Le Roi et la Reine de Naples (1808-1812)/02

Le Roi et la Reine de Naples (1808-1812)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 55 (p. 757-788).
◄  I
III  ►
LE ROI ET LA REINE DE NAPLES
[1810-1812]

II[1]
VICISSITUDES DU MÉNAGE — LE BAPTÊME DU ROI DE ROME


I

Partie de Rambouillet le 23 juillet 1810 pour retourner à Naples, la reine Caroline courut la poste pendant onze jours de suite sur les routes de France et d’Italie, dans la poussière et la chaleur. Durant ce long trajet qui éprouva sa santé, de graves réflexions durent l’assaillir.

Sans doute, de tous ses entretiens avec l’Empereur pendant le séjour de sept mois qu’elle a fait auprès de lui, elle rapporte l’impression que Napoléon ne médite pas présentement et par dessein préconçu de réunir Naples à l’Empire, de détrôner le ménage, et qu’en ce point, les terreurs de Murat demeurent imaginaires. Néanmoins, on ne peut se dissimuler qu’un vent d’orage souffle sur tous les trônes élevés au profit des Bonapartes. Celui de Louis vient de s’écrouler ; la Hollande est réduite en province française. Après avoir subi toutes les humiliations et toutes les contraintes, Louis s’est évadé de son royaume ; il erre maintenant sur les chemins de l’exil, fugitif et découronné, Quel avertissement pour tous ses pareils ! Joseph en Espagne essuie les pires désagrémens. Jérôme se soutient difficilement dans sa Westphalie. Depuis le second mariage, il semble que l’Empereur se détourne du système des dynasties collatérales pour concentrer ses affections, ses ambitions, ses espoirs passionnés sur la postérité directe qu’il attend. On dirait qu’à laisser aux mains de ses frères des morceaux d’empire, il craigne de porter atteinte à l’héritage du futur Roi de Rome. A la constellation impériale où des astres satellites gravitaient autour du grand foyer de rayonnement, il tend à substituer l’astre unique, absorbant tout en soi, consumant et dévorateur, se perpétuant à travers l’infini des temps[2]. Devant cette tendance à l’universel envahissement, bien que l’Empereur ne paraisse pas disposé à englober le royaume de Naples dans les réunions projetées, bien qu’il fasse exception pour cet État en faveur de Caroline et à raison des services que Murat lui peut rendre, il serait souverainement imprudent d’exciter sa colère. Il est donc nécessaire, plus que jamais indispensable d’user de précautions et de ménagemens. Il faut se montrer obéissant et docile, se faire souple, laisser passer la tourmente et continuellement plier, quitte à se redresser un jour, si les circonstances le permettent. Voilà ce que Caroline se propose de faire entendre très sérieusement à son mari ; elle veut à la fois le tranquilliser et l’avertir ; pour le moment, le danger n’existe pas ; on peut le faire naître et le provoquer par d’inopportunes résistances. Le seul moyen de se sauver est d’adopter un système d’acquiescement continu aux volontés du maître ; c’est en ne donnant sur soi actuellement aucune prise qu’on pourra réserver l’avenir.

Dans ces dispositions, la Reine franchit les frontières de son royaume. A Caserte, elle retrouve ses enfans, et la voici toute à la joie de les revoir. Le moment est délicieux ; c’est son cœur qui s’épanche dans cette première lettre à son mari : « Je suis la plus heureuse des mères, plus heureuse par l’idée que je suis plus rapprochée de toi ; » elle trouve ses enfans grandis, embellis : « Nous sommes au comble de la félicité de posséder un pareil trésor ! » Le 5, arrivée à Naples où elle ramène ses enfans, elle prend plaisir à les voir impatiemment déballer les cadeaux rapportés, s’égaie de leur vivacité, s’amuse de leur ramage : « C’était une joie et un bruit à ne pas s’entendre, ils sont vraiment charmans ! » Puis, sa lourde préoccupation la ressaisit. Encore mal remise de la fatigue et de l’énervement du voyage, elle dicte pour le Roi une longue lettre et s’enquiert de quelqu’un de sûr qui puisse la porter à destination à travers les monts de Calabre fourmillans de bandits, à travers ces régions de brigandage et d’escopettes braquées sur le passage des courriers. Dans cette lettre, elle trace pour son mari toute une règle de conduite, une règle de patience et de prudence :

« Mon cher ami, je fais chercher partout un officier qui puisse te porter cette lettre et surtout la brûler s’il était attaqué par les brigands. Je serais bien fâchée que tu ne pusses pas la recevoir, parce que j’espère qu’elle te tranquillisera, et que je désire que tu fasses attention à tout ce que tu dis, que tu voies un peu dans le présent et que tu ne te tourmentes pas, comme tu fais toujours, pour l’avenir.

« J’ai vu l’Empereur au moment de mon départ, qui m’a chargée, comme je te l’ai dit hier, de bien des amitiés pour toi. L’affaire de Hollande m’ayant fait craindre pour nous, je lui ai exprimé mes inquiétudes. Il m’a répondu : « J’aime le Roi, je suis fort content de l’attachement que vous m’avez prouvé pendant ces sept mois, aussi je ne chercherai point à vous faire de la peine. Mais cependant je désire que vous parliez au Roi franchement, et que vous lui disiez quelles sont mes intentions. Voilà ce que je désire de lui : qu’il favorise le commerce français, et que ce ne soit pas comme dans le temps de la reine Caroline. Si j’ai mis un roi de ma famille à Naples, ce n’est pas pour que mon commerce aille plus mal que lorsque j’y avais un ennemi. Je veux avant tout que l’on fasse ce qui convient à la France. Si j’ai conquis des royaumes, c’est pour que la France en retire des avantages et si je n’obtiens pas ce que je désire, alors je serai obligé de réunir ces royaumes à la France. Voilà ce que je ferai de l’Espagne et des autres Etats, si l’on ne veut pas entrer dans mon système. Je désire aussi que mes troupes ne soient pas commandées par des généraux napolitains, parce que le Français n’aime point cela. Je veux que tous les Français soient bien traités dans vos Etats. Je veux aussi que le Roi vous traite bien… » et il a ajouté plusieurs choses relatives à cela.

« Je lui ai dit que j’étais heureuse et contente, et que tu étais très bon pour moi, et que, s’il pouvait y avoir eu quelques petites choses entre toi et moi, ce n’étaient que des choses passagères qui ne méritaient pas son attention, et que je le priais de ne plus s’en occuper. Il m’a répondu que cela le touchait plus que je ne croyais, parce que les étrangers voyaient le cas que l’on faisait de lui par la manière dont on me traitait, et que tout se savait. Je n’aurais point dû te parler de cela, et je t’assure que je n’ai eu aucune intention qui me regarde en te le disant, mais j’ai voulu te prouver combien l’Empereur est susceptible, et que la moindre chose peut le fâcher. Il est très irritable dans ce moment-ci. Je te donne donc un bon conseil, c’est de passer sur bien des petites choses, pour en obtenir par la suite de plus grandes, et pour nous maintenir dans son amitié.

« Quel est ton but ? C’est de te maintenir où nous sommes et de conserver le royaume ; il faut donc faire ce qu’il désire et ne pas le fâcher lorsqu’il demande quelque chose, car il est le plus fort et tu ne peux rien contre lui. Peut-être qu’un jour il se calmera et qu’alors tu pourras rentrer dans tous tes droits. Tu obtiendras plus en faisant des sacrifices qu’en l’irritant. En faisant ce que l’Empereur demandera, il est possible que tu le prives de tes ressources et que tu t’appauvrisses, mais au moins tu conserveras le royaume, et si par suite tu en étais réduit à le quitter, que ce soit lorsque tu ne pourras plus tenir, et tu n’auras alors aucun reproche à te faire vis-à-vis de tes enfans. Toute l’Europe est écrasée sous le joug de la France. Joseph même ne pourra pas tenir longtemps, l’Empereur s’en plaint beaucoup parce que tous les Français disent du mal de lui, et qu’il ne peut les contenter. Louis a tout perdu. Jérôme a reçu quinze mille hommes qu’il est obligé de nourrir, et il est impossible qu’il y tienne plus de six mois. Tous les autres Etats sont également tourmentés. Ainsi, tu vois que tu es encore le moins maltraité ; je t’engage donc à t’accommoder à la situation où tu te trouves, à souffrir, à ne donner lieu à aucune plainte ; un jour peut-être tu retireras le fruit de ta patience.

