G. Havard et fils, éditeur (p. 113-170).

PÉRIPLE FORTIFIANT


I

Il s’était gâché quelques éphémères semaines, depuis que le corps du prince Max-Éric, dérobé à l’affection populaire par une foudroyante pleurésie (le diagnostiquèrent et l’affirmèrent deux médecins de son régiment et deux doctes bonnets de faculté) était parti, dans le luxe sombre et les dolentes musiques, vers la petite église antique qu’abrite la noirâtre verdure d’un parc forestier, non loin de la capitale. Du palais à l’église, la garde bourgeoise avait fait face le long des trottoirs à la garde royale, et toutes deux présentaient les armes au large catafalque surchargé de couronnes, au cheval d’armes boitant (de tradition) sous un emmaillottement de crêpes, aux envoyés des puissances, chenus militaires de représentation, chatoyants d’étoffes, la poitrine minéralisée et pavoisée, tiercés de jeunes princes aux allures populaires de simples lieutenants. Le roi Christian avait suivi de pied le cortège jusqu’à l’église cathédrale aux vitraux, de merveille, insigne du médian panneau d’un célèbre triptyque de Dürer dont les volets avaient été jadis vendus en Hesse et en Saxe. Son oreille, distraite et navrée, avait absorbé en vague bourdonnement les mouvements bossuétiques du digne cardinal primat ; le zèle des musiciens spéciaux de la couronne avait battu son tympan, sans y graver leurs accents. Après les bénédictions de mise, le catafalque avait oscillé lourdement, puis repartait. Sur la vaste place, au milieu du cordon de troupe, des humbles, des femmes en mystique mante et bavolet monacal avaient prié et pleuré, des larmes rondes coulant sur leurs faces blanchâtres et anémiées, émues sincèrement de la précocité de cette mort, et saisies, violées par l’ordonnance festivale et lugubre de la cérémonie. Voisinaient des ordres mixtes d’hommes ; des congrégations d’ouvriers catholiques groupent des calvities agenouillées autour de bannières roides de fils d’or dont le mainteneur tentait à concilier une allure un peu militaire et recte, avec la molle inclinaison d’un homme détrempé de tristesse. Quelques-uns avaient fait mine de se jeter sous les pas des chevaux de douleur, simple gesticulation émanée d’un très ancien rituel.

Puis retrouvant les rues et leurs lignes droites engoncées de troupes, avaient disparu le roi à pied derrière le cortège, puis le cheval d’armes, les porteurs à bras tendus des décorations étalées sur coussins, les représentants des puissances, les syndics des corps officiels, les groupes pieux tout à l’heure en prières, les synodes de dissidents, des files de béguines en lamentation, des délégations de fabriques d’église, faisant assister au morne défilé les représentations en plâtre peint et doré du dieu et des saints de la religion d’État ; des évoques priaient sous des dais de deuil, tandis que cadençaient le pas les cuivres élégiaques. Puis entre des haies de cavalerie, les voitures de la cour, chevaux menés en mains par des laquais, assombris d’une bande de crêpe tombant de leurs collets à leurs talons, et puis des troupes, des troupes, le canon du fusil incliné vers la terre, puis de silencieuses batteries, et encore des cavaleries. La théorie lente défilait, sous des balcons et des fenêtres, ultra-chargés, loués à grand prix par des curiosités recueillies ; puis le prince Max-Éric fut couché dans la petite église, pour y dormir à jamais son rêve familier de grandes manœuvres et d’amourettes.

La reine s’exilait pour des mois, dans un lointain château près des landes de bruyères et des étangs opaques où ne s’aventurait nulle rame, assombri d’un horizon de pins noirs au lointain comme des cyprès, depuis longtemps seul et sans hôtes, désuet des pompes frivoles de la cour ; Christian n’y mettait jamais l’ombre même de sa présence. Elle n’emmenait que peu de familiers, dont la duchesse de Sparkling, dont la douleur fut touchante et exquise, toute ivoirine et mauve, sa merveilleuse et multiflore toison blonde, étroite, serrée, jusqu’à ne paraître sous les voiles qu’une plaque d’or ancien, à peine discernable, et le bon bibliothécaire Thaler, dont les longs discours coulent à pleins bords, corrects, et doux durant les invincibles sommeils sous la lampe, si myope et si poli qu’il s’excuse envers la chaise où son rôle est de s’asseoir de l’avoir légèrement heurtée, la prenant pour un ou une de ses considérables bienfaiteurs ou bienfaitrices, et l’inséparable aumônier à qui la reine parle, sans jamais écouter ses réponses d’une courtisane orthodoxie, modulées toujours en cantique spirituel et mi-ardent à la Vierge.

Christian rentra dans son palais et apprit avec satisfaction que très peu d’arrestations avaient été nécessaires pour maintenir l’ordre en cette journée d’amère solennité ; il initia brusquement l’héritier présomptif, à quelques secrets d’État encore inclus en lui-même et ses ministres. Les jours suivants, il végéta taciturne et inabordable, et fit annoncer à son maréchal du palais que le deuil de cour étant ordonnancé, et les recommandations nécessaires faites avec soin, à un sous-ordre, il eût à visiter quelques contrées, à son choix, proches ou lointaines ; de toutes manières, et de quelque temps, sa présence en Hummertanz serait jugée de moindre prix que les éléments de conversation future avec son souverain, qu’il ne pouvait manquer d’accumuler en un long périple. La fluide habileté de Gouttegrass persuada à la presse de toutes nuances, le catéchisme indiqué de haut lieu, touchant la mort du prince Max-Éric ; seul le directeur du Fait Accompli, Grossings qui doutait, doutait quelques jours, sans pourtant rien avancer de précis, de simples objections seulement, nécessita de la part de ce chambellan des lettres, quelques allées et venues. Sa dernière visite décida M. Grossings, dont les besoins d’argent étaient notoires, à publier avec des notes attendrissantes, quelques devoirs d’élève du prince Max-Éric. Il cessa du même coup de se transporter auprès de Mme Albestern dont il emmaussadait parfois les instants. Cette dame se trouva brusquement devoir satisfaire à des engagements lointains et prodiguer sa voix et sa beauté en des cités où M. Golzer continuait sa carrière dramatique, mais modifié et cueillant des lauriers principalement dans l’honorable tragédie classique. Tout cela était sans corrélation possible avec le deuil royal et national. Sparkling enjambait l’Italie ; ostensiblement il baillait dans les chefs-d’œuvre ; il visitait de souples savants, et des diplomates déliés, d’une finesse d’ailleurs sans emploi contemporain. Il rendit ses devoirs ou accepta les égards dus, des branches de hautes familles Hummertanziennes, visibles en ce pays. Point de grande famille du Hummertanz qui n’ait de représentant à Rome, pour y vivre par similitude, tout entière plus près du Pape. Il parcourut des Allemands comblés de notes marginales, de liliaux et Britanniques spécimens d’un ancien art aboli dans cette Italie trop légère, des psychologues Français absolument désabusés. Il vit sans regarder, regarda sans être vu. Peut-être est-il vrai que des birerias lui furent, certaines heures, benoîtes et favorites, et qu’il s’égara parfois, dans des crépuscules sur les villes ; mais l’heure du soleil couchant, barre de splendeur sur le jour médiocre est favorable aux réflexions des hommes d’État qui mûrissent les Atlantides d’un futur triomphe, résultat de la force de combinaisons conçues à l’âge de l’expérience. Le duc joyeux, se nuançait de profondeurs, et more Socratico, s’entretenait volontiers avec de belles passantes, continuant à vivre son rêve de beautés. Sans doute l’harmonieuse cadence d’un ballet comporte toute l’harmonie du mouvement, et sa grâce, et ses multiples allégories ; de plus la vision d’un ballet magnifie, si l’on dédaigne la lorgnette, instrument trop moderne, la beauté des élues qui figurent, au cachet, l’Ève éternelle. Tout cela Sparkling se le disait aussi fréquemment que possible, et tenait minutieux contrôle des distances qui étendent leurs mirages irréfoulables entre la vision d’ensemble et les complètes excursions de détail. Il n’est pas avéré que Sparkling n’établit pas un soir un sonnet, dans le mode de la Vie nouvelle, c’est-à-dire apparemment brûlant pour une dame, qui n’est autre, au dépouillé, qu’une vibrante idée eucharistique.

