G. Havard et fils, éditeur (p. 171-206).

GEVEHRSTADT


I

L’express filait le long des rampes ; la gare de Pohlstock et son jardin de rhododendrons comme artificiels et administratifs, son gendarme en habit vert, dont le casque semblait une marmite évasée à sa base et surmontée d’un tisonnier, malgré l’aspect sauvage d’un bout d’imitation de peau de panthère, n’était plus qu’un point dans l’espace ; un moment Pohlstock apparut encore, entouré de ses parcs ombreux. Pohsltock, ses toits rouges, ses beffrois amicaux, les larges frontons de ses au berges de bon accueil, semblèrent au milieu de la verdure noirâtre de curieuses pièces de pâtisserie. Le train atteignit les plateaux. Ce fut comme une libation d’air vif ; sur l’espace plan, plus près d’un ciel d’étain on eût vidé quelques boîtes de Nuremberg ; les plus saillants et les plus rapprochés de ces joujoux soulevaient leurs bonnets au passage tonitruant. L’express secouait les petites gares, des manières de cages vitrées, où pépiait tremblotante une perpétuelle sonnerie électrique ; des employés couraient, des chapeaux tyroliens échangeaient des réflexions sans doute quotidiennes sur l’appareillage et l’allure prestigieuse de ces rapides de luxe, faites pour qui ? des grands de la terre, des princes, de gros négociants capables d’acheter tout le village, en portant la main à l’escarcelle, mieux, d’un coup de crayon sur un morceau de papier ; et les quotidiens propos, une fois que le dernier wagon avait fait tressauter le hall minime évoquaient : les villes d’or avec des soirs de plaisirs illuminés, vingt portes recevant dans un étincellement de lumière blanche ceux qui voulaient voir des ballerines ; les récits évoquaient des voyages par la vie, faits pour une fois, en fugue, en jeunesse, en fougue, au temps lointain ; et les pipes fumaient plus lentement, de regret, de béatitude revivace ou expectante d’un hasard, d’une chance, d’une aubaine, pour aller encore une fois, un jour, le long des trottoirs encombrés, où s’amoncellent les denrées et les beautés du monde.

Puis ce furent d’admirables collines, des courbes adoucies de beaux seins de Titanes, où l’express dévalait crachant et sifflant comme une bande de gamins hurlants ; des lignes de forêts soulignaient l’horizon, les corbeaux graves deux par deux humaient l’air, des poulains fringuaient en peur coquette. Les jolis villages, les villages de pastel, bois et brique, bois de chêne, briques roses, église saumon à coupole de cuivre, on eût dit qu’ils ornaient autrefois des palets de géants, jetés négligemment, par un midi de pierreries et de jeune ébrouement de colosses, sur ces pentes douces, aux hasards d’une énorme partie de disque ; et des rires avaient déferlé vers le ciel à le rendre inaltérablement joyeux, et l’estafe de Bacchus perdurait en grappes énormes et mûrissantes, par des accotements de pierre sèche ; la prairie grasse se hantait à toujours de bugles de triomphe, d’une véhémente tauraille et de palefrois de fête ; le ciel d’étain semblait dépassé à tout jamais.

