Le Roi et la Reine de Naples (1808-1812)/03

LE ROI ET LA REINE DE NAPLES
[1808-1812]

III[1]
LA CRISE DE 1811. – LA REINE AMBASSADRICE


I

L’été de 1811 marqua la crise des rapports entre le royaume de Murat et l’Empire français. On doit rattacher cette crise aux mille menées occultes qui s’insinuaient alors sous la domination napoléonienne et continûment la minaient. Les armemens de la Russie, la prévision d’une grande guerre au Nord, qui remettrait tout en question et pourrait déterminer un ébranlement général, rendaient espoir aux mécontens d’un bout de l’Europe à l’autre. En 1811, la conspiration précédait partout la coalition ; avant la campagne de Russie, on complotait déjà ce qui éclaterait après l’engloutissement de la Grande Armée. Sur maint pays, l’Angleterre renouvelait ses prises ; ses intrigues redoublaient d’activité ; les fidélités se fatiguaient, les dévouemens fléchissaient, des connivences se ménageaient, les États soumis ou ralliés se laissaient entreprendre, et les peuples conspiraient maintenant avec les rois. Ils se nourrissaient du fol espoir d’obtenir de leurs anciens maîtres, en échange d’un effort contre l’Empire monstre, des libertés et le droit de se former en unités nationales. De même qu’en Allemagne des sociétés secrètes et des affiliations mystérieuses attisaient un feu souterrain, préparaient une explosion nationale, un parti d’indépendance italienne se formait subrepticement. Nul doute qu’il n’existât entre ce parti et l’Angleterre, l’Autriche, la Russie peut-être, des frôlemens et des contacts, mais, en Italie même, le royaume de Naples semblait devoir former la base et le levier de l’entreprise.

À Naples, le parti était fort et rusé. Plusieurs conseillers du Roi lui appartenaient ; le chevalier Zurlo, ministre de l’Intérieur, et d’autres en étaient. L’inspirateur occulte, l’âme du dessein secret, c’était Maghella, directeur de la police napolitaine. Etrange figure que ce policier conspirateur, Génois d’origine, sujet français par la réunion de Gênes à l’Empire, passé à Naples où il s’est glissé dans la confiance du Roi ! Homme de louche besogne, de vastes projets et de rêve persistant, il y a en lui du sbire et de l’idéologue. Bien que sa vie dût se consumer en intrigues finalement stériles, il n’en serait pas moins un précurseur. Son rêve présent, c’était d’enrôler au service de l’idée tous les mécontentemens épars en Italie, de coaliser des haines disparates, de faire coopérer les catholiques soulevés contre le persécuteur du Pape, les patriotes déçus, les révolutionnaires comprimés, les prêtres et les francs-maçons, les moines et les carbonari, les paysans fanatisés des Abruzzes et la bourgeoisie libérale des villes. Seulement, pour rallier tous ces élémens et en faire une armée, il faudrait pouvoir, à un moment donné, leur montrer un chef doué de prestige et de rayonnement. Qui mieux que Murat tiendrait ce rôle, s’il voulait croire ce que depuis dix ans on lui répète par intermittences, à savoir que l’Italie attend un homme pour la rassembler. Il s’agit de lui persuader qu’après avoir grandi par l’Empereur, il peut un jour grandir contre l’Empereur, et que, dès à présent, en vue d’événemens peut-être prochains, il doit aux yeux des Italiens se poser en roi national.

L’obstacle à ces suggestions était la Reine. En dehors d’une soumission passive à l’Empereur, elle n’apercevait encore que chimères et folie. Pour le moment, on ne pouvait détacher totalement Murat de l’Empereur qu’en le détachant de sa femme.

Un complot fut positivement ourdi contre elle. Il ressort de divers témoignages qu’on chercha et qu’on réussit à inspirer au Roi des soupçons sur la conduite privée de sa femme ; dans sa correspondance ultérieure, Caroline se plaindra d’avoir été soumise à un système d’espionnage et de délations. Vraisemblablement, Murat crut encore plus à une autre accusation, parce que celle-là répondait à son appréhension constante, à son perpétuel et lancinant souci. La Reine fut accusée, — suivant l’expression déjà formulée sous sa plume, — de « faire un parti, » de vouloir s’assurer une influence, une action, une force, en dehors et à l’encontre de l’autorité royale. La cour et le gouvernement étaient déchirés entre Français et Napolitains. Deux Français, le ministre de la Guerre Daure et le grand maréchal du palais Lanusse résistaient à la faction italique. On fit croire au Roi, ou on lui démontra qu’entre ces deux personnages et la Reine, il y avait partie liée, connivence, complicité, et que Caroline s’entendait avec eux pour nouer une grande intrigue.

Murat ne fit pas un éclat ; la vie conjugale ne fut pas rompue, mais elle devint un supplice pour la Reine, car son mari la tourmenta de soupçons exaspérés et lui infligea un redoublement d’injurieuse méfiance. Ses relations furent plus étroitement que jamais surveillées, réduites. Dans l’été de 1811 qu’on passa au château de Capo di Monte, dans cette vieille résidence déjà triste et morose par elle-même, la Reine vécut des heures d’isolement, des heures noires, amères, traversées d’humiliations. On lui faisait sentir en toutes choses qu’elle n’était rien dans le royaume, qu’elle était au regard de ses sujets inexistante et comme morte. Jusqu’aux signes extérieurs de sa prérogative disparurent à Naples. Dans les appartemens d’honneur, au théâtre dans la loge royale, son fauteuil même vide ne paraissait plus à côté de celui du monarque ; on eût pu croire Murat célibataire ou veuf. Ces mortifications furent horriblement sensibles à la Reine, sans qu’elle osât ouvertement se rebiffer. Tout ce qu’une femme peut subir en souffrances d’orgueil, en lacérations d’amour-propre, en blessures cuisantes, réitérées, sans cesse ravivées. Caroline eut alors à le supporter ; plus tard, elle ressentira le contre-coup physique de ses douleurs morales.

Le crédit de la Reine tombant, le parti hostile à la France se trouvait les voies libres. Murat se laissa entraîner à des mesures graves. Un dignitaire français, le maréchal Pérignon, conservait le gouvernement militaire de Naples ; on profita de son absence par congé pour supprimer la place. Le 14 juin, Murat rendit un décret qui ouvrit la crise. Invoquant la nécessité d’éloigner du royaume un assez grand nombre de Français de mauvais aloi qui s’y étaient implantés, il décida que tous étrangers au service de Naples devraient, sous peine de renvoi, se faire naturaliser Napolitains, formuler à cet effet une requête que le gouvernement se réservait d’accueillir ou de rejeter ; c’était mettre les Français de Naples en demeure d’opter entre leur patrie et leur fonction et donner un gage au nationalisme italien. Ce décret produisit à Naples une commotion ; parmi les Français, des résistances vives se manifestèrent. On raconta que le général Exelmans avait dit au Roi, en montrant sa croix où étaient inscrits ces mots : Honneur et Patrie : « Si je renonçais à l’une, je perdrais l’autre. »

On juge aisément quel fut le sursaut de l’Empereur lorsqu’il apprit le malencontreux décret. Son système s’en trouvait foncièrement attaqué. Sa politique était de franciser les Napolitains par la main de son beau-frère ; tout au contraire, l’acte de Murat ne tendait à rien moins qu’à dénationaliser et à italianiser les Français de Naples ; au lieu d’assurer à l’Empereur des sujets, on prétendait lui en ravir. Sa réplique fut foudroyante. Par décret du 6 juillet, il statua que, le royaume faisant partie du Grand Empire, « tous les citoyens français sont citoyens du royaume des Deux-Siciles : » en conséquence, ils jouissent des mêmes droits à Naples qu’à Paris et notamment de l’admissibilité à tous les emplois, sans qu’on puisse leur opposer aucune restriction ni condition. D’un trait de plume, le décret supérieur annulait le décret royal en ce qui concernait les Français. Contre une révolte matérielle de Murat, contre une défection totale, Napoléon prit à tout hasard ses précautions. L’armée française de Naples, confiée jusqu’alors à Murat, venait d’être transformée en un simple corps d’observation, sous le commandement du général de division Grenier : ordre à Grenier de concentrer ses troupes, de placer des Français à Gaëte et de les y introduire de force en cas de résistance, de tenir le royaume par la principale place. Au besoin, ses troupes seront accrues : on s’est trompé si l’on a pensé que l’Empereur, attiré vers le Nord par les mouvemens de la Russie, se trouve dans l’obligation de dégarnir et de dégager l’extrémité de la péninsule italique ; 20 000 hommes, détachés de nos troupes d’Italie, se tiennent prêts à descendre sur Naples.

Murat voyait fondre sur lui l’orage. Par une appréciation erronée, il attribuait son malheur moins à son décret et à sa politique qu’à des imputations perfides. Il se figurait que Daure et Lanusse qu’il avait obligés à démissionner, rentrés maintenant en France, allaient partout répandant sur son compte des calomnies et des noirceurs. Il s’imagine qu’à Paris toute sorte de gens lui en veulent, et c’est surtout autour de lui que l’intrigue est au comble ; c’est à Naples que pullulent les artisans de brouille, les pêcheurs en eau trouble, intéressés peut-être à profiter de son désastre. Son colonel des gardes Lavauguyon, revenant de Paris, cherche à l’affoler ; Murat, il est vrai, éconduit ce personnage, mais, circonvenu d’équivoques menées, parmi les courtisans suspects qui l’entourent, parmi ces Napolitains plats et faux, au milieu de leur zézaiement menteur, le malheureux Roi n’arrive plus à se reconnaître. Et ses démarches pour se faire valoir à Paris et surtout pour se renseigner, les correspondances où il se prodigue, les manœuvres où il s’égare, tournent contre lui ; elles vont lui attirer un suprême désagrément.

