Le Roi et la Reine de Naples (1808-1812)/01

Le Roi et la Reine de Naples (1808-1812)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 55 (p. 481-514).
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LE ROI ET LA REINE DE NAPLES
[1810-1812]

I
LE MÉNAGE ROYAL ET LE SECOND MARIAGE DE L’EMPEREUR[1]


I

Le 31 octobre 1808, le roi Murat écrivait de Naples à son vieux camarade Lannes, qui se félicitait d’avoir rejoint l’Empereur à l’armée d’Espagne : « Ne le quittez jamais ; ce n’est qu’auprès de lui qu’est le bonheur ; je ne suis plus heureux depuis que je l’ai quitté[2]. » Il regrettait le temps de ses campagnes et des belles batailles, alors qu’obéissant de bon cœur à l’ordre indiscuté, libre dans l’exécution, il maniait, gouvernait à son gré et lançait contre l’ennemi plus d’escadrons qu’homme de son temps n’en avait réunis, et qu’au cours des grandes opérations de guerre, sous l’Empereur généralissime, il semblait roi de la cavalerie.

Cependant, à considérer maintenant les apparences magnifiques de sa destinée, il avait toutes raisons de se satisfaire. Successivement général en chef de l’armée d’Italie, gouverneur de Paris, maréchal d’Empire, grand dignitaire, prince souverain, grand-duc de Berg, il venait d’être élevé au grade suprême et promu roi. En royal partage, il avait reçu le plus merveilleux site de la Méditerranée, Naples et le golfe splendide, les palais ouverts à la fraîcheur de la brise, les jardins embaumés, les terrasses peuplées de statues antiques, les marbres célèbres, tout ce décor d’art et de nature dont son âme de Latin goûtait l’enchantement. Plus pratiquement, un lot de plusieurs millions de sujets lui avait été attribué, la dépouille d’un Bourbon, avec l’espoir de doubler son royaume par la conquête de la Sicile. Il conservait à ses ordres une armée française, une colonie d’officiers et d’administrateurs français. A Naples, il avait brillamment débuté ; pour commencer, il avait débusqué de l’île de Capri une garnison d’Anglais dont la vue l’offusquait, atteint et vaincu l’insaisissable ennemi, dégagé sa capitale. Aux Napolitains, il avait offert comme premier spectacle mieux que le traditionnel feu d’artifice et ses banales fusées : une opération de guerre avec vraie canonnade, escalade et victorieux assaut ; il s’était accordé à lui-même ce don de glorieux avènement. A se remémorer ces circonstances, ces prouesses, ces résultats, il pouvait, même en ce temps d’affolantes fortunes, s’estimer l’un des favoris du sort.

Il est vrai qu’on n’est pas heureux par raisonnement ; on l’est par nature et tempérament. En dehors des champs de bataille où toutes les facultés de son être s’épanouissaient en une magnifique allégresse de combattre et de vaincre, Murat avait l’âme inquiète, le caractère tourmenté ; il se torturait lui-même d’ambitions et de soucis.

Si belle que fût la réalité, ses ambitions l’avaient dépassée. En 1807, pendant la campagne contre les Russes, il s’était vu en imagination roi de la Pologne ressuscitée, chef d’une nation à cheval, bottée, éperonnée, empanachée, dont l’allure et l’aspect répondaient à ses goûts. En 1808, lieutenant de l’Empereur à Madrid, avait-il convoité la royauté d’Espagne ? A tout le moins il avait rêvé un rôle de triomphateur pacifique, et de cette horrible Espagne où il n’avait trouvé qu’insurgés à fusiller, populations à mitrailler, combat de rues, guerre traîtresse et climat épuisant, il était revenu déçu, souffrant, dolent ; il lui avait fallu repasser en litière de malade cette frontière qu’il avait franchie naguère au pas de son cheval de bataille. A la fin de 1808, lorsque l’Empereur lui-même s’était enfoncé périlleusement en Espagne, les hauts intrigans de Paris, Fouché, Talleyrand et d’autres, avaient fait entrer dans leurs prévisions l’embuscade meurtrière au détour de quelque Sierra castillane ou la balle assassine. Pour le cas où l’Empereur périrait, ils avaient ébauché un gouvernement de rechange ; au sommet de cette vague construction, ils avaient pensé à placer Murat et à présenter aux Français ce héros décoratif. Murat avait eu vent de cette intrigue, et peut-être un rêve fou l’avait-il effleuré. D’aucuns affirment qu’il avait ambitionné également la royauté de Hollande. En Italie, il se sentait à l’étroit dans son royaume de Naples et se laissait dire qu’un jour son autorité pourrait déborder sur la péninsule entière. En même temps, il se croyait en butte à des calomnies noires, supposait des trames destinées à le perdre dans l’esprit de l’Empereur, entretenait un peu partout des informateurs, se faisait envoyer des rapports, nouait des correspondances, se confiait à des agens suspects, s’alarmait des moindres indices, et son imagination effervescente grossissait les difficultés réelles de sa position à Naples.

Sincèrement, il voulait le bien de ses sujets, le bonheur de Naples. En ce milieu d’indolence, dans une cour divisée en étroites coteries, dans un gouvernement où il ne trouvait, en dehors de quelques Français, que souples intrigans ou solennels fantoches, il apportait des intentions larges, des dispositions vivifiantes. Tout de suite, le peuple l’avait pris en affection ; dans la mémoire du peuple, il resterait le beau et bon roi, le roi légendaire, le monarque initiateur. On aimait sa facilité de main, sa munificence somptueuse, son plaisir à faire des heureux, cette passion d’obliger qu’il avait eue en tout temps. Ses allures théâtrales et jusqu’à ce goût excessif pour le costume et le décor qui lui nuisait ailleurs, plaisaient à Naples. Ce n’était toutefois que l’un des côtés de sa nature. Il prenait très sérieusement son nouveau métier, travaillait beaucoup, s’appliquait, voulait rétablir les finances, introduire le code Napoléon, achever l’abolition du régime féodal, entreprendre des travaux d’utilité publique, assainir et aérer, moralement autant que physiquement, un pays qui croupissait dans la pestilence des abus et la stagnation d’habitudes invétérées. Mais sa volonté d’agir et de régner, cette volonté impatiente, s’irritait des ordres impérieux de l’Empereur qui lui faisaient partout trouver sa limite.

A Naples comme en Hollande, comme en Espagne, avec la différence des situations et des tempéramens, le vice du système des rois frères s’était tout de suite accusé. En faisant rois trois de ses frères et son beau-frère, Napoléon avait voulu instituer en eux ses légats, ses hauts proconsuls, les agens de son autorité en pays trop lointains pour être gouvernés directement, des agens de francisation, des instrumens de sa guerre universelle contre l’Anglais. Seulement, par cela même qu’il leur avait conféré le titre souverain et la fonction héréditaire, il les avait éveillés à l’indépendance ; il les avait presque nécessairement obligés à s’incorporer au pays dont ils avaient reçu la garde, à vouloir s’y implanter, s’y enraciner, s’y populariser, par suite, à se dénationaliser en quelque façon et à soutenir l’intérêt de leurs sujets contre celui de la France, dès que l’un et l’autre se trouvaient en conflit. Sous l’inspiration et probablement sous la dictée de l’Empereur, Berthier écrivait à Murat, son grand ami : « Pour vos sujets, soyez roi ; pour l’Empereur, soyez un vice-roi[3]. » Précisément, c’est ce dédoublement qui est impossible ; les deux termes s’opposent ; on ne peut être à la fois sujet et roi : on n’est pas roi pour obéir, voilà la pensée foncière de Murat, celle qu’il criera dans un jour d’exaspération et de franchise.

Or, c’est en toutes choses que l’Empereur prétend assujettir à l’intérêt français le roi et le royaume de Naples ; il exige d’eux de l’argent, beaucoup d’argent, des hommes, des marins, des vaisseaux ; il entend que le royaume s’ouvre largement aux produits français et ne fait qu’entr’ouvrir l’Empire aux produits napolitains ; il presse l’application du blocus continental. A ces exigences, Murat résiste et se dérobe, encore qu’il se confonde en protestations de dévouement. Ses doléances ne lui attirent que de dures réprimandes ou des ordres de service[4]. Il sait d’ailleurs que l’Empereur, dans son intérieur, s’exprime sans façon sur les rois faits de sa main. Avec sa jovialité puissante, avec sa verve taquine, Napoléon plaisante d’eux volontiers ; avec sa manie de donner des surnoms, il n’appelle plus Murat roi de Naples que le lazzarone, le roi des lazzaroni ; plus tard, il l’appellera Orlando, Orlando furioso, par comparaison avec un paladin de roman. Et Murat très sensible, très susceptible, se juge méconnu par celui qu’il a tant servi. Dans ses lettres à l’Empereur, il soupire et se lamente, prend le ton de l’amitié déçue ou plutôt de l’amour malheureux. Par momens, on le dirait prêt à faire un coup de tête et à briser lui-même sa couronne. L’opposition des caractères aggravait ainsi les différends nés de la force des choses. Pour ménager les rapports entre l’écrasant empire et la fragile royauté napolitaine, il eût fallu un tact infini, une souplesse, une dextérité peu communes. À ce rôle, qui eût réussi ? Une femme peut-être, si on l’eût laissée faire : une sœur de Napoléon, la femme de Murat.

Des trois sœurs de l’Empereur, Caroline était certainement la préférée ; elle gardait une grande place dans les affections de son frère et tenait auprès de lui un rôle, à tout le moins un emploi. Très intelligente, à la fois passionnée et calculatrice, aimant le plaisir et le pouvoir, elle réussissait auprès de l’Empereur par une façon qu’elle avait de se rendre agréable et utile.