Et parmi les voyageurs d’express, gonflés d’affaires et de soucis, hommes d’usines et de banques, mécaniquement lancés comme sur tringle d’un bout à l’autre des lignes de fer, lequel n’avait jamais rêvé de finir dans un de ces villages en clémalites et glycines, en petites rues tournantes et sourdes, y finir en chapeau de paille et pantoufles, l’arrosoir à la main, au milieu d’un petit jardin, devant la véranda de la villa Wilhelmine, ou de la villa Monplaisir, et s’assoupir de sieste longue dans un confortable Thonet bien acquis, cependant que les jeunes filles en leurs hauts tabliers de couleur s’amusent aux routes montantes, avec des jeux, des cris et des ris, et des raquettes. On ira le dimanche à l’église, dont les vieilles statues de bois peint furent l’œuvre de l’ermite qui brava Diane, et Satan, et les fées ; et l’organiste vient le soir à la maison, jouer un peu de musique profane, et faire danser, apprendre à chanter les vieilles ballades aux frissons exténués, et les nouveaux lieds, et célébrer la bière, le vin, les accordailles, les passages des beaux chevaliers dans les vignes, et les rouets des pauvres filles, aussi la languissante cantilène qui filtre entre les valses, parmi les opérettes. Et les villageois, s’ils connaissaient les belles pensées mélancoliques, et les calandrettes d’espoir qui tirelirent aux crânes puissants, alterneraient leur voix de désir de vivre aux villes, où la rente court les rues, et recommenceraient leur complainte de malédiction contre la puissance qui inventa la division du travail, voulut qu’ils ne sachent faire en ce village que les pieds d’une chaise, tandis que le dossier et le siège sont fabriqués bien loin, ailleurs, dans une Mecque distante où ils n’iront jamais, car la loi qui les courbe là, les tient par l’exiguïté des salaires, et ne leur permet le chômage que s’ils sont égrotants et intransportables.

L’express entra dans la vaste plaine qui déclive peu à peu vers le nord. Par une nature parcimonieuse de lumière, les rivières larges montraient, aux berges, autour des chalands lourds chargés de briques, près des amoncellements de matériaux sur la berge, une large tache boueuse ; un clapotement lent presque imperceptible, provenant des ordures de l’industrie, agitait, les eaux fondamentalement calmes ; au centre parfois, entre les épais, convois d’escaudes, sillait une flèche de lumière, mémoire des Nixes qui, si longtemps, vêtues de vert, chantaient là en pinçant les cordes d’argent de leurs cithares. Des gares longues, où, des tâcherons se secouaient à courir derrière des brouettes, des buffets, des colis de messageries, et la plaine reprenait plate, en céréales et en masures, les buttes au loin, les villages à clocher d’ardoise.

Le major von Langhirsch expliquait à ses deux compagnons, respectueusement et nettement, l’importance de ce pays-là, de ce pays même qui avait été le champ de bataille du monde longtemps ; on l’avait découvert à la suite de carnages ; carnages de l’Est et de l’Ouest s’y étaient, entremêlés après le carnage et le pillage des hordes qui fuyaient par les bois, les hordes broutant au pays, par celles qui venaient de l’Est et de l’Ouest ; puis l’Épée avait installé la Croix et l’avait maintenue ; des évêques chasseurs et militants avaient frappé les vieux chênes de la cognée et tué les légendes ; leurs randonnées couvraient les terres et en rapportaient les fruits et les bêtes dans les moutiers ; des cloches et des torches de bois entiers les avertissaient de l’approche de l’infidèle. Des marais avaient servi d’ossuaire discret à nombre de barbares à la tête rasée ; sous la garantie de leurs masses d’armes les négoces avaient commencé ; l’église et l’entrepôt s’étaient munis d’hommes d’armes, et une dure race de triomphateurs s’était fondée, avide, âpre, brave, dure à la fatigue, au sang versé, sérieuse et religieuse, en oraisons après la boucherie.

« Ce furent, dit le major, les débuts de notre race royale de Niederwaldstein. Ils débutèrent par être des preux ; et la marche sauvage, leur lot premier, ils y firent place nette de forêts-repaires, de clairières d’idoles et de sauvages brigands. Le Margrave s’appuyait sur les hommes d’armes comme maintenant le roi sur les junkers. Ils se constituèrent, vous le savez, chevaliers de la foi. Chacune de ces buttes rappelle un de leurs actes d’héroïsme et de piété. Quand vint la réforme, ils étaient déjà, comme des tzars, sur leurs domaines papes et souverains ; en plus ils étaient les économes de toute la surface du pays. La réforme consacra leurs droits ; et si les hommes de ce temps n’eussent été trop nombreux à être ambitieux, tenaces et forts, le but de ceux qui embrassèrent la foi nouvelle, pour être des hommes selon Dieu, droits et solides dans des principes fixes, sous la crainte et la connaissance de Dieu, en pleine possession de leur conscience eût été rempli ; déjà depuis des siècles l’œuvre eût été faite, le Niederwaldstein aurait eu son souverain impérial à l’image de Dieu. »