Il avait toujours eu la passion de contrôler ses renseignemens officiels par une sorte de police intime. À Paris, son principal informateur était un certain Aymé, frère de son premier chambellan. Il y avait au service du Roi deux frères Aymé qu’il faut se garder de confondre. Celui de Naples était simplement personnage de cour, étranger aux besognes secrètes, mal vu d’ailleurs de la Reine. L’autre, celui de Paris, s’était fait transmetteur de renseignemens, qu’il puisait souvent en milieux interlopes et recruteur de sous-agens. Il entretenait avec Murat une correspondance secrète et lui envoyait des feuilles de nouvelles, des avis, des bulletins intercalés dans les numéros du Moniteur, l’écho des clabaudages parisiens et surtout des rumeurs d’opposition. Il est probable que ce manège n’avait pas échappé à Fouché ; il l’avait toléré parce qu’il voyait en Murat un ami d’ancienne date et une carte possible dans son jeu. Savary, successeur de Fouché, n’avait pas les mêmes raisons de ménager le roi de Naples qui l’exécrait. En août, l’Empereur prévenu donna l’ordre d’arrêter Aymé ; la police le cueillit et l’envoya à Vincennes ; on perquisitionna chez lui rue de la Victoire ; ses papiers furent saisis. L’un des prétextes invoqués était de rechercher les auteurs d’un soi-disant vol de diamans commis par des Français au préjudice de la couronne d’Espagne, pendant le séjour de Murat à Madrid. Il n’est pas besoin d’ajouter que, dans les communications entre le Roi et la Reine, entre la Reine et l’Empereur, aucune allusion n’est faite à cette affaire, qui devait prêter contre Murat, sous la Restauration, aux plus outrageantes imputations[2]. La vérité, c’est que Napoléon flairait chez Murat des curiosités indiscrètes et que Savary cherchait de quoi perdre politiquement un ennemi.

Des pièces compromettantes existaient en effet. Plusieurs lettres reçues ou écrites par Aymé, remontant à 1809, portaient indice de la velléité qu’avaient eue alors Talleyrand et Fouché, pour le cas où Napoléon périrait en Espagne, d’élever Murat au pouvoir suprême en France, par violation de l’ordre successoral établi et du droit dynastique. Murat connaissait l’existence de ces lettres ; aussi, l’arrestation d’Aymé et la saisie de ses papiers, c’est pour lui le dernier coup. Déjà, il se voit en butte à une accusation de projets usurpateurs ou tout au moins de prévoyance sacrilège ; il se voit jugé sur pièces et condamné irrévocablement dans l’esprit de l’Empereur. Dans cette extrémité, que faire ? Il tombe malade, prend la fièvre, passe par des alternatives d’exaltation morbide et de dépression.


II

Son imagination grossissait encore une fois le péril. Certes, le décret du 14 juin avait courroucé l’Empereur ; certes, le traitement infligé à la Reine et dont il avait parfaitement connaissance, l’indignait ; l’affaire d’Aymé, bien qu’il eût tout de suite réduit l’incident à sa juste valeur, accroissait son irritation. Cependant, dans cet instant même de grande colère, on ne saurait lui attribuer l’intention arrêtée et ferme de réduire Naples en province française, d’anéantir le royaume, de détrôner Murat et de le traiter comme il a fait du roi Louis. Il lui en coûterait de désespérer Caroline, et comme en même temps il perdrait trop à se priver irrévocablement de l’homme qui, en cas de guerre, peut électriser sa cavalerie, son intention est de ne sévir qu’à la dernière extrémité. Ce qu’il veut à toute force, c’est de réduire Murat à l’obéissance et de le mater, c’est de lui imposer un état de vasselage une bonne fois accepté et reconnu. Il tient moins à le briser qu’à le courber.

Sans doute a-t-il rompu avec son beau-frère toutes relations personnelles, tout rapport direct. En vain Murat lui adresse lettres sur lettres, des lettres explicatives, confidentielles, invocatrices des anciens souvenirs et des longs dévouemens, des lettres désespérées et passionnées, telles qu’en écrirait un amant dont l’ardeur s’exaspérerait par les rebuffades et les rigueurs de l’être adoré. Ce ton tour à tour pathétique et larmoyant n’a nullement le don d’émouvoir l’Empereur ; aux effusions du Roi, il n’oppose que le silence : il le laisse continuer, sans lui donner la réplique, son solo d’amour. Durant toute cette phase, pas une lettre, pas une ligne, pas un mot en réponse. Toutefois, ce n’est point seulement par intermédiaires officiels, par son ministre des Relations extérieures, par son ministre auprès de la cour napolitaine, par le maréchal Pérignon renvoyé d’autorité à Naples, qu’il entend signifier ses volontés. Il veut faire passer au Roi un dernier avertissement privé, un ultimatum à la fois indirect et intime, un suprême rappel.

L’intermédiaire se trouvait sous sa main ; le maréchal Berthier n’était pas seulement vice-connétable, prince de Neuchâtel et de Wagram, major-général : c’était par-dessus tout cela l’ami personnel, l’homme des missions de confiance, attaché en même temps à Murat par les liens d’une ancienne et presque fraternelle camaraderie. Le 9 septembre, à Compiègne, l’Empereur s’empare de Berthier et lui fait écrire à Murat sous ses yeux ; il parle, l’autre écrit. La lettre est décousue, hachée, tumultueuse ; c’est un monologue impérial qui se répercute instantanément en lettre sous la signature de Berthier. On voit que le maréchal attrape au vol et jette pêle-mêle sur le papier toutes les expressions que l’Empereur réitère, accumule, entasse pour se faire mieux entendre, pour enfoncer plus profondément dans l’esprit de Murat ce qu’il veut y imprimer. Le maréchal ajoute ses instances et ses supplications personnelles. Cette objurgation est curieuse en ce qu’elle montre chez Napoléon le désir de ne frapper qu’après ultime avis et en même temps sa volonté de ne se relâcher en rien de ses inébranlables exigences.

« Cette lettre, écrit Berthier au Roi, fera de la peine à Votre Majesté… L’Empereur, après son déjeuner, me dit : « Je ne conçois pas la conduite des hommes que j’aime et dont j’ai fait la fortune. Le délire passe dans leur tête ; tel est le roi de Naples. Il tient des espions à Paris et il paie cher un homme qui n’est pas attaché à mon Empire. Le Roi est soupçonneux ; croyez-vous qu’il a ouvert, en retournant à Naples, les lettres que ses ministres écrivaient aux miens. Il tourmente sans cesse la Reine, il est avec elle dans une continuelle méfiance. Cependant, il n’est roi que par elle, comme ma sœur. Je n’oublie pas que Murat m’a rendu des services, mais il travaille à en affaiblir le mérite en ne marchant pas dans mes vues, dans mon système. J’ai fait saisir les papiers d’Aymé ; on y a trouvé des choses qui pourraient compromettre son dévouement (celui de Murat) à ma dynastie, tout en donnant des preuves de son attachement et de son admiration pour ma personne, de son dévouement. »

« L’Empereur me dit : « La garnison de Gaëte est en méfiance contre mes troupes. — Ecrivez-lui que c’est une offense que je ne peux souffrir, que je veux que les Français y tiennent garnison, » que Votre Majesté devait voir que le roi de Hollande s’est perdu en oubliant la France et les Français pour être Hollandais. »

Après un retour sur Louis et les causes de sa mésaventure, Berthier reprend :

« Le royaume de Naples se perdra s’il ne marche pas avec l’Empire dont il fait partie. Naples a été conquis par l’Empereur ; vous devez, Sire, gouverner ce royaume comme si vous n’en étiez que le vice-roi… L’Empereur me dit : « S’il a des droits à mes bontés pour ses services militaires que je sais apprécier, il n’a rien fait pour être Roi ; il le doit à son union avec ma sœur ; il doit donc avoir en elle confiance et ménage mens. »

« Vous connaissez, Sire, l’Empereur, et sentez que vous ne pouvez lutter avec lui ni en finesse, ni en force, que vous n’êtes rien sans lui. L’Empereur me charge de dire à Votre Majesté qu’il n’a pas lu la lettre confidentielle qu’Elle lui a écrite, qu’il vous juge non à ce que vous écrivez, mais par vos actes de gouvernement ; qu’il a envoyé votre lettre à son ministre des Relations extérieures. Enfin, Sire, l’Empereur me dit : « C’est la dernière fois que je vous permets d’écrire au Roi. »

« Sire, que Votre Majesté se désiste de son système de méfiance, qu’elle ne tourmente pas la Reine, qu’elle soit Française et non Napolitaine, qu’elle gouverne Naples dans l’intérêt de la France, dans les vues de l’Empereur. Sans cela, elle s’exposera à voir paraître un sénatus-consulte qui lui ôterait la couronne. Votre Majesté en serait fâchée. Permettez que d’amitié (vous me permettez, Sire, ce mot souvent étranger aux rois) je vous engage à changer de système, à agir en tout avec cette loyauté et cette franchise que je distinguais dans le général Murat. Si l’Empereur ne voulait plus que vous soyez sur le trône, il suffirait de sa volonté. Rendez heureuse la Reine, vos enfans ; vous devez penser à eux ; vous assurez leur bonheur en vous conduisant comme un vice-roi ; soyez un Roi tout français. Employez vos sujets, vos revenus, tous les moyens du royaume à la gloire de l’Empire, à seconder les vues de l’Empereur. Faites comme roi ce que vous avez fait comme soldat. C’est, Sire, une belle gloire pour un Français placé où est Votre Majesté. Que les Français soient à Naples comme à Paris. J’en conjure Votre Majesté ; qu’elle ferme l’oreille à des conseils perfides… Si cette lettre est pénible à écrire, je serais heureux qu’elle pût contribuer à éviter des chagrins à Votre Majesté. Sa conduite est facile à tenir quand, je le lui répète, elle sera française à Naples. Assurez donc, Sire, le bonheur de la Reine et celui de vos enfans en leur affermissant la couronne que vous portez… Ce que j’écris dans cette lettre prouve assez à Votre Majesté mon attachement et combien je compte sur ses bontés et sur son amitié[3]. »

On remarquera que dans cette lettre il était par quatre fois question de la Reine. Cette insistance prouvait à plein que l’Empereur lui conservait toute sa sollicitude, une affection fraternelle et presque paternelle. Dès lors, pouvait-il échapper au Roi qu’un seul être au monde, sa femme, restait à même d’approcher de sa part utilement l’Empereur, de pénétrer les vrais motifs de la colère dont le grondement s’annonçait si proche, d’intercéder en faveur du royaume, et peut-être de ménager un raccommodement ? Par la force des choses, dans cette passe critique, la Reine rentra en scène. Si pénible qu’il fût à Murat de remettre son sort entre les mains de celle qu’il avait voulu exclure de sa confiance, il s’y résigna. De son côté, Caroline, liée d’intérêt avec son mari, savait oublier ses griefs personnels dès qu’il s’agissait de sauver le patrimoine commun, l’héritage des enfans. C’est dans le milieu de septembre que la lettre de Berthier arrive à Naples. Sur-le-champ, Caroline demande ou consent à partir pour Paris ; elle part tout de suite et en petit équipage ; le 18, elle est en route. Bravement, sans ménager ni sa santé ni sa peine, sans savoir l’accueil qui lui sera fait par le dieu irrité auprès duquel elle s’accrédite, elle part en reconnaissance et en ambassade. Son but est de s’éclairer sur les dispositions de l’Empereur et, s’il en est temps encore, de l’adoucir, de le fléchir, de s’interposer entre la foudre prête à éclater et le royaume terriblement menacé.