« Ayant dit à l’Empereur qu’il ne devait pas nous comparer à la Hollande, et que nous nous attachions toujours à faire ce qui pouvait lui plaire, il m’a dit : « Cela est vrai, je ne suis pas mécontent du roi de Naples comme du roi de Hollande, mais le Roi dit toujours qu’il fait ce que je veux, et cependant il passe quelquefois mes ordres et souvent, dans des choses importantes, il ne me consulte pas, par exemple pour Lucien ; il a très mal fait de lui donner de l’argent et un vaisseau parce qu’il peut être pris par les Anglais, ce qui serait un très grand désagrément pour moi. Il aurait dû consulter mes intentions. Il se plaint sans cesse de manque d’argent, et il en donne à mes ennemis, car je regarde comme tel Lucien, qui n’a jamais rien voulu de ce que je désirais. »

« Ayant dit à l’Empereur qu’il était bien difficile au Roi de gouverner et de rien entreprendre lorsque le ministre de la Guerre lui écrivait qu’on lui ôterait le commandement de l’armée s’il entreprenait de descendre en Sicile avec moins de 15 000 hommes, et que cette menace t’avait causé le plus vif chagrin, il m’a dit : « Comment ! il se fâche de cela. J’ai toujours regardé et je regarde toujours Murat comme un général de mon armée, et je n’en fais point la différence lorsque je donne des ordres à mon ministre. Je l’ai empêché de descendre en Sicile à moins de réunir 15 000 hommes. Il écrit au mois de juin que tout est prêt, qu’il va passer, et je sais par lui-même qu’il n’a pas 15 000 hommes de débarquement. Or, connaissant que les Anglais sont forts en Sicile et sachant quelle est l’ardeur du Roi, je n’ai pas voulu l’exposer à être pris par les Anglais. Si l’expédition n’eût pas réussi, c’est sur moi que cela eût porté, et je n’ai pas voulu être regardé comme l’auteur d’une mauvaise entreprise, car enfin c’est sur mon compte que l’on mettra tout cela. »

« Je suis peut-être cause de ces observations de l’Empereur, car ayant montré à l’Empereur des lettres où tu me disais que tout était prêt, que dans deux jours tu serais à Messine, et que tu ne tarderais pas à m’écrire de Palerme, l’Empereur, qui connaissait la position et qui savait que tu ne pouvais encore rien commencer faute de moyens suffisans, s’est vu obligé de t’écrire de ne point tenter le passage à moins de 15 000 hommes pour ne pas exposer son armée, et parce qu’il a cru que tu n’écoutais que ta bravoure. Si tu n’avais pas écrit que tu allais tenter le passage, l’Empereur aurait pu croire à l’expédition, mais il a été épouvanté par l’idée que tu allais trop vite.

« Je suis fâchée maintenant de l’expédition. J’avoue que je t’ai souvent cru en Sicile. Comment as-tu pu l’annoncer à l’Empereur, et comment as-tu pu croire que les Anglais ne se fortifieraient pas ? Tout le monde à Paris croit que tu es débarqué en Sicile, et on est enchanté. Mais il vaut mieux revenir sur tes pas et remettre cela à un autre temps que de t’exposer toi et ton armée. Puisqu’il y a tant d’obstacles maintenant, prends courage, reviens auprès de nous, je tâcherai de te consoler des peines que tu as éprouvées.

« En arrivant ici, j’ai trouvé tout le monde empressé à faire ce qui pouvait me plaire. J’ai été bien sensible à tous les ordres que tu as donnés pour cela, et ils ont été exécutés comme tu l’avais ordonné… Ma tendresse pour toi en serait augmentée, si cela était possible. Me voilà au milieu de mes enfans, et il ne manque maintenant à mon bonheur que de te voir près de moi. Reviens le plus tôt que tu le pourras. Nous pouvons être heureux, mais pour cela il faut nous contenter de ce que nous avons, il faut que tu calmes un peu ta tête qui s’échauffe si facilement, et que tu attendes, avec plus de patience que tu ne l’as fait jusqu’ici, le moment où nous serons plus tranquilles et plus indépendans. Le bonheur de notre intérieur nous dédommagera de bien des peines, et tu trouveras auprès de moi, auprès de nos enfans et de tous ceux que nous aimons sincèrement, des jouissances qui valent toutes les autres. Tout ce que je te dis là, mon cher ami, est dicté par le désir que j’ai de te voir heureux, et tu sais que mon bonheur ne peut exister sans le tien.

« Ma grossesse va très bien, et je ne sens encore rien remuer. J’ai cependant un peu souffert des cahots de la route. Je ne t’écris pas moi-même, parce que je me suis mise au bain en arrivant à Naples, et que j’y dicte ma lettre. J’ai un peu mal aux nerfs, mais sois tranquille, ma santé est bonne, et j’espère que demain je ne me ressentirai plus des fatigues du voyage. - « Ecris-moi tous les jours maintenant, et assure-moi bien que tu ne t’exposes pas. Je te le recommande pour moi et pour nos chers enfans.

« L’Empereur et l’Impératrice m’ont bien recommandé à mon départ de te dire les choses les plus aimables.

« Adieu, mon cher ami, je t’embrasse et je t’aime de tout mon cœur. Je t’embrasse comme je t’aime. »


II

Cette lettre rejoignit Murat près de Reggio, au camp de Piale, où l’armée franco-napolitaine avait dressé ses tentes sur le bord du détroit de Messine, en face de la Sicile ; elle le trouva en un moment où de plus en plus son âme s’enfiévrait. Sous un ciel de feu, en climat malsain, en pays dénué de ressources, il languit et s’énerve, car rien ne marche à son gré et l’entreprise tourne mal. A l’horizon, une escadre anglaise se tient en croisière permanente ; elle surveille le détroit, paralyse la flottille napolitaine, empêche le passage, et Murat s’irrite de l’obstacle. Autour de lui, dans les divisions françaises placées sous ses ordres, il constate peu de bonne volonté, un dédain pour les troupes napolitaines ; chez les généraux français, il soupçonne des arrière-pensées qu’il attribue à des contre-ordres expédiés de Paris secrètement ; il juge que l’Empereur ne le seconde pas sincèrement et ne joue pas avec lui franc jeu.

En même temps, tout ce qui lui revient du siège lointain de l’Empire, les nouvelles de Paris, les actes publics le consternent et l’exaspèrent. Dans le traitement infligé à Louis, il lit son sort futur ; les procédés employés l’indignent. Les termes du rapport rédigé par le ministre Champagny à l’appui du décret de réunion, le langage tenu publiquement par l’Empereur au jeune grand-duc de Berg, fils de Louis, lui semblent d’indirectes injures. Périodiquement la lecture du Moniteur le fait sursauter, et contre l’Empereur tyran des siens autant qu’universel despote, il se prend à épouser les griefs de toute la famille. Il n’est pas jusqu’aux changemens survenus dans l’administration intérieure de l’Empire, dans le ministère, qui n’ajoutent à son trouble. Fouché, avec lequel il entretenait des relations d’ancienne date, Fouché, son plus ferme appui, vient d’être disgracié ; le successeur de Fouché, le nouveau ministre de la Police, le surveillant général des rois autant que des peuples, c’est Savary, en qui Murat se voit depuis longtemps un mortel ennemi. Ainsi, tout est à ses yeux indice de desseins hostiles, signe contre lui et présage funeste. Alors, répondant à sa femme, il ne résiste pas à exhaler ses ressentimens et ses rancœurs, à faire âprement le procès de la politique impériale. Sans doute, il reconnaît qu’en lui recommandant la prudence et le calme, sa femme a raison ; il promet d’être sage, mais le ton général de sa lettre dément cette assurance. On sent qu’une tranquillité contrainte, un sang-froid de surface recouvrent en lui un bouillonnement intérieur, une lave de passion et de colère qui se cherche une issue. Sous des apparences de résignation sa lettre ne respire que révolte :

« Je vais essayer de répondre à ta lettre du 3, mon aimable Caroline ; tu as parfaitement raison dans tout ce que tu m’écris, et je t’assure que tu n’as rien pensé là-dessus qui ne m’eût fortement et sérieusement occupé, et mon système de conduite d’accord avec mes sentimens ont toujours prouvé que je voyais comme toi, mais, sans nous aveugler, je prévoyais différemment. Mais je me trompe, tu prévois les mêmes événemens que moi, mais avec du courage et une conduite sage, on doit attendre avec résignation et se préparer d’avance aux événemens qu’il n’est pas en notre pouvoir d’empêcher.

« L’Empereur m’accuse de ne pas faire ce qu’il veut, de ne pas le consulter. Tu sais le contraire, et je me crois dispensé de répondre à cet égard ; je me suis constamment appliqué à faire sa volonté. L’Empereur me blâme de ce que j’ai fait pour Lucien, je m’en applaudis et, si j’étais à le faire, malgré la défense de Sa Majesté, je le ferais encore ; j’ai pleuré sur son sort comme sur celui du bon Louis.

« Comment l’Empereur a-t-il pu tenir au jeune grand-duc de Berg le langage qu’il lui a tenu ou du moins comment a-t-il pu le rendre public ? C’est tout ce qui pouvait sortir de plus pitoyable de sa bouche. Louis est détrôné, errant, malade, et les journaux l’assaillent d’invectives !… Il (l’Empereur) croit faire sa cour aux Français, il est loin de réussir en se montrant si peu généreux. Quel rapport que celui de Champagny ! La Hollande s’est ruinée pour la France, par la France, et l’Empereur l’a réunie à la France, et on donne pour motif qu’elle ne peut plus exister indépendante, parce qu’elle ne peut plus payer ses dettes. C’est le comble de l’impudence. Aujourd’hui, il m’impose des conditions onéreuses, il me fait signer un traité injuste et reconnaître une dette encore plus injuste ; il diminue mes revenus, écrase mon commerce, paralyse mes fabriques, me commande une expédition ruineuse, me demande une marine, empêche les exportations, enfin il me met dans l’impossibilité de supporter tout cet énorme fardeau qu’il m’impose. Il prend des décrets en maître, prescrit des dispositions à Naples comme à Paris, et quand le moment sera arrivé et que sa politique ou un caprice lui auront conseillé de me faire descendre du trône, le duc de Cadore ira faire un autre pompeux rapport sur le roi de Naples, comme il l’a fait sur celui de Hollande.