Sparkling se souvenait des propos du docteur Vana, de l’indéracinable instinct qui pousserait les provinces, l’ivresse des victoires passée, à se retourner vers elles-mêmes, vivre leur vie locale, renoncer à des charges de grandeur ; il ne partageait pas d’ailleurs ces opinions, mais ne sut se tenir d’entreprendre le major sur la possibilité de tendances particularistes.

Le major s’en amusa beaucoup ; comment serait-il possible ? vous savez très bien que ces petits peuples, pour avoir été désunis, ont été perpétuellement fouaillés par le vent des grandes guerres. En transportant la guerre chez eux, les grands potentats ennemis, étaient tacitement d’accord pour ménager leurs propres domaines, et protéger (il voulait dire tondre) leurs sujets, uniquement eux-mêmes. Ces guerres anciennes furent des tournois où l’on se donnait rendez-vous dans l’état-tampon, de façon à y vivre et s’y battre. Maintenant que le faisceau du Niederwaldstein est réuni, ils sont heureux et paisibles. Les guerres se feront ailleurs ; les annexions plus ou moins simulées ont déterminé chez eux un redoublement de prospérité ; un peuple fort se protège.

Le roi songeait, à part lui, que le major dans sa bienveillance générale pour les petits pays qu’il faut défendre et aimer, ne songeait plus à l’état exact du Hummertanz ; annexion, protectorat, charges, tout cela il le trouvait oiseux et lourd. Rien ne lui souriait moins que d’être englobé ; la politique qu’il rêvait consistait à être chéri de tous ses voisins, en durant, en leur épargnant, l’embarras de se battre pour fixer le sort de sa dépouille. Être le second dans Rome, et même moins que le second, ne le tentait pas. Mieux vaut une bonne maison dont on est le chef qu’une forte part dans une association ; et pourtant les faits se dressaient ; peut-être devrait-il choisir ; aucun de ses puissants voisins ne voulait le manger, mais chacun désirait, se rattacher fortement avec des bienfaits, des traités, et si possible quelques bonnes et fortes garnisons. Ce maigre major paraissait posséder les dents longues ; c’était sans doute un spécimen accompli, choisi parmi ses camarades pour cette occasion ; les autres devaient être très semblables, fanatiques et insatiables. Quant à Sparkling, le major lui plaisait infiniment en réveillant dans son esprit, par ses paroles, ses gestes et ses réticences, des milliers de gais souvenirs, d’abondantes caricatures. Cet officier lui semblait verni, peint pour la parade, modifié ; d’un léger frottement on devait pouvoir faire réapparaître le pèlerin militaire et commerçant ; ses goûts joyeux et de vie régulièrement turbulente et tourmentée sans imprévu, lui communiquaient de l’éloignement pour les piétistes raisonneurs du sabre, dont il percevait l’âcre désir d’accumuler et le prosélytisme excessif ; encore mieux valait ce sans-patrie de docteur Vana, ne demandant aux horizons que du houblon, du tabac et des collections d’art.

