G. Havard et fils, éditeur (p. np-34).


GUSTAVE KAHN

Le
Roi Fou

PARIS
G. HAVARD FILS, ÉDITEUR
27, RUE DE RICHELIEU, 27

1896


IL A ÉTÉ TIRÉ À PART
VINGT EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE HOLLANDE
NUMÉROTÉS À LA PRESSE













À
JULES CASE
 
EN SIGNE D’AMITIÉ PERSONNELLE
ET D’ADMIRATION LITTÉRAIRE










AU LECTEUR


Est-ce un roman politique ? non ; un roman à clef ? non plus ; pourtant ces empereurs, ces rois et ces ministres il semblera au lecteur en avoir entendu parler ! Ils vivent alors ! oui et non ; ils sont déjà partiellement, et surtout ils seront, si le cours des choses s’accélère dans la direction qui s’indique actuellement.

Il y a dans l’avenir, pour une seule route, au moins trois ou quatre bifurcations possibles ; l’auteur de ce livre pourrait donc être mauvais prophète ou mauvais chroniqueur, mais ne suffit-il point qu’il y ait une chance de vérité future pour permettre une hypothèse ? Et ces personnages presque irréels, où se meuvent-ils ? qu’est-ce que ce germanique Hummertanz (danse des Homards), Krebsburg (la ville de l’Écrevisse), Gedehrstadt (la ville du Fusil) ? Est-ce en Allemagne, près de l’Allemagne ? non ; et pourtant ! c’est dans ce pays de tragi-comédie qui commence à la forêt des Ardennes, touche à la Thuringe, contient Elseneur, et les villes de la Hanse où abondent les nefs aux riches cargaisons.

La Bohême n’y voisine pas avec la Sicile, mais elle peut avoir pour capitale le Wittenberg où étudia Horatio ou la Vienne où jugea Escalus. C’est terre du Nord dans la géographie du conte, du poème et de l’opéra ; c’est terre de la légende, mais qui est entrée résolument dans la voie du progrès moderne ses complications et ses conséquences.

Le rideau se lève ici sur une tragi-comédie romantique dont le cadre et le fond sont sociaux et actuels.


LE ROI FOU

PROLOGUE



LA FIN D’UNE THÉOCRATIE

I

Pour la nette intelligence des faits dont nous sommes ici l’impartial conteur, quelques renseignements rétrospectifs d’ordre historique sont nécessaires ; on ne saisirait point, sans cela, l’importance des incidents du Hummertanz, incidents menus sans doute, et non de nature à déséquilibrer l’équilibre européen, mais dont l’importance morale est sans seconde. Les événements de Krebsburg, capitale du Hummertanz, sans jamais pouvoir acquérir les célébrités des grands cataclysmes (grands parce que les États qui en furent les théâtres étaient vastes) n’en ont pas moins donné à l’oreille affinée du penseur, la sensation de ce déclenchement presque imperceptible qui annonce la fin prématurée d’une belle pièce d’horlogerie. Les conséquences du drame dont Krebsburg fut l’innocent lieu d’expériences seront incalculables. Michelet n’a-t-il pas usé une vie laborieuse à supputer aux plus grands effets de minimes causalités ? Les phénomènes que nous enregistrons et dont le retentissement peut être plus proche que ne le pensent les zélateurs de l’ordre établi, en tout pays et pour tout régime, sont, parmi la série des prolégomènes précédant et engendrant les modifications de l’État social, de nature à être classés parmi les plus capitaux.

Topographions les milieux.

Le Hummerland, après une longue et déplorable histoire dont les fastes se remplissent de nombreuses invasions péniblement subies, d’Atreïdes territoriales entre des familles héréditaires, de partages avides et de droit divin, fut, à l’issue des fantaisies militaires et cartographiques de Napoléon Ier, encore une fois divisé.

Le Hummerwald fut donné en prime à urie puissance voisine qui, durant ces longues luttes, n’avait pas moins que neuf fois modifié les allures loyales de son drapeau. L’armée de cette nation était célèbre pour cette manie de tirer à bout portant de tous ses feux, sur les belligérants dont elle était la veille la plus fidèle compagne, au milieu des plus inextricables ennuis d’une défaite ; on l’avait, en conséquence, dotée à la paix d’une région fertile et bien peuplée et le gouvernement annexateur avait été reconnu par l’Europe en droit d’y lever tous les impôts qu’il lui plairait.