III

Si pressée qu’elle fût d’atteindre le terme de son voyage, la Reine toucha barre à Rome, à Florence, à Turin, afin de recueillir auprès des autorités françaises des indices et des renseignemens. À Rome, elle retrouva Lavauguyon écarté de Naples ; celui-là voyait tout en noir, dans l’amertume de sa disgrâce. À Turin, la Reine éprouva une première déconvenue, car elle apprit que l’Empereur, qu’elle espérait rejoindre à Compiègne, venait de partir avec l’Impératrice en voyage d’apparat pour visiter la Hollande récemment annexée ; faudrait-il courir après lui jusqu’à La Haye et Amsterdam ? Dans les premiers jours d’octobre, la Reine exténuée, brisée de fatigue et d’émotion, tombait à Paris. Dans ce grand Paris qui naguère la fêtait, où se loger ? Depuis que le bel hôtel de la rue Cérutti avait été vendu pour un million à l’Empereur, qui en avait fait cadeau à l’ambassade de Russie, le ménage napolitain n’avait plus à Paris de domicile à soi. D’autre part, si Napoléon écrivait doucement à sa sœur de l’attendre à Paris et de ne point se fatiguer à le rejoindre, il ne lui offrait pas logement dans l’une des demeures impériales. Où irait-elle ? Heureusement, l’oncle Fesch se trouvait là pour la recevoir dans son vaste hôtel de la rue du Mont-Blanc, aujourd’hui Chaussée-d’Antin. La Reine s’y installa en appartement à peine meublé, mit ses gens à l’auberge ; les mille soins que se donnait le cardinal Fesch pour mieux aménager et égayer son campement provisoire la pénétraient de gratitude.

Sa première sortie fut pour visiter à Saint-Cloud, à défaut de l’Empereur absent, le Roi de Rome dans son berceau. La vue de ce bel enfant, étonnamment fort pour son âge, lui rendit l’image des siens, alors qu’ils étaient tout petits ; elle donnait pour eux à Murat cette commission : « Tu leur diras que le Roi de Rome est beau comme un ange. »

Ensuite elle commença son enquête, s’efforça de discerner ce qu’il fallait craindre et ce que l’on pouvait espérer, interrogea plusieurs ministres et grands fonctionnaires, vit Cambacérès, l’homme de bon conseil. D’après tout ce qui revenait à la Reine, sa première impression n’était pas mauvaise. Assurément, on ne pouvait se dissimuler que l’Empereur fût irrité, grandement irrité, mais il ne paraissait pas que l’on dût désespérer totalement de son affection et de ses bontés. De ces vagues constatations, Caroline exagère le caractère rassurant afin d’en faire un baume pour Murat physiquement et moralement malade : « Tranquillise-toi, ne va pas te figurer que l’Empereur ne t’aime plus, car cela te rend malade. Il faut dans les événemens plus de calme… Je puis t’assurer, d’après tout ce que j’entends dire, qu’il n’y aura pas de réunion ; sois-en bien persuadé ; je ne te le dirais pas si cela n’était pas. » Elle tira au clair l’affaire d’Aymé, où rien ne lui parut très redoutable ; elle reconnut l’effet désastreux produit par le décret contre les Français. Comme le duc de Campo-Chiaro, ambassadeur des Deux-Siciles, congédié pur ordre de l’Empereur, s’en retournait à Naples, elle le chargea pour Murat d’une lettre où elle précisait les vrais motifs du péril encouru, afin que le Roi ne s’y méprît plus et se comportât en conséquence :

« Mon cher ami, je reçois enfin ta lettre du 23, qui me tranquillise sur ta santé. C’est la première que je reçois depuis mon départ de Naples.

« Le duc de Campo-Chiaro qui se rend à Naples te remettra cette lettre et te confirmera tout ce que je vais te dire. Je te prie d’avance de ne croire que moi ou que ce qu’il te dira, et de te méfier de toutes les nouvelles particulières que tu reçois. D’après tout ce que j’ai entendu jusqu’ici, l’Empereur est très fâché contre toi, et c’est ton décret contre les Français et la suppression de la place du maréchal Pérignon qui sont les principales causes de son mécontentement. On te trompe beaucoup en te faisant croire que ce sont les rapports des personnes qui sont parties de Naples qui ont irrité l’Empereur contre toi, et répandu de mauvaises impressions sur les sentimens envers la France. Je dois te dire la vérité comme je l’ai apprise de toutes les personnes à qui j’ai parlé, afin que tu n’attribues la colère de l’Empereur qu’à sa véritable cause et que tu ne sois pas exposé à te tromper dans la conduite que tu dois tenir. Les personnes que tu accuses[4] se sont parfaitement conduites et ont montré dans ce qu’elles ont dit une réserve digne d’éloges. L’une d’elles est partie pour la campagne presque en arrivant à Paris, et l’autre se tient renfermée au Marais dans sa famille et ne voit pas même ses anciennes connaissances. M. de Campo-Chiaro te certifiera ce que je te dis là. Ecoute-le, il te mettra au fait de ta véritable position, mais il faudra que tu aies le courage de l’entendre et de le croire. Nos intérêts sont communs ; ils ne peuvent être séparés, et tu peux croire que, pour aucune considération, je ne voudrais te tromper dans une circonstance aussi importante. Il faut que tu ne te laisses jamais écarter du système de l’Empereur, car c’est par-là qu’il jugera que tu lui es certainement attaché.

« Je sais maintenant pourquoi Aymé a été arrêté. L’Empereur a vu par les lettres que tu lui adressais que tu mettais une trop grande importance à l’appeler à Naples, et il a pensé que c’était ton principal agent à Paris. On a surpris des bulletins qu’il t’envoyait dans le Moniteur et dans lesquels il te donnait de mauvaises nouvelles. L’Empereur savait qu’Aymé faisait beaucoup de dépenses à Paris, des parties de filles, et qu’il allait souvent au Cercle des Etrangers où se rendent beaucoup de Russes, et que là il parlait de la guerre avec la Russie. Tout cela a extrêmement indisposé l’Empereur contre lui et l’a déterminé à le faire arrêter. Mais il a fait entendre que ce ne serait pas long, et maintenant qu’il est rappelé par un décret au service de France, il n’y aura pas, je l’espère, beaucoup de difficulté pour obtenir sa liberté. Sois sûr qu’aussitôt que l’Empereur sera arrivé, ce sera une des premières choses que je lui demanderai. Du reste, il est bien traité et se porte bien.

« M. de Lavauguyon est entièrement perdu dans ce pays-ci et l’on ne croit pas que l’Empereur consente à son retour.

«… J’ai trouvé ici ton neveu Bonafous le jeune, et j’ai appris qu’il faisait des dettes, et qu’il parlait de toi et de moi d’une manière qui ne peut nous convenir. Je l’ai fait venir, et, voyant qu’il restait parce qu’il n’avait pas de quoi s’équiper et s’entretenir, j’ai cru entrer dans tes intentions en lui promettant une pension de 10 000 francs par an, et pour le faire partir, je lui ai fait payer ici 2 400 francs pour s’équiper et 2 500 pour le premier quartier de sa pension. Il va se rendre sous peu de jours à son régiment. Donne des ordres à M. Lechat (agent financier de Murat) pour que sa pension lui soit payée, et pour que je sois remboursée des 4 900 francs que j’ai avancés. Je ne les avais pas, et j’ai été obligée de les emprunter.

« Je dois te dire à ce sujet que je suis ici dans le plus grand embarras. Mon voyage qui a été plus long que je ne pensais m’a coûté énormément par le séjour que j’ai été obligée de faire à Florence et à Turin. Les gratifications et les cadeaux m’ont épuisée. En arrivant ici, j’ai mis tout mon monde en hôtel garni, où le loyer, la table et les voitures se montent à une somme énorme. Moi-même en arrivant chez mon oncle, j’ai trouvé un appartement à peine meublé, et pour ne pas lui être trop à charge, j’ai été obligée de me fournir d’une foule d’objets indispensables et qui ne s’y trouvaient pas. Il serait bien nécessaire que tu m’assignes une somme par mois pendant mon séjour à Paris, et que tu me la fasses toucher régulièrement ici. Nous allons partir pour Fontainebleau au retour de l’Empereur, et il faut que je fasse mettre mes voitures en état, elles sont toutes brisées. Je veux faire ici le moins de dépenses possible, mais celles qui sont indispensables sont encore trop fortes et je n’ai rien pour y fournir. Je te prie de ne pas me laisser dans la gêne où je me trouve et de prendre des arrangemens pour que je touche régulièrement ici ce que tu m’enverras. Je vais être obligée à de grandes dépenses de toilette et mes quarante et un mille francs y suffiront à peine, et j’ai outre cela toute ma maison à soutenir. Mon oncle a les plus grandes attentions pour moi, et ce matin même, j’ai trouvé sur ma toilette ton portrait sur un vase de fleurs. Toute sa maison est à mes ordres, et cela me nécessitera de grandes dépenses lorsque je le quitterai. J’ai dépensé cinquante mille francs pour payer les dettes que je fais ici pour moi et pour ma maison. Ton voyage (le voyage que Murat avait fait à Paris en avril) ne peut être comparé au mien, tu étais, seul, et j’ai beaucoup de monde à nourrir et à indemniser. M. de Campo-Chiaro te dira combien il est nécessaire que tu m’envoies sur-le-champ des fonds et que tu m’en assignes régulièrement par mois, outre ce que je touche à Naples.

« Adieu, mon cher ami, je t’aime bien tendrement. »

À l’instant où Campo-Chiaro muni de ces lignes va se mettre en route, la Reine reçoit de Murat une lettre qui l’affole ; le Roi se déclare à bout et sur le point d’abdiquer. La Reine bouleversée supplie l’ambassadeur de courir tout de suite à Naples en messager de rassurance, de ne s’arrêter nulle part, de voyager comme un courrier, afin d’arriver à temps pour prévenir une résolution fatale. Campo-Chiaro promet tout, et puis, avec l’indolence napolitaine, au lieu de se hâter, voyage à pas comptés, traîne en route, s’arrête et flâne en plusieurs villes, prend largement son temps et ses aises. Voulait-il se réserver en prévision d’un changement de régime à Naples, s’absenter des événemens dans leur moment le plus critique ? S’il ne trahissait pas le Roi, il trahissait au moins la confiance de la Reine qui lui en voudrait mortellement.

