhardt, assez doux pour amnistier les insurgés prisonniers quelques jours après la révolte ; ces indolents habitués à fumer nonchalants près de la mer, ou sous l’ombre des arbres, à échanger des opinions au long des marchés ou sous le porche profond des églises, fussent restés tranquilles, si l’invasion des traitants, des banquiers, des courtiers, tout le lugubre état-major de l’accaparement usinier ne se fût jeté sur ce malheureux pays pour en sucer toute force vive. Or, il advint que les prétoriens, en peu de temps gagnés aux mœurs douces du pays, à sa paresse, à ses jeux, à ses vins, ne gardaient plus qu’une fidélité d’apparat au pouvoir ; Ils eussent défendu Gerhardt, mais non ses nouveaux potentiels.

Or, un soir de torches et de clameur, pendant que l’élite des troupes fidèles luttait en un coin de la province contre une émeute d’origine cléricale, Margarete vit, impuissante, de son balcon, saisir par une foule en armes le roi Gerhardt sorti avec quelques hommes pour aller empêcher qu’on pendît, en face du palais, des conseillers d’impôt et d’exaction. Le populaire l’ayant empoigné, ses bras de colosse enserrés de dix mains, voulut qu’il assistât à la mort brève de ses conseillers, pour qui toute poulie était jugée bonne. Quant à lui, ils lui accordèrent les honneurs terribles de la mort militaire, et il tomba percé de balles, sous les feux d’un peloton d’exécution, devant le grand balcon du palais déjà envahi, où des émeutiers maintenaient afin qu’elle vît tout le spectacle la princesse Margarete. Et c’était le commandement sinistre de l’émeute, l’impersonnelle voix qui avait commandé aux outils de meurtre, que, depuis vingt ans, sa voix rugissait, ou modulait, enfantine ou furieuse.

Et sous l’œil bienveillant de la reine, appuyée sur l’épaule de la duchesse dont le blond aspect semblait encore tout embué de frayeur mutine, la princesse Margarete, s’endormit dans la chambre matelassée, aux fenêtres soigneusement condamnées, dans la pompe ironique d’un lit si somptueux qu’on eût dit un catafalque, au milieu des poupées qu’elle avait brisées tout le jour, car, avant son accès de folie, elle avait adopté et comblé de ses exclusives bonnes grâces une bûche de bois qu’elle avait coiffée d’un bonnet à rubans verts.

II

À l’Hubert-Schloss, bicoque de genre, aux infranchissables escaliers cirés, sans la moindre lanière de tapis, salles énormes aux meubles parcimonieux, sans autre trace de tenture que quelques peintures à la détrempe sur de bons murs, assez solides pour un bon cachot ; vues sur un beau parc bien plat, où des rotondes d’eaux s’entouraient d’ifs bien taillés, réfléchissant des statues rongées de mousse, à ce point qu’Harpocrate semblait fixer à jamais sur ses lèvres de quoi faire de la tisane, et que les caducées du Mercure semblaient une fourmilière pour les aspergilles et de coïncidents pucerons ; à l’Hubert-Schloss qui avait été pavillon de chasse genre Louis XIII avant d’être coiffé à la Louis XIV et de recevoir le définitif coup de fion du goût Louis XV, d’après des plans obligeamment prêtés par le bon Hodiz, mais mal reproduits d’abord par son copiste et par le Sarmate qui avait dû tailler les pierres d’après ces sommaires indications, le roi Christian maigrissait ; car ce n’était que chasses, que départs brusques, dans l’uniforme boisée de bouleaux, collations rustiques, et de temps en temps, toutes les vingt-quatre heures, un départ en chemin de fer vers les villes voisines, pour alarmer les garnisons.

Le bien-fondé général de Loiseau de Echtenstein, littérateur, auteur de la tragédie Saül et, de plus, de Mes heures réfléchies, 4 vol. in-8, burinées pendant ses heures d’arrêt, de plus ministre de la guerre, multipliait les passages de troupes autour de l’Hubert-Schloss, pour faciliter les royales algarades, et Christian y venait, de concert, quoiqu’il ne sentît nullement la même joie que Siegfried Gottlob à grelotter en petite tenue, sur une place d’armes, dans des petites villes, tout près de la statue plus ou moins décorative, et généralement borne-fontaine d’un Ascagne à la dent de fer, ou d’un Bertrand le fondateur, tous hydrauliques. Mais Siegfried Gottlob y tenait, et c’était d’un tel accent d’autorité, les troupes mal éveillées renvoyées à leur sommeil originaire, qu’il murmurait ; voici les baïonnettes passives, que le somnolent Christian rentrait à l’Hubert-Schloss presque content ; car il y avait près des dynasties de bonnes baïonnettes passives, et son nouvel uniforme de colonel honoraire des grenadiers de la Marche (n° 6 de l’arme) ne chômait pas.