D’abord, elle faisait bien à la cour, sa beauté charmante survivant à sa première jeunesse ; elle s’habillait avec goût, à la différence de sa sœur Pauline, — Paulette, — qui conservait dans sa mise quelque chose d’exotique, de trop exubérant, et qui, parfois, en fait de toilettes, se signalait par des trouvailles déplorables[5]. Au contraire, Caroline accommodait parfaitement la mode à son visage et à sa tournure, portait à ravir la robe à taille remontée, à long fourreau et à ample traîne, la coiffure à la grecque, les bijoux, les diamans, les royales parures. Puis la vivacité de son esprit, ses manières câlines et sa grâce attrayante animaient les plus froides solennités. Dans une cour où Joséphine vieillie s’attristait, Caroline créait du mouvement et de la vie, donnait à des plaisirs trop réglementés un air de spontanéité et l’entrain que l’Empereur souhaitait. En son genre, elle avait l’esprit organisateur ; personne qui sût comme elle organiser des élégances et des magnificences. S’agissait-il de donner une fête sans rivale ou un beau dîner, de diriger un ballet, un quadrille costumé, un divertissement ou des jeux, malgré sa santé débile, malgré ses nerfs en détresse, elle était toujours prête et ne refusait jamais le service. Dans sa partie, autant que Murat sur les champs de bataille, elle n’en était plus à compter ses succès, ses victoires. L’Empereur employait ainsi alternativement l’un et l’autre époux, selon leurs aptitudes ; Murat lui était utile pour la guerre et Caroline pendant la paix.

En septembre 1808, elle rejoignit son mari à Naples, où elle passerait presque toute l’année suivante. Entre les époux, malgré des causes de dissentiment, l’intimité conjugale subsistait. On se tutoyait comme au commencement du ménage, comme aux temps républicains et consulaires. Dans le palais royal de Naples, le Roi et la Reine vivaient l’un près de l’autre, veillaient ensemble à tous les détails d’intérieur et d’installation. En dehors de leur cour bariolée de Français et de Napolitains, ils avaient un entourage intime qui avait suivi leur fortune ; ils s’en occupaient avec sollicitude, Caroline ayant la passion de pourvoir à l’établissement de chacun et de faire des mariages. Très familiale au fond, malgré ses écarts, elle aimait son propre ménage et le voulait paisible. Quoique fortement attachée au cérémonial extérieur et aux prérogatives de sa royauté toute fraîche, elle réservait une grande part de soi-même à la vie domestique. Entre les époux, les occasions de se réunir, de jouir en commun de l’existence, restaient fréquentes. En ce climat favorisé, on vivait beaucoup sur la terrasse qui longeait les appartemens du Roi et d’où la vue s’étendait sur le golfe d’azur : « la belle terrasse, » c’est le lieu dont le souvenir évoquera toujours chez Caroline une émotion et un ravissement. Là, pendant l’été, après les ardentes journées, on goûtait la fraîcheur du soir et l’ineffable beauté des nuits napolitaines.

De tous les liens que l’habitude avait formés entre les époux, nul n’était plus fort que les enfans. Ils en avaient quatre : Achille, héritier présomptif de la couronne, Laetitia, Lucien, d’autant plus chéri que son enfance était souffreteuse, et Louise. Murat adorait ses enfans et les gâtait royalement. La Reine leur portait une affection également passionnée et plus virile : elle voulait les bien élever, leur inculquer des principes de morale et de bienfaisance[6] ; elle s’occupait de leur instruction avec le précepteur Baudus et se défendait de les trop gâter. Durant une absence, elle écrivait à son mari : « Embrasse bien les enfans pour moi, ne gâte pas trop Laetitia et Achille ; pense que les enfans ne sont pas au monde pour notre plaisir, mais pour les rendre heureux ; fais comme moi ; je me privais souvent de les voir de crainte de les gâter. » Sans cesse, elle pensait à leur avenir, qu’elle voulait grand et royal : « Je crois, disait-elle un jour, que le propre des mères est de vivre dans l’avenir de leurs enfans. »

Pour assurer l’avenir de ses enfans et les empêcher de déchoir, il importait de conserver à tout prix le royaume de Naples, trop souvent compromis par les imprudences et les fougues du père. A côté d’un héros à l’imagination errante, toujours prêt à courir la grande aventure, Caroline est une femme très pratique, d’esprit positif, dont l’attention sait se concentrer sur un principal objet. En vraie femme corse, elle se juge conservatrice du bien de famille, c’est-à-dire de l’établissement napolitain. Ce bien, l’Empereur l’a donné ; il peut le reprendre, si l’on provoque sa colère ; il faut donc obtempérer à ses exigences et entrer pleinement dans son système. Non que Caroline veuille s’identifier totalement à la fortune de son frère. Son but bien différent est de conserver Naples, quoi qu’il arrive. Seulement, comme l’Empereur aujourd’hui est sans contredit le plus fort, n’est-ce pas lui que l’on doit ménager et satisfaire, si l’on veut rester en place ? Pour Caroline, dans la crise permanente de l’Europe, en ce temps où les trônes s’élèvent et s’écroulent avec une égale rapidité, l’essentiel est de durer, de garder ce que l’on tient, afin qu’à toute éventualité, à toutes chances et combinaisons auxquelles donne lieu l’avenir, on puisse se présenter nanti, avantageusement situé, fort d’un état de possession. En tant que Murat se fera pareille conception de l’intérêt commun, il trouvera en sa femme une associée fidèle.

L’association portait en soi un germe destructeur ; c’était un sentiment facile à discerner chez Murat. Pour se l’expliquer, il suffit de lire le traité signé à Bayonne le 15 juillet 1808 et par lequel l’Empereur, transférant Joseph en Espagne, avait cédé à Joachim la royauté des Deux-Siciles. Il y était dit, à l’article IV qui stipulait les droits éventuels et successoraux de la reine Caroline, que la cession était faite « surtout en sa faveur. » En présence de cet article, Murat peut croire qu’il a été pourvu d’une couronne moins à raison de ses glorieux services qu’en considération de sa femme. Il peut craindre que celle-ci, mentionnée en termes spéciaux dans le titre d’intronisation, ne prétende à partager en fait l’autorité avec lui ou même à l’accaparer tout entière, à le réduire au rôle de prince époux. Cette idée lui est odieuse. L’idée seule qu’il serait régenté par sa femme ou simplement qu’il passerait pour mené par elle, le met hors de lui. Il tient à exercer effectivement son autorité royale et surtout à l’affirmer. Il est jaloux de sa femme moins en qualité de mari que de roi, et comme il la sait adroite, ambitieuse, prompte à pousser ses créatures et à se faire un parti, comme il la voit gagner à la main dès qu’on lui en laisse la faculté, il se met contre elle en permanent état de méfiance et de défense. Il entend que la personnalité de sa femme s’efface constamment devant la sienne et même se retire dans l’ombre ; de là, des mesures d’injuste exclusion et des procédés déplaisans.

Les journaux napolitains reçurent l’ordre de parler de la Reine le moins possible. Dans le compte rendu des cérémonies de Cour et des fêtes publiques, on la nommait à peine. Participait-elle à un acte de courage ou de bienfaisance, son rôle était omis ou dénaturé. On cherchait à l’isoler de son peuple, à lui faire perdre contact avec ses sujets de quelque rang qu’ils fussent. Dans les débuts, son mari la consultait pour la nomination aux principaux emplois et aux charges de Cour. Peu à peu, il mit une sorte d’affectation à écarter ses protégés. On en vint à la sevrer de relations, à ne lui permettre de recevoir qu’un jour par semaine, à lui infliger des heures de mortel ennui. Pendant l’été de 1809, elle souffrit particulièrement de cette existence confinée, humiliée, si différente de celle que Paris lui faisait. Sans doute, il n’y avait nullement dans le ménage brouille déclarée ; on continuait à se voir, à se parler, à entretenir les rapports d’habitude, mais la Reine se jugeait méconnue et malheureuse. A plusieurs reprises, elle se plaignit à l’ambassadeur de France, M. d’Aubusson, et celui-ci avertit son gouvernement ; timidement d’abord et par circonlocutions, puis en termes formels, il écrivit à Paris que la Reine elle-même lui avait confié sa peine[7].


II

L’Empereur poussait alors sa guerre de 1809 contre l’Autriche Après les foudroyans succès du début, la fortune l’avait trahi à Essling ; il ressaisit la victoire à Wagram et pour longtemps la fixe. Wagram cependant n’est plus Austerlitz ou Iéna : l’ennemi est vaincu, non détruit. Durant cette fin de campagne, Napoléon se prend à regretter l’absence de celui de ses lieutenans qui savait le mieux achever la victoire ; il regrette Murat, incomparable dans la poursuite, prompt à précipiter des masses de cavalerie sur l’ennemi ébranlé, à le rompre, à le disperser, à transformer sa retraite en désastre. Il dit à Berthier : « Si j’avais eu le grand-duc, — il continuait d’appeler Murat le grand-duc de Berg, par habitude, — à la tête de ma cavalerie à Wagram, il ne se serait pas échappé un seul Autrichien[8].

Après la paix conclue avec l’Autriche, après le retour de l’Empereur en France, un double et insigne événement s’annonce : le divorce que suivra immédiatement le second mariage, l’union qui doit assurer en France l’hérédité effective du pouvoir et promettre une lignée d’empereurs. Pour les dispositions décisives, Napoléon veut s’entourer de tous les membres de sa famille et se fortifier de leur présence. À cette occasion, il tiendra à Paris l’assemblée des rois d’Occident. Il convoque Murat comme les autres ; le 23 novembre 1809, après lui avoir écrit à propos des affaires de Rome, il ajoute de sa main ce post-scriptum : « Je serai à Paris tout janvier ; si vous venez, vous me trouverez toujours le même pour le roi de Naples que pour le général Murat. »

Le roi et la reine de Naples se rendirent à l’appel. Dès le 4 décembre, ils étaient tous deux à Paris où ils assistèrent à l’accomplissement du divorce impérial. A la fin de décembre, Murat s’absenta de Paris et alla probablement dans le Lot, son pays natal, tandis que Caroline suivait l’Empereur d’abord à Trianon où il s’était mis comme en retraite, et puis à l’Elysée.

Pendant leurs séparations, les époux s’écrivaient régulièrement et plusieurs fois par semaine. Les lettres adressées par Caroline à Murat de 1810 à 1812 ont été conservées sans interruption ni lacune ; elles sont naturelles et simples, intimes, aisément écrites et par-dessus tout très féminines, avec leurs nuances de pensée et d’arrière-pensée. Il n’est guère de document qui nous fasse pénétrer plus avant dans la familiarité des Napoléons, dans le vif et l’instantané de leurs impressions, dans le courant de leur existence, dans le détail presque quotidien de leurs occupations, de leurs agitations et de leurs vicissitudes.