Les annexés avaient, en somme, admis cet état de choses, grâce à une excellente idée d’un ministre de la puissance annexatrice. À chacune de ces défections, lors des grandes guerres, le souverain sentant grogner parmi ses fidèles soldats le sentiment de l’honneur militaire, avait cautérisé les plaies morales des anti-défectionnistes, par le don (sans coût) d’ordres émanés de sa chancellerie. Comme à chaque défection on attachait au drapeau perennel de la nation une cravate d’une couleur différente, de même on récompensait les féaux sujets par le don d’un ruban de la couleur de cette cravate, avec croix pendillante au bout du ruban, Lors de l’annexion, on recensa les nouveaux sujets ; on calcula, parmi les classes dirigeantes, ceux qui, par leur âge, eussent dû se trouver sur les champs de défection, et on les orna prodiguement de l’ordre. Le Hummerwald fut ainsi heureux et tranquille.

Le reste du Hummerland (soit le Hummertanz et le Hummerkopf) furent réunis en principauté sous la paternelle sauvegarde d’un prince de la maison de Silberarmen, que les convenances d’une grande puissance avaient déménagée de ses patrimoines, soit, médiatisée ; on comptait, pour assurer la stabilité du nouvel état de choses, sur le renom que Frédéric Melchior de Silberarmen, lieutenant-colonel honoraire de toutes les puissances, grand croix des Toisons-Variées, avait acquis, pour, à une bataille célèbre, avoir défendu héroïquement, contre les forces de l’Ogre de Corse, les fourgons de vaisselle et les provisions de bouche des Empereurs et Rois. Néanmoins, les différences dialectales, quelques divergences d’intérêts, des superstitions adverses, une longue habitude de boxes et de vexations héréditaires, entre quelques paroisses frontières des deux provinces, fronçaient des sourcils politiques ; et ce n’était un secret pour personne que Metternich avait dit au club, à des intimes :

« Je crains dans le Hummerland quelque Kladerratatsch. »

Il eut raison, le vainqueur de Vérone ; l’union ne dura pas. Ceux de Hummerkopf furent insupportables. Leurs banques, qualifiées égoïstement de Banques d’État faisaient toutes les belles affaires avec la Banque d’Angleterre et le Stock-Exchange, et ne laissaient pas à celles d’Hummertanz un chiffre à ronger. Mme de Staël, invitée à conférencer en Hummerkopf, fut insidieusement amenée à ne pas, inonder de sa bienfaisante parole, ceux d’Hummertanz. Le roi de Prusse avait convié les principaux tacticiens du monde à une grande parade, à midi 1er juin 1827, dans l’Invalidenstrasse, parade suivie d’un déjeuner au jardin Zoologique, et d’une représentation d’opéra, gala exclusivement militaire (le Fernand Cortez de Spontini, joué par une troupe de passage) ; on n’invita que ceux d’Hummerkopf. Ceci, d’autres menus griefs, conflagrèrent la révolution et la dynastie des Silberarmen fut vivement reconduite en Hummerkopf ; on vit Frédéric-Melchior galoper vivement, à travers les routes bordées de fossés profonds, vers ses territoires fidèles, dans les mêmes — (ironie du sort) — fourgons à vaisselle et provisions de bouche qu’il avait autrefois sauvés, et dont les Empereurs et Rois lui avaient fait cadeau en souvenir de sa journée héroïque.

Ce fut à la petite cour de Weinstubb-Hohenglanz qu’on alla chercher le nouveau souverain ; il plaisait aux puissances, puis ce fut lui qui acceptait la liste civile la moins élevée ; ses sollicitations et quelques objurguants patronats influèrent ; les délégués le trouvèrent dans une allée silencieuse du parc grand-ducal, seul et pensif, une vie d’Henri IV à la main ; les plus touchantes effusions scellèrent son acceptation.