L’express à toute vitesse rongeait maintenant des landes et des bruyères ; des plantations de pins donnaient de loin des aspects de forêts ; la main de l’homme se révélait dans la régularité des plantations. Des pins pour les fêtes de Noël, voisinaient avec des essences de chauffage, qui adossaient leurs derniers stipes à des bois de construction, dont les masses subites trouaient l’épais rideau vertical des arborescences, puis un coin de plaine en culture pauvre, et des parcs d’élève, de limoniers, de chevaux énormes, de chevaux de voltige qui peuvent supporter la large selle d’équilibre des pirouettantes écuyères, et puis le bois, la plantation recommençait. En brûlant les gares, on n’apercevait guère de villages, parfois une distillerie fumait ; les quelques êtres qu’on apercevait sous le ciel redevenu d’étain, étaient vêtus lourdement, grossièrement, comme de cuir. On savait dans ces sombres parages de lourds châteaux mélancoliques, d’un triste et maussade rococo, aux salles énormes, aux boiseries évoquantes et mystérieuses, avec de larges balcons de fer et de vastes fenêtres muettes sur des lacs de plomb ; des vols de hérons tremblaient seuls dans les airs ; et des légendes y faisaient mourir de langueur des princesses, ou parfois prenaient-elles, exprès et par désespoir, des germes de maladie mortelle, près des étangs taciturnes et comme repentis, contre l’opacité desquels mourait le reflet. Les châteaux vides s’étaient autrefois illuminés, des jours de chasse, du feu des cheminées énormes où s’entassaient les venaisons ; peu à peu on les avait abandonnés, et de vieux princes, de vieux aïeux y gisaient, le plus souvent, ces temps, s’y laissaient oublier d’un oubli que ne troublait plus aucune invitation de paraître à Gevehrstadt ; parfois des princes de la race royale y étaient venus mourir, toujours prématurément ; et brusquement revint à la mémoire du roi le manoir lointain de la province isolée dans des sables presque pareils à ceux-ci, dans la solitude animale et végétale des plus pauvres cantons qui soient, le manoir où la reine s’était retirée pour pleurer son fils ; manoir triste, inquiétant, souci du roi qui n’y voulait jamais retourner depuis qu’il y avait conduit une sœur malade ; à quoi s’occupait la reine à essouffler des chevaux ou époumonner une épinette. Sparkling requis aussi par cette similarité de paysage pensa, mais bien différemment aux mêmes personnes ; que pouvait bien civiliser dans ces contrées la duchesse de Sparkling, et comme l’austérité du séjour la devait relever de haut goût.

La plaine s’éclaircit, on aperçut une vague rangée grise de maisons ; peut-être un ou deux dômes faisaient-ils saillie ; puis une large plaine rase comme un champ de manœuvre ; une guinguette dotée d’escarpolettes où balançaient des militaires, de maigres auberges, une petite rue sale, avec, dans l’indiscrétion brutale du train passant derrière les maisons, une exposition de bardes sordides le long de cordes, des femmes en camisoles, des moutards en criaille, puis majestueusement le train ralentit, glissa, c’était Gevehrstadt. La ville aux vingt églises, aux trente casernes, la capitale du Niederwaldstein ; l’énorme ville improbable fabriquée par l’agiotage et la victoire, étonnante en Europe, comme une cité transplantée d’outre-mer, comme une ville américaine qui se serait refusée aux derniers progrès et qu’on eût exclue, dans ces sables primordiaux, près des fleuves froids.

Le landau qui emmenait les voyageurs, plus un jeune prince chargé par l’étiquette de les accueillir à la gare, cahota un instant, puis dut prendre le pas derrière un magnifique escadron de gardes du corps, blanc et argent, qui randonnaient, placides, vers quelque piquet d’honneur. À peine libre de cet impédiment, il dut filer entre des petits paquets de uhlans aux manteaux sombres. Il brûla la façade du nouveau Parlement bien situé entre une petite caserne d’infanterie, un quartier de cavalerie et un petit bureau de télégraphe, tout cela bien prêt pour l’effectuement prompt d’un de ces coups d’État, base de la politique représentative au pays du Niederwaldstein. Il croisa au long des trottoirs près du bâtiment gracieux de l’Arsenal, cependant qu’à l’autre travée des Platanes une foule, ballante, agitée, précédait triomphalement, le corps de musique d’un détachement d’infanterie ; enfin ce fut le Palais, des dépendances piquées à distance égales de grenadiers. En face les bâtiments des musées royaux, copies de palazzi italiens et d’édicules grecs, grelottant sous le ciel d’étain. Siegfried Gottlob, l’encore jeune empereur, attendait ses hôtes dans la salle de marbre, un métis d’atrium et de tepidarium. Douze blanches statues de vieux margraves épuisaient tous les renseignements que possède le monde moderne sur la musculature et l’armure des Lacédémonicns antiques et des Romains conculcateurs du monde. Les faces seules suivaient authentiquement les souvenirs glorieux de la race des Eisenfahrt encore qu’elles fussent agréablement laurées. Les calvities à la César et les perruques à la Louis XIV alternaient ; ce n’était décidément que l’angle facial qui demeurait exact selon le mode généalogique. Il était de dimensions épatées, et notablement camard. Entre ces statues, des écussons et des pavillons enlevés à l’ennemi tant héréditaire qu’occasionnel ; le Niederwaldstein avait tant guerroyé soit pour sa grandeur morale (but d’annexion), soit pour sa grandeur de dignité (but de subsides).