Pour correspondre, Caroline et Murat employaient la poste ou un service d’estafettes, mais tous deux savaient que ce mode de correspondance n’échappait nullement à l’universelle curiosité d’une police rien moins que scrupuleuse. Aussi, en dehors des lettres « où l’on ne pouvait rien dire, » Caroline en expédiait d’autres par voie sûre, par personnes lui appartenant ou attachées à la maison de son mari. Ces lettres mieux protégées conservent toute leur saveur d’épanchement et de confidence.

En janvier 1810 et pendant les semaines suivantes, lorsque Caroline écrit à son mari, elle emploie des termes simplement affectueux, ces assurances un peu banales qui, même en ménage refroidi, demeurent les formes de la politesse entre époux : « je partage bien sincèrement le désir que tu as de me revoir, et j’espère que cela sera bientôt… Adieu, mon ami, je t’embrasse… »

Les expansions ne vont guère plus loin. On sent que des nuages ont passé entre les époux et ne sont pas entièrement dissipés ; Caroline y fait parfois allusion, mais elle est bien trop fine pour récriminer aigrement et se répandre en importunes doléances : tout au plus se permet-elle des plaintes discrètes, enveloppées, et des reproches caressans. Par exemple, elle trouve que son mari ne lui écrit pas assez, prétend que d’autres à la place de Murat apprécieraient mieux le bonheur de l’avoir pour femme et s’efforce de le piquer au jeu : « Le roi de Bavière me disait hier que, s’il avait le bonheur d’être à la place du roi de Naples et d’être mon mari, il m’écrirait sans cesse soir et matin. »

Dans le courant de janvier, Murat revient à Paris. Le 29, il assiste au grand conseil, à la fois consulte d’État et conseil de famille, où l’Empereur met en débat le choix de la nouvelle impératrice : sera-t-elle Russe, Autrichienne ou Saxonne ? En réalité, comme la Russie, à laquelle Napoléon s’est d’abord et très positivement adressé, le fait languir et laisse pressentir un refus, il tend à se détourner vers l’Autriche, qui met Marie-Louise à sa disposition ; c’est de ce côté que l’attire désormais une intime et orgueilleuse prédilection. La tenue du solennel conseil a moins pour but de former sa décision que de préparer l’opinion au revirement imminent. Mais Murat ne connaît pas les dessous de l’affaire et s’imagine que la question reste entière. Dans le conseil, il se prononce avec véhémence pour la grande-duchesse et surtout contre l’archiduchesse. Il conserve contre l’Autriche le préjugé révolutionnaire. Pour traiter la maison d’Autriche en ennemie personnelle, il a de plus cette raison qu’il la retrouve en face de lui et de ses ambitions, en Sicile, dans la personne de cette reine Marie-Caroline qui est issue du sang des Habsbourg et qui gouverne le roi Bourbon. Donc, il fulmine et s’emporte : par exception dans sa carrière, il exécute une charge à contretemps, et, pour foncer contre l’Autriche, choisit mal son moment. Après cette algarade, il repart pour Naples, laissant sa femme à Paris. L’Empereur s’étonne un peu de ce départ précipité et lui écrit : « Je suis fâché que vous partiez si vite ; dites à la Reine de venir dîner avec moi. »

Huit jours après, la nouvelle du mariage autrichien éclate ; l’Europe en retentit. Caroline comprend immédiatement la faute commise par son mari ; elle craint que Murat ne l’aggrave en persistant dans une attitude d’opposition et de bouderie. Au plus vite, elle lui écrit de ne point faire mauvaise mine à l’inévitable ; s’il ne revenait pas à Paris pour la célébration du mariage, l’effet serait désastreux. Les alarmes de la Reine sont d’autant plus vives que Murat s’enferme maintenant dans un silence chagrin et n’écrit plus :

« Je commence par te dire que je suis fort mécontente de toi ; pas une seule ligne de toi, cela ne t’est jamais arrivé.

« Nous avons été hier au bal chez la princesse Pauline et aujourd’hui à la chasse et il faisait un temps bien humide, et l’Empereur m’a dit : « Eh bien ! le Lazzarone vous oublie et il « ne pense plus à vous, il va être bien fâché, car j’épouse une « Autrichienne, » mais tout cela en riant. Je crois que, puisqu’il épouse une Autrichienne, tu ne dois montrer aucune répugnance, car, comme ce n’est ni toi ni moi qui pouvons le décider, c’est qu’apparemment sa politique lui donne ce conseil ; au reste, je te dirai qu’au conseil de ce matin Berthier a voté pour l’Autrichienne… Pour moi, je ne fais qu’écrire toute la journée à toi ou à mes enfans, je ne vois personne et je m’ennuie dans ma petite chambre obscure. J’espère que tu reviendras pour le mariage et que tu me ramèneras à Naples pour ne plus te quitter !… »

En attendant, elle reste auprès de l’Empereur qui l’a installée au pavillon de Flore. Aux Tuileries, dans ces semaines qui s’écoulent entre le court veuvage de Napoléon et l’arrivée de la nouvelle Impératrice, l’existence de Cour est comme suspendue ; on vit en famille. L’Empereur, tout à l’attente de sa fiancée, brûlant de la connaître et l’aimant par avance, s’occupe presque exclusivement de la réception à lui faire et n’interrompt ce soin que par des distractions violentes. Chaque jour, ce sont des galopades effrénées dans les bois proches de Paris ou de Versailles, des chasses que la reine Caroline suit en calèche : « Nous revenons dans l’instant de la chasse ; il faisait un temps magnifique et le bois de Boulogne était charmant. » Le soir, comme les grands appartemens des Tuileries sont envahis par des apprêts de fête, encombrés d’échafaudages, on se tient dans les petits appartemens ; on s’y borne à des réceptions intimes où ne figurent que les membres de la famille, les personnes du service, et, par exception flatteuse, le prince de Schwartzenberg, ambassadeur d’Autriche, et la comtesse de Metternich. Parfois, l’Empereur transporte à Rambouillet le quartier général de ses chasses ; là, dans l’étroit château, la vie est encore plus resserrée ; après le dîner, on s’amuse à des jeux de mains, qui ne sont pas toujours exempts d’inconvéniens et de périls.

« Avant-hier au soir, écrit Caroline à son mari le 24 février, il m’est survenu un accident qui aurait pu devenir un malheur, mais j’en ai été quitte pour la peur. Nous jouions au colin-maillard dans les appartemens de l’Empereur lorsque le front pointu et dur de Mme Duchâtel est venu donner si malheureusement contre mon œil que le coup m’a fait trébucher. L’Empereur m’a soutenue dans ses bras et m’a empêchée de tomber. La douleur a été si forte que j’avais poussé un cri aigu et j’ai cru que mon œil était sorti de son orbite. L’Empereur, rempli de bonté, effrayé de ma situation, a fait appeler sur-le-champ Ivan (le chirurgien) qui m’a bassiné l’œil, mis un cataplasme et un bandeau noir, et j’ai eu bientôt l’air d’un invalide au milieu du salon. L’Empereur m’a comblée d’attentions, il est venu me voir et a été bien inquiet. Aujourd’hui j’ai une forte contusion, mon œil reste très noir du sang extravasé, mais je n’ai que de la douleur. Je suis fâchée de te le dire, puisque tu aimes Mme Duchâtel, que tu la trouves de ton goût, mais elle a les os terriblement pointus et qui font bien mal. Du reste, la pauvre femme a été désolée de me voir dans cet état et par sa faute. Ne sois pas trop inquiet de mon accident ; lorsque tu recevras cette lettre, il n’y paraîtra plus… L’Empereur me parle toujours de toi avec bonté et me demande souvent si tu fais toujours des vers. Il compte bien te voir ici à cause du mariage ; je ne puis assez répéter combien il me comble de bontés. »

La Reine ne tarissait pas sur les bontés de son frère. A y insister, elle voyait un moyen de faire ressortir la différence entre ce traitement flatteur et les procédés dont elle avait souffert à Naples : « Sans reproche, on me gâte beaucoup plus ici que vous ne me gâtiez à Naples et l’on me dit quelquefois que l’on a grand plaisir à me voir. Je ne veux pas me plaindre de toi, mais j’espère qu’à mon retour tu me gâteras tant que je ne voudrai plus revenir à Paris. Ne va pas te fâcher de cette petite plaisanterie, et lis la lettre charmante de Joseph que je t’envoie. »

L’Empereur la choyait d’autant plus qu’il avait à l’employer et à l’utiliser. Comme il la sait fort entendue aux choses de toilette, c’est elle qu’il charge de composer le trousseau de l’Impératrice et la corbeille ; robes, manteaux, cachemires, dentelles, diamans, bijoux, innombrables parures, elle devra tout commander, et il faut que ces splendeurs soient de bon goût, car il importe que Marie-Louise qui, d’après les renseignemens venus de Vienne, s’habille mal, trouve en France de quoi se transformer magnifiquement et n’apparaisse pas aux Parisiens fagotée à l’allemande. Caroline est également appelée à composer la maison de l’Impératrice, tâche qui exige beaucoup de tact et de discernement.

L’Empereur attendait d’elle un plus grand service. Pendant plusieurs jours, il s’arrêta au projet de placer près de Marie-Louise, pendant les deux premières années de son séjour en France, une personne de rang insigne et de toute confiance qui aurait à la diriger, à l’éduquer adroitement et à la dresser au rôle d’Impératrice française. Si la reine de Naples voulait accepter cette charge, il la créerait grand dignitaire de l’Empire, sous le titre de surintendante de la maison de l’Impératrice. Par dérogation presque exorbitante aux usages, il ferait une femme grand dignitaire ; cette qualité égalerait Caroline non plus seulement aux reines de la famille, mais aux rois, tous pourvus de grandes dignités. Il y aurait là de quoi combler les vœux et la vanité d’une femme ambitieuse.

