L’Édition populaire (p. 13-31).

L’Étranger.


Les aventuriers allumèrent leurs pipes et bientôt des nuages de fumée les enveloppèrent. Puis, l’alcool leur déliant la langue, ils se mirent à conter leurs exploits, avec force jurons. C’était une longue série de vols, à main armée, de meurtres sanglants et atroces dont le souvenir faisait rire aux éclats ces êtres cyniques.

L’ivresse les enflammait peu à peu et leur joie sinistre avait atteint son comble, lorsque des coups violents frappés à la porte leur fit dresser la tête.

— Qui frappe à cette heure indue ? demanda Harry.

— Je vais voir, répondit Jack en se levant.

Il alla soulever un coin du rideau rouge de la large fenêtre donnant sur la rue.

Tous les aventuriers s’étaient levés comme un seul homme et avaient saisi leurs carabines, prêts à en faire usage si le besoin s’en faisait sentir.

Harry dirigea vers la porte un regard anxieux, en disant :

— Qui se présente bien ici à une heure aussi tardive ? Nous aurait-on suivi ? C’est peu probable. Nous nous sommes retirés au galop et personne n’aurait eu le temps de donner l’alarme. La femme de chambre avait disparu, c’est vrai… Mais il y a assez loin, pour un piéton, de la maison de Montluc à Toronto, pour qu’elle n’ait pas eu le temps de mettre les policemen à nos trousses…

Déjà, Jack revenait :

— C’est un cavalier, dit-il.

— Est-il seul ? demanda Harry.

— Oui. Sans doute, quelque voyageur attardé qui a perdu son chemin.

Harry poussa un soupir de soulagement et, haussant les épaules, il gronda :

— Qu’il aille au diable !

Mais les coups redoublaient à la porte de la taverne.

— Au diable soit l’intrus ! reprit Harry.

— Si nous éteignions la lampe, proposa Jack.

— Hum ! ce serait éveiller les soupçons, remarqua un aventurier. L’étranger a frappé ici parce que, sans aucun doute, il a vu la fenêtre illuminée dans la nuit.

— Que faire alors ?…

— Le parti le plus simple et le plus sage, dit un autre, serait de lui donner les renseignements qu’il demandera et de lui indiquer sa route, s’il l’a perdue.

Harry était perplexe.

— Il est un fait certain, lui dit son compagnon, c’est que l’inconnu qui se présente ici à cette heure ignore qui nous sommes. Si demain, il déclare qu’on lui a refusé l’entrée de la taverne, ce fait éveillera les soupçons. Le parti le plus sage est donc, en effet, de lui ouvrir et de s’en débarrasser au plus tôt.

Les coups redoublaient de plus belle et une voix autoritaire et furieuse s’élevait, mêlée au bruit du vent.

— Oui, ouvre, Jack, dit enfin Harry, et congédie au plus vite cet intrus. Un instant… auparavant, cachons ce cadavre sous le banc et dissimulons la jeune fille derrière nous.

Maintenant les coups assénés à la porte décelaient l’impatience poussée à son paroxysme.

Pendant que l’on cachait le cadavre et que l’on dissimulait la jeune fille, le tavernier se leva et alla ouvrir.

Un homme enveloppé dans un long manteau apparut sur le seuil.

— Hé ! mon maître ! dit-il d’un accent à la fois autoritaire et railleur en s’adressant au tavernier, il vous a fallu du temps pour vous décider à me livrer passage dans votre cambuse maudite !…

— Que désirez-vous ? demanda Jack d’un ton hargneux, en se plaçant devant lui.

— Ce que je désire ? répliqua l’étranger. La belle question. Que désire-t-on quand on pénètre dans une taverne si ce n’est se rafraîchir et se reposer ?

— C’est que… l’heure est bien avancée…

— Qu’importe !… Votre taverne n’est-elle pas ouverte pour tout le monde ? Allons, faites-moi passage et occupez-vous de mon cheval.

Et, repoussant d’un geste décidé le tavernier, il pénétra dans la salle en secouant son manteau humide et en faisant sonner les éperons de ses bottes.

L’étranger apparut alors en pleine lumière.

C’était un fringant cavalier de vingt-cinq ans environ, à la mine altière et superbe, de taille un peu au-dessus de la moyenne, élancé, souple et nerveux. Sa belle tête, au regard impérieux et pétillant, reflétait l’intelligence et l’audace. Il portait la moustache relevée et la « royale » en bataille, à la manière de ces chevaliers du temps de Louis XIII immortalisés par les romans de cape et d’épée.

Dressé dans une attitude belliqueuse, comme un coq sur ses ergots, le buste en arrière, un poing sur la hanche, dans une attitude que l’on devinait habituelle, faisant résonner avec impatience les éperons sonores de ses bottes, il semblait provoquer ou défier d’invisibles ennemis.

Il s’était arrêté au milieu de la taverne. S’apercevant que Jack l’avait suivi, il se retourna à demi et s’écria :

— Eh bien ! mes ordres sont-ils exécutés ?…

— Vos ordres ?… dit Jack d’un ton sarcastique.

— Ne vous ai-je pas dit de faire conduire mon cheval à l’écurie et de lui donner une double ration d’avoine ? reprit l’inconnu qui semblait fort surpris de n’avoir pas été obéi sur le champ.

— Mais, dit Jack, narquois, je n’ai plus de place dans l’écurie pour votre cheval.

Un éclair d’indignation et de colère passa dans les yeux de l’étranger.