Au plafond des anges bien vêtus et des renommées drapées ; sonnaient les grandes trompettes autour des tables de la loi nouvelle, « où j’ai posé le pied, là est ma terre ». À la voussure, des débuts de chansons militaires, des versets pour ainsi dire de vieilles, marches régimentaires, incarnaient jusqu’ici l’émotion, pour ces gladiateurs féodaux, du passé, d’étapes en étapes ; et, pour la circonstance Siegfried-Gottlob avait revêtu les insignes, restaurés par le plus consciencieux des archéologues, de l’ordre, nouvellement reconstitué des chevaliers au Lion, ordre jadis périmé dans les mésaventures. Le casque et la cuirasse d’argent faisaient image héraldique avec le long manteau d’hermine ; l’épée, autant que faire se pouvait, ressemblait à celle de Charlemagne. En peu de temps le roi Christian était incorporé à haut titre parmi les chevaliers de l’ordre et Sparkling plus modestement.

Des propos graves et mesurés, d’une absconse pluralité d’intérêt parèrent les minutes premières de la réception officielle, et les deux souverains se retirèrent ensemble, pour devenir simples mortels.

Pour user de la liberté laissée à son rang moindre, Sparkling s’en alla par les rues larges et froides. Ah, que d’embellissements depuis son ancien séjour ; la rue des Gendarmes menait toujours à la rue des Canonniers qui confinait à la place des Cuirassiers vers le jardin des Pontonniers, mais là où il avait laissé des masures, c’étaient hauts halls de brasserie pareils à des synagogues plus mauresques encore que des Alhambras, avec d’immenses lustres de Venise, dédiés à l’Électricité. Près de l’Église de la Garnison la foule des moutards oscillait comme toujours autour des étals de charcuterie et de saucisses cuites ; la foule des soldats sans armes se promenait toujours lente d’un bout à l’autre de l’ironique allée des Détaillants, aux arbres si minces ; la rivière si menue sous les ponts énormes n’avait pas embelli, seules les statues des ponts avaient gagné en beau vernis. Le Rathskeller était toujours à sa place ; encore à sa place est trop dire, car son lieu d’origine fut central ; ce fut autour de ses vastes salles d’honnêtes et copieuses délibérations, autour de ses sous-sols sanctuaires, d’honnêtes et copieuses libations, au courant desquelles la belle et rubiconde bourgeoisie mâle agitait le sort du monde ; maintenant le Rathskeller est toujours au même endroit, mais la ville s’est déplacée ; le sanctuaire de la bière blanche n’est plus le point par excellence ; il a des similaires dans des faubourgs, plats, sales et lointains. Néanmoins, l’étranger qui s’attable à ces places honorées d’un vieux nom d’échevin gravé en lettres d’or, entendra toujours, s’il prête l’oreille, la même conversation que jadis, agitant les chances de guerre et le cours des denrées. La cave profonde remplit dignement sa charge de fantôme municipal, de vieux bourgeois allemands. Les dames de ceux qui siègent dans la cave profonde ? C’est tout auprès de la ville au jardin zoologique que les chaises sous la clarté estivale se hérissent de crochets et d’aiguilles à tricoter. Une laiterie souvent les requiert, et c’est autour de ses tables vert d’espérance qu’elles continuent à la marmaille recueillie, la leçon de choses commencée devant les oiseaux des îles, les grands fauves, les aigles captifs et les nombreux pachydermes. Instruire en amusant ! et comme ailleurs on vient à heure fixe voir manger les tigres et les lions (la foule se bigarre de quelques militaires, comme ailleurs on va agacer les singes), sans gêne comme partout, sans respect pour la glorieuse capitale ; mais plus qu’ailleurs on fait admirer aux marmots la touchante otarie qui témoigne sa joie dès l’arrivée de son habituel gardien. Il y a dans son attachement un parfum des vieilles vertus de la race de Niederwaldstein qu’on met en relief :