Mais Caroline craint que cet excès d’honneur, cette façon de lui faire une situation toute personnelle et hors de pair, n’offusque son ombrageux mari. D’ailleurs, à se séparer pour deux ans de ses enfans, le sacrifice serait trop cruel. Adroitement, elle fait tant que l’Empereur renonce à son idée. A présent, tout ce qu’il lui demande, c’est seulement d’aller au-devant de l’Impératrice sur la frontière autrichienne, à Braunau, dernière ville de Bavière, à l’extrême limite de cette Confédération du Rhin où l’Empire commence. Le maréchal et prince Berthier est allé à Vienne épouser Marie-Louise par procuration ; il l’a mise en route et l’accompagne, mais le cérémonial exige que la nouvelle Majesté trouve au sortir des Etats paternels une femme de sang illustre pour la recevoir et ensuite l’amener en France, jusqu’au point où l’époux l’attendra. Pour cette mission qui est de tradition et d’usage, une très grande dame suffisait naguère ; il faut maintenant une reine, une Napoléon. Cette fois, la reine de Naples se garde de refuser ; elle accomplira le flatteur et solennel voyage. Avant de partir pour Braunau, elle écrit longuement à son mari, se fait un mérite auprès de lui d’avoir décliné les fonctions de surintendante, l’adjure encore de venir à Paris pour la célébration du mariage ; enfin, avec les plus minutieux détails, elle lui explique comment l’Empereur entend que la cour napolitaine se fasse représenter à l’insigne événement des noces impériales.

« L’Empereur désire que, pour son mariage, j’aie ici avec moi au moins quatre dames napolitaines, belles et de bonne tournure, et qu’elles soient choisies parmi les plus riches et les plus grands noms. Envoie Mme de Gallo, Mme Civitella, la duchesse d’Atri, la princesse Belvédère et la princesse Avellino. J’en désigne cinq, car je crains que l’une d’elles ne puisse venir soit par maladie, soit pour toute autre cause. Mais il faut choisir entre les cinq. S’il s’en trouve deux malades, tu enverras la duchesse Calabrita. Je ne veux point de Mme Caramanica parce qu’elle jouit ici d’une très mauvaise réputation pour le jeu. Celles que je préférerais seraient Mme de Gallo, si elle n’est pas malade, la duchesse Civitella, la duchesse d’Atri et la princesse d’Avellino. Tu ne ferais venir les deux autres qu’au refus de deux de celles-ci. Tu leur feras donner quinze mille francs pour leur voyage et une voiture de mes écuries, et elles s’arrangeront pour leurs femmes de chambre. Je ne veux rien entendre de plus. Si tu ne veux pas faire cette dépense, je la paierai sur ma cassette, car l’Empereur veut que j’aie ici une belle cour et des femmes portant un grand nom ; il les désire des plus belles et riches. Tu jugeras sans doute que j’ai fait un bon choix dans les dames que je viens de te désigner. Engage aussi quelques dames à venir pour leur compte, et fais-les partir de suite, car le mariage se fera à la Mi-Carême. Je leur ferai préparer des appartemens chez l’ambassadeur de Naples, ce qui nous fera économiser la dépense. Ces dames feront leur service.

« L’Empereur est très bien pour toi, et, d’après ce qu’il dit, je vois qu’il n’aura jamais l’intention de réunir Naples (à l’Empire). Il dit que Naples est une grande villasse qui ne peut se soutenir que par une cour et qu’elle est trop près de Rome pour qu’il puisse lui en donner une. Il dit aussi que les Napolitains sont trop sujets à se révolter, et surtout les Calabrais, pour que l’on puisse les gouverner de si loin, et qu’il leur faut leur souverain chez eux. Je t’engage beaucoup à venir pour le mariage. Jérôme, le vice-roi[9], Elisa, toute la famille étant réunie, ton absence ferait un bien mauvais effet et fâcherait beaucoup l’Empereur. Tu sais que je serais bien aise de te voir, mais je t’assure que c’est ton intérêt seul qui me fait te presser de venir, parce que l’Empereur serait très mécontent. Si cependant tu avais de fortes oppositions qui t’empêchassent de faire ce voyage, écris-les-moi secrètement, et si cela arrive, écris une lettre charmante à l’Empereur pour t’excuser. Mais, je te le répète, je regarde ton arrivée pour le mariage comme une chose bien utile à nos intérêts.

« L’Empereur est excessivement occupé de sa future ; il en parle à chaque instant et il en est presque amoureux. Toutes les personnes qui étaient opposées à ce mariage sont maintenant dans la joie. Tu connais ma bonne et ma constante amitié pour toi. Ecoute les conseils d’une amie qui ne désire que ton bonheur, ne montre plus une opposition qui tournerait à ton détriment. Ton inclination pour l’alliance russe deviendrait suspecte aux yeux de l’Empereur, qui veut que l’on pense comme lui. Il va se faire couronner à Rome, tu le sais, puisque tu dois avoir lu le sénatus-consulte[10]. Il est de notre intérêt, de celui de nos enfans, que tu ne t’aliènes pas le cœur de l’Empereur. Fais-lui voir que ta seule crainte qu’il ne fût pas heureux dans cette alliance a pu t’engager à avoir une autre opinion que la sienne, mais que, puisqu’il y trouve son bonheur, le tien est de te conformer à ses volontés et te soumettre à ses désirs. Ainsi, rends-toi à ses ordres. Crois-moi, avoir dans ce moment un autre sentiment, ne signifierait qu’un entêtement déplacé. Toi ne venant pas au mariage, tes ennemis pourraient soupçonner que tu n’as agi que pour tes intérêts et le suggérer à l’Empereur. D’ailleurs, la Russe est trop laide et trop jeune, et l’Empereur est enchanté d’épouser l’Autrichienne, dont on dit généralement le plus grand bien…

« Parmi les Napolitains que tu voudras amener avec toi, ne choisis que de grands noms, des personnes qui ont le grand cordon de France, M. de Cassano et d’autres les plus riches du pays. Si tu voulais envoyer six dames au lieu de quatre, ce serait encore mieux. Enfin, fais ce que tu jugeras plus à propos, pourvu qu’elles partent de suite et qu’elles se trouvent ici pour le mariage.

« L’Empereur a nommé la duchesse de Montebello dame d’honneur[11]. J’imagine que cette nomination te fera grand plaisir. Tout le monde est enchanté de cela, car il est beau à l’Empereur de récompenser aussi dignement un homme mort à son service et d’honorer sa mémoire en donnant la première place de sa cour à sa veuve. Je suis chargée par l’Empereur de la formation de la maison de la nouvelle Impératrice. Je travaille du matin au soir, et mes appartemens ne désemplissent pas de visites de solliciteurs.

« Je ne puis t’exprimer tous les chagrins que j’ai eus de la peur d’être nommée surintendante de la maison de l’Impératrice. Mais je n’ai pu m’y décider parce qu’il m’aurait fallu rester pendant deux ans absente de Naples et privée du plaisir de te voir ainsi que mes enfans. L’Empereur me faisait les plus belles et les plus aimables propositions, et son intention était d’élever tellement cette place qu’elle n’aurait pas été au-dessous du titre de reine. Il ne la créait que pour moi et elle n’aurait plus existé après moi. Son intention était d’en faire, par un sénatus-consulte, une charge de grand dignitaire, et en qualité de surintendante, j’aurais eu le pas sur les reines d’Espagne et de Hollande. Tu vois que l’Empereur voulait faire une chose bien aimable pour moi, mais l’éloignement où j’aurais été de ma famille me causait trop de peine, et sans offenser l’Empereur qui a toujours une bonté parfaite pour moi, je suis parvenue à le voir oublier ce projet, parce qu’il s’est aperçu que cela me faisait trop de peine. L’intention de l’Empereur, en me fixant pendant deux ans auprès de la nouvelle Impératrice, était de la faire diriger comme il le désire et d’empêcher une foule de personnes qui pensent mal de l’environner et de lui montrer leurs mauvais sentimens. L’Empereur veut que j’aille jusqu’à Braunau à la rencontre de l’Impératrice. Ce sera un voyage un peu fatigant, mais l’Empereur met tant de grâce dans ses prières, il est si bon pour nous, que je ne puis lui refuser ce qu’il regarde comme un grand service. Car, parmi les personnes qui doivent aller à la rencontre de l’Impératrice, il ne peut être bien sûr que de moi, et il désire surtout qu’elle ne prenne aucune mauvaise impression. Le jour où mon départ sera décidé, je t’enverrai un courrier…

« M. Gueheneuc[12]vient d’être nommé sénateur. Le jour de mon départ n’est pas encore fixé, je t’en informerai. J’ai cru de ma dignité de demander à voyager dans mes voitures et à être suivie de mon service napolitain, et cela m’a été accordé. Je voyagerai seule avec ma cour, je reviendrai avec l’Impératrice et ma cour suivra. Adieu, mon ami, je t’embrasse. »


III

Le 16 mars, Caroline est à Braunau où elle amène avec sa cour toute la maison de l’Impératrice, en dix-neuf voitures. Après la cérémonie de la remise, après que Marie-Louise est passée aux mains des autorités françaises avec tout le cérémonial d’usage, Caroline est introduite auprès d’elle, et de concert avec Berthier prend la direction du voyage. Conformément aux instructions de l’Empereur, et pour répondre à son impatience, c’est un voyage rapide, haletant, quoique entouré du plus grand apparat : par jour, seize heures de route, l’Impératrice et la Reine seules dans une même voiture, le cortège suivant en une file d’équipages, en pompeux convoi, et pour encadrer ce faste roulant, des écuyers, des pages à cheval et des détachemens de cavalerie.

La première couchée se fait à Munich, chez le roi et la reine de Bavière. Là, Caroline trouve enfin des lettres de son mari ; mais voici que Murat s’imagine maintenant que l’Impératrice, instruite de son opposition au mariage, va le prendre en horreur et lui nuire. Il faut que la Heine s’évertue à rassurer par écrit et à remonter cet éternel inquiet. Dans sa réponse, elle se dit enchantée de son premier contact avec Marie-Louise ; elle force sans doute son impression et l’exagère :

« Mon ami, me voici de retour de Braunau et je trouve, en arrivant, tes trois lettres à la fois, en date des 24, 25 et 28 du mois de février. Je vais y répondre lettre par lettre, et je t’assure que j’avais besoin de les recevoir pour ma tranquillité, car depuis mon départ de Paris je n’avais pas reçu un mot de toi, ce qui me mettait dans une inquiétude affreuse.