« Voilà, voilà, mon amie, ce que je m’efforcerai d’éviter pour l’amour de toi, pour mes pauvres enfans, mais ce qui arrivera, si l’Empereur continue à se laisser aller à sa fausse politique et écoute toujours les conseils perfides des Savary (noms rendus illisibles ; et Cie. Tu le sais, tu connais le fond de ma pensée. Qui aima davantage l’Empereur, qui le servit mieux, et cependant sans motif il me menaça de faire tomber ma tête, et depuis, malgré tout ce que j’ai pu lui écrire, malgré mes sacrifices, malgré tout ce que je fais ici, il ne m’a pas répondu une seule fois, il garde le silence et me fait connaître ses volontés par ses ministres, m’envoie des médailles par son grand chambellan et des leçons par le Moniteur. Tu sais que tout cela ne me faisait rien quand j’étais sûr de son cœur. Il a cherché, par exemple, à s’excuser sur la mission de l’aide de camp de Clarke à Naples sur la défense qu’il a faite de tenter le passage. à moins de 15 000 hommes, mais cet ordre n’a pas été révoqué, il existe toujours ; mais son ministre écrivait au mien que l’Empereur m’ôterait le commandement de l’armée, il l’écrivait au chef de l’état-major, il l’écrivait au maréchal Pérignon ; l’aurait-il fait, s’il n’avait pas voulu me déconsidérer, ne se serait-il pas borné de me l’écrire ou de me le faire écrire, s’il avait eu pour moi ses anciens sentimens ? Quel besoin avait-il de faire connaître à mes subalternes des intentions aussi ennemies ? Enfin, que lui fait le roi d’Espagne ? Ne lui a-t-il pas garanti la totalité de son royaume ; n’a-t-il pas garanti aux Espagnols ? De quel droit envoyer de nouvelles troupes en Westphalie ? De quel droit vouloir introduire à Naples les marchandises françaises pour rien et charger d’impôts celles de Naples qui sont importées en France ? J’en conçois la raison, c’est celle du plus fort, si ce n’est pas celle du plus juste. Je conçois qu’il doit être le maître de vouloir qu’on marche dans son système et que nous devons le consulter pour des mesures politiques ou importantes que nous avons à prendre ; il doit être notre Mentor et non pas notre maître ; on n’est pas roi pour obéir. Ensuite, comment a-t-il pu annoncer aux peuples qu’il a confiés aux princes de sa famille que ces princes doivent s’occuper des intérêts des Français avant de s’occuper de ceux de leurs peuples ? En vérité, on ne peut concevoir les motifs ni le but d’une semblable maxime.

« Ma chère Caroline, je n’en finirais pas si je voulais trouver des torts, mais cela n’aboutirait à rien. Prenons patience, conduisons-nous de manière à n’avoir jamais aucun tort fondé et attendons avec résignation ce qu’il plaira à la Providence de décider sur notre destinée. Je suis décidé à faire tout ce que veut et voudra l’Empereur, et quand je ne pourrai plus supporter le fardeau, je le prierai de s’en charger. Ainsi, sois sans inquiétude, je ne suis nullement affecté, je suis tranquille, et ce n’est que sur lui et pour lui, dis-je, que je puis avoir des craintes, s’il ne change pas de système. — JOACHIM MURAT[3]. »

Ces dernières lignes laissaient clairement pressentir l’universelle défection au bout de l’universelle oppression. L’avenir devait les rendre prophétiques.


III

A Naples, la Reine est heureuse, en ce mois d’août 1810, de retrouver son royaume et son palais ; elle jouit des beaux appartemens que Murat lui a fait disposer en son absence, par galante surprise, selon la connaissance qu’il a de ses désirs et de ses goûts. Autour d’elle, c’est l’été brûlant, un pays resplendissant et morne, une terre écrasée de soleil. La mer est inerte, l’azur immobile ; les découpures de la côte se perdent au loin dans un poudroiement de lumière, et Naples s’alanguit sous le ciel d’août. Tout invite la Reine à une molle nonchalance, le besoin de repos qu’elle éprouve après sept mois d’agitations et de contrainte, sa santé à soigner, sa grossesse, jusqu’à ces lourdes chaleurs qui lui font tomber la plume des doigts lorsqu’elle la prend pour écrire à son mari : « Elles m’accablent et je tombe sur ma table en t’écrivant. Crois que je t’aime et que je t’aimerai toujours de tout mon cœur. »

Tandis que Murat en Calabre essaie de franchir le détroit de Messine avec ses troupes et s’acharne à l’impossible, la Reine arrange sa vie à la napolitaine. De cette existence « bien paresseuse, » elle trace de sa main le tableau : tous les jours, elle reçoit jusqu’à midi : « je dîne à une heure ; après mon dîner, je me couche jusqu’à six heures ; je soupe à neuf, je me couche à dix et je me lève à huit. Il faut que je dorme beaucoup ; j’ai pris la manière de vivre napolitaine : mangiare, dormire e la dolce farniente. »

Dans l’intervalle de ses siestes, elle s’amuse à peindre : « le goût de la peinture m’a pris ; » elle s’y livre sur sa terrasse nouvellement aménagée, sous les arcades et les tentes qui lui font un asile de fraîcheur : « tout le temps où je ne dors pas, je le passe sur ma terrasse, qui est vraiment charmante grâce à toi ; j’y dîne, j’y peins, j’y reçois mes enfans. Hier, j’y ai donné à dîner aux ministres et aux grands officiers. Je suis heureuse de penser que j’y dînerai toujours avec toi. »

Comme affaires sérieuses, elle a de quoi s’occuper avec les deux maisons d’éducation pour jeunes filles qu’elle a fait établir, l’une à Naples, et l’autre à Aversa ; c’est sa création favorite, son œuvre, dont elle suit les progrès avec une vigilance passionnée. La vérification des comptes de sa maison d’Aversa lui prend tout un jour. Parfois, elle se donne la joie de passer avec ses enfans une journée entière. Peu de sorties ; seulement quelques promenades en voiture découverte après la tombée de la nuit, à l’heure où l’on respire. En fait de représentations et de cérémonies, rien que l’indispensable : « je ne veux pas de fêtes en ton absence, » écrit-elle à son mari. C’est tout au plus si elle tient sa cour ; encore plus s’abstient-elle de présider le gouvernement.

Comme elle sait Murat très jaloux de ses prérogatives souveraines et excessivement chatouilleux en cette partie, comme elle a souffert de cette irritabilité, elle affecte un complet détachement ; elle s’observe beaucoup et se surveille, employant d’ailleurs toutes ses ressources de correspondance à répéter au Roi qu’elle ne veut rien être dans le royaume que son amie dévouée, utile, volontairement effacée. À son retour, à l’en croire, il n’eût tenu qu’à elle d’exercer virtuellement les fonctions de régente ; honneurs, agrémens, moyens de gouvernement, on lui a tout offert, elle a tout refusé : « Je ne suis point disposée à rien accepter, ni les fêtes, ni les rapports de police, ni rien de ce qu’on m’a proposé ; j’ai donc tout refusé. Mon intention est de ne me mêler ici que de ce qui peut t’être agréable, et je ne veux pas donner lieu aux bruits que je viens ici pour gouverner pendant ton absence et pour me mêler d’affaires d’administration. Je veux te prouver que je suis revenue pour te montrer combien je te suis attachée. J’espère qu’il n’y aura plus de gens qui chercheront à te troubler en te faisant accroire que je m’occupe d’intrigues, que je fais un parti et que je cherche à entrer au Conseil d’État. Ceux qui te disaient cela avaient bien leurs raisons. » Par ces assurances réitérées et par sa conduite extérieure, elle se prémunit contre tout soupçon de velléités usurpatrices.

En réalité, elle a l’œil à toutes choses et y met discrètement la main. De son apparente abnégation, elle se fait moyen de crédit et de pouvoir sur l’époux dont elle espère fixer la confiance. Sans se substituer à lui pour les décisions, son jeu est de les lui suggérer, de le conseiller, de l’instruire, de l’avertir et de le reprendre ; sa tactique revient constamment à lui dire : « Fais ce que tu voudras, » et puis, sous le couvert de cette précaution, à indiquer de façon très pressante ce qui doit indispensablement être fait. Sa correspondance traite de toute sorte d’objets et de détails, mais s’excuse d’y toucher : « Pardonne-moi si je t’écris tout cela ; je crois que les avis d’une personne que l’on aime sont toujours utiles. »

Les questions de personnes l’affectaient beaucoup, car elle avait ses préférences et ses antipathies très marquées. Une charge de cour, un grand commandement accordé à l’encontre de ses vœux pouvait l’impatienter, et même l’exaspérer. Vivement, elle reprochait à Murat de trop bien traiter telle famille, tel ménage : « Tu en avais assez fait pour eux, en ce moment : la femme dame du palais, et son mari n’est pas plus fait pour être chambellan que le Grand Turc. » Parmi les Français passés au service de Naples, malheur à qui s’était donné des torts envers la Reine ; elle le poursuivait de traits menus, acérés, répétés ; c’était tout un travail, à petits coups de sape, pour le miner et le détruire dans l’esprit du Roi. Au fond, prodigieusement fière de sa qualité de Française, elle n’aimait guère que des Français vinssent en dehors de leur pays chercher un avancement trop rapide, cumuler des honneurs, se faire combler de dons ; ce n’est point par des faveurs et des décorations que l’on fixerait leur dévouement : « Tous les grands cordons du monde, — écrit-elle, — ne valent pas l’honneur d’être Français. »

Les rapports avec la France continuaient de la préoccuper extrêmement. D’après les lettres de son mari et ce qu’elle savait de ses dispositions, elle craignait toujours de lui un brusque écart, une explosion de révolte qui ruinerait leur fortune commune. Ses efforts tendaient continuellement à lui faire prendre confiance et patience ; le moindre incident propice lui était occasion de renouveler ses conseils : « J’apprends avec bien du plaisir que tu as reçu une bonne lettre de l’Empereur… Faisons tout notre possible pour le contenter et le conserver dans les mêmes dispositions. » A propos des multiples questions débattues entre le gouvernement impérial et le royaume, elle engage toujours Murat à céder. Ces questions, elle les étudie pour les mieux traiter par lettres ; elle comprend l’importance des différends économiques soulevés entre les deux États ; pour elle, la question des draps de France et des cotons napolitains n’a plus de secret.

