G. Havard et fils, éditeur (p. 35-112).

DES MÉPRISES ET DES RACONTARS


I

Le roi se leva d’une humeur frileuse et massacrante.

Des rêves aux lourdes ailes avaient plané sur la nuit du palais. Des fresques de flammes et de pillages avaient saccagé le sommeil royal. Les routes de Hummertanz tout à coup éclairées de feux rougeâtres, fantomatiques et infernaux ; et par de brusques dévalements filaient la multitude des charrettes paysannes surchargées de meubles, hérissées de vieilles femmes tremblotantes. Des cavaleries déchaînées levaient des impôts sur toutes les villes qui ne pouvaient justifier d’une suffisante provision de masques japonais. Quant à l’infanterie du Hummertanz, aux beaux régiments de volontaires achetés à la misère rurale, ils s’étaient, dans des fermes attablés avec les ennemis, en chantant des refrains d’opérette. Nul doute : les plans de la mobilisation et des forteresses avaient été soustraits par ces musiciens du conservatoire, serviles et arrogants ayant en vain tenté d’exploiter la mélomanie de la reine, d’attenter à la majesté de la liste civile, de dissiper et fondre les portraits métalliques du souverain en moins que fumée, en accords ; c’étaient eux, ces hommes à pinces de homards qui venaient de donner, sous les murs du palais une ironique aubade en se servant des cuivres historiques de la cuisine royale, cuivres la plupart rapportés de Jérusalem au temps des belles croisades. Et les fonds d’État, quelles saccades ! Tout le marché était en pleurs.

Le roi réveillé s’assura de sa permanence physique ; quelques investigations psychologiques lui rendirent la propriété de son être moral. Mais quel ennui, ces rêves ! et la faute à qui ? à ce damné maréchal du palais, duc de Sparkling passionné pour offrir au roi, avec orchestration de phrases mielleuses et d’insidieuses propositions d’excursions amusantes, les prémices de toutes les vignes féodales ou de parvenus, même des vignes de hasard. C’était grâce à lui que le roi Christian s’était laissé affilier au Club des Mille et une Nuits, club spécialement réservé aux personnes régnantes et aux membres présentés par elles seules, muni de locaux dans toutes capitales, avec cicerones du monde dévoués et cordiaux très au courant des cités, centre de divertissements amusants, mais chers.

Le roi pense mélancoliquement aux phrases qui l’avaient pipé. « Quelle erreur de croire qu’Haroun-al-Raschid se promenât dans Bagdad et Bassora pour y rendre la justice et écouter des histoires ! Quelle erreur de croire que Pierre le Grand, lorsqu’il charpentait, ne pensait qu’à la nautique et à la reconstruction de l’Empire d’Orient ! et Joseph II, pensez-vous que Casanova eût pu lui adresser ses intéressants rapports, s’il n’eût, de compagnie avec le sémillant évadé, visité quelques recoins de ses capitales, et déridé parfois son auguste front en société de préférence mal triée ? À qui a pensé Shakespeare dans Mesure pour Mesure qu’on vient de nous jouer ; à personne, dira-t-on ? Mais quoique enfin, messieurs les poètes, à la vérité, se souviennent plus qu’ils n’inventent, et se hâtent, le plus souvent, de rapetasser, les saillies, traits de mœurs et aventures, des hauts personnages qu’il leur fut un soir licite de rencontrer, n’y faut-il pas voir une vue prophétique, une raison valable, produite en public pour justifier les absences des princes hors leur domaine (excellente toujours cette idée de justice, depuis les temps les plus lointains, et d’usage), vue qui lui fut abandonnée et non sans intention par quelqu’un dont on ne saurait au juste préciser la situation, à coup sûr haute, « peut-être non loin des marches du trône, en tout cas ce n’était pas Hamlet, ce pauvre Hamlet, un intrigant, un sentimental, un mythe, » et souriant lui-même de ses saillies, le duc, après avoir encore jovialement faussé quelques traits d’histoire, avait fait flamber aux yeux du souverain l’exemple de ce brillant Henri IV, encore aimé par les républicains de France, ce roi vaillant, ce vert galant ; « et quant à Henri IV pourquoi laissa-t-il ce brillant sillage, cette glorieuse réputation, entachée pourtant de quelques anecdotes qui peuvent lui attribuer l’appellation familière de fêtard, c’est qu’il avait eu un excellent ministre de la liste civile, son célèbre Sully. » Le roi Christian avait un Sully ; le Hummertanz regorgeait d’aptes Sully ; le roi savait en peu de temps les contrôler et en quelques mots inspirer. De plus, le duc de Sparkling, sans vouloir se hausser par nul parallèle vers aucun des compagnons d’Henri IV, sentait que son beau rôle en cette vie serait d’être le zélé acolyte du roi, dans cette partie de luxe de sa belle existence qu’il prenait la liberté de lui faire entrevoir. Il veillerait, lui, à ce que la mémoire de son souverain fût entourée de charme aux yeux des descendants de ses actuels sujets, et croyait contribuer ainsi pour la plus large part au bien de la dynastie, son bien-fondé et son bien-être.

Le roi avait cru son féal. Quelques fêtes dans les capitales voisines le mêlèrent à la plupart des jeux innocents. Sparkling était vraiment drôle dans les subites atellanes des foires, les imbroglios de carnaval et tout le répertoire de farces dont on peut victimer les vénérables et lourds savants.

Mais c’était cher et fatigant, grisant et lourd ; après la fête le mauvais rêve. Le Sully de Hummertanz, à bon droit inquiet de l’influence que Sparkling exerçait (à des minutes, on eût pu signer après boire, des alliances, des traités de commerce et même des ordres de bourse), avait lutté carrément, héroïquement ; il ne demandait pas l’ascétisme, mais l’économie, non la pure sagesse, mais un choix délicat des plaisirs ; modeste et souriant, câlin pour être persuasif, il avait sobrement indiqué que le caractère auguste de simples promesses venues de haut pouvait avantageusement remplacer les trop lourdes libéralités qu’on exigeait des personnages masqués d’ombre et d’incognito du club des Mille et une Nuits. Cet argument avait éclaté aux yeux souverains avec la sereine certitude d’un axiome. Christian avait revu les Édens. Aussi, le ministre de la liste civile recueillit-il la presque certitude de la prochaine disgrâce de son rival. Dès lors, sans abuser de ses avantages, il avait discrédité, discrédité, placé sous les yeux de son souverain une lettre autographe ; saisie par lui, dans l’achat d’un lot de révélations ainsi conçues : « Mille remerciements, mon cher duc, mais j’ai trouvé ma sac en sortant du voiture hier au soir. » Le roi avait reconnu l’écriture et le style, reconnu la suscription et la signature, sans trop bien comprendre le sens, sans doute mystérieux, allusionniste, peut-être pas net, en tout cas, mais ne pouvant rien faire augurer de bon. D’insinuations en insinuations, le Grand Économe avait pu faire entrevoir à celui qu’il voulait entre tous prospère et respecté, que de nobles hommages adressés à Mme la duchesse de Sparkling, assaisonnés s’il le fallait de quelques révélations, sur le personnage un peu hétérogène, trop facile et double qu’était M. le Duc, pourraient constituer en vue du bien de l’État et de Sa Représentation Vivante, une nécessaire, habile et avantageuse manœuvre. On n’aurait pu, à ce moment, assurer que les premières approches étaient absolument vaines ; aussi le roi Christian reprit quelque gaîté et sarcasticisa quelque peu en son propre tréfonds, à l’heure où bien réveillé et vêtu d’un petit uniforme, il exécutait sa tournée de tous les matins, à travers son palais confortable mais simple, similaire autant que faire se pût, pour l’esthétique extérieure, à la Banque de France, et intérieurement aux appartements d’un bon millionnaire économe, vivant en quelque province reculée. Son but en cette régulière ambulation : de s’assurer qu’on avait dès l’aube tout bien frotté, poli, astiqué, qu’on n’avait dérangé ni potiches, ni reliures, ni foulé les beaux tapis de tapisseries offertes par les dames des villes, industrieuses et loyalistes Arachnés, de jeter partout ce coup d’œil du maître, redouté des dilapidations et des poussières, le seul qui puisse voir clair dans la ténèbre mobilière et administrative. Le maréchal du Palais allait venir, c’était bien temps de l’élaguer un peu.