« Tu me dis dans ta lettre du 24 qu’on parle de mon départ pour aller au-devant de l’Impératrice et que je ne t’en avais rien dit. Je te jure que tu te trompes et que, dès qu’il y a eu une certitude, je te l’ai mandé, car avant, comme il n’y avait que des on-dit et des probabilités, je n’avais pas voulu te faire part de toutes ces incertitudes, afin de ne pas t’inquiéter inutilement ; mais au même moment que cela a été décidé, tu as eu ma première pensée pour te l’écrire. Je t’ai écrit également et longuement sur tous les autres articles et j’avais déjà répondu à ta lettre du 24 avec détail avant de la recevoir, ayant prévu toutes tes objections sur un événement qui fera, j’en suis sûre à présent que je connais l’Impératrice, le bonheur de l’Empereur et par conséquent celui de nous tous…

« Je réponds à présent à ta lettre du 23. J’ai soupiré à la description que tu me fais de ton dîner avec nos chers enfans, et je suis bien sûre que vous avez pensé à moi ; mon cœur et mon âme tout entière vont continuellement au milieu et avec vous. Je suis charmée qu’Achille soit satisfait de sa machine électrique ; il paraît que notre chère Louise lira encore avant Lucien, mais ce n’est pas étonnant ; ce pauvre petit est toujours retardé dans ses études par quelque indisposition. J’espère que ton séjour en Calabre ne sera pas long et que tu es déjà de retour et sur le chemin de Paris.

« J’espère que cette petite fièvre dont tu me parles n’aura pas eu de suite ; ménage-toi, je t’en conjure, épargne-moi ces inquiétudes, car tu sais que le bonheur est incompatible avec moi lorsque je te sais souffrant.

… « Je suis de retour de Braunau ; j’y avais été parfaitement reçue et l’empereur d’Autriche m’avait envoyé l’archiduc Antoine pour me complimenter. J’ai trouvé l’Impératrice belle de tournure, de la noblesse dans la taille, d’une grande fraîcheur ; de plus, elle a une douceur charmante dans le caractère et ne demande qu’à plaire et à se faire aimer. Je suis sûre que l’Empereur sera parfaitement heureux et que ce que tu dis qu’elle ne t’aimera pas et autres choses n’arriveront jamais. Ce matin, lui ayant dit que j’allais t’écrire : « Je vous supplie, ma sœur, de dire « au roi de Naples qu’il me donne son amitié ; je le désire tant : « j’ai beaucoup entendu parler de lui, j’espère qu’il viendra à Paris « et je serai heureuse de faire sa connaissance. » Elle est excessivement bonne et douce et ne m’appelle jamais que sa sœur la reine de Naples, et toutes les fois qu’elle voit qu’on m’apporte une lettre, elle me demande toujours : « Est-ce du roi de Naples ? » Elle me répète combien elle serait heureuse si l’Empereur la conduisait à Naples, qu’on dit que c’est un si beau pays qu’elle désirerait bien le voir. Je te promets que celle-là ne se mêlera d’intrigues d’aucune manière.

« Nous passons tous les jours seize heures ensemble dans la même voiture, et je t’avoue que je la trouve charmante, d’une douceur d’ange, et on a bien le temps de se juger lorsqu’on reste si longtemps ensemble. Le roi et la reine de Bavière sont bien aimables, ainsi que les princes ; ils me parlent sans cesse de toi, ils savent que c’est un moyen de me plaire. Je veux aussi te parler de ma santé. Je suis bien fatiguée, quoique je ne sois qu’à la première journée du voyage ; mais rester seize heures sans pouvoir descendre une seule fois de voiture et n’y avoir rien de commode et être entourée d’écuyers et des gardes, c’est terrible, car cela est cause qu’on ne peut prendre aucune précaution. Pour l’Impératrice qui est jeune, elle supporte cela à merveille, mais moi qui ait fait des enfans, cela me fait beaucoup souffrir. Mais j’oublie volontiers toutes mes fatigues si l’Impératrice plaît à l’Empereur, quelle le rende heureux et qu’elle nous fasse surtout un gros garçon. »

Le voyage se continue par Stuttgard et Carlsruhe, à travers les cours allemandes, les cours vassales, échelonnées sur le passage. Partout, les réceptions et les galas, les embrassades compassées, les minuties de l’étiquette se répètent et su ressemblent. Le Rhin franchi, c’est l’enthousiasme cordial de l’Alsace et tous les cœurs volant au-devant de la nouvelle souveraine ; mais il faut subir les longueurs de l’entrée, le lyrisme officiel, le préfet, le conseil général, les corps constitués, le défilé pittoresque des corps de métiers et enfin la fête de nuit, avec embrasement de la cathédrale. Caroline est excédée d’honneurs, littéralement harassée, et pour surcroît de fatigue, il lui faut à chaque étape écrire à l’Empereur ou au Roi, donner au maître des détails précis, circonstanciés, et dissiper les appréhensions du mari. A Lunéville, elle apprend que Murat vient enfin d’arriver à Paris et elle s’en réjouit, mais quel tracas d’écrire quand on a encore dans l’oreille le roulement des voitures, l’insipide modulation des harangues, les cris du peuple et depuis huit jours une incessante rumeur de fête !

« Lunéville, 24 mars à 10 heures du soir. — Je suis enchantée que tu sois auprès de l’Empereur et que tu sois arrivé en bonne santé ; j’espère te revoir bientôt et t’embrasser de tout mon cœur. Je me suis acquittée de ta commission auprès de l’Impératrice qui désire bien te voir ; elle est charmante et elle plaît de plus en plus. L’Impératrice aime beaucoup les macaronis et nous en mangeons toutes les fois que nous en trouvons ; elle a un grand désir d’aller à Naples et de voir une ville qu’on lui dit être si belle. L’Empereur trouve que je ne lui écris pas assez, mais on ne me donne quelquefois pas dix minutes pour lui écrire, et je suis si étourdie des visites, du bruit, des cris, que si les courriers ne partaient que le lendemain, j’écrirais dans la nuit ; mais à peine descendue de voiture, le prince de Neuchâtel fait partir son courrier et il faut écrire avec le casse-tête. Enfin j’entends tellement crier depuis six heures du matin jusqu’à dix heures du soir et tout le long de la route : Vive l’Impératrice ! que toute la nuit, en dormant, j’entends dans mes oreilles crier : Vive l’Impératrice ! que je me réveille en sursaut et que, comme si on me forçait à crier : Vive l’ Impératrice ! je me mets à crier aussi la même chose. Je te prie d’avertir Paulette et toute la famille que lorsqu’ils me verront, à la première question qu’ils me feront, je répondrai par : Vive l’Impératrice ! car je ne sais plus dire que cela et je suis juste comme Agnelet[13].

« Toutes les fêtes sont charmantes partout, et l’Impératrice est reçue avec un enthousiasme qui tient du délire. Du reste, je ne puis assez le répéter, elle est douce, spirituelle, charmante, et fera, je suis sûre, le bonheur de l’Empereur.

« J’ai lu dans le journal à l’article Munich que le soir que j’avais été au spectacle avec le roi et la reine de Bavière, j’avais porté par galanterie les couleurs de Bavière ; je trouve que c’est d’une absurdité sans pareille et que j’aurais été incapable de faire. J’avais ce soir-là une robe de satin vert que tu me connais, avec une ceinture blanche. Ainsi, si l’Empereur t’en parlait, tu pourrais l’instruire du fait. Je voudrais bien savoir qui est-ce qui s’amuse à toujours faire écrire des mensonges… »

De Nancy, de Vitry-le-François, elle écrit encore. Au ton de ses lettres, ou s’aperçoit que Murat en beaucoup de choses témoigne toujours peu d’empressement à lui complaire et manque d’attentions :

« Nancy, 25 mars 1810. — Nous venons d’arriver à Nancy, l’Impératrice et moi ; nous sommes en parfaite santé. J’ai été peinée de ne pas trouver une lettre de toi pour le jour de ma fête, je suis aussi très fâchée que Mme Caramanica soit du voyage, je croyais t’avoir dit que c’était une chose qui me déplaisait. J’espérais que lorsqu’il s’agissait d’une dame du palais, ce n’était pas un trop grand acte de pouvoir que de te désigner celle que j’aimais le mieux ; mais patience, j’ai dans ma vie supporté tant de contrariétés que je puis aussi supporter cette petite-là. Je ne sais pas pourquoi tu n’as pas permis que Mme Belvédéra vînt, car elle est riche et c’est une très jolie femme. Tu ne me dis pas non plus si tu as fait venir Medici.

« Je viens de recevoir mon paquet de Paris et pas une lettre de toi, mais Baudus me mande que tu as une lettre de mon fils et tu ne me l’envoies pas. J’aurais eu un grand plaisir à la lire en route.

« J’espère que l’Empereur est content des lettres que je lui écris. Je crains qu’il ne se figure que l’Impératrice est belle, car tous ces jeunes gens qui la voient de loin ont tous dit qu’elle était belle.

« Adieu, je suis triste parce que je suis contrariée de ce que tu n’as pas fait ce que j’ai voulu, mais cela ne m’empêche pas de t’aimer bien tendrement. Si tu avais plus de grâce et que tu cherches plus souvent ce qui peut me faire plaisir, tu serais trop parfait et je serais trop heureuse. Embrasse toute la famille pour moi. »

A Vitry, son humeur est encore plus dolente, car Murat la chicane par lettres et lui adresse des reproches qu’elle juge immérités : « Tu ne cesseras donc jamais d’être injuste… Je t’écris plus que tu ne m’écris… Je serai heureuse lorsque tu cesseras d’être injuste, car tes injustices m’ont toujours fait beaucoup de mal. »

Vitry fut l’avant-dernière étape du voyage. On sait qu’auprès de Soissons l’Empereur vint surprendre Marie-Louise et l’enlever à son escorte pour la conduire à Compiègne où il brusqua le dénouement. La Reine et le maréchal, suivant avec moins de précipitation, rejoignirent le couple impérial à Compiègne d’abord, puis à Saint-Cloud et à Paris, où la célébration du mariage devait s’accomplir ; c’est là que les époux paraîtraient devant leurs peuples dans l’appareil de la toute-puissance.


IV

A Paris, la Reine retrouve Murat ; voici le ménage réuni, mais en cette fin de mars et ce commencement d’avril, il ne s’appartient guère. Tout le temps se passe eu représentation, en cérémonies, sans trêve ni répit ; c’est une succession de solennités, une apothéose continue : le 31 mars, mariage civil à Saint-Cloud ; le 1er avril, entrée solennelle dans Paris en passant sous l’Arc de Triomphe, figuré en sa forme future ; l’arrivée aux Tuileries, le défilé des Majestés et des Altesses dans la grande galerie du Louvre où Caroline est dispensée de porter, ainsi que les autres reines, la traîne de l’Impératrice ; le mariage religieux dans le Salon Carré ; puis, avant le banquet impérial, le défilé des troupes qui saluent le couple souverain placé au balcon des Tuileries, et qui acclament leur empereur, leur dieu, dans une furie d’enthousiasme.