Le roi Christian demeurait morose ; au lieu d’excéder ses entours de petites farces tatillonnes, il les évitait. L’ouverture des Chambres, les prônes séculiers, non sans quelques bizarreries rhétoriques sur la solidité croissante du Hummertanz, les manifestations affamées, rien ne le déridait. Il ne rompait son taciturne silence que pour grommeler que certains délégués de son pouvoir, seraient plus utilement employés à ratisser la terre en des endroits qu’il connaissait bien, ou à défricher les colonies nouvelles, qu’à compliquer de sottises la marche des événements d’Europe, autant que pour une faible part, leur malencontreuse existence y pouvait contribuer. Il traita de chien le colonel de la garde bourgeoise, innocemment venu lui demander de passer une revue de luxe, demanda au ministre de l’agriculture s’il saurait seulement traire une vache et déclara sans ambages à un ami partisan de l’abolition du corps censitaire, que les auteurs de la constitution de Hummertanz avaient déçu la bonne volonté de son vénéré père à force de crasse sottise, qu’il avait d’inintelligents suppôts ministériels, et à qui la faute, « le corps censitaire ne lui envoyant que des baudets et les universités et écoles d’état que des marcassins ». Le ministre de la liste civile le supplia d’éviter un épouvantable scandale ; il le mit à la porte en jurant que c’était bien fait, et pourtant c’était grave. Voici.

Une des compagnies coloniales fondées avec privilège du roi, et le contenant comme principal porteur de titres, avait tenu à Geldwachs, le port principal du pays, un congrès. Il s’agissait d’inculquer à la dépendance un peu de l’ardeur industrielle de la métropole et de lui demander en échange plus de rendement. Les hommes du capital avaient, dans ce but, convié les hommes de la science à conférer avec eux dans la splendide maison des canaux, si célèbre par sa décoration mi-hiératique, mi-moderne, obtenue par l’application d’immenses cartonniers en pitch-pin aux magnifiques coulées de lumière, enserrant le vert émeraude de casiers, contre des parois revêtues de vieilles et majestueuses cordouaneries, à ramages d’or et reflet de pourpre sombre. Le résultat des discours, toasts, enquêtes et bilans, fut qu’une mission élue parmi l’élite maturante et juvénile de Geldwachs dût partir, pour aller là-bas, explorer les plaines, fouiller les forêts, remonter les fleuves, et partout fonder quelque chose, dans le modèle qui leur plairait le mieux, mais fonder toujours et partout quoi que ce soit qui multipliât l’ivoire et engrangeât l’arachide. Le soir de cette décision, l’élite mûre se recueillit dans les salons des armateurs notoires, et l’élite juvénile parcourut en pompe l’immense quartier des docks de Geldwachs ; ce choix de jeunes hommes but à son meilleur avenir des bières germaniques dans des brasseries larges et blanches, où les Tyroliens affirment continuellement leur Heimweh, des stouts spumants en des pintes de métal dans des cafés rutilants de nickel et de verreries de couleur, où les capitaines anglais dignes et rogues considèrent méprisants, l’ivresse bavarde et gesticulante de leurs collègues américains. Ils firent des vœux pour eux-mêmes dans les cabarets où l’on trouve le meilleur genièvre d’exportation, et les plus suprêmes tafias d’importation ; le tout fut couronné d’une enfournée commune dans un grand bail cosmopolite, où des chanteurs anglais, allemands et français venaient à tour de rôle donner aux assistants la plus désavantageuse idée de leur mère-patrie, et ils conclurent leurs échanges de vues sur leur providentialité respective en matière, d’expansion extra-européenne, par un choix judicieux des meilleurs vins mousseux ou non. À cet autre congrès, diffèrent de celui du jour, furent appelés les Bourgognes et les Champagnes, les vins du Rhin les plus secs, et même l’Asti, si bien qu’il n’y avait personne, à l’aube, parmi ces apôtres qui ne se jugea d’après son tempérament, un Cbristopbe Colomb, un Stanley, ou simplement un Balboa.