Sparkling avait sa part des honneurs, de la bière blanche, des escaliers terribles et du thé, debout dans le grand salon plein d’aïeux grincheux (des Piloty, d’après les gravures, des Winterhalter démarqués, un Heim en pérégrination, un Schlüter fixe, bronze), et par-dessus tous plaisirs une décoration. Cependant, aux ébats gracieux de M. le Ministre plénipotentiaire de la cour de Hummertanz à celle de Niederwaldstein, impliquant quel plaisir le mandataire et la persona grata éprouvait à voir quel touchant accord et quelle union enrichissait de béatitudes les deux souverains, il crut devoir répondre : « En effet, on ne lui a pas encore demandé ses culottes, et pourtant il en a de fort belles ; je pense que si on le nomme, car tout peut arriver, colonel honoraire des chasseurs de la Cour, il aura, comme eux, de beaux houseaux orangés qui le consoleront de ce qu’il perd en échange. » Le ministre de s’en aller scandalisé, l’air froissé, ce qui permit à un autre ministre de similaire envolée de le prendre au sérieux une minute, et ces messieurs, qui jusqu’alors s’étaient trouvés débiles, arrangèrent ce soir-là l’Europe à leur manière.

Et ce fut le soir de ce jour que le duc de Sparkling tenta d’expliquer à son souverain quel maquignonnage de son peuple il tentait avec ces avides ; il lui démontra que leur livrer le pays pour sauver la couronne était œuvre impie, que le calme intérieur valait mieux que toutes ses velléités d’agrandissement, et qu’il lui fallait se résigner, être l’homme riche de son royaume, l’homme qui peut faire grâce, l’arbitre de petites difficultés, le membre brillant, de nouveau un jour le membre heureux du Club des Mille et une Nuits. Christian l’écouta, car c’était une voix de sa conscience qu’éveillait son ami des fêtes, son ami, le seul sur qui il pût compter pour demeurer maréchal de la Cour, en un exil, puis il hocha la tête. « Les choses sont faites, les camps de frontières sont autorisés, les dés sont agités, ne m’en parlez plus. Nous quittons demain Hubert-Schloss pour la grande revue à Gewehrstadt. » Et ce fut la plus vive émotion de la vie du duc, car il perçut que les traits de son roi se recouvraient comme d’un voile de caducité.

Les hommes les plus sages, les plus sensés, les plus précis, ceux qui ne daignent voir dans l’ensemble des allures du monde que des jeux réguliers de faits, n’en possèdent pas moins, par instants, une certaine fantaisie, ou plutôt, pour mieux dire, ils aiment se distraire, dans un calcul irrégulier de faits, ou jonglent avec des faits exactement similaires à des faits réels en les appliquant à des successions d’événements chimériques, déduits d’une circonstance possible mais non existante. Ce genre de variations imaginatives trouve son débouché (quand le mortel liante n’est pas un des puissants du monde), dans ces opuscules qui traitent des futures batailles navales, de la conquête de l’Angleterre par les Français ou réciproquement. Le spécieux vaporisateur du vrai sur le probable, se joue, en ces volumes, pour lui-même et quelques intellectuels correspondants (peut-être sont-ils masses et assemblées) des drames d’autant plus vibrants qu’il pourrait y avoir, dans son audacieuse construction à travers les forces, les carnages, les millions et les destructions, une chance de réalité : à savoir qu’au sortir du froid cabinet de travail, où il a entr’égorgé des multitudes d’hommes armés, les disposant d’un soin d’imagination méticuleux, et les détruisant par la subite apparition de machines formidables, dont il ose même décrire quelques traits extérieurs, un pouvoir vraiment fort et doué de la perception de l’avenir, une providence enfin ! lui confie le soin de rendre tangible, visible et épique, le fantomatique enfant politique de son songe d’à peu près. Les enfants de dix à douze ans, aussi ceux de plus de soixante-dix, se sont souvent complus à ces petites guerres imaginaires.