Murat cependant ne donna pas suite aux résolutions annoncées. Au dernier moment, mieux inspiré ou mieux conseillé, il céda quelque peu aux exigences françaises, fit ouvrir Gaëte à nos troupes qui se préparaient à y entrer par effraction ; le conflit matériel fut évité ; on échappait à l’irréparable. À Paris, Caroline travaillait pour le royaume, démentait les bruits d’annexion, rectifiait ou retournait l’opinion d’hommes à ménager. Savary provoqua de lui-même une explication ; ce diable paraissait moins noir qu’on ne le supposait ; il faisait, en tout cas, le bon apôtre, promettait d’arrêter les fâcheuses rumeurs et reconnaissait que l’Empereur conservait pour le ménage « un fonds d’attachement » dont on avait pu s’apercevoir même dans les instans les plus périlleux. Caroline se prit un peu plus à l’espérance de voir le royaume survivre à la tourmente actuelle et d’ « arranger les affaires » lors du retour de l’Empereur.

En attendant, « elle pousse le temps avec les épaules, » comme elle dit ; elle soigne sa santé et se détend un peu dans la compagnie de ses proches. De toute la famille, il n’y avait alors à Paris, en plus du cardinal oncle, que Madame Mère et Paulette. La princesse Paulette revenait d’une cure à Spa, mais elle rentrait toute confuse et se sentait sur la conscience un gros péché ; ayant passé trois jours à Anvers, elle avait fort étourdiment négligé de se rendre à Bruxelles, où se trouvaient alors Leurs Majestés Impériales, et de remplir un devoir de convenance en allant saluer Marie-Louise : « Tu reconnais là Paulette, — écrivait Caroline, — car elle fait toutes ces choses sans y penser, sans y mettre aucune importance. À présent seulement, elle voit qu’elle a mal fait ; elle est bien fâchée et craint d’avoir déplu à l’Empereur. »

Pauline est effrayée du changement physique de Caroline et de l’altération de ses traits ; elle cherche à la consoler, à la distraire. À Paris, l’absence de l’Empereur mettait les membres de la famille en vacances. Ils vivaient sans représentation ni contrainte, assez simplement. On passait les soirées alternativement l’un chez l’autre ; on s’était arrangé, écrivait Caroline, « pour dîner un jour chez Maman, l’autre chez Paulette et le troisième chez mon oncle. » On profitait des derniers beaux jours pour aller en partie de campagne, Madame Mère, l’oncle, Caroline et Paulette, visiter à Morfontaine la reine Julie d’Espagne, revoir le parc sans pareil, empourpré des feux de l’automne. À Paris, en cette morte-saison, les élémens de distraction mondaine n’abondaient guère ; Paulette savait cependant en rassembler quelques-uns, et pour la Saint-Charles, fête de Caroline, voulut lui faire une surprise : « Paulette prépare pour ce soir un petit bal, — écrit Caroline ; — je dois l’ignorer, mais je le sais. » Les endroits publics tentaient peu la Reine : « Je ne suis pas encore allée au spectacle. » L’une de ses distractions favorites était d’aller presque chaque jour voir et caresser le Roi de Rome : « Tu sais combien j’aime les enfans ; celui-ci est charmant, et je passe deux ou trois heures avec lui le plus agréablement du monde. »

Son occupation presque quotidienne est d’agir sur Murat à distance. C’est tout un travail, un travail de Pénélope, que de calmer au jour le jour cet esprit inquiet, ce cerveau en ébullition, cette imagination démontée, ce grand ombrageux qui, à propos des moindres choses, s’irrite, s’alarme et s’offense. La correspondance de sa femme nous fait suivre ses sautes d’humeur et l’inconstance de ses impressions ; parfois, il paraît un peu rasséréné ; quelques jours passent et le voici retombé au plus bas de la désespérance : « Je vois que tu te tourmentes et que tu fais le malheur des autres pour les choses les plus indifférentes. Je désire tant de te voir heureux et je crois qu’il te serait si facile de l’être que je ne puis m’empêcher de te parler ainsi. » L’essentiel serait que Murat rendît pleine confiance à sa femme et lui remît le soin de veiller à Paris aux destinées communes. Or, bien que le ménage soit à l’état de demi-raccommodement, Caroline sent à tout instant poindre des retours de méfiance ; des préventions, des doutes : « Je crains aussi que tu ne comptes pas assez sur moi. Tu ne connais pas mon cœur : lorsqu’il est question de ton bonheur et de ta tranquillité, j’oublie les nuages et les contrariétés. Compte sur moi ; tu n’auras jamais de meilleure amie, ni personne qui te soit plus attaché. Il est vrai que j’ai souffert à Naples, que je n’ai pas été heureuse, mais je sais supporter mes peines. Mais l’idée que tu es malheureux m’est insupportable ; tout se calmera, si tu le veux. L’Empereur s’apaisera, et mets-toi dans l’idée que tous les rois de l’Europe sont comme toi, et l’Empereur a son système et il veut que tu fasses partie du grand Empire… Il faut que tu montres l’exemple, mais ne va pas lui offrir tous les jours ta couronne comme tu le fais, ce n’est point convenable ;… ce n’est point du tout convenable. »

Au fond elle est moins rassurée sur les intentions de l’Empereur qu’elle ne veut le paraître ; tant qu’elle ne l’aura pas vu, l’incertitude de l’avenir la tiendra haletante et torturée. Un jour il lui échappe d’écrire : « Je vois avec plaisir que tu agis de manière à plaire et à contenter l’Empereur ; j’ai cependant besoin de le voir pour être tranquille ; ma santé ne se rétablira jamais avec mes inquiétudes. »


IV

Le retour de l’Empereur est plusieurs fois annoncé, démenti ; le 11 novembre, on apprend enfin que Leurs Majestés sont attendues à Saint-Cloud pour sept heures du soir. La famille, les ministres et dignitaires se précipitent à l’hommage. L’Empereur accueille sa sœur avec intérêt et la trouve maigrie. Il ne tardera pas à lui donner logement au Pavillon de Flore et, dès à présent » lui accorde un service d’honneur. Le premier jour, on ne peut rien lui dire parce qu’il est entouré de toute l’assistance officielle et familiale. Le 16, Caroline obtient un entretien particulier dont elle fait passer à son mari le compte rendu textuel :

« Mon cher ami, je suis allée hier à Saint-Cloud, j’ai trouvé l’Empereur et l’Impératrice dans le salon de famille, ils m’ont reçue avec beaucoup de bonté. L’Empereur m’a fait entrer dans son petit salon, il m’a parlé beaucoup de toi ; je vais tâcher de te rendre mot pour mot sa conversation.

« L’Empereur a commencé par me dire avec force et il me l’a répété plusieurs fois dans le cours de la conversation : « Je n’ai jamais eu le projet de réunir Naples ; je ne veux pas le réunir et je ne le ferai jamais, à moins que le Roi ne m’y force. » L’Empereur a ajouté :

« Que le Roi suive constamment le système continental, qu’il inspire l’amour de la France aux Napolitains, que les Français se trouvent heureux et protégés à Naples, qu’ils n’y soient point maltraités et qu’ils n’aient point à se plaindre des Napolitains. S’il en était autrement, je me verrais forcé de réunir le royaume. Ayant mis un roi français à Naples, ce n’est pas pour que les Napolitains soient moins Français qu’ils ne l’étaient sous la reine Caroline[5], et c’est le Roi lui-même qui doit leur inspirer les sentimens qu’ils doivent maintenant avoir. Que le Roi s’applique surtout à me fournir son contingent de marine, que Naples enfin entre en tout dans le système français. Il faut que le Roi sache bien qu’il fait partie du grand Empire et qu’il me reconnaisse pour l’Empereur, comme font les rois de Bavière et de Westphalie et les autres ; qu’en un mot, il se reconnaisse pour mon grand vassal. Je ne me suis jamais mêlé de son administration intérieure, de son budget ; je ne veux point m’en mêler ; qu’il gouverne comme il l’entendra, je le laisse indépendant, pourvu que son pays entre en tous points dans le système politique et dans les intérêts de la France, et c’est uniquement dans ce but que j’ai donné un roi français aux Napolitains. »

« J’ai dit à l’Empereur que j’allais t’écrire tout cela et que j’étais persuadée que tu t’appliquerais à faire tout ce qu’il désire, mais que je le priais de t’écrire et de te rendre ses bontés, parce que tu ne pourrais jamais être heureux si tu en étais privé. L’Empereur m’a répondu qu’il ne t’écrirait pas ; que le vrai moyen de regagner son amitié et sa confiance était de te conduire en tout comme il le désirait. Il a ajouté : « Quand le Roi sera véritablement utile à la France, quand les Français seront heureux à Naples, quand il aura fourni son contingent de marine, enfin quand je reconnaîtrai que le roi de Naples marche sincèrement dans le système de la France, alors je lui écrirai et je serai persuadé de toutes les assurances d’attachement qu’il me donne tous les j’ours. Le Roi me parle sans cesse d’attachement et d’amour pour moi, et avec cela il ne marche pas dans mon sens, il fait beaucoup de choses inconvenantes et contraires à mes vues, et il espère m’en imposer par ses lettres, parce qu’il connaît ma bonté ; mais aujourd’hui je ne veux plus croire à son attachement que sur des faits et non sur des paroles. »

« Tu vois maintenant, mon cher ami, que tout dépend de toi, et je suis persuadée que tu vas faire tout ce que désire l’Empereur, parce que c’est le seul moyen de regagner ses anciennes bontés. J’ai l’entière conviction, et je puis t’en répondre, que l’Empereur ne veut pas réunir Naples et il me l’a dit à plusieurs reprises, mais il m’a dit aussi plusieurs fois : « J’ai peur que votre dynastie ne règne pas à Naples, quoique je le désire beaucoup et de toute manière ; mais le Roi marche mal, il prend de fausses mesures, et je crains qu’il ne me force plus tard à une réunion que je ne désire pas. »

« L’Empereur sait tout sur Naples, il apprécie le bien et le mal qui s’y font, mais ne crois pas pour cela qu’il y ait des gens qui aient parlé contre toi. L’Empereur ne me parle que de faits connus, il ne juge que sur cela et point du tout sur des propos ridicules et sans fondement. Il m’a dit aussi : » Comment le Roi, qui dit m’être attaché, permet-il qu’on lui envoie de Paris des bulletins remplis de fausses nouvelles et écrits dans un mauvais sens, comme les recevrait un ennemi de la France ? »

« J’ai l’espoir qu’Aymé ne tardera pas à sortir [de prison] et j’’aurai bien du plaisir à t’en donner la première nouvelle…

« Je te remercie de tout ce que tu me dis d’aimable pour ma fête. Je ne regrette de tout ce qui a eu lieu que le dîner que j’’aurais fait avec toi et avec nos chers enfans, que je te prie d’embrasser bien tendrement pour moi. Ma santé est un peu meilleure, je me soigne beaucoup. On a grand tort de répandre à Naples que j’ai été mal reçue. L’Empereur m’a traitée à merveille, avec une bonté infinie, et je vais presque tous les jours à Saint-Cloud. L’Impératrice est parfaite pour moi. Il y a aujourd’hui dîner de famille. J’ai remis à l’Empereur les lettres que tu m’avais envoyées. Il te fera répondre.