II

L’express emportait un Sparkling, maugréant et étonné. Pourquoi cette hâte à l’expédier, courrier extraordinaire (quand on avait tant de courriers) porteur de plis spéciaux vers cette petite cour parentale, avec qui les relations épistolaires pouvaient être journalières et suffisantes. Quelle affaire privée pouvait avoir le roi qui dût demeurer si secrète, ou quelle affaire politique en cet horizon calme ? Était-il l’instrument ennobli de quelque intrigue tendant vers des combinaisons avec quelque autre puissance, celle-là grande et terrifique dont ses hôtes de demain s’enorgueillissaient d’être les inoffensifs alliés ; allait-il chercher simplement quelque décoration, une de plus ; à quoi bon ! était-ce quelque farce à la manière du club qu’on lui ménageait ? Mais non ! Le roi était trop bon, et puis, eût-il trouvé une farce tout seul, sans l’aide de son fidèle Sparkling. Improbable. Ah ! vraiment improbable ! Tout n’avait-il pas gardé à son départ son aspect ordinaire ? La duchesse, l’air de victime résignée qu’elle s’adaptait à chacun des départs de l’époux ; son collègue de la liste civile, un instant rencontré, possédait à son ordinaire, l’air inimical et rogue dont il détestait se départir, à la vue de son cher maréchal ; non, ce n’était ni l’exil, ni la mauvaise plaisanterie assurément, et cela ne pouvait non plus être rien de pressé. Une lubie du roi ; va-t-il gouverner par lui-même, autre chose que ses intérêts particuliers ! absurde ! absurde ! le duc déplia des feuilles.

L’express filait dans des plaines grasses coupées d’eau ; les paysages filaient avec des airs de tableautins un peu vernis. La nature commettait parfois des fautes de perspectives, sans aucun doute. Sparkling qui voyageait rarement de jour, s’intéressait, quand le train coupait un village, strident, sifflant, brouant à un mètre des portes de cabarets où des têtes toujours surprises, subites, s’écarquillaient. Un village, une mairie, une usine, puis une flaque d’eau et un herbage ; on entendait des rires de femmes et de fillettes voyageuses quand la vision se rapetissait de menus objets, moutons du lointain, poules picorantes, pastourelles assises aux talus des petites stations ; des yeux effarés et vicies de paysans assis sur des paniers, admiraient la vitesse de ce train cher. En des gares fer et verre, tremblotantes de fracas, l’express hurlant agitait désespérément ses ferrailles, comme un grand personnage tintinnabulant de toutes ses breloques, et de criards carillons de sonnettes persistaient : à des garages de lourds trains de convois ouvriers, dégorgeaient une foule multitude, bousculante, pileuse et […], des hommes d’un aspect carré, aux pieds lourds, d’oscillation plus prononcée que des gens de ville ; d’anciens souvenirs de vie autre, alors que ses fredaines étaient plus jeunes et ses plaisirs plus naïfs, lui revenaient. Le Hummertanz cessa ; tranquille grâce à l’immunité diplomatique, le duc vit tracasser les gens par les douaniers du pays voisin ; un autre dialecte sonna ; les gendarmes parés d’autres uniformes, indiquaient qu’on n’était plus dans la douce patrie ; et parmi la foule qui piétinait sur le quai, lasse des argus et des questions, seuls les gens du chemin de fer, affairés, ardélions, courant vite sans grande nécessité, semblaient parfaitement à l’aise, migrateurs ordinaires et n’ayant rien à démêler avec les douanes. Sparkling nota combien cette habitude de ne pas fouiller les agents de chemin de fer offrait une large marge à la contrebande. De ce qu’habituels ils n’éveillaient aucun soupçon, s’ensuivait-il nécessairement que ces salariés n’augmentassent pas leur traitement de quelques larcins, de quelques légères entorses au droit de douane. C’était une idée, et que penserait le ministre des chemins de fer, quand au conseil, un jour, Sparkling exposerait ce simple point de vue, pas très capital, mais ingénieux, l’œuf de Colomb avec une toute petite Amérique, un tout petit galion.

Ce ministre, il appelait la plaisanterie, et celle-là était bonne. Cet ingénieur ascète ! Ses drôleries involontaires distrayaient le duc. N’interrompait-il pas tout service le dimanche, cet homme pieux, sans doute pour que ses fonctionnaires puissent librement aller au cabaret et préparer des déraillements pour le lundi ; n’avait-il pas eu l’idée géniale de refuser ses wagons et camions, pour transporter tout ce qu’il jugeait immoral, et que de choses peuvent paraître immorales à qui marche les yeux baissés et les mains dans ses manches comme une prude. Et la vue seule du gai Sparkling suffisait à muer les tons de cire jaune de sa face en une légère roseur, et la joie de Sparkling était d’être à ces heures-là, entreprenant, risqué, osé, affriolant, pirouettant tout en laissant foisonner les allusions à nombre de gazettes légères, intransportables au gré de l’homme des voies ferrées, nécessaires à transporter au gré du maréchal du Palais. Ceci tuera cela ; le ministre du chemin de fer, adversaire farouche de la gaîté, il le faut caparaçonner de brocards, et Sparkling eut une fumée de gaité.

Néanmoins, le pays traversé devenait blafard et triste. Des sables moutonnaient rougeâtres ; des sapinières trop pressées, l’air factice, ont alourdi l’horizon. Des approches du crépuscule, une aqueuse tristesse s’épand et vient affleurer le sol comme brumeux, de maigres bétails rentrent, de petits lièvres détalent à des détours de sentiers. Les petites villes montrent de loin un bout de clocher ardoise, bien distantes de leur gare, signe d’anti-civilisation ; et du ciel plus brumeux et gris dont les lointains se gonflent de vapeur noirâtre et pluvieuse, plus de mélancolie gagne ce train qui trottine maintenant en petite vieille affaissée, sans sonorité, en petite vieille porte-cabas, filant en pays pauvre comme sous une étreinte de misère. Ah ! quel ennui, quel ennui ! et des heures encore, durant des heures, remuer à vide dans ce wagon ; quoi faire ! Dormir lourdement, lire ce roman anglais ou ce roman français acheté en gare. Lire ! lui Sparkling le joyeux compagnon, lire autre chose que du nécessaire et des échos du monde. Ah ! non, jamais.

Et le sujet de la mission venait lui tenailler à nouveau l’esprit « affaire politique ou affaire privée, cela ne peut être si urgent. Nous nous arrêterons à la prochaine grande ville, et nous repartirons demain ».

III

Ah ! malchance ! Cette ville de Lachenfels est d’une tristesse morne. Le fidèle Wilhelm l’excellent ami, que ç’eut été tel plaisir de voir, est parti ce matin même, menant vers une autre résidence l’égrotante souveraine dont il est le mentor et aussi le surveillant. « Tous ses caprices, pas une seule de ses volontés, » telle fut la consigne qu’imposa au fidèle Wilhelm le prince qui lui confia le soin de garder des influences littéraires, néfastes et étrangères, sa vieille et trop sèchement polie compagne, pas acariâtre, mais le tenant (et pourquoi ?) à d’incommensurables distances. « Je vais chez ma femme, prévenez-la et préparez-lui son Mont-blanc et ses glaciers, » avait dit un soir l’illustre prince, le plus célèbre de ses soirs de gaîté, et ce fut peut-être son seul mot drôle, encore que la paternité lui en ait été disputée par bien des sourires entendus. Un parfum de lilas de Perse avait sillage peu auparavant dans les escaliers particuliers de la demeure princière, côté du prince, — côté bien séparé de celui de la princesse par une large cour égayée de la présence d’un factionnaire, et d’un mélancolique tambour assis aux portes d’un corps de garde. Un mot, un parfum, cela avait fait jaser, d’autant que le lendemain le pasteur Manlius Tocker, appelé au palais, demeura deux bonnes heures dans le cabinet de travail du prince, ce cabinet dit d’Acier, si connu par ses ornements, panoplies de vieux sabres précieux et de masses d’armes garnissant toute la paroi. C’était l’allure de quelques anciens jours de jeunesse qui était revenue, pour une fois, après bien des années. Un parfum, une plaisanterie et le lendemain le pasteur, c’était la marche ordinaire d’antan. Cette fois-là en plus, le surlendemain, il y eut grande revue et présentation d’un quartier-maître-major général.