Et les rues qui mènent à ce gracieux Zoologique vert et froid comme un parc anglais, des groupes de dames lentes les parcourent ; elles y vont, elles s’en retournent, et des casques alternent avec des shakos, des patrouilles à cheval, avec des rondes à pied, un remous brusque, la foule court, c’est Siegfried Gottlob en une de ses toilettes militaires, qui fait son tour de bois exhibitif, flanqué d’aides de camp. Des fifres et des tambours, des tambours et des fifres, des musiques militaires, des files de troupes, des files de passants qui devisent tout au long des grandes allées, de la grande Brasserie, au grand Jardin !

Les soirs de Gevehrstadt bouillonnent de félicités, mais uniformes. On y peut entendre de la musique en buvant de la bière, ou en buvant du vin, des effluves vocaux et instrumentaux ; on y peut entendre de la musique plus légère, compliquée de quelques apparitions d’icariens et de trapézistes ; on peut, toujours en buvant, apercevoir des ballets anglais et des ballets italiens. On peut entendre de la musique et voir des ballets français, mais au théâtre ; c’est aussi une occasion de se familiariser avec la figure des militaires de la Garde, à l’état de repos, non plus martiale mais conquérante. — C’est ce que craignait Sparkling, rencontrer dans sa loge le maréchal du palais de Siegfried Gottlob et remarquer à nouveau combien son crâne chauve, couleur lie de vin, s’emperle à l’arrivée de la première danseuse, revoir le profil du général d’artillerie, dont les yeux se mouillent mécaniquement à toutes les phrases en andante, et le chambellan qui épie les figures et les révérences, et les mêmes propos (pour grossir le dossier il fabrique, à intervalles espacés, des mystifications anonymes qui réveillent la capitale comme un bruit terrible de miaulements), ou bien la belle madame, professional beauty, qu’on dirait arrachée par Canova aux flancs d’un bloc d’Emmenthaler, et celle qui recueillit, dès tant d’ans, les ultima verba de tant de kapellmeisters, et en conserva un air héroïque et déluré, d’une jeunesse toujours sévillane, et tant d’autres qui règnent sur les armes, les arts les pelleteries, les monopoles, les dépôts uniques, et les formidables caisses, bardées de fer dans des sous-sols à huis de fer, où veillent, captifs et terribles, des prolétaires, le colt près du poing ; non ! c’était décor trop général, trop capitale universelle, trop cosmopolis à places réservées, et Sparkling préférait à ce solennel ennui, la petite titillation de plaisir qui semble luire aux locaux simples et sans apparat.

En longeant, par ce soir tiède et sans étoiles l’allée des Platanes, Sparkling avisa le Mirabilium.