En face des grands rêves humains, mystiques ou civilisateurs, surnage, chez bien des esprits de foule, cette métempsycose usuelle des faits. Et tandis que les uns rêvent des poèmes, d’autres des machines, des cervelles, non clairsemées, sont hantées des trésors qu’on découvrait grâce à la baguette magique, des galions qui dorment épandant de leurs lianes crevassés des pyramides de lingots, des caves de château, où des rois vaincus oublièrent leurs caisses de guerre. Que de gens, des soirs otieux, ont dominé l’Europe, ou le monde, ou se sont enivrés sur la cime de la plus haute fortune, tandis que quelques-uns attendaient patiemment Méphistophélès dont le pouvoir magique supprime le temps, l’espace et la pesanteur, pour le meilleur gré de son temporaire ami.

Des êtres affolés de sens pratique, mais non pas exempts, à quelques heures expansées, de ce déversement de l’imagination sur son contraire la réalité, n’ont pas dédaigné de piquer sur des cartes les marches d’armée dont ils étaient in petto les glorieux conducteurs, et le sommeil les prenait, tandis que sous la porte triomphale ils pénétraient suivis de cavaliers en files salutatrices, de drapeaux en fête, au son d’un hymne guerrier, dans la capitale d’un puissant souverain, qui lui aussi dormait, à cette heure-là, peut-être agitant des rêves pareils, avec une vraisemblance simplement un peu plus grande. Des esprits mixtes, travaillant dans ce courant d’idées, que certains pensent pathologique, ont gravé le résultat de leurs rêves, sur acier ; il en est résulté des cartes géographiques, mises en couleur, qu’on peut considérer, en leur nombre, comme l’Épinal de cette Passion mnémotechnique. Des personnes d’une apparence non seulement correcte, mais glacée, parfois glabres, presque toujours en redingote, ont ainsi et souvent communiqué à l’univers l’impression de leur mirage du monde, conçu d’après les plus actuelles des ordinaires cartes géographiques, mais devenu légère féerie d’arabesque statistique errante, douce refonte des propriétés des races, par d’excellents patriotes.

La vie du roi Christian avait tenu trop d’heures vagues et de soliloques qu’il feignait de consacrer au travail, pour n’avoir pas manié ce divertissement. Dans son immense pièce de recueillement, son fumoir laborieux, son étendue de divans, devant les vitrines comblées d’encyclopédies et de dictionnaires, devant la vaste table couverte de rapports, d’extraits de rapports, des œuvres multiples de tous ses référendariats compliqués, que de fois n’avait-il joui du plaisir de penser à des choses parfaitement folles. Le bonheur de s’occuper de l’inutile le faisait tressaillir tout entier, assaisonne d’une supputation des impatiences de ses dignes ministres, haletants après une décision. Oui, le Roi Christian, l’impeccable mainteneur des majorités, le maître expert des commerces, l’Homme de Bourse, le puissant économisateur, le roi d’affaires, avait parfois cette lésion, et la marche accentuée de son long corps à travers le grand parc de son palais d’été avait été souvent le traumatique véhicule d’une charade bizarre de faits. Encore n’était-ce pas absolument déraisonnable toujours si les circonstances avaient bien voulu magnifiquement se déplacer sur ses désirs ; en tout cas, la crise passée, il se secouait et, sa lucidité reparaissant totale, il geignait. Mais les heures de conférence avec Siegfried Gottlob, tant évocatrices de semblables déambulations dans l’impossible, l’avaient laissé terrifié du défilé de tant de chimères et, par contagion, presque dormeur : éveillé. À ces heures on l’eût nommé Grand Mogol avec des protectorats bien assis, sur continent nouveau à l’instant même découvert, qu’il ne se fut nullement étonné, et eût dès l’abord travaillé à installer irréprochablement et partout ses services administratifs ; l’ardeur de son royal cousin, de Niederwaldstein, le volcanique projetataire, l’avait gagné, et c’est de bonne foi qu’ils s’étaient engagés l’un à l’autre, mis leur main dans leur main, avaient apposé leurs signatures sous des conventions écrites, et s’étaient perdus dans l’Atlantide des promesses verbales.