L’égrotante princesse, elle, depuis des années, n’avait d’autre plaisir que d’inviter à la venir voir les plus vieilles dames titrées qu’il y eut en Europe ; auprès de thés servis dans des tasses spécialement de Sèvres, des âges, des éboulements de siècles gris et accumulés parlaient de la beauté de la mort, et de l’édifiante disparition des aïeux ; c’étaient les soirs heureux, les thés empreints de charme calme ; par contre, quand le descendant ultime d’une haute famille même non parente avait fléchi, c’était le thé attristé, lamentateur et présage de douleur pour quelques jours. Et même si parfois le descendant d’une race altière s’attirait un conseil judiciaire, on prenait le deuil de cour un soir. La princesse était toute à tous souvenirs pieux et graves, et aimait maternellement toute la noblesse d’Europe, à l’exception de son auguste époux qu’elle n’avait jamais pu d’aucune façon digérer. C’était en ce milieu solennel que végétait le fidèle Wilhelm ; aussi parfois, trop rarement mais tant fréquemment que possible, quelles belles fugues vers son cher Sparkling, et quelle guerre aux beaux flacons de France.

Pas de thé, pas de thé, mon cher ami, comprends-tu, ce soir pas de thé ! et Wilhelm irradiait comme une apothéose ; puis il repartait pour Lachenfels, que la princesse avait choisi entre autres résidences parce que le prince n’y venait jamais. Enfin si Wilhelm n’est pas là, le général qui commande la place est son ami ; Sparkling le connaît, une heure de gaîté militaire (elle ne vaut pas l’autre), ce serait toujours un viatique ! Non, le général n’est pas là ; l’ordre exprès de son souverain belliqueux l’a expédié porteur d’un toast emphatique à la fois pieux et militaire qu’il doit débiter mot pour mot à un mess d’une ville voisine ; mais, dit l’officier d’ordonnance, le général rentrera dès demain, sa ville de Lachenfels lui est chère ; on peut lui télégraphier : ce serait l’excuse qu’il désire pour quitter la ville où il prêche, car il aime à ne pas trop tarder en ces réunions de subordonnés. Il sait trop qu’il les empêche de continuer leur jeu quotidien. Il ne l’avouerait pas, mais être rappelé l’enchanterait. Sparkling hésite, allègue, refuse ; le général, en ces occasions, grandi par la parole royale qu’il vient de proférer, est à sa connaissance trop magnifiquement solennel.

Plus rien, pas de distractions ; au théâtre la fatale opérette viennoise. Il va seul et bien éploré.

De fenêtres garnies de fleurs s’échappent langoureuses des valses, des couples d’officiers font résonner de leur sabre le pavé des rues, les valses s’interrompent. De jeunes têtes, des fenêtres florales, leur adressent quelques mots, puis un rire ; et les sabres de traîner, et la valse de pâmer ; des brasseries closes semblent philosophiques. Des portes de petits magasins de denrées, on le regarde ; son pas traînant d’étranger de grand air excite les curiosités, et bientôt des gamins s’approchent timides. Monsieur veut-il un guide pour visiter le château, pour voir la promenade du fleuve ? Le duc les écarte doucement d’abord, puis avec irritation, il s’énerve, il fuit ces quartiers déserts qui sont sans doute les rues populeuses de Lachenfels. Il va vite et bientôt arpente, fébrile et seul, les rues vagues, petites maisons blanches à vérandah de bois jaunes, à fenêtres florales, d’où s’égouttent les valses, d’où s’essorent des lieds, et tout est clos, et tout est cœur, et tout est myosotis, sauf Sparkling qui est furieux. Dîner seul, dîner mélancolique, parmi l’empressement ridicule de quatre valets en habit noir, urgents, et, semblerait-il, ironiques ! c’est chimérique ! mais pourtant leur attitude d’attention profonde, leur glissade d’ensemble à chacun de ses gestes l’énervent. Qu’ont-ils à le regarder ainsi ; qu’a d’étrange un courrier extraordinaire et confidentiel porteur de plis cachetés. Ridicules, en vérité, ridicules, ces mannequins dans leur rigidité d’aveugles, brusquement scintillante de gestes fous lorsqu’il a besoin d’une fourchette. Partir ! Partir ! un cigare le long de la promenade du fleuve, calmera peut-être son agitation.

Ah ! qu’il est automnal ce fleuve du soir, et mélancolique ce passage lent d’ombres comme exilées dans Lachenfels ; pas une barque sur le fleuve, pas un falot en face, rien sur la berge, la vie est morte ; à peine des clartés émanent de la brume, réverbères peu fréquents, réduits en nombre, pour conserver au site un caractère romantique. Seulement, au loin, quelques lumières signalent un faubourg militaire, couché au pied d’une monstrueuse forteresse. Y aller ! pourquoi faire ; il n’y aura ni bruit ni lumière ; ce n’est qu’une illusion de la distance. Que Lachenfels est assommant ; on entendrait bruire de l’âme. Des couples en ombres chinoises subites et d’autres silents qui s’éloignent ; des voix de mystère, pas de rire ; l’amour est pâle et blanc le long de la promenade du fleuve, et ce fleuve sans couleur qui n’est qu’un poids dans la vie, allant si lentement sous ce ciel sombre, par la nuit commencée en manteau de légende, opacité sans constellations, lourdeur pesante sur cette ville veuve de feux, écrase ce bon Sparkling, papillon de cour brimborionnant une fois en sa vie auprès du silence des eaux et des choses.

Encore des rues, la ville s’endort. De l’ennui, causé par des ordonnances de police, sans doute, car où sont-ils ces habitants ? Il y en a, le Bœdeker l’affirme. Des lieds résonnent parfois de loin, lents, traînards, peines de buveurs lourds lentement expectorées. Sparkling s’ennuie ; et ses pas le ramènent vers la gare, où il eut tort, âprement tort de quitter son train. Ô tristesse encore, les longs quais vides, embrumés, fumeux de pauvres lumignons, longs quais stratégiques, routes du massacre, quais pour disposer la chair à canon des prochaines luttes. Que faire, que peut faire ici un homme de goût et de plaisir ? Le premier train qui passe retourne à Krebsbourg ; pour sa destination, pas de train avant le lendemain matin, et certes, il ne dormira pas ici ; tant pis, le train le ramènera à Krebsbourg en quelques heures, à l’instant où dans les capitales les gens seulement sortent du théâtre. Se retremper dans la joie, dans la vie vivante une heure ou deux seulement, dormir ; puis il repartira pour sa mission ; qu’est-ce que sa mission ? Petite affaire sans doute, on peut perdre un jour certainement.

Tristesse encore, langueur brutale et bruyante du train volant par la ténèbre épaissie, lumières brûlées de vitesse, malsaine atmosphère. L’allure du train semble frôler des cages de verre éparses dans un désert. Aux arrêts frigides, impatients du repartir, emmitouflés, des êtres vagues, des lividités ; la petite terreur a blêmi ces visages. L’express de nuit qui, de si loin, amène vers l’Ouest des flots d’étrangers versilingues, a quelque chose d’inquiétant ; c’est l’express de nuit qui transporte le criminel et le filou sombre. Au coin du compartiment où s’est jeté Sparkling deux êtres fument, trop noirs, trop bagués, des aspects d’Italiens de théâtre, entrepreneurs louches, vivants suspects ; des noms de femmes parmi leurs conversations, avec des demi-ironies qui ellipsent des vilenies ou de petits crimes. Une grosse figure de gros bourgeois, pressureur usinier, ou transacteur trop habile somnole. Les Italiens parfois le considèrent bizarrement. Une légère mais âcre angoisse tient Sparkling éveillé ; au trot du train des faces d’employés glissent un regard aux vitres, apparition terne, malgré la petite lueur de leur lanterne, apparition blafarde, et comme angoissante d’une face de misère ou d’espionnage brusquement montrée. Cette mission, si c’était une farce ! Le savoir, impossible, desceller des dépêches est impossible, mais pourquoi cette hâte de le voir partir, le jour même. Bah ! une coïncidence. Pourtant si le roi s’était prêté à une plaisanterie, à l’instigation de son cher et tout de même si épineux et désagréable à tous, particulièrement à Sparkling, de son autre inséparable ministre, celui de la liste civile, celui qui vient au palais le matin, et souvent abrège de son air renfrogné, la gaie conversation qui roule joyeusement des flots d’anciennes plaisanteries et d’anecdotes de la veille. Des prémisses de disgrâce ! cela semblait bizarre cette après-midi dans ce jour encore clair ; mais à cette heure dolente et équivoque les aspects des choses de pensées sont plus rugueux et plus hostiles. On verrait !! On n’abat pas un Sparkling en soufflant dessus ; et puis quelles raisons ! La reine ayant eu vent du club coûteux et libertin, le sapant au nom de la respectabilité, impossible à admettre, oui, vraiment, quelle chimère ; rien à se reprocher, rien ! à moins que le roi ne sache !… Mais comment résister à quelqu’un qui dit vous adorer, qui dit que Christian est lourd, ennuyeux, que c’est un compte, un compte à dormir debout, un fastidieux traité de blason, un fort peu gai, jamais hilare compagnon de tête-à-tête ; l’intérêt même de la dame s’oppose à toute révélation, quant à découvrir le pot-aux-roses, lui-même, lui le roi qui n’a jamais rien trouvé sans son fidèle Sparkling. Allons donc, impossible, vraiment impossible.