Napoléon se retire ensuite à Saint-Cloud avec l’Impératrice, dans un isolement à deux ; mais, dès le 5 avril, on retourne à Compiègne, où les solennités reprennent. Toutes les personnes admises à la Cour sont appelées, par séries, à venir rendre hommage à l’Impératrice, à paraître aux grands cercles, aux concerts. L’affluence est prodigieuse, l’encombrement tel que plusieurs invités, faute de trouver logement en ville, doivent coucher dans leur voiture[14].

A Compiègne, l’Empereur excessivement occupé de sa femme et ne semblant plus voir qu’elle au monde, altier envers le reste de l’humanité, ne se montre guère accessible à ses proches. Murat cependant voudrait le voir et lui parler, traiter des questions pendantes, aborder les difficultés, dire ce qu’il a sur le cœur. Cette audience particulière qu’il sollicite, on la lui fait attendre ; il l’obtient finalement, et dès les premiers mots les griefs s’opposent, le différend se marque, le débat s’irrite. Murat revient peut-être sur le mariage autrichien et sur les conséquences à en déduire au détriment de ses propres intérêts. L’Empereur s’emporte terriblement, traite Murat en indiscipliné, en rebelle, et menace de lui faire couper la tête. Puis, comme il arrive souvent après ces explosions violentes, l’Empereur se radoucit. Murat obtient l’autorisation de préparer une expédition contre la Sicile, ce qui est un gage des intentions de son beau-frère ; il obtient de garder à son service des soldats français attirés dans son armée contre le gré de l’Empereur, et la scène finit en une apparence de raccommodement. Néanmoins, sous l’injure des paroles brutales qui lui ont été assénées, quelque chose en Murat s’est définitivement brisé. Le coup est porté, la blessure est faite ; elle saignera toujours au cœur du roi de Naples.

Les rapports entre le Roi et la Reine avaient fait très vraisemblablement l’un des objets de l’orageux entretien. Napoléon voulait que sa sœur fût bien traitée à Naples ; il la voulait heureuse parce qu’il l’aimait ; il la voulait hautement honorée parce qu’il la considérait comme sa représentante directe dans le royaume péninsulaire et son émanation ; manquer d’égards à sa sœur, c’était faire insulte à son sang, à lui-même. Sur ce point, Murat résolut de lui donner satisfaction. Reçut-il l’injonction formelle de mieux vivre avec sa femme et l’aima-t-il en service commandé ? Chercha-t-il instinctivement auprès d’elle un refuge, un secours au milieu de ses déboires ? Conçut-il l’espoir de reprendre par sa femme quelque ascendant sur l’esprit de l’Empereur ? Quoi qu’il en fût, il se mit pour elle en frais de galanterie. En ce mois d’avril 1810, durant le séjour à Compiègne, il est certain qu’une scène de rapprochement intervient ; il y a un renouveau d’effusions conjugales. Murat se montre tendre, empressé, amoureux ; la Reine accueille ce retour avec ravissement, car elle y voit la promesse de jours meilleurs, peut-être d’une situation plus forte à Naples et d’un partage d’autorité. Rentrée dans ses droits d’épouse, elle espère rentrer dans tous ses droits de reine.

Entre les époux, il semble qu’une nouvelle lune de miel commence. A vrai dire, comme Murat est obligé de repartir immédiatement pour Naples et la Calabre où il va préparer l’expédition de Sicile, comme sa femme doit rester auprès de l’Empereur jusqu’à la fin des fêtes, c’est une lune de miel épistolaire, à distance et par échange de continuelles missives. Néanmoins, les lettres de Caroline ne laissent aucun doute sur la réalité du rapprochement ; le ton en est tout changé :

« Tu es parti, mon cher ami, et me voici bien triste, j’espère que tu m’écriras un petit mot avant ton départ de Paris et que tu me promettras de me donner souvent de tes nouvelles le long de la route ; ne me laisse pas aussi longtemps sans tes lettres comme au premier voyage, et crois que lorsqu’on se sépare on est heureux de recevoir des nouvelles des personnes que nous aimons bien tendrement., Tu sais si tu m’es cher et si je puis me séparer un moment en idée du père de mes enfans. » Si elle avait su que Murat, avant de reprendre le chemin de Naples, s’arrêterait un soir à Paris, elle aurait été l’y rejoindre, dit-elle ; et jouir de ces heures de grâce.

Peu de jours après, c’est sous sa plume un épanchement de gratitude : « Je vais te dire aussi que j’ai été pénétrée de chagrin en te voyant partir, et surtout pénétrée de la manière aimable que tu as été pour moi ; jamais tu n’as été comme cela, et j’avoue que cela m’a pénétrée de tendresse, et cela m’a donné beaucoup de courage pour te demander tout ce que je veux sans avoir la crainte de te fâcher comme tu faisais toujours, ce qui m’ôtait l’envie de te rien demander ou te rien devoir. Tu as été si bon, si parfait pour moi dans tes derniers instans que ces procédés m’ont touchée aux larmes et me pénètrent encore de tendresse. »

Puis, par chaque courrier, elle envoie au roi voyageur des paroles gentiment affectueuses, où il semble que son cœur se rende tout entier et que son âme s’épanouisse. Sans cesse, sa pensée vole vers son mari ; elle le suit en esprit tout le long de la route, à son arrivée dans le royaume, à Naples, auprès des enfans : « Que fait-on ? comment se porte-t-on ? Voilà la pensée habituelle. Je te vois te promenant sur ta longue terrasse, écrivant avec tes ministres ou faisant venir nos chers enfans près de toi et parlant à chaque instant de leur maman ; — écris-moi si je devine juste et si vous me rendez mes souvenirs. Mon cher ami, cette séparation dernière me paraît encore plus insupportable que les autres. » Au bout de quelque temps, c’est une confidence intime : « Je t’avouerai que je crois plus que jamais que je suis grosse, et mes souffrances mêmes me le prouvent. »

Continûment elle recommande au Roi de ménager sa santé, de ne pas trop travailler, de ne point se fatiguer et, s’il faut tenter l’entreprise de Sicile, de ne point s’exposer trop témérairement. Elle exige des nouvelles, des lettres fréquentes : « Songe qu’un seul jour de retard peut me donner beaucoup, mais beaucoup d’inquiétude. »

Ses lettres finissent en formules presque passionnées : « Adieu, mon cher ami, j’ai une grande impatience de t’embrasser… Adieu, mon tendre et bon ami, je t’embrasse comme je t’aime, c’est-à-dire bien bien, tendrement… Je t’embrasse mille et mille fois… » Et tout lui sert à raviver l’ancien amour, à le faire renaître de ses cendres, à en remuer les souvenirs. Les lieux où maintenant elle repasse, à Paris et aux environs, ont été témoins des commencemens du ménage et de la douce intelligence d’autrefois, à l’époque consulaire. Ils lui font revivre son passé, revivre son bonheur, et chacun d’eux lui est occasion d’un rappel ému. Va-t-elle à Morfontaine, où jadis le mariage s’est conclu : « C’est ici où nous nous sommes unis, c’est ici où j’ai commencé à avoir pour toi tous les sentimens que je te conserve encore, plus ceux qu’y ajoutent l’estime, l’habitude et une bonne amitié. » A Neuilly, chez Paulette, dans l’admirable parc, devant les verdures magnifiques que dore la splendeur d’un beau jour, elle songe aux promenades faites autrefois ensemble, revoit les enfans tout petits jouant dans la grande avenue qui conduit à Villiers ; elle souffre de se sentir éloignée d’eux, éprouve la douceur et la mélancolie des souvenirs : « Je ne puis te dire combien j’ai été triste en revoyant des lieux qui m’ont rappelé douloureusement mes enfans et toi à nos promenades. C’est un bien beau lieu et il faisait un temps superbe… Crois à ma tendresse sans bornes… »

Au ton de ses lettres, il est facile d’ailleurs de s’apercevoir que Murat la paie de retour, dans les siennes, et ne lui ménage pas les expressions de sollicitude et d’affection : « Tu es si bon pour moi depuis quelque temps, dit-elle, — que je ne puis t’exprimer combien j’y suis sensible… Ta lettre est si bonne pour moi et si remplie de tendresse que je ne doute plus que je ne sois avec toi la plus heureuse des femmes, comme je te suis la plus attachée. Du reste, mon ami, sois toujours comme tu es à présent pour moi, et je me croirai la femme du monde la plus heureuse. »

Peu à peu, la tentation lui vient d’éprouver son crédit sur l’époux reconquis. Avec tact et précautions, elle se remet à risquer des demandes, des conseils, des avis, et hasarde parfois des remontrances. Sa nature insinuante, adroitement dominatrice, reprend le dessus. Il faut reconnaître que ses observations se marquent de bon sens. Déjà, elle a prié Murat de ne pas réduire en monnaie courante l’ordre des Deux-Siciles, récemment institué, et de ne point l’avilir en le prodiguant : « Je t’avertis que l’on trouve mauvais dans Paris que tu donnes ton ordre à tout le monde et que beaucoup de personnes en font des plaisanteries… La princesse Pauline m’a dit que tu en avais promis à toute sa maison et qu’elle les attendait. On ne voit plus que cela dans Paris et ton ordre court les rues. » De même, avec une réelle élévation de pensée, elle improuve la manie prise à Naples de débaptiser les localités ou les monumens pour les accommoder au régime nouveau ; convient-il au présent, s’il aspire lui-même à durer, d’effacer les traces du passé ?

« J’ai vu avec peine que tu avais changé le nom de la Tour de l’Annonciade (Torre de l’Annunziata) pour celui de Joachim. Il me semble, mon ami, qu’on doit avoir un certain respect pour toutes les inscriptions anciennes et que c’est un avertissement aux générations suivantes à laisser subsister celles que le roi régnant a fait faire, et qu’il ne faut pas imiter les peuples destructeurs qui ne respectent rien du pays qu’ils ont conquis et qui donnent un nouvel exemple de destruction. Je vois que dans ce moment on improuve beaucoup l’Empereur qui a fait effacer toutes les lettres qui se trouvaient sur le Louvre et partout pour y faire mettre deux N. Il aurait été plus grand d’y laisser les traces des autres dynasties afin de donner un grand exemple du respect qu’on doit aux anciens monumens. C’est l’avis de tout le monde ; je te donne aussi le mien par le grand intérêt que je te porte. »

Ainsi, tout doucement la Reine se remettait à raisonner son mari, à le sermonner, à dire son mot sur les affaires du royaume, sur les mesures à prendre, sur les décisions à éviter. De loin, elle entendait faire sentir indirectement son autorité à Naples, en attendant d’y pourvoir de plus près à la sûreté du royaume.