Le Mirabilium était une collection d’étonnements primitifs et spéciaux. On y accédait, passé le nécessaire guichet, par un escalier façonné dans une grotte ; des feux versicolores y éclairaient des scènes touchantes d’amour et d’abandon qui se passaient aux temps mythiques, quand des choses se passaient dans des grottes. Un mécréant de cire foncée, brune et rocailleuse figurait Kaïn gravissant des pentes perdues et faisant face au chevalier Tannhauser las de Vénus. Sorti de cet enchantement, on pénétrait dans un couloir comique où s’amoncelaient toutes les variétés de miroirs déformateurs, ceux qui élargissent la face, ceux qui la savent laminer, ceux qui la creusent, ceux qui l’enflent, et des variétés peu connues, qui écrasent le milieu du corps pour en augmenter les extrémités ; c’était une gaîté des bons bourgeois de la ville, de s’y tenir pour voir fuir, passantes rapides, les dames indignées de ce nombreux outrage.

Lamentable, à la suite, s’offrait, en un retrait, une exposition, avec formes de cire, d’une salle de café qui fut Olympe aux beaux-esprits de Gevehrstadt. Subtile allégorie des choses ! ces beaux-esprits qui furent, le jour de l’inauguration, tout battant neufs et lustrés, tels que dans la vie où leur gloire enfantait interminablement leur gloire, étaient, à cette heure, défraîchis, comme en ce jour leurs modèles, envahis du lourd crépuscule du déclin. L’ironie du hasard avait laissé au front de ces faces lézardées leurs anciennes chevelures, leur lainage d’espoir crépu, les abondances jaunes de l’or en rêve, et Sparkling mélancolique parfois, que l’esprit de la décrépitude façonnait plus que tout autre à une minute lamentable, crut voir, dans l’aréopage attablé, les futurs croque-morts de ces gloires que le Destin juste eût affublé de leurs têtes, au-dessus du quelconque et impersonnel habit noir.

Une heureuse diversion lui fut procurée par la vue miniature du déluge.

En une cuve calcaire, hérissée de rocs en dentelures, d’aspérités lancéolées, de chanteaux de plâtre encastrant des rognons de minerai dans un châssis de grises fongosités, tendait des bras de désolation une menuaille de vieillards et d’enfants, grimpaient des serpents, des ichtyosaures et toute une faune de jouets d’enfants. Un préposé devait, quand un nombre requis de personnes lui avaient remis une surtaxe, faire jouer les grandes eaux et vider dans un réservoir les cataractes d’un déversoir. À ce laps, les amateurs n’ayant pas encore fait corps, les désolés compagnons de gypse avaient plutôt la semblance d’arder de polydipsie et ce fit de la peine au spectateur attiré d’autre part par la chambre des horreurs.

La chambre des horreurs, malgré la redondance de son illustrat, et son but de frapper à l’esthétère le commis et le tâcheron en joies de fêtes, n’était qu’une salle brune, entourée de vitrines où des masques de plâtre et des mains alternaient leurs blafardes préparations ; c’était, selon la notice, les faces et les mains criminelles de ceux qui avaient échiné, assommé, des jugulateurs, des trousseurs, de ceux de la hache, du surin et de la drogue.

Un savant criminaliste italien avait fourni le document, jonché d’indications la salle moralisatrice, radoubé les ignorances et les lacunes ; néanmoins quelque scepticisme s’était manifesté dans les classes dirigeantes, moins crédules au feuilleton exposé que les thètes, et c’était une plaisanterie courante que diffuser cette légende : l’administration, quand elle ne pouvait se procurer les masques des grands criminels (les vulgaires étant faciles à rencontrer comme carême-prenants) y suppléait par l’effigie des ténors vieillis et des tragédiens qui avaient cessé de frémir, ceux qui n’avaient jamais pu aborder les grandes rampes, et n’avaient lacé que des cothurnes de bicoque.