« Je t’embrasse tendrement. »

Cette lettre, écrite dans sa première partie sous la dictée de l’Empereur, dégageait parfaitement l’invariable point de vue sous lequel il envisageait ses rapports avec le royaume de Naples : ses communications, ses injonctions officielles tendaient en même temps à établir juridiquement sa thèse. Que Murat se reconnaisse roi vassal, roi sujet, c’est toujours l’exigence péremptoire ; le royaume membre de l’Empire, partie intégrante de la grande unité, partie pourvue d’une administration distincte et d’organes séparés, mais tenue à se relier et à se subordonner très étroitement au mouvement d’ensemble, voilà quelle doit être la base des rapports en droit comme en fait. L’autonomie du royaume en ce qui concerne ses règlemens intérieurs, l’Empereur l’admet ; quant à reconnaître en lui un Etat indépendant, simplement allié et auxiliaire, jamais !

La Reine ne contestait nullement cette manière de voir et engageait son mari à l’adopter : « Si tu étais une bonne fois persuadé que l’Empereur ne veut ni ne désire la réunion, mais qu’en qualité d’Empereur du grand Empire, il ne s’astreindra jamais à traiter d’égal à égal avec les rois de son Empire, si tu avais cette idée-là toujours bien présente, tu t’éviterais bien des désagrémens, des périls… » En principe, Murat n’admettait nullement la théorie impériale ; tout au moins demandait-il que ses obligations vis-à-vis de l’Empire fussent nettement définies et spécifiées. Cependant, comme en fait il paraissait s’assouplir, accordait des satisfactions, montrait notamment quelque bonne volonté à hâter les constructions navales au profit de la France, l’aigu de la crise était passé ; Caroline se flattait désormais de ménager entre l’Empire et le royaume des rapports possibles, à la condition que Murat renonçât une bonne fois à ses intempérances de plume, à sa manie écrivassière, à ses curiosités et correspondances illicites :

« 5 décembre 1811. — J’ai vu hier l’Empereur qui m’a demandé avec beaucoup d’intérêt de tes nouvelles, je suis sûre qu’il est fort content de toi et de la manière dont tu te conduis pour les constructions et pour tout. Ne sois plus inquiet sur son attachement, je suis sûre que tu en auras bientôt des preuves. Le sujet de son courroux est le décret et que les Français ne sont pas bien à Naples ; les correspondances que tu as à Paris ainsi que celles de M. Lechat t’ont fait grand tort. Imagine-toi bien que toutes correspondances publiques ou particulières sont découvertes… Cesse, je t’en conjure, toute correspondance ; la tienne avec Aymé a fait un malheur. Quitte aussi toute correspondance avec la Pédante (Mme Récamier ?) ; je sais qu’elle est mal notée et tu finiras aussi par la faire arrêter. L’Empereur ne veut pas qu’on écrive aucune des nouvelles ridicules qui circulent dans la société ; juge, si c’est ainsi dans l’étranger, ce que cela doit être pour sa famille ; mais, au reste, que te font les nouvelles de la France ? Administre ton royaume, fais ce que veut l’Empereur et ne t’occupe d’aucun autre intérêt et qui pourrait faire notre malheur. Tu resteras à Naples ; il n’est point question de réunion, ne sois pas susceptible sur la moindre des choses.

« Je ne réponds pas à toutes les autres questions, car l’Empereur n’est point à mes ordres et je ne puis lui demander à toute minute à lui parler sur les moindres petites choses ; ainsi calme-toi… Pardonne, cher ami, si je te parle à cœur ouvert, mais je vois d’ici ce qu’il faut faire pour notre bonheur. Si ma lettre te fâche, jette-la au feu ; mais au contraire, si tu trouves que je fais bien de te parler avec confiance, permets que je te dise encore une chose. Tous les Français demandent à revenir, ce qui prouve qu’ils sont malheureux, car s’ils étaient heureux auprès de toi, ils demanderaient à rester. Réfléchis à tout cela, mon ami, je t’écris avec effusion, parce que je sais que toutes ces choses te nuisent et que je ne désire rien tant au monde que ton bonheur et ta tranquillité et que tout le monde en parle. Tu crois qu’on ne sait pas tout, tu te trompes. Je crains que mes deux lettres ne te fâchent ; si cela est, je ne te dirai plus rien. Sois tranquille, tout va bien, tout marche bien.

«… Adieu, mon ami, je fais des vœux sincères pour ton bonheur, crois que je ne désire rien tant que ta tranquillité, sois sûr que ce sont les vœux constans de mon cœur. J’embrasse bien tendrement nos chers enfans. Cette lettre est bien longue, elle m’a un peu fatiguée, j’écrirai un autre jour à nos chers enfans. Je t’embrasse bien tendrement. »

Par chaque courrier, la Reine réitère les mêmes avis, les mêmes instances : elle s’épuise à les ressasser : « Je te répète tous les jours la même chose parce que j’en ai la persuasion. » Un jour, après qu’elle a couvert plusieurs pages de sa fine écriture, sa lettre se termine par ces mots de lassitude physique et morale : « Adieu, mon ami, je suis fatiguée d’écrire. »

Fatiguée, ce n’était pas assez dire ; la Reine était malade pour de bon cette fois et sérieusement malade. Tous les tracas qu’elle s’était donnés en cette année si pleine de tribulations et de heurts, elle les payait maintenant ; elle y avait laissé sa santé : « Ma santé n’est pas bonne, je souffre à présent de la poitrine, je ne puis respirer. Le lait d’ânesse passe cependant depuis quelques jours, mais je maigris de jour en jour davantage. J’ai eu bien du chagrin et bien souffert à Capo di Monte de ce que tu me traitais si mal, pour avoir eu une santé aussi dérangée. À présent, il n’est plus temps et tout revient, excepté la santé, mais je vois que sans le vouloir je vais t’affliger. J’espère avec des soins et un peu de temps me remettre et alors je demanderai à l’Empereur de partir ; mais à présent que je ne suis pas en état de faire le voyage, il serait inutile de le lui demander, car je te dirai qu’il me comble de bontés. L’Impératrice sort de chez moi ; elle est venue me faire visite et m’a trouvée au lit, car je ne me lève que le soir. Elle a été excessivement aimable et m’a demandé avec empressement de tes nouvelles… »

La névrose foncière de Caroline se compliquait alors d’accidens aigus. Son estomac crispé ne supportait plus la nourriture ; après chaque repas, si léger qu’il fût, elle était prise de douleurs violentes, de nausées et de vomissemens. À d’autres momens, c’étaient des malaises indéterminés qui la faisaient souffrir ; les variations de la température l’éprouvaient cruellement. En vain Corvisart, médecin et providence de la famille, l’assistait de son mieux et recourait à ses confrères ; il avait beau user des ressources de la médecine d’alors et prescrire tous les traitemens qui en ce temps-là guérissaient : lait d’ânesse, vin de kinkina, pilules de savon ( !) et vésicatoires, rien n’agissait durablement ; la Reine se sentait fondre et dépérir : « Je suis obligée de faire resserrer toutes mes robes ; » elle se disait « maigre comme un coucou, » elle se disait « aussi maigre que la reine Julie, » la pauvre reine Julie, la débile femme de Joseph, l’éternelle malade.

L’affection dont souffrait Caroline, il est vrai, n’était pas de celles qui abattent et totalement dépriment une femme énergique. Fatigues, malaises, souffrances et même les drogues les plus variées n’auront jamais tout à fait raison de cette frêle femme indomptable. Dans ses pires momens, elle se redresse pour faire face aux soucis et ennuis de tout genre dont elle est assaillie : embarras d’argent, nécessité de tenir tête aux créanciers de l’ambassadeur Campo-Chiaro qui en partant a totalement négligé de payer ses dettes, omissions et inadvertances à réparer, démêlés avec les personnes du service napolitain qui, dépaysées, trouvent tout mal à Paris et semblent s’acquitter de leur fonction par grâce[6]. Parmi les Français, Caroline reçoit ceux qu’elle a intérêt à voir ; elle se tient en relations constantes avec les ministères et les bureaux. Et, le soir, lorsqu’en son appartement du Pavillon de Flore elle est restée couchée tout le jour, il lui faut se lever parce qu’elle a besoin de voir l’Empereur, de lui toucher mot opportunément des affaires du royaume, et aussi parce que Napoléon aime à jouir de sa présence et de sa conversation ; elle doit lui payer en agrémens de société les marques d’intérêt qu’il lui prodigue. Voici comment se passent ses soirées aux Tuileries, en ce mois de décembre :

« Je dîne fort peu, car je ne puis rien manger et je suis au régime. Après mon dîner, je descends assister à celui de l’Empereur. Nous descendons ensuite par les petits appartemens ; nous faisons une partie de billard, et c’est dans ces instans-là qu’il me parle toujours de toi d’une manière fort aimable en me disant : « Eh bien ! notre beau roi de Naples nous aime-t-il toujours ou bien nous boude-t-il ? » Quelquefois il me dit : « Est-il toujours persuadé que je ne l’aime pas ? » Après cela, nous passons dans le salon où on fait entrer les personnes qui ont les entrées, et nous faisons une partie d’husc et ensuite nous allons nous coucher à dix ou onze heures… Bal tous les mercredis chez la princesse Pauline où je danse ordinairement beaucoup, car c’est la seule chose qui m’amuse, quand cependant les étouffemens ne m’obligent à quitter la contredanse, ce qui m’arrive souvent. »