Napoléon venait d’accorder quelques facilités aux importations napolitaines dans les ports et les Etats d’empire, mais il repoussait l’article principal, à savoir les cotons, parce que Murat continuait de fermer le royaume aux draps de France. Caroline supplie son mari de lever cette prohibition pour obtenir par réciprocité l’avantage désiré ; elle se montre pressante, exigeante : « Je t’engage de nouveau à envoyer le plus tôt possible ton adhésion, car, si tu diffères encore, l’Empereur peut se fâcher et exiger ce qu’il demande sans rien accorder pour les cotons. »

Les lenteurs de Murat à se décider finissent par lui attirer de la part de sa femme une impérieuse réprimande : « Tu finiras par mécontenter l’Empereur et par perdre tous les avantages qu’il consent à accorder à tes cotons. Tu ne connais guère ta position si tu crois que toutes ces lenteurs ne peuvent pas être préjudiciables. Si l’Empereur l’a demandé, c’est qu’il le veut, et tu devrais le faire avec d’autant plus d’empressement que cela s’accorde avec les intérêts du royaume. » La prétention de Caroline est de déterminer et d’accélérer la solution des principales affaires sans jamais les régler par elle-même.

Il est vrai que les affaires viennent parfois la chercher et la saisir ; elles la contraignent, en l’absence du Roi, à des décisions d’urgence. Le 19 août, un très désagréable incident survient. Pendant le défilé des voitures qui amènent au palais les personnages officiels, à l’occasion d’un cercle de cour, le cocher de M. de Grosbois, chargé d’affaires de France, se prend de querelle avec un gendarme napolitain ; le Français est malmené et battu. Or, s’il est chez l’Empereur un principe avéré, affirmé par d’écrasans témoignages, c’est de venger avec la dernière rigueur toute insulte faite en pays étranger même au plus infime de ses sujets. Le cas napolitain paraît d’autant plus susceptible de conséquences qu’il y a un redoutable précédent. En Hollande, c’est à la suite d’un outrage infligé à la livrée de notre ambassadeur, M. de La Rochefoucauld, et insuffisamment réparé, que l’Empereur a rompu avec éclat les relations, que le différend s’est aggravé, envenimé, et que les choses ont pris pour le royaume une tournure désastreuse. A Naples, il faut à tout prix couper court aux suites de la rixe, sans quoi l’incident va devenir un événement. Avec présence d’esprit, la Reine prend une décision immédiate et agit de sa propre initiative. Au lieu d’attendre une plainte officielle de la légation française, elle la prévient en annonçant l’intention de frapper exemplairement le coupable ; même, elle le fait mettre à la disposition du chargé d’affaires, afin que celui-ci statue sur le châtiment à infliger. En même temps, afin de ménager les susceptibilités napolitaines, elle déclare que, la livrée de l’Empereur étant la sienne, l’affront lui est personnel ; en conséquence, nul n’a qualité pour intervenir dans la réparation d’une offense qu’elle prend à son compte.

Le lendemain, elle annonce au Roi à la fois l’incident et le dénouement :

« Mon cher ami, nous avons célébré hier ta fête avec tout l’éclat que nous avons pu y mettre, et il ne manquait que ta présence pour compléter la joie universelle. Mais il est arrivé le matin un événement désagréable qui aurait pu avoir des suites, si je n’avais pris sur-le-champ tous les moyens d’adoucir cette affaire. Au moment où l’on se rendait au cercle du matin, le cocher de l’envoyé de France voulut dépasser une voiture qui était arrivée avant lui au bas de l’escalier. Le gendarme de garde à ce poste voulut le faire reculer, et le cocher s’avançant malgré cela et répondant avec beaucoup de brutalité, le gendarme lui a donné quelques coups de plat de sabre. M. Grosbois n’a pas manqué de donner raison à son cocher et de se plaindre que l’on avait insulté et battu la livrée de l’Empereur. On avait mis peu d’importance à ces plaintes, mais lorsque j’en ai été instruite, j’ai pensé que cette affaire allait avoir une très grande suite et peut-être un résultat semblable à celle de Hollande, si je ne mettais pas tous mes soins à l’apaiser. J’ai fait venir M. de Gallo (ministre des Affaires étrangères de Naples) et quoiqu’il ne fût pas disposé à faire de grandes réparations, je lui ai fait écrire à Grosbois une lettre qu’il a dû le communiquer, et dans laquelle, en excusant le gendarme, il annonça qu’il sera très sévèrement puni, et qu’il sera mis à sa disposition pour le châtiment. J’ai ensuite envoyé le grand maréchal chez le chargé d’affaires de France pour lui témoigner la peine que me causait cet événement, et lui dire que j’étais aussi affligée que qui que ce soit de l’insulte faite à la livrée de l’Empereur, mon frère, et que j’en avais ordonné une peine bien exemplaire. J’ai vu le soir Grosbois qui m’a paru très bien disposé, et qui maintenant ne peut donner aucune suite à cela parce qu’il a été fait plus qu’il ne pouvait demander. Mais ayant été informée que le consul (de France) avait crié très hautement le matin dans les appartemens contre ce qui venait de se passer, je lui ai dit au cercle du soir que j’étais très étonnée qu’il eût pu se plaindre en public avec autant de violence, qu’il devait savoir que la livrée de l’Empereur était la mienne, et qu’il aurait pu penser que je suffisais pour punir l’insulte qui lui avait été faite. Il a pâli et n’a pu rien répondre. — Ainsi, sois tranquille sur cela, mon cher ami, j’ai fait ce que je devais faire, ce que j’ai cru nécessaire, et il est impossible que cet événement ait aucune suite fâcheuse.

« La veille de la fête, j’ai conduit nos enfans au théâtre du Pardo, où ils ont vu le ballet de Laurette qui les a beaucoup amusés. J’ai été un peu fatiguée des deux cercles d’hier, et pour me délasser je suis allée à minuit me promener en calèche incognito dans Naples avec le maréchal Pérignon. J’avais déjà fait l’un des jours derniers avec lui une petite course à la Villa Réale. C’est le seul instant où il soit possible de respirer.

« Je suis allée voir vendredi dernier l’exposition des objets d’industrie. Je n’y ai rien trouvé de nouveau ; c’est absolument comme l’année dernière.

« J’ai annoncé hier en plein cercle que tu ne tarderais pas à revenir à Naples. Cette nouvelle a fait le plus grand plaisir. C’est demain le jour fixé pour lancer à la mer le vaisseau de Castellamare. J’irai avec nos enfans et ma maison ; il y aura un concours immense. Tout Naples assistera à ce beau spectacle. Après-demain, le vaisseau entrera dans le port de Naples, et il n’aura plus rien à craindre des Anglais.

« Adieu, mon cher ami, je t’embrasse de tout mon cœur. »


IV

La Reine s’était promis de ne point toucher au gouvernement intérieur du royaume et aux choses d’administration pure Au bout de quelque temps, elle n’y tient plus ; sa passion conseillère et sermonneuse l’emporte, car elle entend monter autour d’elle la plainte de toutes les personnes que leur naissance et leur rang placent le plus près du trône.

Poursuivant l’œuvre de Joseph, Murat tenait la main à l’abolition graduelle du régime féodal. On procédait au partage des biens féodaux entre les communes et les anciens seigneurs. Une commission centrale, instituée par le Roi, tranchait arbitralement les différends. Or, cette commission passait pour outrageusement partiale envers les communes, animée d’un esprit de spoliation à l’égard de la grande propriété, et tous les nobles de Naples, tous les gens vivant d’eux, de crier misère, d’étaler leur indigence, d’entourer la Reine de mines douloureuses et de la circonvenir de récriminations éplorées. Alors, tournant le dos à la Révolution dont elle-même est issue, Caroline prend le parti de la classe où elle croit trouver le naturel soutien du trône. Au nom des intérêts lésés et des fortunes amputées, elle se permet d’adresser au Roi, par lettre du 24 août 1810, une grande remontrance :

« Mon cher ami, je profite d’une occasion sûre qui se présente pour t’écrire un peu longuement et te parler à cœur ouvert de tes intérêts. Je ne me lasserai point de te parler de l’affaire des draps de France, parce qu’elle est plus importante que tu ne parais le penser, et je suis vraiment peinée de tout le retard que tu mets à ton adhésion… Je vais te parler aujourd’hui d’une affaire qui est encore plus importante pour toi.

« Le jour de ta fête, il n’y a eu que les dames du palais et les personnes de la cour qui sont venues au cercle ; il n’y a paru aucune des dames présentées. Cela vient de ce que la misère est au comble dans toutes les familles nobles, et qu’elles n’ont pas de quoi acheter des robes, depuis que cette maudite commission ruine tous les jours quelques nouvelles personnes. Je t’assure que c’est une désolation universelle et qu’on ne voit plus de joie, ni de figures gaies dans Naples, parce que la commission a ruiné tout le monde. A Paris, personne ne pouvait concevoir comment tu te décidais à perdre ainsi l’amour de tes sujets. Toutes les personnes qui s’intéressaient à toi, comme l’archichancelier et autres, disaient qu’ils n’y concevaient rien et qu’ils n’en voyaient pas le motif, et les étrangers disaient hautement qu’à Naples il n’y avait point de roi, mais que la Révolution était sur le trône, qu’il était incroyable que le Roi donnât tort aux nobles contre les communes et qu’il dégradât ainsi ce qui l’entourait ; que tu devais savoir cependant, par l’expérience de la Révolution de France, combien il était dangereux de donner raison au peuple qui n’a déjà que trop le désir d’abaisser la noblesse, et qui, après avoir détruit les nobles, n’a jamais manqué de renverser les trônes. Les ambassadeurs en disaient publiquement leur opinion, et, si ton ambassadeur n’était pas Napolitain et courtisan, il t’en aurait parlé. L’Empereur m’en ayant parlé un jour et ayant trouvé cela extraordinaire, je lui dis : « Votre Majesté devrait bien en écrire au Roi ; » il me répondit : « C’est son affaire et non la mienne ; qu’il s’arrange comme il l’entend dans son royaume. » Je ne vis que trop bien dans cette réponse que l’Empereur voulait te laisser faire, parce que, s’il désire un jour réunir Naples, il lui convient que les nobles soient mécontens et reçoivent avec plaisir sa domination. Il y a parfaitement réussi, car le mécontentement est tel que l’on dit hautement : Nous serions mieux d’être réunis à la France.