C’est la douane ; nocturnes avec des gestes dévalisateurs, les douaniers persécutent. On ne trouve rien, on ne trouve jamais rien ; ce sont les bonnes faces des douaniers du Hummertanz qui maintenant se penchent sur les valises ; ceux-là n’ont jamais rien trouvé.

Les wagons de rechef roulent dans l’ombre épaisse, par le petit pays gras et plat. Au loin comme des torches flamboient des hauts fourneaux. Les gens du wagon, maussadement ronflent ; quel ennui ! Il doit y avoir petite fête au palais ; il ne trouvera personne chez lui sans doute ; s’il rentrait immédiat et fit prévenir la duchesse elle serait bien étonnée ; elle est à la fête du palais ; depuis quelque temps, elle y est singulièrement assidue, très en toilette, très en beauté ; les dames ont de ces moments où elles semblent refleurir ; elle paraît regarder de moins mauvais œil le ministre de la liste civile… Ah ! décidément, cet énervement est trop bête, il fait ruminer étrangement ; que va-t-il se mettre en tête ; mais ce départ exigé fut bien brusque, et pour quelque minime affaire sans doute, des futilités comme celles dont ils s’occupent, lui comme les autres.

Sparkling se mit à réfléchir profondément, ses plis soucieux se creusaient, et tout à coup, à voix haute, somnambuliquement criant, comme ayant oublié le décor : « Tonnerre, c’est pour cela qu’il m’envoie en mission ! » Les Italiens et le négociant réveillés en sursaut le regardèrent un instant puis resomnolèrent. Sparkling ouvrit sans lire, un journal, écarta le rideau de la lampe, reposa le journal, le reprit, consulta sa montre. On serait bientôt à Krebsbourg.

IV

Dans la journée, Krebsbourg est une capitale qui mange.

Dès le soir, Krebsbourg est une capitale qui ronfle.

Tous les dix-heures vespéraux, c’est un unanime grincement de devantures qui s’abattent, de volets que l’on cadenasse, de portes qu’on verrouille luxueusement. Alors en des chambres hautes, spacieuses et chichement meublées, la forte et calme classe moyenne, la parcimonieuse robustesse du pays, s’endort vers les grands rêves d’argent à gagner, à choyer, à faire fructifier. Las d’avoir tout le jour, derrière les comptoirs, lissé leurs toiles d’araignée en embûche aux écus passants, Josephs et Joséphines, Othons et Gothes, Luitpolds et Marguerites reprennent force, pour le lendemain, tous les lendemains, sans autre interruption que les parties de boules du dimanche après midi, regratter l’existence, se ravitaillant de pesantes et confortables platées de légumes. Cerveaux âpres et potagers, ils ronflent d’accord et en mesure, dans les rues tortueuses de la ville commerciale.

Aux quartiers neufs, des maisons à façades inélégantes et soignées, incommodes d’après un rien des rites féodaux de l’architecture, démontrant par quelques ors aux balcons et des marteaux de portes ouvragés que les propriétaires sont bien nés, enveloppent les aristocraties. Ces hoirs du passé se sont assoupis en déplorant le train ultra-libéral des choses, les perversités tentaculaires d’une presse immodérée, et que la jactance des athéismes envahit les universités. Les mêmes amples légumes, comme à la bourgeoisie leur suffisent, mais serties de vieilles vaisselles métalliques. Il est de mode de savourer des décoctions de chicorée et des thés faibles dans d’incommodes et d’incandescentes tasses d’argent, autour desquelles on disserte syndicats industriels, exploitation des mines, culture intensive, construction de logements ouvriers, qui rapportent un ou deux pour cent de plus que les maisons d’habitation et de commerce ; on agite l’utilisation des précieuses vues d’avenir qu’on rencontre, au point de vue du maniement des fonds, par la conversation des personnes haut placées, et voisinant avec l’Église et ses ministres. L’Église du Hummertanz a horreur de la pauvreté ; ses basiliques sont des musées avec guichets ; des volets de bois cachent ses merveilles d’art et ne s’entr’ouvrent que devant l’espèce sonnante ; des cages de bois, hermétiques couvrent ses mausolées, et le sésame de ces petites portes est encore la petite pièce d’argent. Seuls les beaux, les admirables vitraux qui filtrent sur les dalles blanches des éventails de mobiles pierreries, ils n’ont pas encore trouvé le moyen d’en faire payer à part la vision.

L’église est riche et forte. Elle a, pour ainsi dire, des banquiers lais et un ordre mixte de courtiers ; ses couvents bien abrités des concurrences étrangères par un protectionnisme fondamental, produisent la bière, l’alcool, les tissus et les menus travaux du fer. Des missionnaires parcourent les pays étrangers, non pour évangéliser, mais pour planter auprès des beaux sites de vastes hôtels, où l’on paie douloureusement cher la vue exclusive des décors terrestres. Quand le Gouvernement est dans l’embarras, en attendant l’accomplissement d’un plan architectural, le clergé vient à son secours, en lui prêtant, en échange d’un remboursement léger, quelque vieille église ou cloître pour y loger ses bureaux. L’église du Hummertanz est riche, or respectée.

C’est près des rues spacieuses de la ville neuve, près des squares ombreux, et des trottoirs larges du quartier de l’aristocratie que commencent les étroites et silencieuses rues canoniques, longs murs blancs et conventuels, blafards ; des rares fenêtres, des croix noires peintes à des portes, au-dessus des murs émergent, clairsemées, des cimes pauvres d’arbres, et le soir y est plus silencieux encore qu’aux quartiers de commerce et de noblesse. Parmi ces cénotaphes, de vagues titubations d’homme du peuple égaré griffent à peine le pesant mutisme de l’ombre opaque.

L’animation se révulse piètre et chiche, près des gares, autour des théâtres solennels, d’apparence fériée et dominicale ; elle se niche dans quelques brasseries à un point de boulevard, assez capricieusement, quelques étrangers y fréquentant pour lire des gazettes en leur langue ; le lourd cahot d’une voiture est à ces endroits, exceptionnel, et les lumières des établissements de joies comme calfeutrées et timides devant le règne du terne et du désert. Les attardés de ces endroits semblent sentir qu’une critique pèse sur eux ; le blâme descend des porches et des campaniles, s’évase des banques d’une activité modèle, tombe des statues équestres et allégoriques, des sphinx tout modernes du Palais Académique, bruine des logements de rentiers et des habitacles ouvriers ; il se perd du temps et de l’argent. Seuls excusables, sont les cercles fermés de la gentry et de la richesse ; on peut pardonner aux créateurs de grands halls qui, utilisés le jour en salles de vente et d’adjudication et de négoce autour des boissons, abritent la nuit, sur le simple parquet, volets clos, les misérables qui veulent dormir en s’acquittant d’une légère redevance. Mais ces cafés du boulevard Mariahilf, fréquentés d’étrangers, de hères, de bohèmes et de journalistes, c’est la petite tache dont Krebsbourg est gêné, dans sa roide robe de solide vertu.

Et c’est là, vers ces antres relatifs, que doucement, lentement, ennuyeusement, se traîne, rongeant des bouts de réflexion, et d’une humeur désemparée, le duc de Sparkling, maréchal du palais, commandeur d’une haute quantité d’ordres, homme sémillant, homme heureux, homme de cour et d’élégance, riche, apparenté, verveux (on a bien voulu le lui dire souvent), que la haute Société et l’Église goûtent, malgré ses légers vices, que la bourgeoisie respecte d’une affectueuse et respectueuse indulgence, ce même Sparkling dont le prince de Galles goûte l’élégance civile, dont l’élégance militaire éclipse tant d’autres attachés, lors des manœuvres d’été qui sont une des parures de l’Empire de Niederwaldstein. Il les connaissait un peu ces débits. D’anciennes folies de jeunesse, quelques étrangers promenés d’après les conventions du club des Mille et une Nuits ; certes on n’y faisait que passer, pour aller près des galeries de la Bourse, où dans des ruelles, de petits établissements donnaient à entendre pour quelques sous, plus des pourboires proportionnés aux projets que l’on nourrissait, des chanteuses déshabillées en danseuses. Mais là, ce soir, Sparkling ne s’y voulait aventurer ; des fêlures dans la tenue des classes officielles, prenaient souvent ces endroits pour théâtre, et l’on y apercevait parfois outre de médisants commis de chancellerie, Gouttegrass, l’adipeux chroniqueur, l’homme cantate du Hummertanz, qui, après des pivotages dans les salons bien pensants, où seul il avait le droit d’émettre des aphorismes, flatteurs sur Paul Bourget qui lui avait une fois écrit une lettre polie, ou méprisants, sur bien d’autres qui aimaient ignorer son existence, venait échouer là quelques instants.