— « Je tâche de distraire Caroline, elle en a bien besoin, » écrivait Pauline à Murat, car Pauline se montrait l’alliée fidèle du ménage napolitain et parfois trouvait le temps de correspondre avec le beau roi. Et rien que l’aspect de ses lettres révèle Pauline, ses goûts de luxe, ses raffinemens, et répond à l’existence dorée et endiamantée que se faisait la folle princesse en cette tragique époque. Son papier à lettres est des plus élégans, de mignon format, glacé, lustré, orné de palmettes et de fleurons qui se dessinent sur les bords en fin relief et font un cadre joli. C’est là-dessus qu’elle écrit : « Croyez, mon cher petit frère, que vous aurez toujours en moi un avocat bien sincère et bien tendre ; » et elle raconte comment elle a plaidé la cause ; elle a été très brave avec l’Empereur : « Je lui ai même tenu tête ; il m’a répondu que j’étais des vôtres, mais je ne crains pas de le faire paraître et je suis bien persuadée qu’au fond du cœur il vous rend justice. Reprenez donc un peu de gaîté, mon cher petit frère… »

Une légère brouille survient pourtant entre belle-sœur et beau-frère, parce que Murat s’est avisé, dans une lettre expédiée par la voie ordinaire, de taquiner crûment Pauline sur ses amours présentes, sur le caprice et le souci du jour, sur le beau Canouville, le pauvre Canouville, expédié en disgrâce à Dantzick par ordre de l’Empereur. Cette lettre, si elle est lue en haut lieu, peut valoir à Paulette beaucoup de désagrémens, car l’Empereur n’entend pas la plaisanterie sur le sujet abordé et n’aime point qu’il en soit parlé. Mais Paulette est bonne fille et pardonne aisément : « Je devrais un peu vous bouder, mais le premier jour de l’an arrive tout exprès pour apaiser votre petite sœur. Elle veut bien vous pardonner à condition que vous répariez vos torts ; elle veut même vous envoyer un petit souvenir ; il vous assurera de son amitié et des vœux qu’elle forme pour votre bonheur. — P.-S. Caroline s’est chargée de choisir pour moi des livres que j’envoie aux petits princes. »

Quant à la façon dont Murat pourrait réparer ses torts, Pauline la lui indique dans une lettre suivante : ce serait que le Roi, si l’on fait la guerre en Russie, prît Canouville dans son état-major et l’y mît en bonne place : « Depuis longtemps, je suis tourmentée, car je suis toujours la même et la personne dont vous me parlez est éloignée et malheureuse. Si vous veniez, vous êtes si bon, mon cher petit frère, que je suis sûre d’avance de votre intérêt pour elle. Vous pourriez rendre sa situation toute différente, et au désir de vous voir et de vous embrasser je joins l’espoir de vous devoir son bien-être. »

Il y aurait ainsi échange de bons procédés entre Pauline et le roi Joachim. Dès à présent, Pauline quête de menues attentions. Si elle envoie des souvenirs, elle ne dédaigne nullement les cadeaux pour son compte et volontiers les provoque. Il lui semble que tout pays soumis à nos armes lui doive en tribut ce qu’il a de rare et de précieux ; pour elle, l’État napolitain est surtout le royaume du corail : « Vous seriez bien aimable, mon cher frère, de m’envoyer une petite parure de corail travaillé. Celle que vous m’avez donnée a été égarée pendant mon voyage, et je la trouvais si jolie que le seul moyen de me consoler est de m’envoyer un nouveau souvenir. »

Pauline aura ses coraux, et Caroline s’arrangera de manière qu’ils lui soient remis le jour de l’an. Mais l’approche des étrennes ajoute aux tracas de Caroline, car ses obligations sont multiples. Pour le Roi de Rome, pour cet auguste filleul, elle commande des étrennes merveilleuses. Murat recevra une écritoire, les jeunes princes recevront de leur mère des cadeaux appropriés à leur âge, et les princesses des médaillons : « C’est un souvenir et non un riche cadeau que je veux leur faire, — écrit Caroline à Murat, — à leur âge, elles ne doivent rien porter de trop brillant ni de trop riche. Les médaillons que je t’envoie sont fort jolis, tels qu’on les fait maintenant et tels que je les porterais moi-même. » Son particulier désir serait de reconnaître les soins dont l’a comblée son oncle Fesch tandis qu’il l’hébergeait. Déjà, elle a songé à le satisfaire en un de ses goûts favoris : « Fais-moi le plaisir, a-t-elle écrit à Murat, d’envoyer au cardinal du café, du bon Moka, mais en grande quantité. Tu le lui as déjà promis ; expédie-le par les rouliers. » Mais le cardinal est encore plus collectionneur que gourmet, et nul cadeau ne lui agréerait autant qu’une ou deux toiles de maître qui figureraient en bonne place dans sa galerie. À son intention, Caroline sacrifierait volontiers deux des plus beaux tableaux qu’elle possède à Naples et notamment, dit-elle à son mari, « celui de Raphaël ou du Pérugin qui était au Mont-Cassin et dont tu m’as fait présent. » Ce chef-d’œuvre, si Murat l’envoyait à temps, arriverait à merveille pour les étrennes du cardinal et contenterait sa friandise d’objets d’art et de curiosité.


V

La correspondance de Caroline nous fait assister au jour de l’an dans la famille impériale, au dernier jour de l’an des temps victorieux, à celui qui se place au seuil de l’année d’abord formidable et subitement sinistre, — 1812. À la première heure, la Reine reçoit de son mari un souvenir qui la touche, un beau diamant, accompagné de l’offre d’allonger jusqu’à cinquante mille francs sa pension mensuelle. Dans la matinée, il faut aller chez l’Empereur lui souhaiter la bonne année. L’Empereur est expansif, jovial, et trouve moyen d’infliger à Murat une qualification nouvelle : « Eh bien ! avons-nous des nouvelles du fier-à-bras ? Est-il toujours en colère contre nous ? Nous aime-t-il toujours ?… » Il faut ensuite se remettre en attitude solennelle pour assister à la réception des grandes autorités, qui se fait cette année avec un déploiement extraordinaire de formalisme et d’étiquette. Le soir, Caroline dîne en famille chez Madame Mère, mais ses souffrances l’obligent à rentrer de bonne heure. Dans la journée, elle n’a pas manqué de passer chez le Roi de Rome et de lui faire porter ses étrennes, un chef-d’œuvre dans l’art des jouets : « une jolie petite calèche traînée par des moutons ; cette calèche était bleu et or ; on a mis le Roi de Rome dedans ; il était joli comme un amour, et il riait beaucoup de se voir dans cette petite voiture. »

À mesure que janvier se passe, Caroline, quoique réduite à vivre de lait, se retrouve assez forte pour paraître aux bals de cour et suivre l’Empereur à ses chasses. À Murat qui lui reproche de ne pas se ménager suffisamment, elle répond que les distractions lui sont recommandées par ordonnance de la Faculté ; les chasses d’ailleurs ont leur utilité : « C’est aux chasses seulement que je puis causer tout à mon aise avec l’Empereur ; jamais il n’est meilleur pour toi que dans ces momens-là et j’avoue que je ne laisse passer aucune occasion, car c’est alors qu’il me dit : « Eh bien ! madame l’ambassadrice, où sont vos parchemins ? Que me demandez-vous aujourd’hui pour notre Orlando ? » Enfin, c’est alors qu’il est gai et qu’on peut lui parler comme on le veut. »

Il changeait parfois de ton. En voyant le pauvre visage de Caroline et ses traits tirés, il la dorlotait de paroles vraiment touchantes ; il avait pour elle des mots de grand frère, attentif et protecteur : « Vous ne vous portez pas bien, vous êtes changée et très maigrie ; restez avec nous, guérissez-vous ; nous aurons bien soin de vous. »

En se mettant au régime combiné des soins et des distractions, Caroline obtient quelque amélioration de sa santé. Bientôt elle pourra profiter d’un beau jour de froid sec pour faire à pied un tour aux Champs-Elysées ; il lui arrive déjà de traverser à pied le jardin des Tuileries. Aussitôt qu’il la voit mieux portante, l’Empereur recommence à l’utiliser, à lui rendre l’emploi où naguère elle excellait, celui de directrice et presque de surintendante des plaisirs officiels. Cette année, comme les menaces de guerre se rapprochent et assombrissent les esprits, le carnaval parisien s’annonce assez morne : l’Empereur décrète qu’il sera brillant ; il faut qu’à tout le monde la cour donne l’exemple et le branle. Donc, des fêtes qui sortent de l’ordinaire, des amusemens qui tranchent sur les banalités courantes, des plaisirs olympiens. Caroline est là pour les composer. On lui donne l’idée d’organiser et de diriger une suite de quadrilles costumés, un grand ballet mythologique, allégorique, et la voici tout occupée à recruter dans le plus noble personnel des Nymphes, des Génies et des Heures qui, sous son commandement, répètent leur rôle, s’alignent, évoluent et font des grâces, en attendant de paraître au jour dit en pleine salle du théâtre des Tuileries, dans le chatoiement des couleurs et le miroitement des gazes pailletées, dans le scintillement des magiques pierreries, sous des constellations de lustres.