« Voilà comment l’on s’explique publiquement et partout, et si ta police ne te le dit pas, elle a grand tort, et c’est parce qu’elle sait que cela te serait désagréable. Mais moi, je dois te dire la vérité, et je te l’aurais dite plus tôt, si je n’eusse attendu tous les jours ton retour à Naples, parce que j’aimais beaucoup mieux te parler que t’écrire. Mais voyant que tu ne te disposes pas à revenir et que la commission fait tous les jours de nouveaux malheureux, qu’elle prend tout, et qu’elle prononce sur cinquante causes dans un seul jour, je ne puis plus différer de t’en informer et de te prier de mettre un terme à toutes ces horreurs qui t’ont aliéné tous les cœurs. On dit que Zurlo (ministre de l’Intérieur) n’est pas un malhonnête homme ; je veux bien le croire ; mais s’il a de l’esprit, je suis étonnée qu’il soutienne cette commission, et je suis quelquefois tentée de croire qu’il te trompe. Je te dis franchement aujourd’hui ma façon de penser, parce que, pour tes intérêts et pour ceux de ta famille, je ne pourrais te la cacher plus longtemps.

« Il ne s’agit point de se fâcher, il s’agit de conserver le trône. L’Empereur ne se décidera pas facilement à te l’enlever, tant qu’il saura que tu es aimé ici, et qu’il aurait de la peine à disposer les esprits à la réunion ; mais s’il voit des facilités, des prétextes, l’opinion préparée en sa faveur, il saisira le moment et nous n’aurions pas même alors la consolation d’être regrettés. Ce qui nous importe le plus dans ce moment, c’est de gagner du temps, de satisfaire l’Empereur dans tout ce qu’il demande, de nous concilier ici les esprits, et surtout de ne rien faire qui puisse amener le désir d’un changement. Je t’avoue que, dans la situation actuelle de l’opinion à Naples, je serais désolée que l’Empereur fit en ce moment le voyage d’Italie ; il n’entendrait que des plaintes, ne verrait que des malheureux, et il trouverait tout ce pays disposé pour lui. Je ne parle ainsi que parce que je vois de près combien tout cela t’a fait de tort. Ne va pas croire que ce soient les gens de la cour qui se plaignent le plus et que je me laisse aller à leur suggestion. Comme ils attendent tous l’équivalent que tu leur as promis pour ce qui leur serait enlevé, ils sont assez tranquilles, mais ce sont tous les nobles du royaume qui sont désespérés et qui n’attendent rien de toi. Leurs plaintes sont générales et connues de tout le monde, excepté de toi, parce que ta police te le cache… Quant à la cour, je ne la vois pas. Croyant chaque jour que tu allais revenir, je n’ai reçu personne et même je n’ai reçu qu’une fois le préfet de police. D’ailleurs, il ne peut plus y avoir d’assemblée à la cour, car toutes les femmes sont misérables ; elles ne veulent plus sortir, et les cercles ne peuvent plus être composés que des dames du palais. Je suis véritablement affligée de tout ce que je vois ; Naples n’est plus le même, et il est bien nécessaire que tu mettes un terme à tous ces malheurs qui finiraient par amener le nôtre…

« Je te le répète, mon cher ami, je viens de te dire avec franchise tout ce qui convient à tes intérêts et aux nôtres ; je n’ai écouté aucun esprit de parti, et je n’ai consulté que l’opinion générale et la raison. Je ne désire que ton bonheur, je fais mon devoir en t’avertissant de la situation que l’on te cache. J’espère que tu réfléchiras à cela, que tu apprécieras les motifs qui me font parler, et que tu répareras autant qu’il est possible tous les maux qu’a faits cette commission.

« Pour moi, je mène ici une vie bien solitaire, je ne vois personne et je passe tout mon temps à lire tes lettres, à t’écrire et au milieu de mes enfans. Je viens d’aller deux jours à Aversa pour y visiter en détail ma maison. Tout y va à merveille et j’ai été très contente de la manière dont elle est tenue. Je m’occupe également beaucoup de la maison de Naples, où les élèves ont fait de très grands, progrès. Le soin de ces deux maisons qui prospèrent fait ici mon plus grand délassement…

« Je réfléchis que tu vas me répondre que quelques nobles ne font pas Naples, et que leur malheur ne peut pas attrister toute la ville. Mais ces nobles ont des cadets à qui ils font des rentes, des personnes auxquelles ils paient des pensions, et des créanciers nombreux. Tout ce monde-là partage leur misère. Ajoute à cela qu’ils ne font plus de dépense et que le commerce en souffre. Les marchands d’objets de luxe ne vendent plus rien et plusieurs sont ruinés.

« Adieu, mon cher ami, crois toujours à toute ma tendresse. »

Lorsque cette lettre parvint au camp royal, il y avait quatre mois que Murat, après le rapprochement survenu à Compiègne, entretenait avec sa femme des rapports affectueux et confians, Pendant tout ce temps, il s’était laissé dire, insinuer, demander et même reprocher beaucoup de choses. Encore fallait-il que la mesure ne fût point dépassée. Cette fois, la Reine avait trop présumé de son crédit ; l’ingérence était trop directe, trop âpre, et elle attaquait le Roi à un endroit bien sensible, dans sa sollicitude pour ces classes plébéiennes dont il entendait faire la base de son pouvoir, à l’encontre des personnages et des intérêts d’ancien régime. Devant cette façon d’incriminer toute sa politique, il se cabre brusquement, riposte par une rude rebuffade. Il écrit à la Reine une lettre très dure, violente, amère ; nous n’en connaissons qu’un passage par l’allusion qu’y fait la correspondance de Caroline. Dans ce passage, Murat disait à sa femme qu’elle prenait parti contre lui, qu’elle embrassait contre lui la cause de ses ennemis.

Par une coïncidence déplorable, ce sanglant reproche atteignit la Reine deux jours après qu’elle eut éprouvé un grave accident de santé : une fausse couche dont les suites se feraient longuement sentir. C’est en pleine crise physique qu’elle reçoit le coup ; elle le ressent profondément, cruellement, et prévoit les conséquences : son mari remis en défiance, en disposition soupçonneuse et presque hostile, le résultat d’une longue habileté en un instant détruit. Dans la première quinzaine de septembre, la Reine passe des journées pénibles, d’autant plus que tout concourt à lui mettre les nerfs à la torture. Un souffle embrasé, un souffle d’angoisse pèse alors sur Naples. Le Vésuve dégage des vapeurs brûlantes qui annoncent un commencement d’éruption ; Naples vit sous l’haleine du monstre, dans une atmosphère suffocante, et la Reine en éprouve un insupportable malaise : « J’étais comme électrisée et j’avais tous les nerfs en irritation ; tout le monde a ressenti plus ou moins cet effet. »

Il est vrai que Murat, dès qu’il a connaissance de l’accident de santé arrivé à sa femme, change de ton ; sa bonté naturelle reprenant le dessus, il s’émeut et s’inquiète, veut qu’on lui envoie des nouvelles par télégraphe aérien, veut en avoir deux fois par jour, écrit des lettres désolées, mais ces témoignages d’intérêt ne font pas oublier à la Reine les paroles qui l’ont poignardée.

Le 15 septembre, elle écrit : « Mon cher ami, ta lettre apportée par d’Arlincourt et celle du 10 que je viens de recevoir m’arracheraient des larmes si je pouvais oublier la lettre pleine de dureté que j’ai reçue de toi le deuxième jour de mon accident. Après la manière dont tu t’es exprimé dans cette lettre, je ne peux plus attacher d’importance à tes assurances de tendresse et de sensibilité ; elles ne sortent pas de ton cœur, et c’est toi-même qui m’en as donné la certitude. Tu me témoignes beaucoup d’inquiétude sur ma santé ; toutes les lettres que tu as reçues depuis ont dû te tranquilliser… Mes sentimens sont toujours les mêmes, car je n’ai jamais varié depuis onze ans que je suis avec toi. » Le surlendemain, elle écrit encore : « Sois tranquille sur ma santé ; elle est fort bonne ainsi que celle des enfans. Quant à la lettre dont je me suis plainte, je viens de la relire, elle est affreuse… Quand tu seras ici, je te la ferai relire. Je crois qu’on ne peut rien reprocher de plus cruel à une femme que de dire qu’elle se joint à ses ennemis, et tant de choses dont j’ai besoin de ne plus me souvenir. » Voilà l’accord des époux encore une fois compromis ; cette nouvelle secousse du ménage laissait prévoir un avenir de relations troublées.