Ce furent ailleurs, sous des dômes, en des cages de verre, la jeune fiancée qui expire tout de blanc robée, l’oranger aux mains ; le soldat qui râle, convulsé, tenant encore en main le fusil, la main au cœur, les yeux battant et le poitrail tressaillant par mouvement d’horlogerie, la dame en cire, si élégante, qui vous tourne le dos débouchant d’un couloir étroit en envoyant un bonjour à une compagne, éthérée et penchée souriante d’une loggia, toutes deux captivantes de sveltesse molle ; l’inévitable employé, à qui inévitablement s’adressent des demandes de renseignements, un joyeux guignol des souverains dépareillés, une Frisonne, des Algériennes, des enfants saisis par la neige, et dans un coin, presque caché sous une étoffe maugracieusement tombante, Sparkling en croirait-il ses yeux ! le vieil aïeul, l’inexpiable aveugle relégué là, tout seul, sans suite ; ah si ! avec suite ; son vieux chancelier encore vivant, mais délabré, banni fruste au dolman piqué de mites, disparaissait un peu plus loin, dans la pénombre plus épaisse.

Ah ! sans doute, dans les bâtiments d’État et dans les musées militaires, où tout déplacement des grandes toiles héroïques et des barbouillages coûteux détermine tant de frais, les vieux soutiens du Niederwaldstein, devaient garder leur place vénérée. Quand une fois, on a fait strapasser toute une galerie de gloires, de batailles et d’apothéoses, on y regarde à recommencer ; et pourtant une ombre passa sur le visage de Sparkling ; ces grands tableaux n’étaient pas des fresques ; détruisibles, on n’y pensait pas, évidemment, mais amovibles, il se put qu’on y pensât ; et le souvenir de Christian se levant, il sourit à la pensée d’un Christian relégué dans les combles pendant qu’un héritier joyeux dévorerait ses revenus, les reliquats de ses grandes affaires et de ses colonies, d’un Christian pâle, défraîchi, relégué dans les dépendances, les communs, les parloirs d’école. Triste ! triste ! où s’en vont les têtes dominatrices et les poitrails constellés de leurs détenteurs ! Enfin ! des grandes salles, autres, pouvaient encore enfermer dans des plis de drapeaux les statues colossales des prédécesseurs. Et Sparkling marcha, rectograde et rétrograde, reconnut, explora les largeurs hérissées de figurants, les murs parés, les coins les adjacences, sans rien voir d’autre que partout, lustré, pompeux, neuf, seul ou entouré de son état-major, seul ou entouré de sa famille, seul ou avec la reine, seul ou avec ses alliés, vêtu en hussard, en chevalier au lion, casqué, cuirassé, simple, fastueux, en petite tenue, bon enfant, en chasseur tyrolien, en homme de guerre, de home ou de romance, mais toujours éminent, plus seul encore d’être entouré, liturgique, unique et papal, Siegfried-Gottlob, le fils de ses pères.

Ah ! bien passe la gloire du monde, et cette mode qui voulut que de leur vivant le vieux roi et son ministre présidassent toute fête de leur image statuaire, de leur moulage, de leurs traits marouflés sur ceux déjà de leurs prédécesseurs ; qu’ils fussent les compagnons de toutes les fêtes et le rappel aux devoirs, dans les plus vifs plaisirs ; la mode courtisane s’en allait, et couvrait leur mémoire de son ironie iconostrophe.

Ils étaient pourtant venus là, de leur vivant. Sparkling se souvenait, encore jeune attaché à quelque mission, d’avoir erré par là, respectueux derrière leurs talons et admirant les hautes carrures ; le vieux roi avait erré, considéré le déluge, le coin de Grenade, les épouvantes et les attendrissements ; il s’était assis au buffet pour y louer la bière blanche, il avait voulu comparer sa stature à celle d’un géant nourri et montré par la maison, un géant slave, à peine plus haut que lui, si ce Tartare d’exploitation eût été dépouillé de tout artifice ; on disait même que l’imprésario qui s’attendait à une large libéralité royale, ayant en prévision clos ses portes au public, n’avait été dédommagé que par le strict montant (les entrées, celui qu’il eût perçu si, au lieu de quarante dominateurs, il eût reçut quarante hères, mais qu’importe des racontars !

Ô gloire éphémère, ironie officieuse, nivéale désobligeance des choses ! et Sparkling s’en revint attristé vers les galas.