Le navire qui les emporta, confortable steamer, peint de blanc, mugit de sa sirène quelque temps, au milieu des nombreuses barques pavoisées et des petits yachts qui l’accompagnèrent de leurs tendres acclamations ; le grand steamer, ce jour-là encore, illumina la mer de gaietés scintillantes le verre à la main. Il les conduisit sans incidents aux ports d’Afrique, à la nouvelle Jérusalem de l’explorable Chanaan. Puis bientôt on apprit qu’ils avaient nolisé une flottille, que les savants et les aventureux voguaient sur le Haut-Fleuve, avec des soldats indigènes, austèrement dédiés au bien de la généreuse métropole. Puis on n’apprit plus rien. On sut plus d’un an après, de par une expédition d’un millier d’hommes armés de fusils qu’on envoya aux renseignements et qui triompha heureusement de quelques tribus armées de flèches et de massues, qu’ils avaient été mangés. De tristes vestiges de leurs souffrances et de leur enthousiasme furent annoncés aux familles frappées de Geldwachs, où le deuil apparut, assombrissant les fronts, les costumes, et les allures gaies et argentines de l’existence. Ce fut alors, quand des projets de monuments eurent été conçus, que la prose et les vers officiels se furent attendris cacophoniquement, qu’un journal de l’opposition lança comme un pétard, des lettres et des carnets de souvenirs, à lui communiqués par le parent d’un des plus humbles membres de la mission, un homme qu’elle s’était attaché avec le grade de cuisinier. Les plus affligeantes révélations sur les mœurs brusquement dissolues et purement locales, que les missionnés s’étaient immédiatement, et ensemble, de grand cœur adaptées, éclataient de jour en jour avec la précision de pièces d’artifice. Les bouquets suivaient les chandelles romaines ; ce n’était que maquignonnage d’esclaves, échange de négresses, rapines vis-à-vis de l’indigène, preuves d’une amitié avec l’État qui allait jusqu’à lui emprunter sans compter ; chez ces gens graves et instruits, et effondrés de responsabilités, chez les hommes murs plus que chez les jeunes gens, c’était une miraculeuse floraison du vice des peuplades primitives avec un abandon vraiment charmant, et la plus enfantine désinvolture ; les inconsolables qui s’en allaient tristes et rêveuses, le long des mélancoliques jetées, regardant la mer par laquelle il est parti, par laquelle il reviendra, apprirent avec fureur qu’elles avaient été purement et simplement doublées ; les détails transmis non avec cynisme, mais avec une exquise simplicité par le bon cuisinier leur torturaient tous les jours le cœur, d’autant que ce brave homme ne cachait rien, et racontait les histoires de tous, avec le zèle actif de qui en veut renseigner complètement un autre. On ne pouvait arguer que ce fut œuvre d’opposition ; c’était lettres privées et carnets de souvenirs qu’on publiait, et la gloire pure des disparus en fut ternie, surtout à Geldwachs où le piétisme n’est effacé que par la rapacité qui, avec lui, compose le tréfonds d’un armateur de la noble cité. Or, cette publication eût pu être évitée ; le directeur du Fait accompli avait pressenti le pouvoir ; quelques sommes, quelques honneurs eussent détourné l’excellent homme, de jeter aux vents ce formidable esclandre. Christian n’avait ni voulu le voir ni même autoriser qu’on lui laissât apercevoir pour l’avenir une récompense de son silence. Toute la part qu’il y sembla prendre ce fut de demander au ministère des chemins de fer quels singuliers manuels de vie élégante il laissait pénétrer dans le pays et consentait à charrier, pour doter Geldwachs d’une aussi aventureuse élite ; le fonctionnaire balbutia en rougissant, qu’il était sûr de ses wagons, mais que Geldwachs étant port de mer la faute en devait retomber, il le redoutait trop, sur son collègue de la marine ; ce à quoi le souverain répondit que les habitants les mieux pensants de la ville de Geldwachs lui avaient tout l’air de détenir des âmes de commis-voyageurs ; la grande ville en fut fort contristée, et se promit bien de ne pas réélire le bourgmestre, pendant le mandat duquel pareil camouflet lui tombait d’une bouche entre toutes autorisée.

Le réel énervement du roi, son ennui de se trouver ligoté par le deuil dans son palais, son désespoir de ne voir se tourner vers lui que des faces obséquieusement douloureuses et commémoratives du récent malheur l’amenèrent à envisager sérieusement un projet de fugue. S’en aller, laisser tout là au soin des ministres ! puisqu’ils avaient comme fonction d’expédier des affaires, qu’ils les expédient, lui-môme il irait vivre quelques jours en touriste ; il goûterait une joie de vacances, il serait quelque part, les mains dans les poches en promeneur, il lirait le journal étranger, et des faits divers qui ne l’intéresseraient pas. Mais il fallait un compagnon ; le compagnon des fugues était d’essence le cher ami, le bon duc.

Sparkling avait bénéficié de son absence ; le roi le rêvait à nouveau chevaleresque et joyeux, assez près de son esprit, même digne d’affection ; faut-il pour amuser et distraire un compagnon de voyage, être si apte au gros œuvre gouvernemental. Aussi le bon duc reçut une lettre autographe lui fixant rendez-vous à Pohlstock, il devait voyager incognito et trouverait au terminus non le roi, mais sa parfaite effigie, le comte Muller ; le nom de baron Schulze serait sans doute agréablement porté par lui quelques jours, et on lui demandait discrétion et exactitude.

Pohlstock, ancienne capitale d’un léger margraviat, annexé depuis 1815 par le vorace Niederwaldstein, étend en une plaine irréprochablement plate le calme de ses rues larges et frondantes, bordées de jardins à claire-voix, accumulant de grosses roses et des dahlias vers les perrons de minuscules cottages aux vérandahs d’un goût hollandais ; certaines de ces claires bâtisses offrent des ressouvenirs des pagodes telles qu’on les voit aux assiettes peintes ; certaines évoquent les basses maisons rhénanes, aux larges toits, à la forte panse aux boiseries bien soignées ; des devises, honnêtes et familiales, s’enrubannent en polychromies qui souhaitent être gracieuses. Des ferronneries soigneusement tortillées, parfois une heureuse décoration de plaques de faïence arrêtent le regard. Par un caprice du fondateur de la ville, le margrave Joachim Egbert, tige d’une branche de Hohenglanz, les rues de la ville partent en éventail d’un assez gros palais, bâtisse plâtreuse et carrée ; le décore en façade ? une frise en blanc et noir où l’on voit Arminius à cheval, suivi en file indienne, par les incarnations successives des héros de la Teutonie, casqués, cuirassés, bardés de fer, ensuite plus commodément vêtus d’élégantes rhingraves, pour aboutir au modeste costume des grenadiers du margraviat, un peu avant le temps où cette belliqueuse petite patrie rentra dans le giron considérable du Niederwalstein ; à l’intérieur l’État avait paternellement installé un poste, et quelques bureaux parmi lesquels le boudoir du commissaire de police. Sur la place, au-devant du palais, entre quatre corbeilles de rhododendrons, Joachim Egbert se cabrait chrome, lingot de cuivre devant l’horizon, doux, pourtant majestueux, et sa main jaune tenait un rouleau de même couleur, dictatorialement. C’était un bâton de commandement, ou une loi roulée, ou un manuscrit, seuls des mauvais plaisants y eussent distingué une petite saucisse.

En traversant n’importe laquelle des rues de Pohlstock, on était très vite à l’immense parc qui la noyait tout entière en ses méandres, promenades spacieuses, coupées de petits lacs à cygnes, et mirait des saules dans le joliet cours de la Zehl, prétexte à moulins d’opéra-comique, briques rouges et blanches, volets verts et qui sont des auberges de jours de fête, plutôt que de sérieuses minoteries.