Le phantasme de Siegfried Gottlob : que le grand souverain du Niederwldstein allât, comme dans les classiques apothéoses des plafonds, dans un char miraculeux de clarté, la victoire essaimant des rayons de palmes sur sa route ; que, révolu de l’autorité d’un pape militaire sur toutes les races du Nord, il triomphât parmi des élites de rois feudataires et des kyrielles de guerriers chamarrés d’ordres et porteurs d’insignes de conquête, par la plus vaste des capitales, dans un lieu choisi par lui au centre idéal de la portion du monde dont il espérait l’exclusive domination. Des haies d’hommes d’armes garnissant les abords des palais et sur les places des musiques guerrières résonnantes, ses peuples verraient passer en lui, reconnaissants, inclinés et débordant de joie, comme de par la réalité d’une vision de culte, le Victorieux idéal dont la douceur panse les plaies qu’a produites son infrangible épée ; et il voulait très beau, très puissant, très diapré, très riche son cortège de rois alliés, alliés à jamais par la peur et la reconnaissance ; aussi avait-il promis à Christian les plus magnifiques accroissements territoriaux.

Le phantasme de Christian exigeait qu’il ne fût plus seulement le roi habile. Ses possessions triplées augmenteraient d’autant ses galas et ses fastes. Les bateaux sortiraient plus triomphants de ses ports, et toutes les denrées des mondes d’antipodes aborderaient à ses quais avec des allégresses. Et puisque l’essentiel était acquis, que le Hummertanz rayonnait pays de riche densité et de somptueuses richesses numéraires et usinières, il fallait sur le blason des Silberglass, fixer l’ombre claire des reflets de gloires militaires. Les heureuses destinées des phalanges bien conduites monteraient aux temples de mémoire ; son nom enorgueilli de hauts faits, et des salves commémoratrices après la mort de Christian, rappelleraient des anniversaires de carnages bienfaisants. Ses statues équestres porteraient à leur flanc une épée célèbre ; et les avenues de ses villes modifieraient leurs noms pacifiques en noms tonitruants de souvenirs, des noms à échos d’épopées. Aussi avait-il accepté les promesses, et mis éventuellement sa puissance aux mains de la force plus impérieuse et plus énorme de Siegfried Gottlob.

Et la réflexion calme qui suivit ces entraînements, lui démontrait qu’il restait quelque sagesse, en cet amoindrissement temporaire, en cette vassalité de roi au César, car on ne peut, en ces temps troubles, trop assurer les couronnes, et on lui garantissait la sienne, contre les ennemis de l’intérieur, on lui jurait des agrandissements, sur les patrimoines de ses voisins. Christian le victorieux ou Christian le fondateur ! l’un ou l’autre, on verrait…

Les deux monarques, d’ailleurs, avaient l’un pour l’autre du goût. L’autoritarisme de Siegfried aimait la souplesse pateline et rusée de Christian ; Christian très homme de bureau se délectait à la rapide allure militaire de Siegfried, à la prestigieuse vitesse de ses travestissements, aux roboratives allocutions, aux proclamations brèves, où il se dépensait. Cet agissant, aux yeux de ce calculateur, était comme l’équilibriste au tour le plus dangereux, comme le gymnaste dans un cirque (sans filet tendu), lorsque la musique se tait, à la minute même de la suprême sveltesse et du don le plus complet de l’énergie. Il inclinait à croire que les bureaucraties couronnées ne seraient sauvées que par ce porteur de la bonne parole du sabre, par ce soldat, s’il était heureux, et qu’est-ce un soldat heureux ? un jeune reître qu’un soir la fortune a servi, souvent parce qu’il a été le plus imprudent ; la folie de ses audaces d’assaillant le mène dormir sur des éboulis de drapeaux conquis. En face, des libéraux calculateurs et froids, qui méthodiquement grignotent l’Europe pour la mettre (un peu trop sous la forme de rentes) à l’abri des coups de force et de chance, et puisque ces libéraux à leur dire, devaient être un jour dévorés par les faims populaires, et laisser passer le torrent des instincts, des torches et des dépossessions, le salut était là, dans les derniers féodaux, forts de leur cohésion, et appuyés sur les pyrotechnies que leur soumettent trop heureux, des bourgeois enorgueillis de décorations, d’honneurs, et d’ailleurs payés.