À la brièveté des lettres de la Reine, on s’aperçoit bientôt qu’elle est dans le feu des préparatifs et en grand affairement mondain : « Je viens de chez Paulette, où nous avons répété le quadrille qui sera bien beau… Ce soir, il y a un bal chez la maréchale Ney ; demain, ma répétition générale pour le quadrille ; jeudi, le quadrille. Ainsi tu vois que voilà une semaine bien occupée. »

Le 6 février, la représentation a lieu ; à la scène finale, Caroline paraît en manteau de pourpre étoile d’or, coiffée d’un casque à plumes tricolores ; c’est la France, la France en tenue d’apothéose, à qui Rome sous les traits de Pauline transmet l’empire du monde, au milieu de toute la figuration, au milieu des poses balancées et des pas rythmés. Une autre fois, la reine de Naples mène à la suite de l’Impératrice un quadrille en costumes pittoresques et régionaux, une sorte d’entrée et de défilé des nations[7]. Et l’Empereur, satisfait de ces fêtes qui font événement, charmé du lustre et du bel ordre que Caroline apporte à ces divertissemens pompeux, passe bien des choses au mari en considération de la femme. Il accable un peu moins Murat d’exigences hors de proportion avec ses ressources. Dans la période qui s’achève, la Reine a pu terminer plusieurs affaires ; elle a réussi à obtenir l’élargissement d’Aymé que l’on renvoie vivre en sa terre de Melle, dans les Deux-Sèvres, « au milieu de ses chèvres et de ses moutons ; » elle a négocié avec le ministre du Trésor public un arrangement qui allège les charges financières du royaume : « Tu vois, mon cher ami, — écrit-elle à Murat, — que j’ai assez bien arrangé cela et que je ne suis pas une ambassadrice inutile. »

Murat reconnaîtrait-il ces services très réels ? Ce qui par momens dépite et exaspère la Reine, c’est qu’elle sent toujours se croiser des intrigues entre Naples et Paris, s’interposer entre elle et son mari, entre le pouvoir impérial et le Roi, des correspondans malintentionnés, des propagateurs de bruits fallacieux, des fauteurs de mésintelligence. Ces gens-là usent de tous moyens pour raviver la brouille. Par exemple, est-ce qu’ils ne vont pas dire à Murat, à l’encontre de toute vérité, que sa femme ne jouit pas à Paris des égards et des honneurs dus à la reine de Naples. Murat se pique parce qu’aux réceptions de cour on n’aurait accordé à la Reine que le tabouret. Cette fois, l’invraisemblance est trop forte, et Caroline la relève vivement, sur un ton aigre-doux :

« Je ne sais qui a pu te dire que j’éprouvais des humiliations et des désagrémens. C’est un conte ridicule qui n’a aucune espèce de fondement. Il est impossible de recevoir plus de témoignages de bonté de la part de l’Empereur. Il a des attentions infinies pour moi, me témoigne une amitié tendre et me traite en tout comme sa fille. Je suis vraiment comblée de tout ce qu’il fait pour moi. Il m’a donné deux chambellans, un écuyer et des pages. Je dînais seule les premiers jours ; il a voulu que j’eusse toujours du monde à dîner pour me distraire. J’ai tous les jours une table de dix ou douze couverts où j’invite tes amis, des ministres, des généraux. Après mon dîner, depuis sept heures jusqu’à huit heures, toute la cour vient me voir. Ensuite je descends chez l’Empereur où je reste jusqu’à minuit. Les jours de chasse, j’accompagne l’Empereur et l’Impératrice lorsqu’il fait beau et que je me porte bien, et l’Empereur a toujours la bonté de m’attendre pour partir ensemble. C’est lui-même qui m’a engagée à composer et à préparer un quadrille en disant que cela m’occuperait et me ferait du bien. Il ne me voit jamais sans me parler de ma santé de la manière la plus affectueuse. Tous les dimanches, tout le monde se rend chez moi en sortant de chez l’Empereur et l’Impératrice, et ces jours-là je reçois jusqu’à quinze cents personnes. J’ai une voiture à six chevaux parce que tel est le règlement général pour tous les rois et pour toutes les reines, et je ne vois rien d’humiliant en cela. Lorsque je suis arrivée, l’étiquette était de donner le tabouret. 5e n’ai eu que la peine d’en parler une fois à l’Empereur ; il a trouvé mes raisons bonnes, et nous avons eu sur-le-champ des chaises. Il n’y a encore rien d’humiliant dans cette étiquette, et je trouve très juste qu’il y ait une différence entre l’Empereur et nous. Ces différences me semblent très naturelles, et je ne puis croire que ce soit là ce que tu appelles des humiliations. Il n’y a que moi ici de princesse qui aie des pages, et lorsque je vais dîner chez Hortense ou chez Pauline qui n’en ont pas, je suis la seule à table qui soit servie par un page. Je suis également la seule qui aie une voiture de suite et toujours un écuyer à ma portière.

« Tu me parles de fauteuil, et tu as fait ôter le mien partout où il se trouvait comme si j’étais morte. Ton fauteuil a été oublié une fois au théâtre, mais il était dans la grande loge où se trouvaient les princes, et j’étais seule en bas, non en représentation, mais pour me reposer parce que je dansais, et encore cette omission n’a eu lieu que là et cette seule fois, au lieu que le mien a été enlevé de mes appartenons et de partout. Ne me parle pas d’humiliations, c’est à Naples que j’en ai eu, mais je n’en éprouve ici d’aucune espèce, et il est impossible d’y avoir plus de considération. J’ai même ici beaucoup plus de crédit qu’à Naples, car je n’ai qu’à demander aux ministres des places pour les obtenir. Ils font tout pour me faire plaisir, et tu dois bien savoir quelle, était ma nullité à Naples, et qu’il suffisait de m’appartenir pour être mal vu et déplacé. »

Ces amers retours sur le passé s’accompagnaient chez la Reine d’un persistant effort contre ses ennemis de là-bas, Napolitains ou Français, tous artisans de ses précédentes disgrâces, mauvais génies du Roi et du royaume. Forte de son crédit en France, elle essaie de perdre ses ennemis de Naples et de libérer d’eux son mari, soit en provoquant très discrètement l’intervention de l’Empereur, soit en agissant auprès de Murat par travail adroitement calculé. Sa manière est très fine, car elle est aussi habile à nuire qu’à charmer. Point d’attaques trop insistantes qui iraient contre leur but ; des insinuations répétées qui laissent sous-entendre des articulations graves. Il faut voir avec quel art, comme en passant et sans avoir l’air d’y toucher, elle décoche contre ses ennemis le trait aiguisé, envenimé. Un jour, en post-scriptum d’une lettre, elle jette ces mots : « Prends garde à Campo-Chiaro et à Livron. » Campo-Chiaro a failli occasionner par ses retards et son manque de parole la perte du royaume ; Caroline ne néglige aucune occasion de le ruiner dans l’esprit de son mari. Livron le fournisseur lui paraît un homme dangereux, dont le jeu n’est pas clair : « Prends bien garde à Livron ; il y a dans tout cela un micmac que je ne puis comprendre, mais j’ai de bonnes raisons pour te le dire. Fais ton profit de cet avis ; il est plus important que tu ne penses. » Au reste, à en croire la Reine, elle ne s’abaisse pas à haïr un être tel que Livron ; ce qu’elle en dit n’est que pour l’information du Roi et le bien du service. De même, si elle accuse d’autres personnes, elle recommande à Murat de lui garder le secret et de ne point la nommer, de ne lui attribuer aucun motif d’animosité personnelle : « Je pouvais faire du mal aux personnes qui m’en ont fait beaucoup, qui t’ont indisposé contre moi, » mais elle dédaigne d’agir par esprit de vengeance. Ce qu’elle demande au Roi, c’est simplement de se dégager d’influences malicieuses et de suivre son propre sentiment, qui est toujours juste et droit ; qu’il prenne conseil de lui-même plutôt que de confidens subalternes ou de ministres suspects !

Contre le ministre Zurlo, elle emploie la tactique qui a réussi à Zurlo contre elle ; elle l’accuse de vouloir gouverner sous le nom du monarque : « Est-ce donc M. Zurlo qui est roi ? » Voilà un argument qui manque rarement son effet auprès de l’ombrageux Murat. Quant à l’ennemi capital, Maghella, d’autant plus redoutable qu’il agissait masqué, la Reine écrivant à Murat se gardait d’en prononcer le nom ; s’abstint-elle d’agir à l’insu de Murat et par voie détournée ? En sa qualité de Français, Maghella restait sous les prises de l’Empereur. En mars, un ordre impérial lui enjoignit brusquement de quitter Naples et de rentrer sur le territoire français, d’y rentrer dans le délai d’un mois, à peine de rébellion. Cette façon de lui ravir son préfet de police causa au Roi un nouvel accès de désespoir et lui valut plusieurs jours de fièvre. Il s’en plaignit douloureusement à sa femme ; celle-ci joua l’étonnement et fit celle qui ne savait rien : « J’ignore tout ce que tu me dis sur Maghella. » Seulement, en marge de cette lettre, le plus fidèle ami de Murat, Agar, comte de Mosbourg, dépositaire après 1814 et 1815 de la correspondance de la Reine, a jeté cette annotation : « Elle-même avait obtenu l’ordre donné à Maghella de quitter Naples et de se rendre à Paris. Elle-même le disait alors presque publiquement à Paris et depuis elle l’a dit publiquement à Naples. » Conduite assurément risquée, qui n’en concourut pas moins à éloigner de Murat le plus cruel ennemi de la Reine et de la France.


VI

Pour réconcilier totalement l’Empereur et le Roi, Caroline comptait sur le grand événement qui désormais envahissait et emplissait l’horizon : la guerre avec la Russie, cette guerre plusieurs fois entrevue, aperçue dans les brumes du lointain, maintenant certaine, imminente, instante. Les destins vont s’accomplir ; de toutes les parties de l’immensité française et des régions alliées, des masses militaires s’ébranlent, convergent au même point s’adjoignent en Allemagne au rassemblement central ; elles progressent vers les frontières de la Russie en une agglomération d’armées. À Paris, la garde va partir et le grand état-major se forme ; il n’est plus question que de commandemens à distribuer, de nominations et de promotions ; dans les bureaux ministériels, l’affairement est au comble ; les jeunes officiers brûlent d’une belle impatience, vivent dans la fièvre de l’avancement et des grades ; les généraux se fournissent de chevaux de guerre et font leurs préparatifs de rentrée en campagne. D’un jour à l’autre, on peut apprendre que les rapports avec la Russie se sont définitivement brisés, et Murat le sait mieux que personne, puisque à sa cour et presque sous ses yeux une altercation de préséance, suivie de duel, s’est élevée entre le ministre de France et le représentant russe Dolgorouki.

En 1811, Caroline avait craint que Murat ne s’aventurât dans le Nord au préjudice de son royaume délaissé et ne parût ouvrir lui-même la vacance du trône napolitain. À présent, la situation est changée. Après la crise dernière, après tant de conflits aigus auxquels a succédé moins un rapprochement qu’une détente, il est de toute nécessité que Murat donne un gage qui rénove ses titres à la gratitude impériale et par lequel l’accord se restaure pleinement. La Reine désire donc qu’il fasse campagne et y aspire de toutes ses forces. D’après son avis, Murat doit demander à l’Empereur de l’appeler ; il doit s’offrir, mais s’offrir opportunément, au bon moment, sans retard malséant et sans une précipitation indiscrète qui diminuerait le prix de son concours. Sur ce qu’il convient de dire à l’Empereur, elle fait la leçon à son mari, en se donnant comme de raison l’air de la lui demander.