Dans un des recoins les plus peignés du parc, un petit pavillon dit la Favorite étend un long rez-de-chaussée surmontée d’une attique, et des pavillons ; c’était là que Joachim Egbert vieillissant, s’était claustré presque, avec de vieux familiers, ne se rendant au palais officiel que pour quelques devoirs, en hâte de le fuir et d’y laisser la margrave non point trôner, mais écrire, cette femme ayant été une des plus formidables épistolières du xviiie siècle, dissertatrice avérée et philosophe consulté, par tous les beaux esprits de Niederwalstein, avec qui elle entretenait, en les rétribuant un peu, de définitifs échanges de sornettes. Las d’assister à cet apostolat, Joachim Egbert avait fait bâtir à son goût son édicule particulier, l’avait construit selon ses visées, et décoré à son image, la vraie, aussi lointaine que possible du beau seigneur romain dont l’effigie enrichissait la grande place, tournant le dos au palais détesté. C’était vers cette fantaisie architecturale et le musée qui en résultait, de par les temps fanés, que se dirigeaient de bonne humeur les deux peregrins ; car l’histoire du vieux reclus avait souvent battu les oreilles du roi Christian ; son père lui avait souvent prédit, en sa prime enfance, lors de ses meilleures années d’inapplication aux affaires que de mépriser les œuvres sérieuses de la régie des peuples rend l’enfançon le mieux ameubli de nature, débile d’intellect et susceptible de terminer ses jours, morose et maniaque, adonné à d’inexplicables dissipations comme ce fou de Joachim Egbert le seul fou de la statique et cérébralement fixe race de Hohenglanz. Une mise en relief en face de ce souvenir réprouvé, de la gloire européenne de la grande correspondante complétait la leçon, de sorte que Christian gardait un joyeux souvenir de cet ancêtre croquemitainement manié ; quelle était cette folie spéciale qui le menaçait, il n’en était pas instruit, son digne père non plus ; quelques livres peut-être les eussent documentés, mais ils ne lisaient jamais ; ce n’eut été d’ailleurs que commérages, car dans la dynastie, on passait sous silence les détails de vie de l’ancêtre compromettant et fâcheusement exceptionnel, on en parlait à demi-voix, à mots couverts, comme si l’on eut craint de réveiller dans son hypogée l’âme et la plume de l’excellent écrivain qui fut affligée de lui.

L’incognito des grands de la terre est si difficile à maintenir (la faute à quoi, à leur sereine beauté ou à l’efflorescence radieuse des policiers internationaux), que sous le péristyle paré de colonnettes de granitelle, le docteur Vana, conseiller aulique, conservateur du monument leur était respectueusement présenté par le très bien né major baron von Langhirsch, expédié par son souverain, en hâte à cet effet, aussi pour leur rendre ses devoirs et leur transmettre une auguste missive, vraiment désolé de n’avoir su à temps venir se mettre à leur disposition en leur hôtel. Le major dont les allures éveillaient irrésistiblement l’idée d’une cigogne, leur vantait l’érudition pour ce jour utilisable du docteur Vana, dont le port, méticuleusement évoquait les phantasmes d’une jarre.

Le petit docteur supplia que les nobles hôtes voulussent bien condescendre à revêtir le costume obligatoire pour la visite des châteaux impériaux, soit d’entrer dans de larges chaussons de feutre gris, qui témoignaient de l’habileté de ceux que l’administration judiciaire du Niedervaldstein enclôt, sous bonne garde, pour favoriser le travail à bon marché, travail long et bien horaire, mais coupé cependant de péripatétismes, en un charmant préau, où ces travailleurs se délassent, en contribuant de toutes leurs lumières à la bonification d’un certain argot elliptique, expressif et coloré qui servira sans doute de bases aux langues futures, de racine Niederwaldsteinienne, si le phénomène heureusement endigué des invasions barbares se reproduit. Il leur montrait un escalier fort joli. Les marches de brèche arlequine, gironnées d’une bande de mosaïque grimpaient près d’une rampe en chimoine hérissée de statuettes de grès polychrome, non blanc et bleu, comme le grès de consommation, ni de cette horrible teinte terre de Sienne ou ocre jaune des vieux grès flamands, mais pourpre, jaune orange. Des buveurs gras et de larges madones aux ampleurs d’outre s’échelonnaient, et du plafond pendait un lustre aux ferronneries de couleurs voyantes tortillé comme un bouquet de fleurs des champs improvisé ; de petites salles contenaient quelques peintures. Le major demanda le Raphaël ; le petit Vana, contrarié, ouvrit immédiatement une porte, et comme en une chapelle, dans une chambre bien éclairée, des branches d’arbre venant parer la fenêtre d’une mobile et charmante architecture dans un luxe de divans rouges, encadré de tapisserie rouge et or, une Vierge tenait un enfant. Prestigieux ! clama le major, puis le roi adhéra et aussi Sparkling béant, tandis que le petit Vana pensait à part lui, que la fameuse Vierge avait bien et authentiquement l’air d’aller au marché : « Cette toile, dit-il, n’est pas de la collection personnelle de l’électeur ; elle fut placée ici lors de l’annexion bienfaitrice de 1815 par les soins de sa très gracieuse majesté le roi régnant, représenté en ceci par le général-major von Backfeife, surintendant des beaux-arts ; mon vénéré prédécesseur m’a souvent entretenu du goût du général-major von Backpfeife pour les peintures de Raphaël, il en achetait à tous les Juifs de Berlin, et aussi à quelques-uns de ceux de Glogau qui, avertis de son goût déterminé pour le séraphique peintre, s’étaient mis en mesure de lui en fournir. Je ne pourrais affirmer que celui-ci provienne d’un de ces achats ; mais j’inclinerais à croire, vu sa ressemblance criante avec un Murillo qu’il est de Mengs, le Raphaël Saxon, qui vécut de longues années en Espagne, et sut combiner sur ses toiles les plus grandes délicatesses de pinceau, d’après ses deux maîtres préférés ; il y a des chances lorsque un tableau de Raphaël se présente avec cette polychromie de faïence qu’il soit de Mengs, une de nos gloires ; et n’est-il pas délicat d’offrir à qui vous patronne, au lieu d’un Mengs qui vaudrait cent écus, un Raphaël qui vaut des milliers de ducats ; Mengs était un bon patriote saxon. » Et avisant des petits panneaux aux coins de la chambre illustre : « Voici d’autres dons du roi, à même date, ce sont des pastels de Liotard ; il y en a beaucoup partout, et particulièrement à Amsterdam ; des personnes de haute famille attachent grand prix aux œuvres de cet artiste, je n’ai jamais découvert le même sentiment, chez les peintres, sculpteurs ou pastellistes, avec qui mes fonctions m’ont mis en rapport ; c’est peut-être que leurs recherches ne sont pas orientées vers ce genre de peinture, ou le sentiment prédomine sur la technique. » Le major paraissait surpris de ces allégations, Christian restait indifférent et Sparkling seul écoutait d’une oreille.