Les commencements du Hummertanz en temps que royaume indépendant, furent sans anecdote. On se munit très vite d’une chambre haute, d’une chambre basse, du suffrage restreint, et autres accessoires politiques. Les maisons de Paris et de Londres luttèrent comme toujours d’émulation pour fournir au meilleur compte, et le plus vite possible, le char de l’État et ses dépendances ; on acheta le char en Angleterre, mais la plus grande partie des costumes de la cavalcade nécessaire provint de Paris. Quant au lustre des beaux-arts, si nécessaire à un état commençant, il vint d’un seul coup, tout aménagé, de Paris. Il était beau et brillant ; malheureusement une économie innée chez les Hohenglanz et goûtée de leurs nouveaux sujets, l’a laissé se détériorer, et il ne faudra pas moins d’une Renaissance, pour remettre à jour, sur ce point, ce pays si favorisé sur tant d’autres. On se procura une succursale des Rothschild, du papier-monnaie, un emprunt ; on imita quelques-uns des déguisements militaires des grandes puissances, pour faire un sort aux jeunes gens opulents, pourvus d’une voix forte et d’aptitudes, gymnastiques ; on solda quelques prétoriens, et tout commença à se passer comme dans un pays dûment gouverné.

II

C’est quarante ans après ; les idées nouvelles ont accompli leurs ravages.

L’époque était trouble ; les campagnes, violemment agitées par les prêtres, étaient, pour toute la surface des choses, diamétralement opposées en leurs désirs et griefs aux villes qu’agitaient les médecins et les avocats. Seule, la corporation vénérée des agents de change partageant personnellement les opinions les plus diverses, mais corporativement appartenant corps et âme à la religion du fait accompli, tout en suivant de près les fluctuations et les utilisant, restait un peu solide dans la principauté. À travers des applaudissements sans lendemain, et de bonnes malédictions bien durantes, mais protégée à perte de vue par la loi qui, mettant hors cause ses opérations, pour cause d’immoralité, lui permettait d’éviter les revendications (les affaires à bénéfice n’étant faites par les distingués professeurs de rapine qu’à bon escient), la corporation flottait heureuse et s’occupait impartialement de la ruine de tous les partis. Les épargnes cléricales et les épargnes libérales, mêlées par le lumineux accueil de la spéculation, ne faisaient plus qu’un tout dans les plus heureux goussets de la plus heureuse spéculation du plus heureux royaume.

La corporation était non seulement solide et stable, elle avait été à ses heures novatrice. Loin de se contenter d’être, comme le lui conseillait le grand économiste Pittersay, une correspondance, un lien entre les grandes bourses de l’Europe, elle avait préféré suivre les conseils que le même économiste avait donné à des capitales plus assises en date et nombreuses en habitants. Elle avait tenté l’affaire personnelle des chemins de fer en Espagne, les placers en Toscane ; Les eaux thermales des capitales l’avaient tentée. Elle avait sillonné l’Europe de tramways à vapeur. Une des plus délicates trouvailles qu’ils eurent là, fut de placer en tête de ces compagnies colonisatrices, un directeur bien affidé qui, dès les actions écoulées, in anima vili, feignait de disparaître avec la caisse ; on cherchait, on instrumentait ; ces actions dénuées temporairement de garanties étant tombées à vil prix, le directeur transfuge sortait très tranquillement de l’hôtel du principal lésé qui lui avait donné généreusement asile et le couvrait de son égide ? d’honorabilité ? contre toutes poursuites ; l’affaire s’expliquait, le directeur rendait ses comptes, les actions remontaient. Ce directeur victime d’un égarement momentané, mais au-dessus de tout reproche puisqu’il avait rendu ses comptes exactement, on l’employait de rechef et pseudonymement à de nouvelles affaires. Le télégraphe apportait à la bourse de Krebsburg ses éléments de fausses nouvelles, l’usure fleurissait, et toutes les libertés s’accumulèrent autour des bienfaiteurs financiers de la patrie. Elle obtint du gouvernement qu’il eût des colonies pour en pouvoir vendre les terrains, des compagnies de négriers opérèrent pour elle, et des monopoles lui furent adjudiqués.