Toutes ses lettres expriment alors l’ardent désir de retourner à Naples et de se rapprocher des siens. De fait, il paraît bien qu’à ce moment les membres de la famille impériale, les rois, les princes conviés aux cérémonies du mariage, se sentent excédés de représentation et de contrainte, las de ce permanent service d’honneur, terriblement las ; tous aspirent au repos, à la détente, et ne demandent qu’à rentrer chez eux. Mais Napoléon n’admet pas un instant que, jusqu’à l’achèvement de la période nuptiale, la famille se disperse et cesse de lui former cortège. Jérôme et la reine de Westphalie se sont vu refuser tout net la permission de partir. Pour avoir demandé d’aller aux eaux, l’étourdie Paulette s’est fait vertement tancer. Comme les autres, Caroline doit rester à son poste de figuration et de parade.

Il est vrai que l’Empereur ne l’emmène pas lorsqu’en mai il conduit Marie-Louise en voyage de noces à travers les départemens belges, avec retour par la Normandie, mais elle doit au départ faire partie du cortège jusqu’à Saint-Quentin, en compagnie du grand-duc de Wurtzbourg. D’Anvers, Marie-Louise lui écrit une lettre de pensionnaire, avec des amabilités de commande qui ne laissent point pénétrer ses vrais sentimens à l’égard de sa belle-sœur, mais à peine Leurs Majestés sont-elles revenues à proximité de Paris que Caroline est rappelée près d’elles : « 2 juin. — Je pars pour aller dîner à Saint-Cloud où je couche ce soir. » Parle-t-elle de rentrer à Naples, l’Empereur se fâche et allègue qu’on est à l’époque des grandes chaleurs, qu’il serait imprudent de voyager par ces journées brûlantes : « Se mettre en route avec cette chaleur ! »

D’ailleurs, les fêtes recommencent de plus belle, et la consigne est d’y assister ; elles se transportent de nouveau à Paris, prodigieux galas ou réjouissances publiques, et c’est en pleine capitale que doit se clore par une série d’éblouissemens la triomphale période. Les Majestés de second rang, les Majestés accompagnatrices, les Altesses impériales, royales, sérénissimes, ont en perspective les solennités de juin après celles d’avril et de mai : un trimestre de fêtes. En vain Caroline voudrait-elle « esquiver » les dernières ; elle doit les subir jusqu’au bout.

Le 10 juin, c’est la réception grandiose donnée à l’Hôtel de Ville par la municipalité de Paris ; la Reine y danse au quadrille d’honneur avec le vice-roi d’Italie. Pour le 14, la princesse Pauline annonce une fête de nuit dans ses jardins de Neuilly, une féerie, et à propos des préparatifs tout le monde qui vit autour d’elle est en l’air. Au milieu d’un affairement dont chacun se fatigue, il n’y a pour rester en belle humeur que le mari, Borghèse, le moins gênant et le plus content des maris, qui prend tout en bonne part : « Borghèse est toujours gai, fou, s’amuse de tout et t’envoie mille complimens, » écrit Caroline à Murat. Au soir dit, c’est la fête sans pareille, quatre heures d’enchantemens et de surprises, dans un décor de verdure illuminée. Le 24, c’est l’énorme festival donné par la Garde Impériale au Champ-de-Mars et à l’Ecole Militaire. Le 1er juillet, Caroline est au bal chez le prince de Schwartzenberg, à cette fête finale qui se termine en catastrophe et fait succéder à une clarté d’apothéose une sinistre rougeur d’incendie. De l’hôtel qui subitement prend feu, elle est tirée par le grand-duc de Wurtzbourg et le maréchal Moncey avant d’avoir eu conscience du danger ; si elle fût restée quelques instans de plus, que fût-elle devenue dans l’embrasement général, dans la foule affolée de terreur, et le lendemain, encore sous le coup de l’effroyable événement, elle écrit à son mari :

« Ne sois pas effrayé si tu apprends par les journaux le désastre qui est arrivé hier à la fête de l’ambassadeur d’Autriche. L’Empereur et l’Impératrice n’ont rien eu, et moi j’ai été entraînée hors de l’incendie par le grand-duc de Wurtzbourg qui m’a sauvée, car sans lui je n’aurais pas cru le danger aussi grand et je ne sais ce qui en serait résulté. Le feu a pris par une bougie qui a coulé sans qu’on s’en aperçût, et la chaleur était si forte que toutes les glaces ont éclaté. Au premier indice de l’incendie, l’Empereur a entraîné l’Impératrice qu’il a fait monter en voiture ainsi que moi, mais il nous a quittées à la barrière [de Saint-Cloud], et il est retourné chez l’ambassadeur pour faire chercher les personnes qu’on craignait qui n’eussent péri. La malheureuse belle-sœur de l’ambassadeur d’Autriche a été la victime de son amour pour un de ses enfans qu’elle croyait en danger ; elle s’est précipitée au milieu des flammes, le plafond a croulé sur elle, et ce n’est que ce matin qu’on a découvert sous les décombres un tronçon informe qu’on reconnut pour être elle à ses diamans. L’ambassadeur a montré un sang-froid admirable ; quoique inquiet pour sa famille, il n’a pas quitté l’Empereur d’un seul instant et le suivant pas à pas. On ignore le nombre des victimes, on espère que le nombre se réduit à une seule, mais le prince Kourakine[15]est blessé ainsi que la princesse de Leyen. Je suis encore toute saisie de ce terrible événement, je le l’écris sans ordre (c’est-à-dire d’une manière désordonnée), car j’ignore encore tous les détails… »

Cette lettre est datée de Saint-Cloud où la Reine restait en séjour auprès de Leurs Majestés Impériales, qui ne venaient à Paris que pour les fêtes. Aussi bien, dans l’intervalle même des fêtes, dans les momens de répit, dans les calmes résidences de Saint-Cloud et de Rambouillet, en milieu plus restreint, Napoléon sentait le besoin de garder sa sœur auprès de lui et d’utiliser sa présence. Il la met en tiers dans les longues promenades en voiture qu’il fait avec Marie-Louise à travers les royales forêts, par ces jours de splendide lumière ; l’enjouement de la Reine, sa jolie façon de faire des frais animent l’entretien un peu languissant et permettent à Marie-Louise, qui ne possède pas grandes ressources de conversation, de placer son mot. De son côté, Caroline trouve avantage à ces occasions d’intimité ; c’est alors que l’Empereur parle librement et qu’on peut, d’après une phrase, un mot, juger de ses sentimens et de ses intentions envers le roi de Naples : « L’Empereur, avec qui je vais me promener tous les jours en calèche, m’a dit : « Eh bien ! prendra-t-il « la Sicile ? J’espère que nous aurons des bonnes nouvelles « bientôt et qu’il nous dira que la Sicile est à nous. » L’Impératrice a entendu cela et a paru désirer que tu prennes la Sicile ! » Un matin au déjeuner, dans le cours de la conversation, l’Empereur dit : « J’espère que le Roi et moi ne sommes plus « brouillés ; dites-lui bien des choses de ma part. » L’Impératrice m’a recommandé la même chose ; elle ne manque jamais de me demander de tes nouvelles. »


V

Durant toute cette période, Caroline ne perd jamais de vue les intérêts de son mari qu’elle confond avec les siens. Son travail est double. D’une part, elle essaie d’apaiser Murat qui reste meurtri des violences de Compiègne et qui craint pour son royaume ; elle tâche de lui persuader que l’Empereur n’en veut pas à sa couronne et lui a rendu ses bontés. « Il est vif, mais il est si bon pour nous que nous ne devons douter de ses sentimens… Pour être vif, il n’en est pas moins ce qu’il y a de meilleur au monde,… » voilà la modulation principale, le thème dominant de ses lettres et surtout de celles qu’elle expédie par la voie ordinaire. D’autre part, comme celui qu’elle proclame le meilleur des hommes n’en est pas moins un maître fort rigoureux, elle s’efforce d’adoucir et de tempérer ses exigences à l’égard du royaume de Naples.

En vertu de créances discutées, Napoléon réclamait de l’État Napolitain un lourd sacrifice d’argent. Il exigeait que l’ambassadeur du Roi auprès de lui, le duc de Campo-Chiaro, signât un traité de liquidation qui reconnût la dette, réglât les sommes, fixât les échéances. Caroline sollicita une réduction et d’abord n’obtint rien :

« Mon cher ami, je t’envoie d’Arlincourt pour te faire connaître de quelle manière l’Empereur vient de terminer l’affaire de la dette de Naples. A la manière dont il me l’avait annoncé, je croyais que cela nous était avantageux, mais il a voulu onze millions en biens, dont trois payables à la fin du mois, et le reste à lui remettre dans l’espace de cinq ans. L’ambassadeur t’envoie le traité. L’Empereur vient de faire de si grosses dépenses pour son mariage, et la guerre d’Espagne lui coûte tant, que tous ses coffres sont vides, et qu’il s’adresse à tout le monde pour avoir de l’argent. Il faut donc souscrire à ce qu’il a voulu, et je t’engage à prendre des mesures pour que les premiers biens lui soient livrés à l’époque prescrite et sans le plus léger retard. Si tu ne le faisais pas, il se fâcherait et il en prendrait peut-être occasion pour réclamer des biens de Sicile lorsque tu en seras maître. Tu ne te fais pas d’idée de tous les moyens auxquels il est obligé de recourir pour remplir ses caisses qui sont entièrement épuisées. Il vient d’ordonner au roi de Westphalie de lui payer sur-le-champ plusieurs millions d’arriéré. On lui a représenté que cela était de toute impossibilité, et que Jérôme ne trouverait jamais la somme qu’il demande dans son royaume ; il a persisté, et il a fait dire qu’il ne souffrait pas le moindre délai, et que si le roi de Westphalie voulait se présenter chez lui pour lui parler de cela et faire de nouvelles observations, il lui fermerait sa porte. Il réclame en ce moment des dettes de tous les souverains et n’écoute aucune observation. Je te conseille donc, mon cher ami, de souscrire sur-le-champ et comme de bonne grâce à ce que l’Empereur a décidé, et ensuite à exécuter bien exactement dans les délais qu’il a fixés, afin de ne pas lui donner de sujets de plainte, et qu’il ne songe pas à élever d’autres prétentions quand tu auras conquis la Sicile. Ne crois pas, je te le répète, que l’Empereur ne soit aussi exigeant que pour nous, il est de même pour tous, parce que jamais ses finances n’ont été aussi mal qu’elles sont maintenant, et qu’il ne sait plus où trouver de l’argent. Malgré ce qu’il avait dit sur les représentations de Jérôme, je lui ai parlé ce matin de la manière peu favorable dont il avait réglé notre affaire, et que tu serais bien embarrassé, avec les dépenses que tu fais dans ce moment, à faire ce qu’il vient d’exiger. Il ne m’a pas répondu et a parlé d’autre chose. Ainsi je crois qu’il n’y a plus rien à dire et je te conseille d’accepter son traité et de l’exécuter ponctuellement.