Voici, dit le docteur, la vraie collection du margrave Joachim Egbert ; à vrai dire, ce ne fut pas absolument son goût propre qui la forma ; il consultait assez volontiers quelques poètes, et quoi qu’on ait dit que les poètes de ce pays-ci, au siècle dernier, étaient soucieux uniquement de savoir où l’on pouvait trouver le plus de tabac et le plus d’eau-de-vie à meilleur marché, il y avait parmi eux des gens de goût ; le margrave en avait d’excellents, quoiqu’il les payât moins cher que ses voisins ; peut-être parce que ses voisins tenaient beaucoup à ce que leurs poètes puissent proprement établir une tragédie à la française et désiraient d’eux un peu le genre et l’allure de M. de Voltaire ; lui au contraire aimait qu’ils pussent donner quelque charme lointain ou plutôt expansif à quelques denrées que le margraviat excellait à produire ; il prétendait seulement qu’ils énonçassent clairement et en beaux rythmes, les vertus des vins de France, que les savants savaient fabriquer dans ses distilleries, ainsi que son eau-de-vie qui jouissait d’une véritable réputation : c’était de l’authentique eau-de-vie de quetches. Il lui advint aussi de faire célébrer en distiques une eau qui guérissait un peu toutes les maladies, et dont le goût saumâtre est encore apprécié de nos jours ; cette eau, entre autres vertus, avait l’avantage d’attirer en ce pays des étrangers qui savaient, à n’en pouvoir douter, qu’on tolérait le pharaon dans notre petit état ; à la suite de quelques prêts de militaires que l’on rendit plus ou moins intacts, mais dont les plus endommagés purent acquérir une assez jolie gloire, il obtenait de l’argent, et de cet argent il achetait des tableaux parce qu’il aimait à s’en entourer ; à certaines heures, les personnes peintes possédant, affirmait-il, de plus belles qualités d’avenir que les vivantes, car on peut un jour les échanger contre beaucoup de petites effigies royales sur métaux recherchés. Il acheta donc, conseillé par ces (poètes qu’il réunissait le soir en cette tabagie que je vous montrerai, où il passa, d’ailleurs, ses meilleurs instants), cette admirable et si claire Madeleine de Ribora, dont la chevelure de topaze frissonne toute à l’approche de l’ange annonciateur ; voici un Rubens qu’il tint à posséder, et le petit docteur indiquant un Silène mammaire et rebondi, chauve, le crâne bossue comme un ventre gras, que de belles filles aux jambes de biche soulevaient et portaient ballottant dans un ironique triomphe. De petits Roland Savery, dans une floraison un peu noirâtre des tigres et des faons, jouaient auprès d’énormes chevaux blancs ; des médecins de Jean Steen papelards et lustrés taraient le pouls à de fortes commères parées de dentelles et pavoisées de bijouteries. Une petite toile assemblait des buveurs à sarreau rouge, la pipe aux dents, autour de pintes d’étain où dansait un rai de soleil, et, par terre, de massifs enfants roulaient avec de gros chiens. Mais la merveille de la salle était un des rares Van der Meer de Delft ; à un balcon, pavoisé de tapis de Turquie, aux ramages pourpres et laiteux, sanguinolents et abalastrins, une belle fille en robe jaune, d’un jaune doré, solaire, écoutait riant à demi, les propos de quelques galantins, et aussi l’admonition sans doute complaisante pour les beaux fils qui lui parlaient, hilares, d’une mégère ridée ; c’était selon le docteur Vana la pièce unique du musée, et il fallait de temps en temps s’opposer à ce qu’elle fût par raison d’État enlevée à la petite cité de Pohlstock, pour aller orner les belles salles du grand musée de Gevehrstadt, capitale du Niederwaldstein. Les nobles visiteurs n’accordaient plus qu’une attention restreinte aux peintures, ils coururent d’un œil négligent d’abondants panneaux où les petits-maîtres hollandais reproduisaient leur patrie, de verdure sombre, d’eau lourde et de ciels concrètement gris. Ils regardèrent à peine une face exquise et exsangue du Meister des Todes Maria que le docteur signalait à leur admiration, et un énergique portrait de Scorel ; ils souhaitaient aborder le musée des objets précieux, reliques particulières de l’excellent margrave ; on leur en avait vanté le choix, le poids et le prix.

Des selles sarmates à larges étriers de métal ajouré et guilloché ; de cuir rouge soutaché de fils d’or, pastillé de turquoises et de grenats, voisinaient avec toutes les variétés d’acinacés également rehaussées de pierreries et de pierres dures. D’antiques hallebardes et des fauchons, groupés en panoplie avec des guisarmes et des caddors soulignaient de leur éclat métallique et de leurs passementeries brillantes, de larges et rogues faces d’ancêtres, appendues aux murailles au-dessus de leurs pointes ; la face large et dure, ces antécesseurs semblaient de robustes bûcherons, n’ayant d’autre ambition que de paraître des êtres très solides et très carrés ; un peu de cautèle aux yeux indiquaient qu’en même temps que d’énergiques reîtres, ils étaient d’avisés marchands ; le type était en somme robuste et vulgaire. Une salle était remplie de vieilles armes à feu ; de petits modèles de coulevrines, de canons, d’antiques écouvillons, de pélicans, aux astragales soignées, aux combleaux joliets rappelaient, au milieu de ce musée d’engins de destruction, des souvenirs d’enfants à soldats de plomb recherchés.