En vain le grouillant et vibrant agitateur de Krebsburg, le brillant Papegay-Garten, ami des Muses, avait à diverses reprises, du haut des bornes, des bancs des avenues publiques, sur les débris de leurs kiosques saccagés par la jeunesse des écoles, adjuré Krebsburg de renoncer aux pompes permises mais nocives de la finance. Il avait en vain voulu par les arides sentiers de la logique traîner ses concitoyens affolés, vers les pactes supérieurs et les traités de morale théosophique. Quand il montait sur une borne, dès l’exorde, il était amicalement entouré de gardes-ville, dont le devoir et le plaisir était de le diriger courtoisement vers une prison publique qui dominait de sa haute importance de briques le paysage urbain. Les hommes de devoir, à qui incombait cette fonction, ayant simplement mission de l’incarcérer ne le bâillonnaient pas, si bien que le tribun descendu de sa borne parlait sur le sol, sur le marchepied de la voiture qui l’emportait, du fond de l’obligatoire calèche, en descendant de voiture, en descendant du marchepied, devant la porte de la prison, et renfermé, pouvait encore crier à travers le guichet : Vive la République ! sans que l’ombrageux despote Christian y vît quelque inconvénient, les républicains du pays étant rares et soigneusement choyés par une prévoyante police.

On le libérait assez vite, et assez vite il se faisait incarcérer à neuf au nom des imprescriptibles libertés, dont il bavochait assez mal. Cette agitation sans danger avait permis aux nationaux du Hummertanz de s’affermir en cette idée que tous les âges de fer, de bronze, etc., de la planète avaient trouvé leur absolue plénitude en l’âge du capitalisme ; que l’âge du capitalisme qui avait dicté les plus solides assises de leurs institutions, était l’âge définitif et qu’ils étaient, sous la plus paternelle tutelle, des citoyens heureux sous le ciel large. Aussi instituèrent-ils une fête annuelle de congratulation réciproque laïque, civique et religieuse tout ensemble, et brochant sur le tout, dynastique.

III

Bref, tout allait bien dans le Hummertanz ; des services sinécuristes parés des mêmes dénominations que dans le reste de l’Europe taillable et contribuable assuraient les calmes relations du Hummertanz et des puissances ainsi que sa bonne administration intérieure. Le véritable organe vivant du gouvernement était l’intendance de la liste civile, dont le chef, très dévoué, communiquait avec les agents de change, pour le plus grand bien du souverain, qui ne dédaignait pas de frayer ainsi avec ses sujets, soit en concourant avec eux à la lutte économique sur le terrain de la hausse et de la baisse, ou contribuait à l’augmentation nominale de la richesse du pays, en pratiquant du mieux possible l’accaparement des matières premières diverses. Cela créait entre la dynastie et les sujets mille liens de plus.

Aussi à Krebsburg, lorsqu’on pavoisait pour l’indépendance et le souverain, il était de règle que les financiers réunis, toastassent, en un banquet, à la santé de leur noble confrère.

Le grand hall du Palais des Affaires, ancienne nef d’une église désaffectée, avait, ce jour-là, son ordonnance de fête.

Tous les jours que Plutus fait, c’était là un tohu-bohu, hurlant, courant et plaisantant lourdement ; la pieuvre putride des affaires boulait en un grand hurlement ; le hall était traversé à petits pas par des financiers, le bras amicalement passé sous celui du client qu’ils voulaient étourdir ; on eut dit des mannequins de tailleurs glissant seuls et sur rails, la face froide (pour qu’on ne soupçonnât pas quel trésor d’informations ils glissaient à l’oreille du malheureux auditeur) ; autour des puissants nababs, se jouaient, accentuant leurs multiples occupations, par un crayon coquettement posé sur l’oreille, les mains pleines, non de vérités mais de calepins, leurs secrétaires. Parfois, aux sonneries du téléphone, un boursier accourait, puis revenait l’air agrandi et comme magnifié de plus de science encore sur l’état du marché. Les conciliabules demeuraient diplomatiques, jusqu’à l’heure de la clôture. Alors les puissants passaient leurs paletots et s’en allaient, s’ébattant de quelque plaisant calembour, dignes cependant, comme des mortels pas plus que distingués, mais porteurs de lourdes responsabilités et faisant partie de l’arche sainte, essentiellement ; suivait déferlant à flot du portique le menu fretin des commis gouailleurs, danseurs, sauteurs, plaisantins, en éclats de rire, calembredaines, poussées, brusques appels entre eux et renouvelant les classiques facéties attribuées h des étudiants qui, très anciennement, auraient pris leurs grades à Krebsburg. Les patients, les clients, les victimes partaient aussi, moins gais. — Ce jour-là, ce jour de fête le banquet réunissait les piliers de la fortune du pays ; l’habit leur communiquait sa tenue ; la satisfaction de détruire des victuailles diminuait l’expression d’astuce de leurs faces ; les crânes chauves alternaient avec les chevelures soigneusement lissées et partagées du front à l’occiput par une raie médiane. Les ministres occupaient la place d’honneur ; leurs coquets costumes officiels se pavoisaient plus encore que le hall en fête, de multicolores rubanneries et de métaux précieux ; autour d’eux, par ordre d’importance, les chefs de banque et les jeunes espoirs de banques, tendres héritiers présomptifs, se suivaient devant les assiettes.