Cette admiration personnelle pour Siegfried, cette vision des choses, calmaient les rapides regrets que causaient au roi de Hummertanz, l’abandon de trop de droits. Avait-il agi en patriote en livrant d’avance les débouchés de son territoire en cas de guerre européenne ? peut-être non ; mais songeant à l’avenir de la dynastie pouvait-il faire mieux ? non certes. Et, en somme, le Hummertanz était pour lui, au fond, une propriété plus qu’une patrie. Il y régnait, parce que sa race avait toujours eu coutume de régner, un peu partout apparentée. C’était pour lui, comme pour ses ancêtres, une de ces marches, de ces menus landgraviats qu’on leur donnait a gouverner un temps, après une grande guerre parce que les hautes puissances victorieuses n’osent pas tout prendre. Il avait été choisi pour le Hummertanz, comme il eût pu régner sur la Macédoine, si lors de la gracieuse maturité de son glorieux père, on eût réclamé un souverain placide pour la Macédoine. Et puis tout, plutôt que le gouvernement populaire ! Il avait conservé les plus désagréables souvenirs de son dernier essai en ce genre.

Son souhait, l’année précédente, d’ouvrir en personne la session de son Parlement, l’avait ravi. Sa résolution était de parler débonnairement, de promettre, d’élasticiser les apparences de son autorité, d’appâter par de nettes visions d’un avenir presque lyrique de prospérité : chemins de fer brûlant les espaces, canaux diligents, écoles aérées, routes carrossables et cyclables, rien ne devait faillir aux joies de son peuple ; un peu de liberté politique un jour écherrait de sa très haute munificence, le plus possible ! en tant, que cela ne gênerait, non pas lui, confiant suzerain de tous, mais l’Église et la propriété qui sont la clef de voûte et la charte de tout pays. Les officieux avaient dithyrambé devant l’opinion, et dansé devant les portefeuilles du futur.

Ce qui ne sut empêcher que, sur son parcours jusqu’au Palais du Parlement à travers la haie molle de la garde bourgeoise et la haie ahurie et sans ordres précis de répression de sa garde, les cris les plus malsonnants avaient retenti, que des carrés de papier portent les doléances du plus humble populaire avaient été jetés à poignées sur lui et son état-major, et que son cheval apeuré avait voulu donner aux tièdes serviteurs de sa puissance, et aux hostiles criailleurs, le lamentable spectacle d’une Majesté désarçonnée.

C’était donc fidèle à sa dynastie, à son établissement de roi, à sa responsabilité envers les siens de l’avenir, et à sa solidarité avec les siens du passé, qu’il s’incorporait dans la forte ligue des rois pour défendre et imposer un absolutisme tempéré et, presque sereinement, il se rendit à la grande revue de Gevehrstadt, donnée en son honneur, signe officiel de la nouvelle alliance.

III

Les jours ordinaires, le champ de manœuvres étendait son horreur nivelée jusqu’aux petits coteaux verts et muets, au bas desquels les petites baraques basses des cibles étayent leur spartiatisme ; des groupes d’hommes perdus dans cette amplitude rase s’exténuaient ; s’époumonnaient, galopaient, couraient, s’agenouillaient, se relevaient ; près des coteaux, malgré leur tristesse d’un vert quasi noir se tenait non la gaîté, mais au moins la part de bruit vivant dévolue à ce site militaire ; d’ambulantes cantines se dressaient un instant, les sèches détonations des armes à feu variaient le charivari des écoles de clairons et de fifres et de tambours, dont le vent emportait au loin, pour la terreur des oreilles, les discords exercices. Sur ce terrain, des cavaliers arrivaient pressés, rogues à l’avance, rigides moralement et physiquement ; à leur approche les petits groupes se serraient, se pétrifiaient, se rigidifiaient, les mouvements étaient plus secs, les cris plus aigus, et les premiers cavaliers arrivés bientôt se portaient à la rencontre de récents arrivants, secs aussi ; après avoir été spectateurs ils devenaient partie intégrante du spectacle : et de bonne heure, tout cet espace se vidait, abandonné, plus vague encore, par la monotone promenade de quelques invalides, les cabrioles de marmousets haillonneux, et les ébats rivaux et confraternels à ceux de cette enfance, d’une populace considérable de chiens. Les concerts de l’après-midi, sans avoir le charme de ceux du matin, possédaient au moins la variété, et c’était colère, cris plaintifs et scandale, si par hasard un caprice faisait de nouveau occuper par des troupes ce terrain qui devait, non en droit mais en fait, appartenir aux contemplatifs un peu bruyants qui composent la marmaille et la kyrielle dans les capitales.