D’abord, elle veut s’éclairer sur les véritables intentions du Roi, qui lui demeurent obscures ; il importe qu’en matière si grave, aucun malentendu ne subsiste entre les époux :

« 13 janvier. — Mon cher ami, ou je me suis mal expliquée sur ma demande si tu voulais faire la guerre, ou tu ne m’as pas comprise. Dans le temps où il n’en était pas question, il était mal à toi de dire à chaque instant : « Sire, je dépose ma couronne, je vais faire la guerre avec vous. » Ce n’était pas le cas. À présent, je te demande si, dans le cas que la guerre ait lieu et que tu veuilles la faire, il serait bien que tu m’envoies une lettre que je pourrais montrer à l’Empereur et qui dirait positivement que tu consens à faire la guerre, si telle est ton intention, si cela entre dans tes vues, et si tu crois que cela puisse te convenir. Examine bien, réfléchis bien avant et sois sûr que je n’agirais que convenablement et que la lettre à l’Empereur ne sera présentée qu’au moment nécessaire, et qu’alors on ne pourra t’accuser ni de présomption ni d’autre chose. Tu as tort de croire que tu ne conserves plus ton franc parler ; l’Empereur t’écoutera toujours avec la même bonté lorsque tu ne diras que les choses qui pourront lui convenir, lorsque tu n’auras plus cinquante personnes à te prôner, comme si en quelque sorte tu faisais un parti contraire, comme par exemple Aymé, Lavauguyon qui s’avisait d’écrire des nouvelles de Paris, ce qui faisait de la peine à l’Empereur. Ainsi, mon cher ami, lorsque tu seras décidé, écris à l’Empereur ou à moi, envoie-moi la lettre, je choisirai le moment favorable pour la montrer, et crois qu’en fidèle ambassadrice, je serai bien heureuse de ne faire que ta volonté. Au reste, faire ton bonheur, n’est-ce pas assurer le mien ? Mais il faut que tu t’en expliques promptement, car, si l’Empereur me parlait, je ne saurais que lui dire… »

Au reçu de ces lignes, Murat écrivit à l’Empereur, en termes passionnés, pour lui exprimer son désir de faire la guerre. Dans ses lettres à la Reine, il se montrait beaucoup moins décidé. En fait, s’il voulait combattre, son intention était d’abord de se marchander, d’obtenir au prix de son concours personnel des allégemens pour le royaume ; il sollicitait une réduction du contingent napolitain et proposait des combinaisons savantes pour restreindre l’effectif naval qu’il devait à la France. Napoléon voulait qu’il vînt gratuitement et de bon cœur, sans conditions. Alors commence un jeu curieux, une interversion des rôles. À mesure que Murat se sentant nécessaire soulève des difficultés, c’est Napoléon maintenant qui fait des avances verbales et se prodigue en paroles câlines : « J’aurais été bien aise, — écrit Caroline le 16 mars, — que tu eusses été hier dans un petit coin pour entendre ce que disait l’Empereur sur toi. Il était d’une amabilité parfaite et il disait mille biens de toi… » Parfois, pour mieux attirer l’autre, Napoléon l’aguiche de paroles de doute ; il fait semblant de ne pas croire à ces belliqueuses ardeurs, à ce feu d’amour et de dévouement qu’on dirait maintenant refroidi ; c’est à son tour de jouer l’amitié déçue et d’adopter le ton sentimental : est-ce que vraiment Mural ne l’aime plus et a perdu le souvenir des grandes confraternités d’autrefois ? non, il ne l’aime plus, puisqu’il s’offre des lèvres et non du cœur ; dès lors, pourquoi l’appeler ?

« 12 mars. — L’Empereur n’a encore rien décidé par rapport à toi ; ton envie d’aller avec lui le comble de plaisir ; cependant, au milieu de tout cela, il persiste à penser que tu ne désires pas faire la guerre. Il m’a dit : « Si le Roi veut venir, que deviendra son royaume ? Vous me dites qu’il veut faire la guerre, montrez-moi la lettre dans laquelle il en parle. » Je suis embarrassée de lui répondre, car tes lettres ne me témoignent pas ce désir violent de faire la guerre ; cependant, j’ai dit à l’Empereur que ton désir, ta volonté d’acquérir de la gloire te portaient à vouloir faire encore une campagne à ses côtés. « Vous vous trompez, me dit-il, le Roi ne veut pas faire la guerre, il me l’écrit, mais il ne le pense pas, il aime mieux son royaume que moi ; il ne veut pas le quitter. » Alors je lui répète ce que je pense de ton attachement pour lui ; il me dit : « Je le crois, cela doit être, il est brave, il a fait tant de campagnes avec moi, il m’est si attaché. » Et de là il ne tarit plus en éloges sur ton compte, il parle des batailles passées, des affaires où tu t’es trouvé avec lui, et sa bonté pour loi et son amitié percent dans tout ce qu’il dit, et ensuite il ajoute : « Cent mille hommes de cavalerie, savez-vous, Reine, ce que c’est ? Et Murat à la tête d’un si beau corps, savez-vous que c’est fort beau ? » Et le puissant magicien d’évoquer des alignemens à perte de vue, un front d’escadrons et de régimens se déployant à l’infini, une armée de cavalerie superbement rangée, prête à s’élancer sous son chef aux combats géans ; par le moyen de Caroline, il fait luire aux yeux de Murat des satisfactions prestigieuses, un régal de gloire, et l’allèche à l’héroïsme.

Après quoi, d’un ton d’incrédulité, avec un hochement de tête, il reprenait : « Mais il ne veut pas venir ; il ne le désire pas, on dit qu’il ne le désire pas. »

Caroline lui affirmait le contraire : « Je fais tout ce que je peux pour le dissuader de cette idée et afin que tu fasses la guerre. De grands événemens se préparent, les préparatifs sont immenses. Je pense qu’il serait fâcheux pour loi que tu ne partages pas autant de gloire et que tu ne profites pas de cette occasion pour effacer entièrement de l’idée de l’Empereur ses fâcheuses impressions sur ton compte, d’autant plus qu’il me paraît dans cet instant très bien disposé pour toi. Mais aussi j’ai des remords, car je crains, en insistant, de te contrarier… »

Murat piqué au vif suppliait maintenant qu’on le mandat, mais le jeu très subtil de l’Empereur était de lui présenter l’appât et en même temps de le faire languir, de tarder à l’appeler tout en lui inspirant la tentation de venir ; il fallait que Murat achetât par une soumission totale la joie de combattre. Le 22 mars, il renouvelait ses instances : « Sire, rappelez votre Murat ; pouvez-vous aller affronter de nouveaux dangers sans lui ? Je meurs si vous ne m’appelez[8]. » Formulant ces supplications éperdues, il ne s’en débattait pas moins comme roi sous les exigences françaises, s’irritait du rapt de Maghella, restait troublé, nerveux, le corps et l’âme en désarroi. Pour le remettre d’aplomb, on eût dit qu’il lui fallait absolument le péril immédiat et physique, la victoire à conquérir de haute lutte et la mort à braver. Jusque-là, il s’affolait de désirs et de colères contradictoires.

À la fin, plutôt que d’encourir d’injurieux soupçons, il cède et se livre, fait demander par sa femme la permission de venir à Paris, sauf à n’y passer que quelques jours, si la guerre n’a pas lieu : « Volontiers, dit alors l’Empereur, écrivez-lui de venir. » Après une dernière reprise d’hésitation, Murat accourt. Le 4 mai, il est à Saint-Cloud où la cour vient de se rétablir, où sa femme est installée au pavillon d’Italie. Bien accueilli par l’Empereur qui se dispose lui-même à partir, il se laisse immédiatement reprendre dans le vaste engrenage où sa place est marquée parmi les rouages essentiels. Il ne résiste pas à commander devant l’ennemi trois corps entiers de cavalerie, à retrouver, dans l’entraînement vers le Nord d’une humanité en armes, son mouvant royaume, son empire équestre. Avec l’Empereur, la réconciliation est patente, officielle, et la confraternité militaire reprend. Au cours de la campagne, devant l’ennemi, Murat obtiendra plusieurs concessions jusqu’alors refusées.

On sait ce qu’il fut pendant la marche sur Moscou, à toutes ces étapes qui se marquèrent en traces de sang sur la terre russe, sur ce sol dévasté par ses propres habitans et sur l’infini des ruines. À le suivre aux affaires d’Ostrowno et de Witepsk, autour de Smolensk, dans ses pointes d’avant-garde, dans ses témérités légendaires et ses gaspillages de bravoure, il y aurait à rappeler quelques-uns des plus fiers souvenirs que la France ait eu à recueillir dans son patrimoine d’honneur. À la Moskowa, il fut parmi ceux qui, dans cette journée sans combinaisons ni manœuvres savantes, toute de forcenée bravoure, violentèrent le succès. Au moment décisif, lorsqu’il fallut reprendre la grande redoute enlevée le matin et réoccupée par l’ennemi, tandis que l’infanterie d’Eugène assaillait de front le retranchement, la charge tournoyante qui s’abattit sur l’intérieur de l’ouvrage en ruée frénétique se fit sous le commandement supérieur de Murat. Que n’est-il tombé là, entouré de ses compagnons d’armes, héroïque et fidèle, en face de la redoute envahie de cavalerie, embrasée de feux, à l’heure où se décidait en victoire française la plus formidable bataille du siècle !


Albert Vandal.
  1. Voyez la Revue des 1er et 15 février.
  2. Sur la façon dont s’opéra en 1808 la transmission des diamans de la couronne d’Espagne, les archives Murat contiennent des documens péremptoires.
  3. Archives Murat.
  4. C’est-à-dire Daure et Lanusse.
  5. La reine Marie-Caroline, femme du roi Ferdinand.
  6. Caroline écrivait à propos de ses Napolitains : » J’ai assez de ceux que j’ai, qui sont mécontens de tout ici et qui me font sentir tous les jours le sacrifice qu’ils me font d’être éloignés de leur famille ; j’avoue que j’en ai assez. »
  7. Voyez spécialement Frédéric Masson, l’Impératrice Marie-Louise, p. 360-374.
  8. Frédéric Masson, Napoléon et sa famille, VIII, 231 232.