Le roi Christian qui se piquait d’artillerie, comme presque tous les princes de race teutonique, interrogea. « Ah ! dit le docteur Vana, au moment où tous ces jouets furent construits, le margrave Joachim Egbert avait, paraît-il, la tête très préoccupée de minuties. La date de cette collection est à peine postérieure à celle des poupées et jouets d’enfants qu’il se plut à grouper dans cette salle voisine, » et le docteur d’introduire ses visiteurs dans une rotonde aux murs verts parée de reflets mauves, dont les vitrines renfermaient tout un microcosme paillonné, un Liliput de cires et d’étoffes ; des joueurs polychromes étaient figés les doigts à des pièces d’échec en ambre, de gros bourgeois à la queue poudrée, au ventre piriforme enlaçaient de nues fillettes. De larges personnes, sur lesquelles les arcs-en-ciel avaient déteint, brandissaient de curieuses cuillers en vermeil vers des pots de jade ; des maisons entr’ouvertes prodiguaient de petits accessoires fins, et de gros enfants blancs et gras y ouvraient des portes de buffet ; on eût dit un Pompéi de nains surpris par l’ankylose, et, au centre, sur un beau socle, une faïence enluminée, montrait le vénérable margrave à cheval sur un tonneau, d’une main tenant une fort belle pipe, et de l’autre faisant la nique dans l’espace, à qui ? à la margrave sans doute ; c’est en la tabagie contiguë que le margrave invitait ses poètes et ses amis.

La tabagie était une assez longue galerie ; la paroi droite, toute de chêne clair, supportait les élans contournés de belles devises en caractères gothiques, dont la tendance incitait à fumer pour s’altérer et à se désaltérer pour mieux fumer, à la plus ancienne et à la plus respectable mode gothique ; des feuillages de couleur serpentaient autour des distiques des sages. C’était un peu, mais en très solennel et d’un parfait accent de vertu, les simplistes accents de nos mirlitoniers. Une frise de panses de faïence courait au long de la plinthe. Une échelle de réduction, sise en un coin, permettait de doser les corpulences dont une face fut, à cette occasion, saisie ; le buveur de Hambourg y dépassait de beaucoup toute autre sphéricité, ce célèbre dégustateur n’ayant eu de toute sa vie de rival qu’en un fameux brasseur de Rotterdam, atteint d’apoplexie un peu avant qu’un ami inspiré eût fait plan de doter de cette collection l’excellent margrave ; celui-ci d’ailleurs avait relégué vers les greniers quelques ventres du Nord ; à son avis, l’usage de la bière d’orge et de la bière blanche déformait cet aspect de l’être humain, bien plus séduisant quand le houblon bien travaillé des zones tempérées, arrive à lui donner les plus esthétiques proportions. Il fallait ajouter que le margrave avait voulu éviter en cette anthologie quelques ventres rivaux et trop voisins, des abdomens hostiles qui avaient heurté le sien propre à coups de malversations, de douanes protectrices et agressives. Là, comme en toutes questions, l’affreux système qui consiste à heurter les nationalités pour conserver les dynasties, avait porté ses fruits les plus coupables.

Aux deux tiers de la longueur de la paroi adverse, la muraille n’offrait d’autres fenêtres que très en haut de petites vitres, autant que possible quadrillées de menus bois de couleur grise ; on ne pouvait des fauteuils bas et de bois clair, émis d’un seul rang, au bord de la vaste table de chêne, saisir de l’horizon, que des nuages, des nuages gris, tels que ceux qui passent le plus souvent sur Polhstock, sur le ciel gris qui est l’apanage de Polhstock, les autres cieux de teintes variées, polychromes, sentimentaux et marche-rêves, paraissant décidément à la solde de pays plus heureux, ou dotés d’un budget plus considérable. Les fauteuils bas et de bois clair étaient affixés au parquet ; dans leur rayon, un solide broc d’étain orné et une assiette de même métal étaient reliés à la table par une solide chaînette. Le broc devait servir au buveur pour sa bière, l’assiette était fournie de tabac, un tiroir étroit mais très long, enfermait les longues pipes en porcelaine décorée de son illustre portrait, que donnait à ses féaux le margrave, comme plus tard Napoléon prodigua son portrait sur tabatière, portrait enrichi de diamants ; le margrave ne donnait pas de diamants, mais il donnait le tabac. Vérité en deçà, vérité au delà, dissemblables certes, pourtant nullement mensongères.

Mais à l’extrémité sud de la tabagie, une large baie ouvrait ses clartés sur les jardins, les lacs à cygnes, et la collection de perroquets, rangés sous les fenêtres, en files militaires ; de somptueux rideaux encadraient la belle fenêtre, et un trône sans obstruer la lumière, en effulgeait. Les captifs de la grande table pouvaient l’apercevoir d’un simple virement de tête. Le trône de velours rouge supporté par deux cariatides barbues d’or, le dossier large contourné de dryades à face de macaques servait de domicile au margrave, lorsqu’il présidait, tous les jours, la bonne séance. Le soir, toute affaire d’État, depuis bien longtemps cessante, quand déjà la Cour élue avait pris place sur les fauteuils bas, devant les pintes, le margrave entrait ; une robe à paniers, floréc, ramagée, étincelante, assez courte pour laisser voir passer des bottes de cavalerie, était sa parure. Des mantilles de dentelles constellées de pierreries, jouaient autour de son cou ; la tête demeurait libre et masculine. Lors le margrave s’asseyait sur son trône et l’on essayait des madrigaux, du rang des poètes ; et c’était pour lui la joie suprême ; il riait, se balançait, faisait répéter les vers, savourait, en déclarant que son voisin de Prusse, toujours occupé à sa flûte ou à ses armées, n’avait aucun soupçon des franches et comiques délices, qu’un simple margrave, lui vendant des soldats comme a tout autre, d’ailleurs, au même prix, respirait, possédant lui, le nard et le cinnamome de tout son pensant pays. Et quand la joie, la sienne propre, était au comble, il évoquait un de ses familiers, dont la famosité était de transcrire burlesquement les Français comme Scarron fit de Virgile ; lors épanoui, lançant de sa belle pipe de porcelaine les plus merveilleux anneaux de fumée, il fondait d’attention, et riait à chaudes larmes, d’Andromaque aux halles, ou de Médée à la Cour, telles que les lui cuisinait son favori.