Les jours extraordinaires, on ne pouvait évidemment atténuer la laideur saumâtre de ce bout de terre ; l’adjonction de quelques tribunes, boiseries simples, n’égaient pas. Mais on comptait sur la splendeur des uniformes, et sur l’arrivée en foule heureuse des Gevehrstadtiens, avec leur cortège ordinaire de petits marchands munis de brouettes, d’éventaires ou de roulottes. Ils accouraient tous, les petits bourgeois avides de promenade, les commis chauvins qui aiment conformer leur pas à celui de l’armée, les loupeurs négligés en casquettes plates et redingotes ultra-vieilles, et les gros brasseurs, et les maigriots des petites industries de luxe. Des allées élégantes qu’on soupçonnait dans le lointain vers la ville, débouchaient fleuris des landaus berceurs de beautés mollement anonchalies dans les fleurs, à côté de rects fonctionnaires une étoile au cou, ou de militaires libres, plus droits, plus debout du torse, malgré qu’ils fussent assis, que ceux qui allaient parader. Les gros banquiers arrivaient aussi, la face rose ou rouge dans leur collier de barbe grise ; ils venaient dans de commodes calèches, pour assister au passage des baïonnettes protectrices des intérêts et de la société ; et les changeurs venaient en fiacre à leur suite, et derrière arrivait l’armée de ceux qu’occupe le soin des caisses et les courses fatidiques de l’encaissement, et bien des colloques socialistes se désagrégeaient ce jour-là, car leurs éléments les plus joyeux se dirigeaient en hâte, prolétaires inconsidérés, vers ce spectacle gratuit.

Les héros du spectacle avaient eu, sauf quelques privilégiés, de bons kilomètres à réduire pour venir être splendides sous tant de regards intéressés. La jugulaire de leur casque à aigrette colorée, laissait voir des faces de sueur. La banalité extraordinaire que communique à un mur d’hommes la parfaite identité des formes, des teintes, des lueurs métalliques, rapetissait leur nombre. Les officiers à cheval les parcouraient comme des légumes gigantesques, poussés par rangées régulières dans un champ ; à côté, les masses de la cavalerie, plus brillantes, rappelaient l’allure médiévale du pays et de sa Couronne. Des casques à formidables visières et protège-nuques énormes coquettement relevés à l’extrémité, les cuirasses décorées de relief d’oiseaux terribles, les lames à banderoles, la multiplicité des cuivres et des aciers, donnaient à la rigidité de cette énorme bande, l’aspect d’une grosse force, d’un dogue prêt formidablement armé. Et contrastes, la simplicité des formes des canons, les complexités très modernes des attelages démontraient que l’outil humain, ici amassé, pouvait être flexible ou rigide, donnant l’idée des grands ébranlements d’hommes. Aussi les divers mouvements, la lente et cocasse pyrrhique des parades modernes soulevèrent l’enthousiasme, et tout Gevehrstadt battit d’un immense unisson, où il y avait de l’esthétique, du chauvinisme, de la sécurité, de la bonne digestion, de la sensation douce de l’hippodrome, mêlée aux pinçons qu’infligent aux méninges les péripéties du mélodrame, lorsque cette armée passa devant les rois et tant de hauts barons. Ceux-ci éclataient de couleurs et fusaient de pierreries. Les nickels des selles et les étoffes des chabraques, les rubans bariolés de la poitrine, les flottements dorés des mantelets, les ventres versicolores, les écharpes tumultueuses, les casques de métal pur, les queues de coq et les crinières peintes, les aigrettes des shakos et des kolbaks joaillaient l’espace, ondoyante tache d’armée ; à droite et à gauche s’épandait le fouillis des claires toilettes de femme, et les statures raides des valets.

Christian ressentait comme les autres de la joie, à voir la sûre allure des défenseurs, l’égrégation du peuple faite pour le mater et l’entrelacis des officiers remontant graduellement vers César. Il n’ignorait pas que l’ancien instinct féodal avait fait largement place à une hiérarchie, au-dessous d’un despotisme paternel, qui sait couvrir des vétilles, payer des dettes urgentes, protéger énergiquement son homme d’armes contre ceux de la paperasserie légale ; mais le lien n’en était peut-être que plus fort.