V

En septembre, Murat renonçait à son expédition et rentrait à Naples. Une tentative de passage en Sicile n’avait abouti qu’à la prise par l’ennemi de deux bataillons et d’une quarantaine d’officiers. Murat faisait retomber sur l’Empereur la responsabilité de ses insuccès dans une entreprise où il se plaignait de n’avoir été ni libre de ses mouvemens, ni sérieusement soutenu. Comme il crut devoir annoncer aux troupes, dans un ordre du jour, qu’il avait tout de même rempli les intentions de l’Empereur en inquiétant les Anglais et en faisant diversion, Napoléon trouva ce langage très mauvais et, sans se donner la peine d’en écrire lui-même, fit réprimander Murat par le ministre de la Guerre en termes d’une extrême roideur. Cette façon de le traiter en sous-lieutenant pris en faute raviva toutes les blessures de Murat. En le revoyant si durement éprouvé, la Reine lui fit-elle la scène de larmes dont elle avait paru le menacer ? On peut penser que, plus avisée et prudente, elle essaya de lui procurer, par la douceur du foyer retrouvé, quelque allégement à ses peines.

Pendant l’automne de 1810 et l’hiver suivant, le Roi et la Reine vécurent réunis à Naples ; par conséquent, point de correspondance continue qui nous renseigne sur leurs sentimens respectifs. Il est probable que la vie conjugale passa par des alternatives, par des crises de méfiance et des retours d’apparent abandon. En janvier 1810, la Reine semble toute consolée, parce que sans doute le nouvel an lui a valu d’affectueux témoignages. Lorsque Murat s’en va passer quelques jours dans un domaine de chasse, elle lui écrit sur un ton d’enjouement : « Il a fait un bien beau temps aujourd’hui ; j’espère que tu auras fait une belle chasse. Je te souhaite une aussi belle journée pour demain. Adieu, mon cher ami, je t’aime bien parce que tu as été bien aimable pour moi ; ne change pas, et je serai parfaitement heureuse. »

On avait beau échanger des paroles amies et des caresses verbales, un désaccord foncier subsistait et ne pouvait que s’accroître, car il portait sur la conception même à se faire de l’intérêt commun. Le Roi et la Reine en viendraient fatalement à représenter deux systèmes, deux partis contraires. Autour de Caroline se grouperaient forcément tous les hommes qui ne voyaient le salut de l’Etat napolitain que dans une étroite soumission à l’Empereur, en face du parti qui voulait exploiter les griefs de Murat et distendre les rapports avec la France jusqu’au point où toute commotion européenne les ferait se rompre.

Les différends avec la France s’aggravaient considérablement. A mesure que Murat s’émancipait, il semblait que Napoléon prît un rageur plaisir à lui faire davantage sentir le frein, à le garrotter de défenses et de prohibitions, à le tenailler d’exigences. Murat voulait s’assurer une représentation diplomatique auprès de grandes puissances de l’étranger, accréditer des ambassadeurs à Pétersbourg et à Vienne. Napoléon mettait obstacle à ces relations qui pourraient devenir des connivences. Il voulait tenir le royaume inclus et renfermé dans l’Empire, n’admettait pas qu’il prît contact avec l’extérieur et se fit personnalité internationale. Sur les instances de Caroline, il avait promis de rétablir à Naples un ministre de France, à défaut d’un ambassadeur et à la place d’un simple chargé d’affaires ; le ministre nommé, le baron Durand, tardait à rejoindre son poste. Murat de son côté traitait le chargé d’affaires avec une froideur méprisante ; il ne voyait en lui qu’un agent subalterne d’inquisition et de réquisitions. Entre les deux gouvernemens, à propos de toutes les obligations à remplir par le royaume feudataire, à propos des infractions continuellement commises au blocus continental, une guerre de plume se poursuivait, s’envenimait, s’exacerbait, et comme tout se sait à la fin, comme les querelles des grands n’échappent jamais à la curiosité et à la malignité publiques, en mars 1811, le bruit se répandit que l’Empereur était si fâché contre Murat qu’il pensait à le détrôner, que le décret de réunion paraîtrait d’un jour à l’autre, que Naples allait s’absorber et s’engloutir dans l’Empire. Cette rumeur emplissait le royaume ; elle circulait en Europe et en France, d’autant plus que Murat, dans ses lettres à l’Empereur, parlait toujours de rendre sa couronne, de déposer un pouvoir qu’on lui rendait insupportable, de se décharger du fardeau.

Dans cette menace permanente de démission, était-il sincère ? Avec cette facilité des natures méridionales à se suggérer ce qu’elles veulent faire entendre aux autres, il est probable que Murat, à force de se répéter qu’il était le plus malheureux des rois, un roi au supplice, s’en était convaincu ; alors, mieux valait rentrer dans le rang que de conserver une supériorité avilie ; plutôt soldat et grand soldat que roi-esclave, voilà le thème où se complaisait amèrement son imagination surexcitée, aigrie. Ce qui par-dessus tout l’irrite, c’est que l’Empereur ne répond plus à ses lettres et lui oppose un énigmatique silence. Murat voudrait percer ce nuage et connaître son sort de la bouche même de celui qui en dispose. L’Empereur, auteur de ses maux, l’attire néanmoins comme un magnétique aimant ; il voudrait aller droit à lui et l’aborder, l’affronter. En ce même mois de mars, l’occasion lui en est fournie par la délivrance imminente de l’Impératrice, par l’approche de ces couches qui feront le grand événement de l’année. Placé par ses services dans l’élite des fidèles, Murat sera-t-il privé de voir dès le premier moment « l’auguste rejeton » que l’univers attend ? Il sollicite sous ce prétexte la permission d’aller à Paris et y court.

Quelques jours après la naissance du Roi de Rome, au commencement d’avril, il est à Paris qu’il trouve encore tout transporté d’enthousiasme, tout vibrant d’une des émotions les plus intenses que la grande ville ait ressenties au cours des siècles. L’Empereur accepte dans sa suite ce roi qui s’est invité de lui-même, mais il lui bat froid et l’humilie comme à plaisir. Murat écrit à sa femme des lettres débordantes d’amertume. De loin, Caroline compatit à ses dégoûts, à ses disgrâces : « Quand je songe aux humiliations que tu éprouves et à tout ce que tu me dis dans tes lettres, j’en verse des larmes pour toi et je désire ardemment que tu reviennes et que tu te calmes… » Comme l’Empereur ne laisse rien préjuger de ses dispositions à venir, Caroline tremble pour le royaume ; elle s’épouvante d’autant plus qu’à Murat désenchanté d’un vain titre, une carrière nouvelle semble subitement s’ouvrir.

Aussi bien, au lendemain de l’événement où les peuples de France ont cru voir un signe de stabilité et de paix, après que leur vaste horizon a paru se rasséréner, un orage se forme au Nord, se rapproche, se précise. A n’en pas douter, la Russie détachée de l’alliance de Tilsit et d’Erfurt, la Russie se livre à des mouvemens suspects ; ses armées lâchent prise en Orient pour remonter vers la frontière occidentale de l’Empire ; elles se concentrent et grossissent. Effectivement, il est aujourd’hui avéré, d’après d’irrécusables témoignages, qu’en ce temps l’empereur Alexandre avait conçu le projet d’entreprendre contre Napoléon une guerre d’offensive et de surprise. Son projet était de jeter brusquement ses armées sur le duché de Varsovie et d’enlever cet avant-poste de la puissance française ; il espérait suborner la Pologne et la retourner contre Napoléon en la reformant pour son compte, en se déclarant chef et roi d’une Pologne autonome ; ensuite, il libérerait la Prusse, se rallierait l’Autriche, ferait appel aux Etats secondaires, aux peuples, et proclamerait l’universelle délivrance ; il voulait soulever l’Allemagne, soulever l’Europe : en un mot, accomplir avant la campagne de Moscou tout ce qu’il ferait après, mettre 1813 avant 1812. Son aventureux projet fut pénétré au moment même où il venait d’y renoncer. Napoléon fut prévenu directement de Varsovie, prévenu indirectement de tous côtés. Alors, comme il a failli être surpris, c’est de sa part un effort immense et précipité pour se replacer en position de combat, pour faire refluer vers le Nord l’énorme force militaire de l’Empire. Dans le milieu d’avril, par ordres immédiats, pressans, réitérés, il mobilise les armées varsovienne et saxonne, reforme en arrière une armée sous Davout, fait s’acheminer de partout des régimens et des convois, accumule des contingens, prescrit des rassemblemens ; il donne l’éveil à ses chefs de corps et prévient ses alliés. Dans ces jours d’alerte, en prévision d’une campagne où la cavalerie aura un grand rôle à jouer, où il faudra repousser l’irruption des Cosaques et dégager de cette nuée la Pologne et l’Allemagne, peut-il ne pas requérir celui de ses capitaines qui possède le génie de la guerre à cheval ? Il parle à Murat d’une grande guerre dans le Nord, d’une guerre à faire ensemble, et déploie à ses yeux des perspectives glorieuses.

Au bruit des armes, Murat a tressailli. Pareil au bon coursier de bataille qu’un frémissement saisit dès que sonne le belliqueux rappel, il s’émeut et vibre. Au milieu du branle-bas guerrier qui pendant quelques jours l’environne, il se retrouve en atmosphère plus appropriée à son tempérament et plus salubre ; il respire la guerre. D’ailleurs, à se jeter dans le Nord, est-ce qu’il y a seulement une nouvelle gloire à cueillir ? En ces vagues et flottantes régions, est-ce qu’on ne peut se tailler à la pointe de l’épée un autre royaume, plus vaste que celui de Naples, plus lointain et plus libre ? Les Polonais connaissent Murat. Ils l’ont vu passer en 1806 et 1807 comme le dieu rutilant des combats. A son aspect, l’acclamation générale ne va-t-elle pas reconnaître en lui, désigner et presque imposer à l’Empereur le chef de la chevalerie polonaise, le roi régénérateur ? Dans tous les cas, une grande guerre peut donner lieu à des trocs merveilleux et à des déplacemens de souveraineté.