Puis il ricanait en substance. « Moi, chers amis, je n’enchaîne que votre assiette à tabac et votre fauteuil. Je mure, il est vrai, votre horizon, mais je pense en ce point ne me conformer exactement qu’à la nature qui ne nous favorisa pas, mes maîtres, sur ce point ; elle nous a baillé une toute petite lucarne, ouverte sur une circonstance butée à un paysage que vous enguirlandez de votre mieux, toi, ta belle dans le houblon, toi ton rêve des vignes, toi ton rêve de ferblanteries héroïques, et autres sotties. Si vous apparteniez à mon puissant voisin, et redoutable ami, vous auriez le lugubre spectacle de le voir pénétrer dans vos appartements et vous tracasser de philosophie, uniquement pour voir, si ses ordres, intimant de ne vous fournir que les pires chandelles, les plus tristes denrées, et les meubles cassés du temps de Luther, sont strictement observés. — Au lieu d’une petite lucarne, dans une gaie tabagie, où votre souverain vient prendre part à vos discussions, vous verriez des petites lucarnes de forteresse, émaillées de bons chiourmes, qui fumeraient sans vous ; tandis qu’ici vous bravez tous ces dangers, en apercevant quelques-uns de leurs charmants mirages, ce qui, dit Lucrèce, est une joie, et vous êtes de libres citoyens pensionnés à la condition de chanter après boire. Vous tournez le dos aux maximes de sagesse, que j’ai fait peindre exprès sur mon mur, ce qui est aussi d’une passable, allégorie. La pinte, et la muse sont libres en vous, seul les Pégases sont un peu attachés, mais qui de vous prendrait une chaise pour pégase, oh, poètes ! quant à vous autres, mes amis, qui vous souciez des choses d’État, étudiez en moi, l’incarnation vestiturale de notre temps, et ne vous plaignez, pas ; je le sais, vous ne vous plaindrez pas ; un bon citoyen de Polhstock a besoin d’un titre et d’une décoration ; vous les avez ; qu’auriez-vous de plus chez mes puissants cousins et voisins, que l’embarras de ne pas savoir où boire votre bière, tandis qu’ici, l’État vous l’assure, en la gracieuse compagnie de son chef que vous vénérez. »

Et les toasts de s’accumuler, et les parodies de reprendre, coupées, d’élégies sentimentales parfois, dont aussi le bon Margrave riait aux larmes ; parfois dans le jardin, des fifres, stridaient de leur mieux, et le margrave de feindre l’affolement. Entendez-vous la flûte de mon cousin, qu’allons-nous faire. Courir aux armes, sans doute ! mais on est si bien ici ; et je lui ai tant loué mes bons soldats, que je ne sais trop si ces dignes hommes me reconnaîtraient, quelle guerre ! quelle guerre ! ce serait. Ah ! bien souvent chez nous autres, Coriolan s’est retiré chez Coriolan.

Tels étaient, d’après le docteur Vana, les libres propos de table familiers à Joachim-Egbert. Parfois une sauterie dans les jardins obligeait ses acolytes à revêtir un costume semblable au sien, mais moins splendide, et la fête durait dans la nuit, allumant aux pins et aux mélèzes la splendeur topazine des torches de résine ; on la terminait par de lentes et longues lampées de vin, dans la tabagie ; et qui eût tenté de persuader à Joachim-Egbert, qu’il n’instituait pas là l’Eldorado cherché, la fête possible de la possible félicité eût été reçu de haut-le-corps et de mépris. Joachim était convaincu. « Pourquoi, répétait-il parfois dans sa pipe, croire que votre nom posthume, l’existence réelle que l’on se dresse dans l’avenir, gagne, à ce que près de quelque fontaine de bourgade, un mauvais petit bronze perpétue votre nom tremblotant avec quelques gentes épithètes et des listes de contestables victoires. Le nom du souverain vit mieux parmi les peuples, s’il provoqua un long évohé parmi les sages et l’élite. Se promener débonnairement parmi les rues de la cité en s’inquiétant du prix des denrées, bâtonner de sa propre main quelque filou à l’Alt-Markt, et le livrer à son grand juge, légiférer pour le bonheur d’un peuple qui s’étire sous la loi a sa commodité, être Salomon ou conquérir comme Louis XIV, à quoi bon ? Il faut amuser le populaire, l’amuser, encore l’amuser ; pour le pain et la fortune ils savent bien se les voler les uns aux autres, et les prodigues reproduisent l’équilibre une fois que la fatalité des parcimonies anciennes l’a rompu. Allez, péchez et dansez, laissez faire, laissez pécher, laissez danser, telle est la devise d’un bon monarque. » Et de fait, à ces turbulentes enseignes, le bon Margrave avait bien vécu.

Je ne vous montrerai plus ici, dit le docteur, que l’armoire Napoléonienne. Le grand homme dut, après Leipzig, s’arrêter ici une nuit. Il y avait toujours antérieurement été reçu avec les plus absolues prévenances. C’étaient là des coups du patriotisme local. Dès que ses tambours sonnaient aux barrières, vous n’eussiez pu tenir renfermé un de nos hommes graves, un de nos bambins, ou un de nos chiens. Ce patriotisme local garnissait les fenêtres de nos plus charmantes dames en atours scrupuleusement merveilleux ; mais après Leipzig, nous fûmes envahis de patriotisme général. Les avant-gardes du Niederwaldstein, composées de patriotiques Junkers, possédés du besoin de se refaire des longues privations de la victoire, furent défrayées par les caves du grand palais, et aussi par les réserves de ce petit palais. Le patriotisme général est beaucoup plus beau que le patriotisme local, il nous coûta peut-être la vie de plusieurs jeunes gens, qui suivirent d’enthousiasme les élites du Niederwaldstein, montés à leurs frais sur leurs propres chevaux et soldés de leur propre poche ! mais, vous le savez, le patriotisme ne compte pas ses dépenses. Les très peu nombreux qui revinrent furent honorablement rentés ou pensionnés, sauf en cas de libéralisme ; on ne jouait pas avec le feu. Alors ces souvenirs de Napoléon qu’on avait d’abord conservés ici, en témoignage de son glorieux passage, en reliques, ci une chemise de nuit, une dragonne qu’il remplaça dans notre cité, et ses minuscules pantoufles, attestant aux historiens futurs l’exiguïté de ses pieds, devinrent sujet de curieux, hostiles et ostentatoires pèlerinages pour ceux de Pohlstock qui étaient revenus saufs des corps de chasseurs de Niederwaldstein et aussi pour les moins favorisés qui avaient suivi l’armée de nos gracieux souverains attachés simplement au train des équipages, et même aux cantines militaires. Ces personnes, groupées en sociétés d’anciens guerriers, tous les ans venaient contempler ce qui fut les reliques de l’Empereur et s’était transformé en dépouilles de l’Usurpateur. Le gouvernement leur octroyait cette faveur moyennant un thaler pour quatre personnes ; je suis autorisé actuellement à ne prélever que cinquante pfennigs par tête de visiteurs, sauf au moment des élections, où le passage par ces galeries est non seulement gratuit mais favorisé.

Le major Langhirsch, un peu choqué par les façons de faire et de parler du petit docteur, accaparait le roi ; mais Sparkling se plaisait à écouter ces propos prononcés sur un ton un peu bas et uniforme.