C’était là le petit point de licence permis à la littérature ; Gouttegrass se revanchait par son loyalisme et son amour des vieux us ; de plus Gouttegrass, un peu méprisé pour son métier, bien qu’il le fit fort mal, et y gagna de l’argent, était bavard comme une portière, et colportait mielleusement toutes anecdotes qui tombaient en sa servile possession. Ces petites nocivités l’excusaient à ses propres yeux d’être l’un peu trop humble convive des grands palais ; de plus il en tirait un air babillard et un peu gamin, pensait-il, qui embellissait son âge très mûr.

V

Le café où stoppa Sparkling était grand, clair, blanc crémeux, des ornements dorés y distribuaient maigre la lumière électrique. Au long des parois, un peintre national avait d’une pâle couleur évoqué les charmes allégoriques des pays qui n’avaient pas le bonheur d’être le Hummertanz ; l’Espagne offrait ses mandolines par le tortillage démesuré d’une gitane, rose rouge et mantille. L’Ottoman fumait le narguilé et ses yeux bénins cherchaient aux voussures un rêve paradisiaque esquissé par une forme blanche et violette. Des gnomes versaient l’hydromel dans la bouche entr’ouverte de paysans endormis, c’était l’Allemagne ; le Tyrol était un homme chanteur et vêtu de vert, près d’une dame cantatrice vêtue de rose.

Mais la Suisse était une montagne lunaire et bleue avec un hôtel à sa cime ; pour l’Angleterre, l’artiste avait figuré des gens en complets à carreaux, quittant allègrement un quai, pour grimper sur un paquebot tout neuf. D’où procédait leur joie ; quittaient-ils l’Angleterre, ou se nolisaient-ils pour enfin la retrouver ? ce n’était pas très explicite ; le peintre avait sans doute pensé qu’il lie fallait pas froisser nettement la susceptible et ombrageuse Albion. Pour effigier les bonheurs de la France, un monsieur, vêtu d’un frac, tendait un bras, du haut d’un tréteau, vers une foule non intentionnellement caricaturale ; était-ce par une délicate attention, l’apothéose de notre système représentatif, ou la reproduction liturgique d’un de ces moments d’intense fièvre patriotique que soulèvent, dans nos cafés-concerts, des hymnes inspirés ? Le doute pouvait régner à cet égard ; il valait mieux reposer ses yeux vers des tatouages blafards et discordants qui pouvaient à volonté symboliser l’Italie ou le Japon. Et le Hummertanz n’était-il pas à ce café des Nations. Mais si ! il étincelait au plafond. Une forte déesse, Junon foraine, une main appuyée sur un paon dont les oscellures caudales feignaient de larges monnaies, baissait l’autre au souverain roide et étriqué dans un habit noir de gala. Une hydre à face humaine tordait sous ses pieds une rage impuissante ; la face était verdie et la langue pendait à gauche de la bouche, des griffes désespérées se ridaient vainement pour agripper des cassettes et des flots de paperasse, soit une charte, soit du papier monnaie. Des travailleurs enthousiasmés au coin de la toile, soulevaient d’un inlassable bras leurs casquettes. Le Hummertanz brillait à des écritaux métalliques des entre-colonnements : l’admirable et nutritif chocolat du Hummertanz, le champagne authentique du Hummertanz meilleur et moins cher que les crus Sparnaciens, la compagnie d’assurances contre la misère du Hummertanz, la seule au monde qui réglât toutes les indemnités. Des buffets chantaient la race porcine du Pays sous toutes ses préparations ; ainsi que ses merveilles de poissons salés, dont l’usine peut justement se promulguer fournisseur de la cour et des plus nobles cours étrangères ; la Patrie brillait dans les brocs de bière sur les tables, elle étincelait dans la conversation des jeunes gens du Hummertanz, là tous les soirs groupés. Quoique représentant les tendances les plus accusées vers ces opinions qui subversent un trône et la félicité d’une agglomération pacifique de citoyens, ils prélibaient en alternant les louanges à la bière du pays, dont il fallait à leur sens fréquemment et même toujours célébrer l’incontestable supériorité, sur les cervoises étrangères pour sa légèreté, son arôme et son bon marché ; il vivait de vieilles bières fermentées, dormant des sommeils d’années dans la sécurité sèche des profonds caveaux, qu’on ne débouchait qu’avec tremblement ; mais, au moment où l’on se recueillait pour conclure la soirée dans ce nectar, ces jeunes irréguliers ne vantaient plus le liquide autochtone ils en étaient tous à flétrir la culture exclusive du papier-monnaie, dans leur ingrate nourricière, et à se remémorer les turpitudes de leur caste littéraire officielle, de la bande, de la séquelle agenouillée, mafflue, lippue, solecisante et pharisaïque du détesté Gouttegrass ; ceci était l’inévitable péroraison du colloque, comme l’invocation reconnaissante au Gambrinus natal en était l’exorde. Et de vrai, ces irréguliers, l’élite contrastante avait bien raison, car nul pays n’est comme celui-là un stupéfiant et qu’y pourrait trouver, sous ce ciel bas, par ces rues plates, pour accélérer les heures monotones la gent rhétoricienne, satyriste oxymoronesque, philotechnique, virtuose et lyriforme, sauf bière et tabac. (Ajoutons que ce n’est en rien par une attention délicate en leur endroit, que le pouvoir ne falsifie pas par une oppressive et tragique régie cette solanée ; non plus par mécénat qu’il n’a frappé la soif d’une lourde contribution mais la classe bourgeoise défend jalousement ses libertés de ventre et de narcotique. Si l’État pensait aux monopoles de cet ordre, les coffres-forts se fermeraient et les fusils partiraient tout seuls.)

Sparkling entendait « Des sociétés de marchands d’œuvres d’art, se sont constituées à l’étranger ayant pour but exclusif l’exploitation de nos Mentors esthétiques groupés en commissions d’ailleurs corruptibles.

Un de nos compatriotes, purement mercantile, installa récemment une usine en Franconie, pour munir inépuisablement notre musée archéologique, de grès, de tapisseries, de vidrecômes et de meubles médiévaux. Les fameux fûts de chêne, guillochés d’airain, orgueil de notre salle des corps de métiers, d’encore jeunes ouvriers les ajustèrent, les cerclèrent et ornèrent, en vue d’une Exposition Universelle, projetée quelque part et qui n’aboutit point ; les toiles de nos musées ont presque toutes dans les petites galeries d’Allemagne des similaires, et nul ne pourrait jurer que nous possédions les originaux. Paris n’a pas voulu de nos Kakemonos et les traitait avec le même dédain que notre bureaucratie rejetait nos peintres récents de génie ou de talent, qui mouraient affamés dans des coins de rustres où la vie est pauvre. Nos lettrés, les vrais, les modernes, les archaïques ont été chercher les refus de l’étranger ou s’entaient à de bas ronds-de-cuirismes, tandis que les Gouttegrass, Wasseroht, Focarbeck, les protégés de la cour hument les ressources qu’on laisse à l’art par tous les pores, et les pipent a trucs éployés. Gouttegrass, à qui sont bénins mazettes cléricales et douairières, demande d’un air dégagé, et met dans son gousset, sans compter, d’un air d’embarras charmant. Wasseroht touche pensions et petits profits, pour articles qui jaugent notre pauvreté d’esprit, articulets de douane contre la pensée étrangère, et tournées délatoires, sous prétexte d’inspections académiques. Focarbeck, le moins considérable de ces sires, maigre fantassin de feuilleton assiège les antichambres, et donne aux huissiers des escomptes sur les subsides dont on l’appâte, pour obtenir des tours de solliciteur de faveur. Voilà, Monsieur l’état des choses dans notre petite patrie. »

C’était évidemment quelque lettré étranger qu’on instruisait ; suivit une conversation à voix plus basse. On causait d’autres choses que de littérature. Sparkling crut entendre son nom avec commentaires ; il ne distinguait pas trop, mais on souriait ; était-il sûr au fait que ce fût son nom ; d’ailleurs les anecdotes se suivaient. Un lettré, accusé d’avoir voulu tirer de la pornographie des éléments de vente est appelé devant le jury ; il cite à décharge les écrivains libéraux du pays dont on écoute distraitement les déclarations ; quelle est leur patente et de quelle autorité ces mariaules. Mais l’avocat a son dernier dire en réserve ; il prouve que les magistrats achètent à grands frais au libraire qui paya l’accusé de quelques sous, les produits les plus caractéristiques des plus clandestins offices de livres d’une circulation spéciale ; et de cette fissure à la solennité de l’aréopage découle l’acquittement.