IV

C’était une somptueuse réunion de crapule internationale. Le ministre de la liste civile se leva. Par une bizarrerie outre-rhénane, ce fonctionnaire distingué supportait les fastes d’un costume militaire. Un beau casque argent et or, similaire de celui de Pallas Athénée, était aux grands soirs le couvre-chef de ce confidentiel potentat. Des épaulettes luxueuses paraient ses épaules, et au-dessous des décorations, il y avait la place d’une épée. Il parla :

« Messieurs, la haute pensée qui régit le Hummertanz et circule comme la sève parmi l’arborescence robuste de sa vie civilisatrice, a voulu que le sol du Hummertanz fût un sol libre ; non pas, vous m’entendez bien, et vous m’approuvez, vous les réserves, vous les caisses de la patrie, vous son épargne et ses notoires mamelles (pour faire allusion à un mot de Sully, cet homme qui fut grand parce qu’il fut économe), non pas, vous me désapprouveriez si je parlais autrement, et tout mon passé de féal serviteur tressauterait pour protester, non pas propice à cette licence, fruit des passions, et le plus souvent des moins avouables appétits, qui ternit de ses crimes retentissants certains pays qui nous sont voisins ; mais de cette sainte liberté qui permet de s’enrichir, sous le couvert, sous l’ombre, dirai-je, de l’égide des lois.

« Votre souverain, Messieurs, a compris admirablement combien la haute exécution de ses devoirs, pouvait cadrer avec le souci de sa gloire dans l’avenir, quand lui-même il voulut bien, déléguant les détails à celui qui est fier de vous haranguer, s’occuper presque personnellement (car Ses Singulières Lumières réduisent à peu de chose l’initiative de son ministre), de présider à de vastes entreprises qui ont établi dans nombre d’expositions universelles, la gloire du Hummertanz, la gloire de Krebsburg et sa gloire royale qui rejaillit sur nous tous. Il a pu, descendant dans l’arène industrielle et commerciale, au sein des moissons miraculeuses de l’or faire plus entièrement corps avec vous. Notre laborieuse population ouvrière, si habituée aux privations, si prête à s’immoler aux intérêts supérieurs de la fortune publique, lui a donné, plus qu’à d’autres la mesure de ce que peuvent son civisme et son abnégation. Vous, Messieurs, par vos capacités spéciales, dans le cercle de vos attributions qui font de vous les communications pensantes du numéraire, vous avez toujours mis au service de Sa Majesté, la promptitude, la célérité, l’information presque diplomatique qui ennoblit encore votre profession si belle déjà, et nous avez toujours communiqué tout ce que vous saviez sur la marche des nouvelles politiques qui circulent dans les Bourses, et vous avez travaillé avec nous à connaître de leur véracité et de leur opportunité. La réciproque vous fut souvent rendue. C’est, vous ne l’ignorez pas, de cet empressement à s’entr’aider qu’est faite la solide et sonnante gloire de l’État.

« Il me reste, Messieurs, à préciser le sens ce cette fête.

« À côté des Parlements, à côté des Institutions, immédiatement au-dessous du pouvoir royal que délèguent Dieu et la Volonté des Intérêts, vous êtes une puissance. Grâce à vous, à votre habileté, l’or de la patrie abandonnant les prodigues et les imprudents, se concentre. Vous le gardez jalousement. Aidant à la circulation de la fortune, lui ménageant entre vos dignes mains, les plus sûres, je dirais, les plus généreuses retraites, les habitudes les plus élevées, vous communiquez le mouvement et l’imprévu à nos ressources, que sans vous menacerait la stagnation. Votre fortune personnelle, vous excellez à la conserver pure de toutes pertes, pour qu’elle demeure, par les chiffres accumulés que vous représentez, l’inébranlable décorum du pays. Qu’importe devant ce beau spectacle et ces bilans bien ordonnés quelques catastrophes particulières. C’est par vous que le Hummertanz possède ce que doit posséder un beau pays, une sélection des capitaux, que j’appellerai, permettez-le-moi, l’aristocratie financière, et aristocratie veut dire vertu.