Convient-il cependant de sacrifier tout de suite le présent à l’avenir, un état existant, quoique précaire, à une ombre grandissante ? Voilà ce que se demande anxieusement Caroline, dès qu’elle apprend les bruits de guerre. Sa terreur est que Murat, à s’aventurer vers les espaces illimités de l’inconnu et du rêve, perde pied et se laisse détacher de cette base qu’est le royaume de Naples. Par lettre du 28 avril, elle le prie, elle le supplie de poser ses conditions à l’Empereur et de n’entrer dans aucune combinaison qui, dès à présent, le dessaisisse ; elle se méfie toujours des élans d’imagination et des fougues de ce grand impulsif :

« D’après ta lettre, je crains que nous ne finissions par être obligés de quitter le royaume. Je connais ton désir de faire la guerre, tu ne pourras pas y résister. Je serais trop heureuse si tu pouvais venir gouverner ton royaume et ne plus le quitter, J’ose te faire une prière : si jamais tu te décides à faire la guerre, conserve toujours Naples, et si je ne puis pas éviter ton absence, évitons au moins la perte du royaume. Je crois que cela est en ton pouvoir ; il te suffit de dire à l’Empereur que tu consens à faire la guerre, mais que tu ne consens pas à céder tes Etats. De cette manière, tu gagneras du temps et le temps est un grand maître. J’ai passé une journée affreuse. L’idée de quitter Naples, de te voir faire la guerre et de voir tes enfans sans existence, tout cela me désole et me fait désirer que tu m’écrives le plus souvent possible par des courriers, parce que je suis dans une inquiétude mortelle. »


VI

A Naples, les bruits de réunion couraient plus que jamais ; on en parlait publiquement, scandaleusement. Dans l’incertitude qui l’opprime, la Reine questionne M. Durand, ministre de France, nouvellement arrivé. Ce ministre, ignorant des intentions de l’Empereur qui parfois éclatent sans s’annoncer, n’ose démentir des bruits que l’événement peut confirmer. En bon diplomate, il reste réservé, boutonné, fermé. A ne tirer de lui que des paroles douteuses, la Reine sent redoubler son angoisse ; elle en est presque à faire son testament de souveraine, à préparer des nominations et des actes qui seront ses dispositions de dernière volonté royale.

Au milieu de ses transes, une nouvelle lui arrive soudain, nouvelle faite pour la toucher et la flatter délicieusement dans ses intimes fiertés, tout en accroissant son émoi.

Le baptême du Roi de Rome devait avoir lieu en juin. L’Empereur avait désigné comme parrains l’empereur François d’Autriche et Joseph roi d’Espagne. Pour remplir les fonctions de marraine, il s’adresse à sa sœur de Naples. Soit qu’en prévision des services militaires à réclamer de Murat il veuille donner au ménage cette significative satisfaction, soit que plus vraisemblablement il tienne à bien marquer que son mécontentement du mari n’altère en rien son estime et son affection pour la femme, c’est elle qu’il choisit et nomme, par préférence entre toutes les princesses de la famille, pour tenir sur les fonts de baptême le premier-né de sa race ; c’est elle qu’il veut associer à la grandiose fête de famille où elle aura pour compère l’empereur d’Autriche, le successeur des Césars germaniques. Il lui notifie sa décision par une de ces lettres délicatement affectueuses comme il en sait écrire, lorsqu’il veut plaire, charmer, séduire et récompenser.

Caroline n’était pas préparée à ce haut témoignage ; il lui eût semblé plus naturel que Madame-Mère fût désignée : « comment se fait-il que maman n’a pas été invitée à être la marraine ? » D’autres bruits avaient couru ; on avait dit « que la marraine serait l’armée. »

A se savoir choisie, préférée, élue, Caroline éprouve un ravissement d’orgueil ; mais tout de suite, devant elle, une question très délicate se pose. Doit-elle aller à Paris pour assister personnellement au baptême, pour figurer au rang et dans le rôle éclatans qui lui ont été assignés, ainsi que l’Empereur l’y invite et le désire certainement ? Au contraire, existe-t-il des raisons assez fortes pour qu’elle doive décliner l’invitation, remplir simplement par procuration les fonctions de marraine, se faire représenter au baptême, rester à Naples et se chercher auprès de l’Empereur une valable excuse ?

Sa santé laisse toujours à désirer ; on lui prescrit des soins et un traitement. Toutefois, sa santé n’est pas assez mauvaise pour l’empêcher de partir, pour la mettre dans l’impossibilité physique de faire le voyage. Caroline sait que ses forces ne la trahiront pas et que ses nerfs la soutiendront ; elle se sent matériellement en état de se rendre à Paris et au fond meurt d’envie d’y aller. Si elle n’avait à consulter et à écouter que soi-même, elle partirait sur l’heure. Sa santé peut fournir l’excuse ; elle n’est pas un obstacle.

La vraie difficulté, c’est Murat. Dans l’état violent et critique de ses relations avec la France, Murat ne verrait-il pas avec déplaisir, avec colère, que sa femme donnât à l’Empereur un témoignage de déférence empressée et solennelle. Caroline craint de le heurter en matière si grave. Comme elle se pose toujours en épouse obéissante et soumise, comme elle sait que son influence sur son mari est au prix de cette apparente règle de conduite, elle n’ose suivre son sentiment, son inclination propres. Bien qu’elle-même n’éprouve aucun doute sur le meilleur parti à prendre, elle en réfère à l’autorité conjugale, transportée momentanément 5, Paris, et la sollicite de statuer : seulement, comme les circonstances pressent, elle écrit au Roi de lui mander sans le moindre retard la décision dont elle fait sentir l’urgence :

« Mon cher ami, je viens de recevoir une lettre de l’Empereur qui m’invite à être la marraine du Roi de Rome. Je t’envoie copie de sa lettre et de celles que j’écris à ce sujet à l’Empereur et à l’Impératrice. Tu y verras qu’en alléguant ma santé qui effectivement n’est pas très bonne, je me réserve cependant une porte pour accepter de me rendre à Paris, aussitôt que je saurai si tu le trouves bon et si cela te convient. Je ne veux rien faire avant de connaître tes intentions et d’ailleurs tu sais que tous les moyens me manquent. Je n’ai point d’argent pour entreprendre un voyage aussi coûteux, je ne sais comment je dois aller à Paris et quelles personnes je devrais emmener. Je sens bien, et tu jugeras comme moi, que c’est un grand honneur que l’Empereur nous fait, que nous devons y être sensibles et le lui témoigner, mais puisque j’ai une raison de santé à donner pour m’en dispenser, c’est à toi à me faire connaître ce que tu veux et ce que je dois faire. Ma santé, comme tu le sais, n’est pas assez mauvaise pour me défendre ce voyage ; je puis, avec des soins, me mettre sans risque en voyage dans huit ou dix jours, et ne restant que fort peu de temps à Paris, je serais encore de retour à temps pour les eaux de Castellamare, qui me sont ordonnées et que je veux prendre à la fin de juin.

« Je ne ferai que ce que tu jugeras convenable, mais il n’y a pas un moment à perdre pour me répondre, et il est bien nécessaire que tu me renvoies le courrier le jour même où il arrivera à Paris. Si je ne dois pas partir, j’écrirai sur-le-champ à l’Empereur pour lui donner mes excuses et lui exprimer mes regrets. Si, au contraire, je dois me mettre en route, il faut que je le sache le 20 de ce mois, au plus tard. Alors je partirai sur-le-champ. Ma petite voiture sera prête, et j’aurai tout prévu pour ne pas perdre une minute. Je ne prendrai qu’une voiture de suite et j’arriverai encore avant le baptême. Mais, dans ce cas, il faut que tu donnes des ordres pour me fournir de l’argent ici et il serait bon que tu me fasses commander sur-le-champ une robe pour la cérémonie et deux robes de bal. Je ne porterai rien avec moi et cela me suffira, étant décidée à rester très peu de temps à Paris. Tu dois savoir si l’Empereur tient à ce que je me rende à son invitation et s’il sera fâché que je n’y aille pas et quel parti il prendrait dans ce cas. De quelque manière que tu décides, je ferai ce que tu voudras, mais que je reste ou que je parte, il y aura des dépenses à faire et tu sentiras que c’est une de ces circonstances où il faut faire quelques sacrifices et ne pas lésiner. Tâche de savoir ce que fera l’empereur d’Autriche. Tu pourras adroitement avoir par le grand-duc de Wurtzbourg des renseignemens sur les cadeaux que l’on devra faire à la gouvernante et aux autres personnes attachées au Roi de Home. Informe-toi de ce qu’il faut faire et quels sont les usages en pareille circonstance.