Autre histoire : Une malheureuse est entrée au couvent, où quelques années, grâce à son ignorance et à sa faiblesse d’esprit, elle est reléguée aux, bas travaux. Tout à coup son ventre commence à grossir à s’enfler. Cet organe bombe, bouffe ; il devient excroissant, gibbeux ; c’est un môle un leviathan, sans doute. Il terrifie, mouflard et pataud, outreux, tympanileux, les innocences fraîches et les candides dominations auprès desquelles, en l’enceinte pieuse, il ventripote. Des médecins sont appelés, naturellement des médecins imbus avant tout des sublimes doctrines de la religion d’État. Consultation : l’archiatre évalue l’empsalmiste, le mire échange des vues avec le mâchebran ; révoltera-t-on la piété des saintes femmes en étudiant de près les arcanes de ce ventre éhonté : non, mieux vaut s’en rapporter aux anargyres étiologues divins ; la bonne femme est jugée enceinte. Forte de son obscure innocence, elle proteste ; les rigueurs s’amoncellent sur elle ; ce sont captivités et sévices, transferts en des couvents disciplinaires, et toujours la science juge qu’elle enfantera. Enfin, à la longue, les termes écoulés d’une normale parturition, anxieux de garder ce qui ne peut être qu’un diabolisme, on la jette dehors sans ressource ; or, les guérisseurs non conventuels, en nombre suffisant conclurent à une hydropisie. La pauvre femme était hors tout asile, sans pécule, n’ayant plus d’espérance qu’en la modique protection des lois, si propices aux vrais croyants.

C’était vrai, tout cela ! Sparkling le savait à peu près ; seulement il n’y avait guère réfléchi. Était-ce vrai ce que pronostiquaient ces jeunes gens pour le calme Hummertanz, des grèves, des ruées sur les bourses, des ouvertures violentes des couvents, la main laïque et brutale des révolutionnaires sur les clefs et le denier de saint Pierre ; et les propos parlés moins haut, où il avait cru surprendre son nom ! c’étaient sans doute similaires babils, mais touchant aux personnages, aux optimates. La popularité officielle n’était pas sans revers ; et le dédain d’aristocrate inclus en lui pour la houle acclamative de bourgmestres, échevins, changeurs, qui l’empêchait d’entendre avec âcre déplaisir ces propos, lui montrait des vérités possibles dans ce qu’il entendait, et aussi dans ce qu’il ne pouvait percevoir ; il eut envie de leur parler, de tâcher, par quelque moyen, de connaître leurs opinions sur le duc de Sparkling, c’était peut-être la solution de cette nuit ridicule ; car il n’avait plus envie d’aller nulle part, ni chez lui, ni ailleurs, de courir après d’affligeantes certitudes, pis, de se laisser engluer par tous ces phantasmes, issus en son cerveau par le noir de la nuit, et l’énervement du railway ; mais quel moyen ! quelle entrée en matière et ne serait-il pas repris dès le lendemain par le dignitarisme, l’incompatibilité des milieux ; Sparkling, l’ironiste acoquiné à de solennels chansonniers des orviétanistes, des couvre-feuilles ! Et Sparkling de continuer mélancoliquement à épuiser pour sa part la glorieuse godale aborigène. Enfin, malgré la lassitude, la transe vague, tenace et récurrente, l’instinct machinal l’induisit à se lever, non sans avoir encore considéré d’une curiosité presque sympathique ces jeunes gens excessifs, à peine notoires pour lui par de dédaigneuses citations autrefois entendues ; et lui, à leur regard sans doute, n’était-il qu’un abusif chambellan, un inutile porte-crancelins, un si vague marottiste, et seulement de réputation, car aucun ne l’avait semblé remarquer. Les réverbères au long des monotones files de pierre, au long des rampes sourdes, brûlaient comme d’expiatoires farfadets ; du funéraire planait ; les architectures néo-byzantines des corpulentes collégiales demeuraient livides, articulant de grêles et tristes et trop lents carillons. Les rues, désertes sauf des lueurs montant des sous-sols des maisons ; de loin en loin, à quelque carrefour des parlotes de domestiques, regardant passer le promeneur avec des aspects d’espion ou d’escarpe, un cri aigu de femelle, de gros rires à la porte d’estaminets qui se vidaient, de somnambuliques et aléatoires gardes-ville, courbés sous la monotonie de leur parade, puis de nouveau le silence noir, épais, assoupi. Décidément, il n’y avait de joie pour personne à Krebsbourg dans ce soir, analogue de tous les soirs que gaspillait Sparkling. Il en réfléchissait ; il en eût presque philosophé de court et bon pessimisme s’il n’eût été proche de son hôtel, où plusieurs voitures à son étonnement attendaient.

Pourtant, ce n’était pas le luxe luminaire des soirs de réception, ni l’ostentation de livrée. Sparkling, renseigné, se dirigea vers un petit salon, donnant sur les jardins, une des fantaisies de la duchesse, boudoir où l’on avait sacrifié à ce goût du bibelot, qui, montant de l’étranger, bousculait un peu les rigidités intérieures des palais de Krebsbourg, mais en de bien rares endroits ; le roi ayant dit à maintes reprises qu’il serait toujours temps de s’encombrer de ces menuités quand l’industrie nationale les saurait fabriquer ; que ce n’était pas la peine d’ouvrir une blessure vive au flanc du pays, d’où coulerait le sang de l’épargne. La duchesse tenait en ce retrait un redoutable congrès de dames. L’idée qui flottait dans l’air à quelques goûters, thés et pâtisseries, où cette élite gracieuse s’empressait en propos et satires, avait soudain, ce jour-là même, à une de ces réunions, pris corps. Il y avait indubitablement, en Afrique, même en ces colonies que le gouvernement avait procuré à son commerce, des bandes nombreuses de misérables nègres ; sans doute ils n’avaient que deux expectantes dans leur avenir ; être esclavagisés par les marchands arabes qui appauvrissent de tant de travailleurs sobres et peu coûteux, les postes de la colonie notre orgueil : ou bien croupir autour de leurs baobabs, dans une ridicule tranquillité, une ignorance votive à d’incompréhensibles dieux, se roulant nus dans les herbages, se plongeant dans des rivières fournies d’hippopotames, distrayant leurs heures contemplatives par d’aigre musique obtenue au moyen de calebasses. Sa Grandeur le Primat d’Hummertanz, avait déjà signalé le cas exceptionnellement malheureux de cette humanité chétive ; tandis que le missionnaire se bornait à plaindre quiètement et débonnairement ces victimes d’une faute ancestrale, en les colligeant le plus possible autour de ses établissements, aidés en ceci par quelques détachements de troupes, l’explorateur enchérissait ; le peuple enfant était, à son dire, perfide, cachottier, avare. L’indigène si insouciant de toute morale et de toute administration, utilisait pour cacher ses provisions et richesses des ruses de Peaux-noires. Tout leur était bon, pour ne pas se livrer à l’échange de denrées avec l’Européen tutélaire et paternel ; on en avait vu refuser de l’eau-de-vie, négliger de beaux fusils neufs façonnés pour eux par des amis de l’État, coûtant trois ou quatre francs en fabrique, d’armement suffisant sauf que tous les subterfuges, en leur intérêt, étaient invoqués pour ne pas compléter cette vente par l’adjonction de quelques cartouches. Ces preuves évidentes de barbarie, alléguées, sans autre conteste que de très légères différences d’optique par les voix seules autorisées, au Hummertanz, le prêtre et l’explorateur de commerce, avaient touché le cœur de ces dames.