Il était visible que le docteur ne songeait nullement à commettre le crime de lèse-majesté. Il parlait comme il eût parlé à des collègues, voilà tout ; et Sparkling goûtait cette différenciation ; le comte Muller et le baron Schulze pouvaient tout entendre. À une question de Sparkling, le docteur Vana répondit : Oui Napoléon III est venu. Il a voulu voir l’armoire des reliques de son aïeul. J’étais alors bibliothécaire au grand palais ; ce fut par hasard que je le vis ici. Il portait la tête très inclinée sur l’épaule, et sa pâleur était décharnée. Il ressemblait très exactement à ses médailles et à ses portraits sur ses monnaies. Il parcourut les salles, d’un pas extrêmement traînard, sans questionner. Ses yeux remplis d’eau ne fixaient rien. Il dépassa la vitrine qu’il était venu voir ; il fallut le lui faire remarquer. Il s’abîma quelques minutes en contemplation ; sans doute, il pensait à autre chose, puis il prit le frais dans le jardin, et daigna questionner mon vénéré prédécesseur sur quelques points de l’histoire du royaume de Westphalie ; mon prédécesseur qui avait été placé là pour services rendus lors de la répression d’émeutes minières, connaissait peu ces pages de notre histoire, son érudition un peu chauvine reposant plutôt avant et après ces moments tristes. Lors il me présenta, et je pus heureusement répondre aux quelques questions qui me furent posées. L’Empereur parlait d’un ton de désolation simple et infinie. Il était venu sans plaisir, il partit sans joie. L’étonnement des habitants de Pohlstock fut tel, lors de sa visite, qu’aucune espèce de démonstration ne s’opéra durant sa présence ; mais lorsque le train fut reparti, le remmenant à sa résidence momentanée, tous se répandirent dans les cafés, en se fabriquant indulgemment les uns aux autres quelques conversations qu’ils voulurent avoir eu avec lui, et qui forment encore aujourd’hui, de par la tolérance intéressée de tous, une des bases de notre légende.

Le major qui avait réussi à emmener le roi, loin de ce papotage frivole et comme insurrectionnel, défilait rapide et onctueux, pressant et obséquieux. Ce fut d’ailleurs de bon gré que Christian déposa les chaussons de mosquée, que le règlement lui avait proposés. Le major l’entraînait de toute sa pesée polie, vers d’autres rives, mais Sparkling crut devoir inviter le docteur à les joindre le soir, ce à quoi Christian obtempéra si peiné qu’en semblât l’envoyé de son royal cousin.

Le soir, un magnifique soir planté d’astres, un soir à peine voilé de nuages, pour que les crespelures du ciel en parussent plus magnifiques, un soir demi-deuil bientôt secoué, et scellé déjà de nombreuses et pales et distinctes pierreries, en se dirigeant vers un petit café vers la Zehl, Christian soudé au long major discutait avec lui phalanges futures et détonations incompressibles et géantes, tandis que Sparkling, resté un peu en arrière, essayait de feuilleter le petit docteur.

Mais, dites-moi, cher monsieur, disait le bon phalène des joies officielles, que faites-vous ici tous les jours de toute la petite vie de la petite ville.

Je range, monsieur le baron, je range ; j’ai beaucoup de mal à ranger mon petit musée ; j’écris à peu près tous les mois un nouveau rapport concluant à son maintien. Je me tiens au courant des choses, je relis mon cher Brentano et le merveilleux d’Arnim, et le doux Tieck ; j’assiste à la vie tumultueuse en savourant les romans français, ce qui me permet de prédire les nôtres quelques années à l’avance. Je lis et je range.

Mais ne craignez-vous pas que ce musée, qu’on vous conteste, vous, soit supprimé, et alors, car j’ai cru remarquer chez vous, à mon grand plaisir, une liberté de langage, rare, je crois…

Oh ! je ne parle que très rarement ; la plupart du temps j’écoute. Je ne puis guère être supprimé ; le jour où les beaux-arts de Geveshrstadt n’auraient plus à statuer sur ce cas de conserver ou non le pavillon margravial de Pohlstock, ils sentiraient un vide profond ; je sers de prétexte, moi, humble, à un bureau ; et puis ils ne prendront pas leur musée à mes compatriotes ; ils veulent l’impôt du sang et l’impôt direct, c’est assez ; on ne songe guère à toucher aux menus agréments de la petite cité. Il vient ici quelques étrangers, qui apportent quelque argent ; si on supprimait le musée, il pourrait peut-être en venir moins, et cela servirait de prétexte à la classe commerçante d’ici pour demander une garnison, ce que ne veulent ni les aristocrates qui aiment être tranquilles, ni la plèbe qui est socialiste.

L’antagonisme de ces trois éléments contribue à me maintenir.

Ah ! votre plèbe est socialiste, et comment sont-ils, que disent-ils ?

Ils ne disent rien, ils chantent, le soir dans des brasseries à eux, ou bien ils y convoquent quelques instrumentistes munis de redoutables cuivres ; comme leurs cafés sont très petits, ces cuivres y font rage. Parfois un homme du populaire, un peu saturé de bière, s’étend contre la porte, qu’il affecte de prendre pour sa ménagère, et qu’il plaint alors à chaudes larmes. Les derniers partants l’emmènent ou l’emportent, et le réintègrent vers celle qu’il gémit d’avoir quitté. De temps à autre, un orateur de la région, un homme politique, vient leur faire une conférence bien abstruse d’économie sociale ; par antiphrase, sans doute, ces conférences se donnent dans la Tonhalle, notre petite salle des concerts ; ils sont recueillis et leur attention est digne d’un meilleur sort. S’ils ne comprennent, la faute n’est pas à eux, ils en sont très touchants. De ces conférences, je n’en manque pas une, tant j’aime à les voir écouter. Ce sont des enfants râpés qui ouvrent la bouche pour le pain céleste. On ne leur distribue pas grand’chose !

Mais ne croyez-vous pas que ce fait de participer à ces réunions vous pourrait nuire ?

Bah ! Zurich est aussi une ville, on y est en bonne compagnie ; ma petite bibliothèque personnelle est légère ; et qui se soucie du docteur Vana ? Puis nous allons au socialisme si lentement et sûrement, que personne n’est étonné de voir attentif à ses allures progressives un fonctionnaire qui ne touche pas au métier des armes.

Christian et le major arrivaient à la Zehl en manœuvrant de toute leur salive ; ils avaient formé des bataillons à distances entières, et les avait ensuite aménagés pour l’assaut ; la position enlevée, ils les avaient solidement fortifiés. Un combat de cavalerie sur la gauche avait été comme une digression ; le moral des troupes avait été excellent ; c’est un grand facteur pour la victoire que le moral des troupes, et les généraux ne demandaient pas mieux que de goûter la Lager-bier de Pohlsloek dont la renommée, sans être universelle, tenait honorablement son rang, auprès du Capuzinerbrau d’Augsbourg, au-dessous plutôt, mais la bière de Bavière est plus altérante que subtiles boissons de pays.