Aussi félicita-t-il de tout cœur, lorsque les troupes se confondant dans l’horizon vers leurs lignes de retour, la foule groupée aux confins du champ de manœuvre pour acclamer leur passage, les escortes des chefs, demeurèrent seules près de la petite maison de cible. Siegfried Gottlob avait réuni pour un toast ses hôtes et ses officiers, prononça le petit discours suivant ; il l’avait souvent déjà mis au jour.

« La manœuvre d’aujourd’hui nous a démontré, une fois de plus, la cohésion et l’accord de tous les membres de l’armée, c’est une preuve du dévouement de tous nos sujets et alliés au point précis où les a placés la Destinée, symbole des volontés de Dieu dont nous tenons nos pouvoirs. Cet accord de tous, en une soumission voulue et une initiative habilement mise à notre service, nous enseigne que l’armée est prête contre tout ennemi extérieur qui tenterait de désagréger l’œuvre de nos inoubliables aïeux, et qu’aussi à l’intérieur si des mauvais jours, comme nous en menacent quelques voies perdues de prophètes, venaient à se renouveler, écho sinistre des temps passés, l’honneur et la discipline de notre armée, qui est la sainte gloire de la patrie, en sauraient faire justice. »

IV

Mais le soir de graves nouvelles vinrent troubler le roi Christian qui évoquait ses papillons d’espérance en se berçant à quelque vague musique de circonstance, confectionnée pour cette représentation de gala. Qu’elle est loin, l’image blanche de la danseuse, et les miroirs du désir que tendent les bras infléchis de ses compagnes, et lointain l’arc de Diane qu’elle a manié de si mutine manière. Les premières nouvelles qu’a glanées Sparkling, sans être terrifiantes, sont attristantes. Les grands docks de Goldwachs où s’accumulent les estagnons de pétrole, les bonbonnes d’alcool, les jarres des huiles, les tonnes d’essence, les hangars où sont rangés les thrans, les pencyles, les paraffines, flambent, et c’est sur ce ciel gris de la mer aux galiotes, la rouge épouvante d’un feu antéen, reprenant ses forces au contact de la terre enflammée ; malgré l’aide prodigieuse de tous, le feu a gagné le petit quartier saur et piteux, où les matelots calment à grands coups de pintes leurs diverses nostalgies des plages originaires.

On sait vaguement que l’effroi de ce feu, subitement déflagrant parmi ces masures, déjà envahies de sommeils ivres et de louches compagnonnages, a causé des vacarmes et des rixes, paralysant les secours par la multiplicité des cris ; et les gens des quartiers paisibles de Geldwachs ne songent qu’à isoler leurs demeures de l’orle du volcan. L’Incendie se déchaîne en force maîtresse, en feu du Hasard qui vient anéantir les docks, les banques et les comptoirs ; et, des explosions grésillent dans sa marche aux ailes déchiquetées comme des mains énormes aux doigts multiples et indicateurs. C’est l’explosion des amas de cartouches achetées à vil prix, pour en extraire la poudre et le plomb et l’expédier à des noirs candides ; c’est la lave issue des caves, d’accaparement et léchant la base des maisons non encore en feu. Tous les savants assemblages de matières ; toutes les ressources de prudence, toutes les forces pour les attentes de la hausse, toutes les habiletés, les génialités, les cauteleuses traditions que l’on se passait à cette ville, en sûr héritage et en fil de Dédale pour la vie ne servent qu’à alimenter la catastrophe. Voici qu’à l’horizon flambent comme un feu clair les immenses approvisionnements des bois de Norvège, et des salamandres géants se réjouissent une minute qu’éclate leur vie latente dans la clarté terrible ; et sous la lumière plus profonde, les faces blafardes et les mouvements des corps sont chétives allures d’ombres chinoises, inutiles et désespérées. Le devoir était simple, il fallait partir dès le lendemain pour Geldwachs.

Mais le lendemain résonna d’un autre glas, aussi sinistre, aussi concret.