Il s’agissait de travailler, d’une façon connexe, au moyen des deux formes d’influence précitées, à la civilisation et même, si faire se pouvait, à l’apprivoisement du nègre : le noir adulte devait être calmé et pansé, la négresse habillée (car sur ce point on n’avait pas tout dit, mais laissé tant deviner), les négrillons choyés, et quelques spécimens les mieux choisis de l’espèce, élus à l’heure de l’enfance, importés dans les grands ports de Hummertanz. Leur éducation confiée à de dignes Pères permettrait de les dresser au service particulier de leurs bienfaiteurs, de leurs patrons, de leurs souverains, ou plutôt du détail de leurs souverains, de leurs censitaires souverains. C’était une mesure qui s’imposait. L’Europe n’applaudirait pas sans jalousie cette mise à profit de la colonisation, l’une des plus utiles ; d’autant que le blanc, même le plus travaillé vers l’humilité par les bonnes doctrines religieuses et monarchiques, commençait, ainsi que la blanche, à être de moins en moins le dévoué, le serviteur, la personne de confiance rêvée par les aristocraties et les bourgeoisies. Toutes ces dames le savaient fort exactement, avec abondance même, et c’était la communication mutuelle de ces certitudes qui avait prolongé la soirée, la prolongeait encore, l’élégant synode n’ayant eu sur ces heures que des minutes brèves, pour armer la chère utopie et l’implanter dans l’ordre des faits.

Sparkling les félicita d’allier leur grâce à la force, en vue d’une expansion plus florale de la politique du roi. Il était presque heureux, ses craintes se calmaient ; sans la petite souffrance de trouver au nombre du comité d’initiative les épouses du ministre de la liste civile et de celui des chemins de fer, qui le détestaient de toute leur extra-maturité, leur piétisme et leur ambition, il eût été béat. Que la duchesse blanchit l’âme des nègres par le moyen de tombolas, de petites fêtes théâtrales, en frétant au loin, elle et d’autres jeunes femmes des flirteurs désespérés, et dégrossit quelques économies particulières au meilleur bien de l’intérêt général, de l’intérêt partiel de deux fractions de continent, rien de mieux. Il eût d’ailleurs, en cet instant, salué avec plaisir toute occupation captivante (et combleuse de temps) qui eût fixé cette âme un peu vague et vide, cette personne élégante, de faux rêves, et d’esprit pratique inoccupé qu’était la duchesse.

Les tragiques hypothèses, si lancinantes, le doute de soi et d’autres, tenace et douloureux, la transe vague et cruelle s’évanouissait ; il eut quelques gaîtés, et le folâtre seigneur reprit toutes ses couleurs diaprées, ses pavillons de gaieté de bonne compagnie, ses instincts de joie de moindre tenue ; évidemment ces deux Parques, qui lui adressaient de roches sourires, d’une voix musquée, parleraient de sa présence, si cela pouvait lui nuire ; mais le savaient-elles ? La duchesse de Sparkling altruiste, humanitaire ! La belle chose ! le grand souci des modes de Vienne effacé devant l’horizon d’une Wilhelmina-City, avec chapelle, vestiaire, convois de nègres, etc., aux maîtres-hôtels, à la salle de l’école, des tableaux, avec inscrit, don de la duchesse Wilhelmina Sparkling, née Hohenfall ainsi qu’elle se désignait en ses démonstrations publiques éphémères pour bien indiquer juste à quel point le cher duc l’ennoblissait, et aussi quel était sans lui son propre relief ; elle trônerait dans des distributions de primes avec une charmante et seyante gravité ; cette Wilhelmina-City devenant dès la première branche, dès la seconde brique, grâce au zèle des géographes réguliers de l’État, le dernier mot de l’aménagement civilisateur. Comment seraient décorés de hardes, les fidèles sujets, sans doute avec le meilleur goût. Peut-être un costume général, mi-livrée, mi-costume de milice pour les hommes, et sans doute, en contraste, pour les femmes, un fouillis de couleurs éclatantes, bien entendu de celles qui s’harmonisent à un teint d’ébène. Question délicate ; des jaunes et des rouges, pas de bleu ni de vert, et guerre au violet ! seraient-elles dentelières ? on devrait régler la coiffure des infaillibles cigarières ; et les premiers produits de la domestication ! mais il n’y a pas à s’en occuper, d’ici là elle aurait d’autres soucis ! et Sparkling, écoutant le trottinement des paroles, s’esquissait le faubourg plein d’atelier de petites chimères, et peuplé de réfléchissantes mousmés que la duchesse bâtissait à côté de la ville bien sablée, bien armoriée, bien parc londonien, où d’habitude elle promenait son âme en noble voiture à quatre chevaux, livrée blanche à boutons d’argent. Les deux Parques, sans doute, ne voyaient là qu’un moyen de se procurer d’exotiques desserts, à meilleur compte, et les autres dames ! il en était deux, la femme d’un courtier référendaire et celle d’un sénateur armateur, toutes deux assez jolies, dont le duc ne pouvait calculer les pas futurs dans le domaine de la charité colonisatrice, sans un secret ébaudissement.

Aussi ce fut, très heureux, dispos, qu’il se retira, vaguement alléguant des devoirs, des politiques pour abandonner salon et hôtel et se diriger vers le plaisir, le plaisir particulier qu’il s’était aménagé dans un discret square, pas fort loin dans la ville. La duchesse, il est vrai, avait semblé surprise de son arrivée, retirée à ses gaietés, très indifférente à son départ ; ses yeux bleus s’étaient parfois foncés en regardant l’époux ; mais baste ! tout cela avec les mauvais rêves du voyage, billevesées, songes en bulles de mauvais air. Tout allait bien, si le roi n’était pas chez Nelly Albestern, cantatrice sculpturale, blanche comme Hébé, blonde comme Aphrodite, cariée de langue et de gestes comme un gavroche de Paris. Le roi avait distingué Nelly. Nelly avait distingué le fidèle Sparkling, un diable autrement entraînant que son suzerain. Elle ne pouvait distinguer personne autre ; elle se devait de répondre au goût royal ; ceci le duc le concevait non tant en fidèle vassal qu’en homme informé qui savait, qu’en cas de rupture souveraine, le séjour de la capitale fut devenu difficile à la comédienne.

Christian s’était montré dur en analogues passes. Puis, ne faut-il pas, en hautes classes, vernir le plaisir de quelque épicuréisme et de jolie nonchalance. Tout de même, ce duplex complétait la physionomie royale, et lui confirmait ce que les exilés politiques dénommaient sa bonne balle, malgré la sévérité de ses hiératiques portraits, et le don que lui faisait la sculpture loyaliste des deux profils, le droit l’apparentant aux Hohenzollern et le gauche aux Habsbourg ; c’est en méditant ces irrespects que brusquement, au détour d’une rue, le gai promeneur se trouva vis-à-vis de son auguste maître, revenant seul et à pied, en tout cas très vaguement et de loin escorté.

Le duc était déconfit ; le roi mécontent débuta par des généralités sur l’imprévu de la rencontre, et la franche beauté de la nuit. Abordant les circonstances présentes, il se félicita de ce que le duc fût en bonne santé, non sans s’étonner que ce fût précisément à Krebsbourg, à l’intersection du Lowenstrasse et du Tonstrasse, point éminemment propre à être foulé par le pied d’un maréchal du Palais, mais non aux minutes mêmes durant lesquelles il était accrédité comme ambassadeur auprès d’un bien-aimé et monarchique cousin, qu’il le rencontrât. On ne pouvait se configurer l’idée que le maréchal du palais duc de Sparkling joignit à ses incontestables aptitudes le don d’ubiquité ; de même, attribuer la présence saugrenue du duc à un phénomène de sorcellerie évocatoire, eût été audacieux, car il n’y a pas de sorciers en Hummertanz, même dans les ministères, et rien n’autorise à prétendre que les états voisins et même le Niederwaldstein en soient munis. Il était inutile de lui persuader que ses mandements, quoique vénérés et aimés, du cher Sparkling, jouissent de moyens de transport assez spéciaux, si peu lourds qu’ils fussent à porter, pour être rendus dans ce bref délai. M. le Maréchal n’avait sans doute pas d’oiseau bleu comme aux contes de fées ; il n’eût pas confié ses plis à un providentiel pigeon voyageur. Quant à avoir joui d’un train spécial, le roi Christian savait que c’était tout à fait impossible, vu ses documents personnels sur la direction de ses chemins de fer. Dans tous les cas, il serait enchanté, à défaut de la réponse à son pli, , qu’il ne pouvait espérer, d’obtenir de monsieur le duc, une bribe de courte vérité explicative.

Ce disant, du haut de sa taille vraiment colossale, les yeux sévères s’agrandissant, le plus possible, dans la tête aviale, quoique entourée d’admirables flocons blancs, le roi Christian contemplait, son compagnon, sans bonté.