« Tu verras que la lettre de l’Empereur est charmante ; ainsi, que je parte ou que je reste, il faut lui montrer que nous savons apprécier l’honneur qu’il nous fait et nous conduire en tous points de la manière la plus convenable. Je t’avoue que cette lettre est si bonne que, si je n’eusse eu à suivre que mon intention, je me serais mise en route sans hésiter, parce que ma santé peut véritablement le permettre. Mais je ne puis ni ne veux rien faire que de ton consentement, et les lettres où tu me parles de l’intention qu’a l’Empereur de me faire marraine ne me donnent aucun éclaircissement sur ta volonté. Tu aurais bien dû, en me parlant de cela, me faire connaître ce qu’il te convenait que je fisse. Je ne puis concevoir pourquoi tu ne t’expliques en aucune manière. Tu sais cependant que je ne puis rien faire ni rien décider que de ton aveu, et qu’il m’est impossible sous tous les rapports de partir sans l’avoir reçu. Je te le dis encore, il n’y a pas un moment à perdre, renvoie-moi dans le jour le courrier ; il faut que je sache avant le 20 ce que je dois faire, et encore ce sera bien tard pour tout disposer si je dois partir et pour m’excuser si je reste… »

La Reine prend d’ailleurs ses précautions à tout événement. Pour le cas où son mari l’empêcherait de partir, elle joint à sa lettre quatre procurations à présenter, signées de sa main, à quatre personnes qui seront priées successivement, et l’une à défaut de l’autre, de la représenter au baptême. Par peur de quelque étourderie, elle ajoute pour son mari cette recommandation fort raisonnable : « Tu ne diras pas non plus que je l’ai envoyé quatre procurations, car tu sais que personne ne voudrait accepter si l’on savait que j’ai fait la même invitation à quatre personnes. »

Tandis qu’elle écrit sa lettre, elle calcule le temps nécessaire à un courrier sûr pour la porter à Paris et rapporter la réponse : en supposant toute diligence faite, quinze jours bien comptés. Quinze jours, c’est long pour une femme qui va se consumer d’impatience et qui brûle d’être fixée. Est-ce qu’il n’est pas quelque moyen de se renseigner plus rapidement et d’abréger le délai de retour ? Entre Paris et Naples, le télégraphe aérien, le télégraphe inventé par Chappe, fonctionnait par signaux échelonnés de distance en distance, sur des tours ou des points culminans. Seulement, communiquer par cet alphabet aérien, ce serait converser à ciel ouvert, placer sous les yeux des administrations françaises et conséquemment de l’Empereur le problème délicat qui s’agitait entre les époux. Tout de même, la Heine réfléchit que. Murat pourrait lui télégraphier sa réponse, à condition d’employer un langage convenu, et aussitôt elle ajoute cette prière à sa lettre : « Si tu crois que je doive venir à Paris, tu pourrais me le faire comprendre par le télégraphe et me faire dire : le Roi désire savoir si la Reine est en route ; cela voudra dire qu’il faut que je m’y mette et je ne perdrai pas une minute. »

Au bout de quelques jours, quand on eut calculé que le message interrogatif avait sûrement atteint Paris, la Reine attendit sans doute d’heure en heure le signal de réponse ; elle attendit en vain. Le télégraphe, hélas ! s’immobilisait obstinément ; ses grands bras ne dessinaient point dans l’air le signal d’appel. A ne voir rien venir, Caroline ne conserve plus qu’un fragile espoir d’être appelée par le Roi et prépare son excuse auprès de l’Empereur. Dans une série de lettres confiées à la poste, c’est-à-dire destinées à passer au Cabinet noir et de là sous les yeux du maître, elle annonce fictivement à son mari le progrès de son mal : les malaises persistent, la faiblesse augmente ; les remèdes n’agissent pas ; on parle d’une consultation. Si elle partait, elle aurait horriblement peur d’être « retenue malade dans quelque mauvaise auberge. » Et tout cela se mêle de regrets exprimés, d’impatiences simulées, et par attention charmante à l’adresse indirecte du ménage impérial, Caroline dit à son mari : « Baise pour moi les petites mains du roi de Rome. »

Le 19 mai, le retour du courrier lui apprit positivement que le Roi ne la voulait pas aux fêtes du baptême. Aussitôt, elle se résigne ; sans murmurer et, à l’appui de la lettre d’excuses qu’elle rédige pour l’Empereur, elle s’impose d’être tout à fait malade, simule un état d’indisponibilité absolue, se condamne à plusieurs semaines d’immobilité et de quasi-solitude.

Durant cette sorte de quarantaine qu’elle s’inflige, ce qui la fâche, c’est que Mural, à en juger d’après les lettres qu’il lui adresse, ne paraît pas apprécier tout le mérite de son acte de renoncement ; même, il a l’air de croire, d’après des bruits de journaux et des commérages, qu’elle observe mal la règle nécessaire de claustration, qu’elle sort et voit du monde, qu’elle se permet au besoin des excursions. Dans ses réponses, la Reine fait sentir que son sacrifice, encore qu’accompli de bon cœur, devrait lui valoir plus de justice, plus de gratitude, et elle se pose un peu en victime du devoir d’obéissance conjugale :

« J’apprends aujourd’hui que le courrier que je l’ai envoyé le 2 est arrivé et que tu es content des nouvelles qu’il t’a apportées. Tu n’as pas dû être un moment inquiet sur la conduite que je pouvais tenir.

« Aussitôt que tes intentions m’ont été connues, je n’ai pas hésité un instant. Je n’ai pas examiné si c’était bien ou mal, si ce que tu me demandais était utile ou non à nos intérêts ; il m’a suffi de savoir que tu désirais que je restasse, et mon parti a été pris sur-le-champ. Nos volontés, comme nos intérêts, ne peuvent jamais être séparées ; mon désir exclusif est de faire ce qui te convient, et quoique le voyage de Paris pût flatter mon amour-propre pour l’objet qui m’y appelait et par la manière dont j’y avais été invitée, je n’ai pas regretté un seul instant de ne pas y aller, et j’ai été heureuse de te donner dans cette occasion un nouveau témoignage de mon attachement.

« Crois donc une bonne fois, mon cher ami, que je ne puis rien vouloir, ni rien faire que ce qui peut te convenir, et que rien ne peut me coûter lorsqu’il s’agit de marcher de concert avec toi et d’entrer dans tes intentions. Je suis quelquefois tentée de croire, que tu ne me connais pas encore, malgré les preuves innombrables que je lui données d’une amitié sans bornes, et c’est là ce qui m’afflige souvent. Notre sort est lié pour la vie ; rien au monde ne doit nous désunir, et dans les circonstances où nous nous trouvons nous ne pouvons être forts que par une union à toute épreuve. Je sais que ton cœur est bon et que tu m’aimes, mais tu as trop de facilité à croire les faux rapports que font les gazettes ou nos ennemis. Comment se fait-il que tu me parles encore du voyage de Nola qui a eu lieu au commencement du mois dernier et lorsqu’il n’était encore question de rien ? Pouvais-je prévoir ce qui arriverait, et une petite course faite il y a six semaines peut-elle rien faire présumer sur la situation actuelle de ma santé ? Je ne suis pas sortie du lit depuis dix-sept jours ; puis-je empêcher les imbéciles et les malveillans de dire et d’écrire que je me porte bien, que je reçois, que je sors, etc. ? Et cependant, tout mon service sait que je ne quitte pas mon lit, et mes dames, qui passent les soirées autour de mon lit à festonner, peuvent le certifier. Crois donc bien qu’ayant, d’après ton désir, adopté une manière de me conduire, je n’ai pas assez peu de jugement pour rien faire de contraire, et, que je saurai m’imposer toutes les privations qui seront nécessaires. Certainement la vie que je mène est bien triste et même nuisible à ma santé, mais je m’y soumets entièrement parce que tu le juges utile à nos intérêts… »

Il est impossible de dire si l’Empereur fut dupe du jeu concerté entre les époux à l’encontre des désirs de Caroline. Quoi qu’il en fût, le baptême du roi de Rome se fit sans la présence de la marraine volontairement recluse. Après cette grande cérémonie, rien ne nécessitait plus la présence de Murat auprès de l’Empereur, car la guerre avec la Russie s’éloignait et l’alerte était passée. On tenait maintenant pour certain que l’empereur Alexandre, après avoir poussé ses troupes jusqu’au bord de la frontière, venait de contremander son offensive. En fait, s’il acceptait comme inévitable un suprême conflit avec la France, il le concevait désormais autrement ; au lieu de prévenir notre attaque, il s’était résolu à l’attendre, à laisser la grande armée des Français s’enfoncer et s’engouffrer en Russie. Cette armée, Napoléon a maintenant le temps de la former non par préparation immédiate et fiévreuse, mais par effort lent, méthodique, embrassant toute l’Europe ; il mettra un an à la pousser vers les frontières septentrionales de l’Allemagne. Si Murat veut guerroyer tout de suite, guerroyer en grand, c’est ailleurs qu’il doit se porter. Un voyage du roi Joseph à Paris, ses démêlés avec l’Empereur, son insuffisance reconnue, faisaient prévoir des changemens en Espagne ; on parlait d’y reconstituer un commandement général de nos troupes. Murat parut ambitionner cette fonction ; c’est de quoi sa femme le blâmait : « Je crains que l’arrivée de Joseph à Paris ne décide l’Empereur à l’envoyer en Espagne, et il me semble que tu t’exposes beaucoup à cela en paraissant désirer d’y aller faire la guerre. L’Empereur pourrait bien te prendre au mot dans ce moment. Je te conseille donc d’en moins parler et de l’arranger de manière que rien ne t’empêche de revenir à Naples après le baptême. »

Murat s’arrêta finalement à ce parti. Il obtint la permission de retourner à Naples et d’opposer ce démenti par le fait aux bruits d’une annexion à laquelle l’Empereur n’avait pas sérieusement songé. Même, l’Empereur fit sévèrement réprimander son ministre à Naples pour n’avoir pas tout de suite coupé court à ces rumeurs, pour avoir laissé mettre en doute la stabilité du gouvernement auprès duquel il représentait. Caroline respira ; quant à Murat, les inégalités de traitement subies en France, la persuasion où il était qu’on ne le ménageait qu’à raison de son utilité militaire, les procédés tour à tour durs et captieux de l’Empereur, les brusques alternatives et les saccades endurées le laissaient profondément irrité. Il revenait de Paris plus ulcéré qu’il n’y était allé. Dans cet état violent, lorsqu’il rentrait à Naples le 30 mai 1811, il se trouvait plus accessible aux suggestions du parti qui prétendait transformer ce soldat fidèle en roi révolté


ALBERT VANDAL.

  1. Voyez la Revue du 1er février.
  2. Sur cette conception, voir spécialement Frédéric Masson, Napoléon et sa famille, t. VI.
  3. Archives Murat. Par exception, cette lettre de Murat à sa femme a été conservée en brouillon dans les papiers du comte de Mosbourg.