«… J’allais finir ma lettre lorsque l’ambassadeur est venu m’annoncer que M. de Champagny[16]venait de lui dire que l’Empereur avait modifié son traité en notre faveur, et qu’il avait consenti à passer les millions qu’il te doit en déduction de sa créance. Je t’annonce avec grand plaisir cette amélioration dont Campo-Chiaro te donne les détails. Je pense que ce que j’ai dit à l’Empereur a fait quelque impression sur son esprit et qu’il est revenu tout de suite à des sentimens plus favorables. » Voilà un exemple de ce que l’Empereur concédait parfois aux instances de sa sœur, sans vouloir s’en donner l’air.

Les difficultés entre les deux États n’en restaient pas moins incessantes, multiples, et naissaient de toutes les affaires engagées. L’expédition de Sicile donne à la Reine mille soucis. D’abord, elle a poussé Murat à brusquer l’entreprise et à faire vite : « Prends la Sicile, prends-la vite, car on pourrait bien la sacrifier à la paix. » Maintenant, elle se demande si elle a bien fait d’inciter l’ardeur conquérante de son mari, car l’Empereur émet de forts doutes sur la possibilité du passage en Sicile et un revers l’irriterait. L’affaire occasionne déjà des froissemens réciproques. Murat a été autorisé à tenter le passage dans le cas seulement où il disposerait de quinze mille hommes. Un officier français est chargé d’aller à Naples vérifier l’effectif, de tout examiner et inspecter. Murat supporte mal cette surveillance, ce contrôle, et, par l’entremise de sa femme, fait passer à Napoléon une lettre assez vive :

« Mon cher ami, répond la Reine, j’ai donné ta lettre à l’Empereur qui a beaucoup ri en la lisant et il m’a dit : « Ah ! le « voilà fâché contre moi, quelle drôle de tête ! Il se fâche de « tout. Je lui ai dit de ne pas faire d’expédition s’il ne pouvait « passer quinze mille hommes, par la raison que je craignais « qu’il ne passât avec trop peu d’hommes et qu’il ne s’exposât. « J’ai dit à l’officier de bien examiner Naples afin de lui envoyer « des secours s’il en avait besoin ; mais si l’officier a mal fait sa « commission, ce n’est pas ma faute, et il n’y a pas grand mal « à tout cela, et il n’y a pas de quoi se fâcher[17]. »

L’Empereur avait pris la chose en plaisantant, ce qui était peut-être une façon de cacher des intentions douteuses à l’égard de l’entreprise. Il prend tout différemment une autre incartade de Murat. En ce temps, Lucien, plus que jamais brouillé avec son frère et retiré en Italie, cherchait à s’évader de l’Empire. Son projet était de s’embarquer à Civita-Vecchia pour passer aux Etats-Unis et peut-être d’atterrir d’abord en Sardaigne, à l’abri du pavillon anglais. Dépourvu de ressources, il avait demandé à Murat de l’argent, un navire américain pincé sous séquestre et un vaisseau de guerre napolitain pour convoyer l’autre, pour lui épargner les premiers périls. Toujours prompt à s’apitoyer, à donner, Murat accorde l’argent et les navires. Sur quoi, violens reproches de l’Empereur à la Reine ; celle-ci les communique à son mari en les transposant, en les baissant d’un ton, afin de ménager une susceptibilité toujours en éveil. Rendant justice aux bonnes intentions du Roi et à son excellent cœur, elle lui fait sentir qu’à certains momens les conseils de la raison doivent l’emporter sur toute autre inspiration et qu’il y a des générosités imprudentes :

« J’ai reçu la lettre dans laquelle tu me parles de Lucien. L’Empereur m’a entretenue ce matin sur ce sujet et il ne me semble pas très satisfait que tu lui aies fourni, si facilement et sans attendre ses ordres, un vaisseau et de l’argent. Permets-moi, mon ami, de te dire que tu as peut-être agi trop précipitamment ; tu n’as consulté que l’élan de ton cœur, et je le conçois bien, car à ta place, je t’aurais exhorté peut-être à faire ce que tu as fait et nous n’en aurions pas mieux fait, car, dans une aussi grande distance, nous pouvions méconnaître les intentions, de l’Empereur, et qui sait s’il n’entre pas dans sa politique de forcer Lucien de n’avoir recours qu’à lui, afin que, s’il lui demande de l’argent, il puisse le forcer à condescendre à ses volontés ! Car tu sens bien que l’Empereur peut lui donner de l’argent, s’il le veut, et que, puisqu’il ne le fait pas, c’est qu’il ne trouve pas bon non plus que nous lui en donnions et que nous le soutenions de cette manière dans son indépendance, car je ne crois pas que l’Empereur veuille que Lucien abandonne l’Europe et il ne doit pas être content de toi si tu lui as fourni les moyens de s’expatrier. Réfléchis à tout cela, mon cher ami, et, s’il en est encore temps, évite de donner de l’argent et des vaisseaux à Lucien avant d’avoir sollicité le consentement de l’Empereur. Du reste, mon cher ami, je conçois que la situation de Lucien ait touché ton bon cœur ; comment supporter l’idée d’un frère malheureux ! Mettons-nous aussi à la place de l’Empereur qui ne doit pas être content, si on a contrarié ses projets.

« Du reste, l’Empereur est parfait pour toi et me demande tous les matins si j’ai reçu des lettres du roi des lazzaroni et si l’expédition s’avance ; il est gai, charmant et parfait pour moi. Hier, j’avais fait mettre les chevaux de poste pour partir, mais il les a fait ôter et me voici à Rambouillet pour je ne sais combien de jours, car tu sais que lorsqu’on est près de lui, on ne le quitte pas aisément, et il veut que je reste encore quelques jours. Les espérances que l’Impératrice est grosse se soutiennent, et je crois pouvoir dire affirmativement qu’elle l’est ; ce sera un grand bonheur… »

Le 22 juillet, la Reine obtint enfin son congé accordé d’assez mauvaise grâce ; dans la nuit suivante, elle montait en voiture pour retourner d’un trait à Naples. La pensée de revoir ses enfans et d’en jouir à son aise la ravissait. A Naples, elle ne retrouverait pas Murat qui avait été prendre en Calabre le commandement de ses troupes et préparer la descente en Sicile, mais plus rapprochée de lui, elle se ferait mieux entendre. Nul doute que son intime désir ne fût de gouverner le Roi sans qu’il s’en aperçût et de s’immiscer aux choses d’État en ayant l’air d’y toucher le moins possible. Pour dissimulée qu’elle fût, cette ambition lui vaudrait de cuisans soucis ; c’était trop que de rechercher à la fois le pouvoir et le bonheur.


ALBERT VANDAL.

  1. La base de ces articles se compose des lettres écrites par la reine Caroline Murat à son mari depuis le mois de janvier 1810 jusqu’en avril 1812. Ces lettres inédites feront partie, à leur date, des Lettres et documens pour servir à l’histoire de Joachim Murat, publiés par S. A. le prince Murat, avec une introduction et des notes par M. Paul Le Brethon. On sait l’intérêt capital de cette publication. S. A. le prince Murat a bien voulu nous autoriser à détacher, pour les lecteurs de la Revue, les lettres et extraits que nous citons. La correspondance intégrale de la Reine sera insérée dans la publication à partir du tome IV, qui doit prochainement paraître.
  2. Archives Murat.
  3. Lettre du 5 mai 1809. Archives Murat.
  4. Sur ces démêlés, voyez spécialement l’ouvrage de M. Frédéric Masson, Napoléon et sa famille, t. IV, V, VI et VII, et celui de M. J. -E. Driault, Napoléon en Italie, ch. XXI.
  5. La reine Caroline, remerciant un jour Murat d’un envoi de modes fait de Paris, ajoutait, en ce qui concernait des fleurs choisies par Pauline : « Pour les fleurs, elles étaient affreuses ; je ne conçois pas comment la princesse Pauline peut choisir d’aussi vilaines choses. » 19 mai 1811. Archives Murat.
  6. Le 26 janvier 1810, elle écrivait à la petite Laetitia en lui recommandant de partager ses étrennes avec sa sœur de lait : « C’est un plaisir que je veux vous procurer, car on en éprouve un bien grand de faire le bien ; je vous réserve cette jouissance comme récompense et pour vous prouver combien je suis contente de vous. » Archives Murat.
  7. Voyez Driault, p. 612-615, d’après les rapports de l’ambassadeur.
  8. Berthier à Murat, 29 août 1809. Archives Murat.
  9. Eugène vice-roi d’Italie.
  10. Un sénatus-consulte, qui ne fut jamais mis en application, venait de décider que les empereurs, couronnés une première fois à Paris, seraient ensuite couronnés à Rome.
  11. La charge de dame d’honneur était la première dans la maison de l’Impératrice. La duchesse de Montebello était la veuve du maréchal Lannes.
  12. Père de la duchesse de Montebello.
  13. L’Agnelet de la farce de Maître Pathelin qui répondait à toutes questions par un même bêlement.
  14. Frédéric Masson, l’Impératrice Marie-Louise, p. 227.
  15. Ambassadeur de Russie.
  16. Ministre des Relations extérieures.
  17. 2 juillet 1810.