Quand un peuple neuf, disposant de peu de numéraire, mais en revanche riche en terres arables, en minerais utilisables, veut aliéner une partie de ses deniers et de ses espérances contre du comptant, il rencontre le financier, pas Turcaret si vous voulez, mais plus semblable encore à ces Harpagons qui n’aimaient donner en échange des promesses authentiquées que dolentes mandolines et sauriens déclimatés. Évidemment la forme fut modifiée, mais il n’en est pas moins vrai qu’en échange d’assez peu d’or, le pays emprunteur engage beaucoup de ses futures ressources, et qu’il contracte des obligations ; l’obligeant Européen qui dut se donner tant de mal (il en ruisselle en y pensant) pour sonner à la curée (soit concentrer un syndicat de braves cerviers), demande peu de chose pour lui-même ; une raisonnable aisance couronnera la mise en valeur, trop tardive déjà, d’un pays qu’il aime, dont il suit le développement avec un intérêt sans égal, qui fut la base longue de ses meilleures appréciations sur le marché de la fortune universelle. Mais ce n’est pas seul qu’il a pu réunir les grosses sommes, les formidables piles de réconfort qu’on voulait, en bel or vivant, ajoute-t-il plaisamment, contre des titres, et des titres ne sont pas, quoi qu’on en dise, de l’argent. Alors, ce sont, à payer, commissions, et monopoles à donner ; il faut satisfaire toutes les banques, payer tous les augures pour que la foule hésitante écoute le boniment du saltimbanque et s’y arrête, et pour que cet argent éparpillé se concentre pour le plus grand bien des quelconques Guatemalas.

Lors débarquent dans le pays neuf ceux des monopoles et des concessions ; à chaque effort qu’ils font, vraiment à leur propre profit, ils demanderont, sous prétexte d’intérêt général et sous peine de mécontenter l’Europe dont ils représentent l’élite sérieuse, des allocations ; qu’importe les subsides qu’on leur donne, les nouvelles créances qu’on leur signe ; le bien des provinces est assuré par les lignes colossales de chemins de fer qu’ils jettent comme un pont de la Savane aux Pampas. Ne sait-on pas d’ailleurs dans les Guatemalas que le courtois, mais tenace délégué des porteurs de titres européens n’exagère en rien son réel crédit auprès des chefs de sa nation. Ses amis fussent-ils peu nombreux à s’être associés à sa fortune, eussent-ils à trois les cinquante ou cinq cent mille papiers qu’a homologués l’État débiteur, ils n’en seraient pas moins, aux yeux des pouvoirs toujours en souci de l’ami riche et du grand colonisateur aux mains larges, cinquante ou cinq cent mille pauvres gens tarabustés et inquiétés, sinon lésés. Et l’État débiteur cède, et le fardeau des charges, des arrérages croît, en même temps que la quantité des biens disponibles à engager décroît.

Mais il arrive, par contre, que des hommes nouveaux, dans les Guatemalas, font comprendre au populaire en quel degré d’exploitation ils sont cotés. Ces derniers leur insinuent que dans tous ces contrats personne n’a les mains nettes ; ils éveillent leurs yeux sur ce point, que des légalités ne sont pas peut-être absolument le droit ; que si le régime précédent a accepté les obligations qui ruinent pour longtemps leur sol, les appauvrissent, tout en surélevant les prix de la vie, il leur est loisible de revenir sur le passé, d’examiner leurs affaires, et de payer à l’avenir le service qu’on leur a rendu juste le prix qu’il vaut, sans chercher d’ailleurs à récupérer quoi que ce soit des années où ces services furent ultra-récompensés.

Or, il existe & ce moment que nombre de personnes se trouvent injustement dépouillées par ces décisions, car elles ont écouté aussi la voix menteuse des banques, et ont accepté de payer les bons sur les Guatemalas le prix qu’ils eussent valu si la chose fût demeurée en l’état prospère ; ces gens sont alors ruinés.

Il arrive que les banques n’ont pu se dessaisir entièrement de ces papiers, dont elles se réservaient d’ailleurs une forte quantité pour des manœuvres frauduleuses. Leur fortune décroît de toute la chute de la valeur fictive de leurs titres ; leurs dépôts engagés sur la caution de cette valeur fictive, sont volatilisés, et de pauvres gens perdent leurs légères sommes. La misère devient plus grande, et pour les privilégiés la gêne se montre.

La résultante de cet enchevêtrement d’allures financières, de la lutte de l’ancien volé contre son voleur, déjà en partie fructueusement débarrassé de son gain, s’appelle un krach.

Les Guatemalas avaient occasionné un krach, et Geldwachs était, plus que toute autre ville, intéressée dans le krach, et le roi Christian était l’homme le plus considérable parmi les manieurs d’or de Geldwachs.