« Messieurs, à notre santé, à notre grandeur, à nous. »

Le ministre de la justice se leva, il était chassieux, chafouin, branlant, mais fort décoré. La pourpre rivalisait avec l’hermine pour l’enchâsser ; c’étaient les plus savants favoris de la région.

« Je vous parlerai aussi, éminents concitoyens, de liberté. À des époques antérieures, le trafic, la transaction, l’échange de vues auxquels vous présidez, étaient gênés, par une sourde ingérence de l’État, et une surveillance, un peu oppressive, du pouvoir que je représente. Quelques erreurs excusables, furent suivies de châtiments sévères, que Thémis, esclave de la lettre de la loi, dut infliger à d’intéressantes victimes, en pleurant et en se voilant de ses balances attristées. C’est ému de ce triste état de choses, que notre souverain voulut que vos opérations fussent libres et sans contrôle autre que celui de votre délicatesse et de votre honneur ; ce fut une noble réponse aux criailleries d’une certaine presse, aux déclamations de rhéteurs énergumènes. Depuis lors la fortune de votre corporation s’est développée dans la large proportion qui donne la joie et la force et la stabilité. Qu’importe quelques menus accidents que ne peut empêcher votre sagesse. La Justice et la Fortune enfin réconciliées, marchent la main dans la main vers les grands buts. Salut à vous, messieurs, je bois au roi et à la prospérité. »

Il fut répondu par un chenu vieillard :

« Merci des hautes, des éminentes paroles que nous ont dispensées des voix autorisées par leur talent et la confiance royale dont elles sont investies. Encore une fois et du fond de tous nos cœurs, merci. Ils disent vrai, les sages qui démontrent que la solidité de nos portefeuilles étançonne la grandeur du pays.

« Nous avons travaillé, il est vrai ; mais sans le si amical concours des puissances du royaume, sans cette générosité de la législation, sans cet accueil amène qui a su attirer chez nous des fortunes, chicanées bien à la légère en des pays moins heureux, eussions-nous pu obtenir ce calme nécessaire aux grandes affaires. Si la corporation a été utile à cette terre en y remaniant la hasardeuse distribution du capital, la couronne a bien mérité de la nation, en protégeant ses plus solides directeurs.

« Messieurs, au roi, à la fortune, à nos illustres et éminents ministres. Que le faisceau de nos forces et de nos intérêts demeure uni ; c’est là le grand vœu qu’on peut faire pour la patrie. »

Il n’y eut plus, après ces nobles paroles, suivies des effusions voulues et polyglottes (car il y avait là des bannis financiers de tous les outre-mers) qu’expansions de joies particulières ; le banquet se terminait en marché, car il ne faut pas perdre son temps, et les affaires sont les affaires ; il était question, après avoir un peu travaillé, de se retirer vers des Alcazars ou des Scalas, ou jeunes et vieux financiers pratiquaient des affaires d’ordre moral, cependant aidés puissamment les premiers, par leur position acquise, et les seconds par les renseignements qu’ils pouvaient extorquer aux premiers ; le résultat de ces enquêtes s’appelaient des tuyaux et contribuaient à rehausser leur prestige ; on était gai, très gai, et l’on causait entre temps des bruits de la ville avant de se quitter.

Des fous se plaignaient de ne pas trouver de travail, en Hummertanz ! quelle folie, des individus qui voulaient tout ! si on les eût écoutés, c’était la ruine du commerce et de l’industrie… les écouter, non, les écourter !… D’ailleurs, la force armée est là et… ces fous organisaient des manifestations et ce soir-là ils se promenaient par la ville, en bandes, en troupes avec des fanaux et des drapeaux ! il y eut néanmoins quelque émoi, lorsque l’on sut que quelques-uns, un certain nombre de pauvres hères, stationnaient devant le Palais des Affaires, et que durant le temps passé à banqueter joyeusement, le bouillant orateur populaire avait de nouveau obtenu les honneurs du martyre, soit de l’incarcération. La foule, en effet, était dense au dehors. Dès le matin, les coopératives avaient sillonné la ville, précédées, en guise d’emblème, de leurs voitures de livraison. Les hommes intéressés à leurs occupations les suivaient avec des chansons, des hurrahs, des approbations pour le bon train des choses, et de nombreuses stations, non loin de brasseries populaires et achalandées.