Ce fut au nom d’une dépêche, urgente, reçue non loin de Krebsbourg, à une station de quelque arrêt, dépêche instante envoyée par la duchesse pour qu’il pût assister expressément ce soir-là, même très tard à un conciliabule en vue d’une œuvre intéressant de près les visées royales en matière de haute civilisation et colonisation, que Sparkling excusa sa présence ; il devait tout à l’heure, au matin, repartir. Il espérait que du choix de son zèle, entre ces deux façons de servir celui qui daignait parfois le traiter en ami, il avait réussi, ayant pu donner à la duchesse l’avis dont elle avait besoin, et que la mission serait accomplie avec un très léger retard ; il allait d’ailleurs de ce pas, si le roi n’exigeait pas sa compagnie, quoique futile par ce temps clair, et les rues sans danger de la cité bien dévouée, retourner chez lui pour repartir le plus tôt possible à sa mission.

Fût-ce l’évocation brusque de la duchesse (Sparkling en fut démangé), fût-ce l’espoir que Sparkling venait de bien servir la Liste civile, sous sa forme possessionnelle bien chère, il y eut rassérénement, et trois ah bien, différemment modulés, s’épanouirent jusqu’aux paroles suivantes :

« Mon cher duc, l’objet de la mission ne pressait pas ; je veux même vous dire qu’il était nul ; mais vous le savez, dans notre milieu, parmi même des gens qui touchent de près aux affaires, vous êtes parfois attaqué ; non qu’on songe à noircir votre amitié, fidélité ou dévouement ; mais on vous pense léger, léger parce que brillant ; j’eusse voulu constater que vos célérités étaient sans reproche. L’Europe, mon cher duc, traverse une crise, ou plutôt les symptômes d’une crise très latente s’éveillent. Il est des signes des temps ; vous ne les voyez pas, vous dont le service est surtout de nécessaire apparat, de brillants décors, et de haute courtoisie où vous excellez ; je sais que le charme de vos relations, de votre conversation, que votre bonne humeur n’est pas sans exercer quelque influence sur nos illustres amis, et leurs bien intentionnés diplomates ; mais néanmoins l’heure présente exige que les hommes du Hummertanz soient sérieux, très sérieux ; le ministre de la Liste civile à qui j’exposais aujourd’hui cette manière de voir la corroborait à son tour de précieux et instants aperçus. La révolution gronde, mon cher Sparkling ; sera-t-elle économique, politique, sociale, dit-on, d’un nouveau mot, je ne sais, ne puis me prononcer ; peut-être sera-t-elle tout cela à la fois : en tout cas, je puis dire que si une crise politique nous est plutôt utile puisque le Hummertanz, à l’abri des guerres, bénéficie à ces heures, de son calme, pour abriter les riches étrangers fuyant le théâtre de la guerre (il y a là une question d’impôt à étudier, mon cher ami) une crise économique serait pour nous d’une incontestable gravité. Nous n’avons rien, rien à gagner à une crise économique ; c’est ce que confirmait, preuves en main, en me l’entendant dire, le ministre de la Liste civile. »

Décidément le rival de Sparkling, l’odieux ministre, avait le vent en poupe. Comment le combattre ; avait-il dû bassement flatter ! Le roi le perruchait mot pour mot.

« Et dans ces temps durs, reprit la voix augurale, il faut, monsieur le Maréchal, que toutes les volontés se groupent avec sérieux autour du trône : nos voisins, de tous côtés, nous encombrent d’exilés mal pensants, dont nous calmons les ardeurs, sans doute, que nous éconduisons parfois, mais dont l’influence peut être contagieuse, le stat même, dans nos grandes villes, périlleux. À Dieu ne plaise que je conteste l’admirable esprit d’ordre de nos populations, mais enfin le péril gronde autour de nous. Il faut, monsieur le Maréchal, défendre les vraies libertés avec énergie, et je le dis encore, avec sérieux. Ne faisons pas comme ce Grec ; ne remettons pas à demain les affaires sérieuses. À plus tard les plaisirs. Maintenant régnons, réglons et soyons prêts. »

C’étaient les mots même de l’outrecuidant rival ; le Grec était notamment de sa provenance ; le bon duc enrageait, mais même le ministre haï ne pouvait avoir à ce point remonté le roi dans un sens taciturne ; lors, Sparkling, enquêteur, s’informa de l’état actuel de Mlle Nelly Albestern.

« Ah ! cher ami ! (le point était touché) Mme Albestern, je puis le dire à vous, qui non seulement êtes le ministre, mais encore l’ami, Mme Albestern me fatigue. Figurez-vous, et je ne sais vraiment qui peut évoquer ces fantasmagories, en sa tête que je croyais bien équilibrée (vous avez dû, parfois, remarquer, Sparkling, qu’elle était de bon jugement), eh bien ! ces qualités se faussent ; elle se plaint, affecte de redouter un futur abandon, me jalouse ; elle m’a positivement exposé qu’elle désirait être comtesse, oui, un titre de comtesse, avec quelque vague douaire, en cas de postérité ; comprenez bien, mon cher ami, que je saurais me conduire en cette circonstance ; mais d’où cela lui peut-il venir ; sans doute mon cousin de Hummerkopf a cette ridicule manie d’anoblissement, mais moi, je ne le puis, elle ferait mieux d’y renoncer. » Sparkling avait bien envie d’indiquer, en tirant la chose de loin, qu’un souci si net d’établissement ne pouvait émaner que des perfides conseils de l’homme le plus tristement positif du pays, le ministre qui ne connaissait au monde que finances, détestant par nature même, les caractères bien sincères, comme celui de Sparkling. Et franc, avec gaieté, il eût demandé si le souverain n’avait pas fait, bien près de lui, quelque dangereuse, au moins inopportune confidence. Il tenait son bonhomme dans ce cas ; mais si courte méditation fut tranchée. « Je n’en puis rien augurer de bon, ces tracasseries m’ennuient, c’est pour les éviter que vous me voyez à cette heure à pied, dans les rues : J’ai quitté la place ; mais puisque vous êtes là, vous allez me la raisonner. Elle vous écoute ; votre aimable et enjoué caractère, en même temps solide, je me plais à le reconnaître, lui agrée ; vous avez sur elle une bonne influence ; mettez-la à mon service, mon cher ami, allons-y de ce pas, il n’y a pas encore une heure que je l’ai quittée ; votre aimable intervention dissipera cette fâcherie ; vous ferez justice de cette petite prétention niaise. Venez, mon cher ami. »

L’excellent ami n’était nullement ravi. Il objecta l’heure, l’inattendu de la visite.

Ce soir aussi, répliqua le roi, j’étais inattendu ; peu importe que je sois en cette maison, inattendu. Venez donc, mon cher ami. Ils y furent en devisant : le roi grave, Sparkling moitié battu, moitié content.

La première impression fut pénible ; une rumeur soulevait le sous-sol de la maison, ils attendirent, et virent assez distinctement par les vitres une noce énorme dans la cuisine ; apparemment du champagne sautait ; il y avait des caméristes, et des cigares nonchalants à de grasses lèvres joyeuses. Quand on vint, ce fut d’un pas vacillant. Dans l’escalier où le bruit des pas s’amortissait à des peaux de bêtes, une camériste qui s’était penchée, comme inquiète, la camériste de confiance, se jeta à leur rencontre ; Madame reposait, souffrante ; le roi fronçait le sourcil ; qu’on bût, qu’on jouât en bas dès lui parti, c’était d’une majesté douteuse, enfin madame pouvait l’ignorer ; mais que la fidèle Betty tentât d’arrêter sa route, sous un tel prétexte, d’un air timide et inquiet, éploré mais précis sous tel prétexte ? Il regarda béant Sparkling qui craignait de comprendre et tous deux écartaient la servante, lorsque comme un bref bruit de lutte, deux détonations, la porte de l’étage tumultueusement ouverte, et venait rouler dans les bras de Sparkling le deuxième fils du roi, le prince Max-Éric, blessé et sanglant, tandis qu’une face d’homme, un instant entrevue au palier, disparaissait, et qu’une fuite effarée et maladroite s’entendait par des bris, d’objets et des cris affolés de femme en détresse. Sparkling avait emporté le jeune homme vers les chambres : le roi le suivait somnambuliquement, sa colère de jaloux dissipée, trop dissipée ; le prince placé sur un divan, il eût fallu poursuivre le meurtrier ; mais d’une fenêtre large ouverte, donnant sur un jardin communiquant à tout un îlot de jardins, on apercevait une silhouette paraissant sur un mur pour plonger et reparaître à une autre crête.

D’ailleurs Sparkling l’avait reconnu, et à l’interrogation du roi, qui laissait sans y prêter les yeux, Mlle Albestern se rouler en une crise de nerfs, il répondit : « Je l’ai reconnu, à ne m’y point tromper, c’est Golzer, le comique du Théâtre Royal. »

Et le roi dit : « Quelle affaire » et se prit la tête entre les mains. De grosses larmes roulaient sur la barbe floconneuse.