La multitude en ce jour de fête était bien diverse. Derrière les joyeux compagnons, politiciens plus que réformateurs qui suivaient les voitures sacrées, base de la future féodalité financière qui devait étrangler l’autre, venaient de silencieuses files de vrais meurts-de-faim, amenés de petites villes usinières pour manifester leur misère. Au matin du grand jour, les choses avaient assez bien marché ; les meneurs avaient mis les pauvres diables en bonne place, ils avaient dûment exposé ce qu’ils avaient sous la main de vraie misère humaine. Mais vers ce soir libatoire, tout s’était mêlé. Ajoutez comme élément de désordre que des paroisses entières, paroisses agricoles et satisfaites (il leur faut si peu) de l’état social, avaient voulu profiter de la beauté du jour, de la splendeur de la fête pour déambuler dans Krebsburg pavoisé. Ces paroisses étaient là, toutes, orphéon, fanfare, femmes, enfants et bienfaiteurs. Ç’avait été une infinie godaille, une guerre aux brocs, et les campagnards se tordaient par les rues, en farandoles dansantes par tous les pieds des femmes, des enfants et des bienfaiteurs, aux sons de tous leurs cuivres.

Les manifestants les gênèrent fort peu ; les paysans les considéraient comme des confrères, un peu moins gais (car à la ville on s’amuse tous les jours), et les cortèges se coudoyant, parfois se fondaient sans trop s’apercevoir qu’ils mélangeaient non seulement les défilés, mais les buts.

Au moment où heureux et contents, gais comme de bons tubes digestifs, les agents de change descendaient joyeusement le péristyle de leur palais pour aller vers les Édens et les Alhambras, un grand serpent populaire, multiforme de tous ces tronçons variés, débouchait. Qu’y eût-il ? Y eut-il une imprudente provocation, le populaire (celui qui manifestait) fut-il choqué de la beauté des vestitures de ces heureux qui descendaient vers lui ; le fait est que le cortège s’arrêta dans sa route, pour les recevoir, et non à leur gré. Ce fut sur les hauts chapeaux, sur les dos confortables, sur les goussets bien garnis, une abondante pluie de taloches ; l’ironie de ce fait consista en ce que les bons curieux des campagnes croyant assister à un corollaire nécessaire de la festivité, à la fin en joie bruyante d’une journée si belle, se mirent, eux qui bien informés eussent fait cause commune avec les types héroïques de l’épargne, à les tarabuster. Les financiers rebondissaient des poings malveillants et haineux aux poings joyeux et rudes ; à certains on affligeait, en jeu, cette désolante plaisanterie qui consiste à lancer un homme en l’air, et à le recueillir à sa descente, au moyen d’une couverture dans laquelle on a négligemment amassé un peu de cuivre ou de fer et autres matières dures. Les pardessus étaient dérobés à leurs possesseurs, et on ne les leur rendait qu’à l’état de loques ; l’habit noir qu’ils avaient dû endosser pour ce gala les désignait irrémissiblement à leurs persécuteurs.

Et quand la politesse ferme de la police eut réussi à les dégager, meurtris, effilochés, saignants, ils ne pouvaient plus songer, vu leur dépenaillement, à se présenter dans les Édens ou les Alcazars.

Ce fut une terrible journée ; le lendemain la presse libérale et novatrice se félicita de cet incident ; la dernière théocratie, s’écria du fond de son cachot le bouillant orateur populaire, a reçu un coup définitif. Et l’État ne put rien pour venger ses loyaux piliers, car la force armée, toujours si clairvoyante, n’avait opéré d’arrestations que parmi les innocents ruraux, mêlés à cette aventure, en dépit de tous leurs principes. Les Autorités et les Solidités durent dévorer en silence cet affront, que les partis populaires menacent de leur réinfliger à nouveau, au même anniversaire, poussant l’audace jusqu’à s’en féliciter, et à inviter les pays voisins à suivre, à leur mode, l’exemple qu’ils viennent de donner.

Comme dit Hamlet, et le ministre de la liste civile du pays dont nous venons d’écrire une page d’histoire : « Il y a quelque chose de pourri dans le Hummertanz. »