— Mordious ! sandious ! s’écria-t-il d’une voix retentissante et avec l’accent qui décèle d’une lieue les fils de cette Gascogne si féconde en aventuriers de toute espèce, qu’entends-je ! Pas de place pour mon cheval ! Auriez-vous l’audace de vous moquer de moi, mon maître ? Pas de place ! Mais il faut en faire et rapidement !

— Impossible, continua Jack toujours narquois, tout mon établissement est occupé et…

L’indignation et la colère de l’étranger qui semblait ne pas s’être souvent heurté à tant d’insolence, avaient atteint leur paroxysme. Il fit claquer la cravache qu’il tenait à la main avec un tel fracas, une telle violence, une telle fureur, que le tavernier, craignant d’être atteint, recula et perdit du coup et son attitude insolente et son sourire narquois :

— Capédédious ! s’écriait l’étranger au comble de l’exaspération, est-ce ainsi, maroufle ! que vous comptez recevoir le chevalier Gaston Terrail de Bayard d’Arsac comte de Savignac, quand il daigne honorer votre établissement de sa présence ?

Jack était littéralement étourdi, abasourdi, ébahi.

Il balbutia quelques phrases incohérentes tout en tournant un regard sournois vers les aventuriers qui, accoudés à leur table, attendaient, en spectateurs impassibles, sinon impatients, la fin de ce colloque.

— Trêve de paroles ! trancha l’étranger sans daigner accorder un regard d’attention aux clients du coin vers qui se portaient les regards du tavernier, faites sans tarder une place pour mon cheval, donnez-lui double ration et servez-moi à souper.

Et il accompagna ses paroles d’un strident sifflement de sa cravache qui eut le don de faire sursauter et frémir mister Jack. Celui-ci désormais dompté, ne sachant trop que faire et doutant de l’appui des aventuriers, se décida à temporiser. Il baissa la tête et se mit en devoir d’obéir.

Il sortit donc pour conduire le cheval à l’écurie.

L’étranger, soudain calmé, daigna alors seulement parcourir du regard la taverne, ses yeux se portèrent avec indifférence, en passant, sur les aventuriers, puis il choisit le meilleur siège qu’il approcha du poële et s’assit commodément, exposant ses bottes mouillées à la chaleur.

— Malédiction ! gronda Harry entre ses lèvres, « il » s’installe ici comme chez lui et n’a pas l’air de vouloir nous laisser le champ libre.

— C’est un étranger, observa un des aventuriers.

— Oui, continua Harry, encore un de ces Gascons qui viennent chercher fortune ici, depuis qu’ils ne la trouvent plus à Paris ou dans d’autres villes d’Europe. Ce sont des aventuriers…

— Des fiers-à-bras, des tranche-montagnes, comme on dit là-bas, ajouta un de ses compagnons.

— Oui, surenchérit un autre, ces gens-là ont une morgue et une insolence particulières. J’en ai connus plus d’un en Californie et je puis vous affirmer qu’ils ont plus de « bec » que de poigne.

— Il est un fait certain, reprit Harry, c’est que cet homme nous gêne et que s’il ne part pas volontairement, nous devrons le mettre à la porte ou nous en débarrasser d’une façon ou d’une autre…

— Ce sera chose aisée, dit un de ses compagnons.

Mais l’étranger ne semblait pas disposé à évacuer les lieux de si tôt. S’étant chauffé, il s’était installé à une table, avait déposé son manteau et ses armes près de lui, et il se préparait à faire honneur au souper.

Sur les entrefaites, Jack était rentré et s’entretenait avec son hôte qui lui donnait des ordres précis relatifs au menu d’un souper froid.

Comme le tavernier se retirait pour exécuter ces ordres. Harry frappa la table de son verre pour attirer son attention :

— Eh bien ! Jack ! dit-il à voix basse, compte-t-il rester longtemps ici ?

— Il compte souper et passer la nuit. Il exige une chambre !…

— S’il pouvait aller se coucher tout de suite, ce ne serait là qu’un demi-mal, mais sa présence ici nous importune. Nous n’avons pas de temps à perdre et nous devons enlever un cadavre et une jeune fille, sans attirer son attention.

— Je sais… je sais… mais… allez donc le lui dire ! C’est un homme intraitable…

— En aurais-tu peur ? dit un des aventuriers. Attends un peu, je vais lui régler son affaire, moi, et le mettre à la porte sans tarder.

Et se levant, il se dirigea vers l’étranger et se campa devant lui :

— Mister, dit-il, J’aurais quelques mois à vous dire.

L’étranger leva la tête d’un air dédaigneux et lui répondit :

— Je vous écoute. Soyez bref !

— Bref !… bref !… je compte l’être, en effet. En un mot, voici : nous avons quelques affaires à régler et votre présence nous gêne…

— Plaît-il ? fit l’étranger avec hauteur. L’ironie, monsieur, fleurirait-elle dans ces parages incultes ? Si j’ai bien compris, ma présence vous gêne. Il y a un moyen bien simple, monsieur, d’éviter cette gêne, c’est que vous alliez traiter vos petites affaires autre part. Quant à moi, je vous répéterai une parole d’un de mes cousins au 6e ou 7e degré, je crois : « j’y suis. J’y reste ! »

— Mais nous sommes entrés ici les premiers.

— Raison de plus pour ne pas être les derniers à sortir.

— Vous avez de l’audace !…

— C’est ce qu’on a toujours prétendu dans mon pays et je ne m’en défends pas.

— Vous êtes un fanfaron ?

— C’est peut-être vrai aussi, mais cela je n’ai jamais permis à aucun de mes laquais de le dire sans leur infliger une volée de bois vert.

Et, l’étranger ayant saisi sa cravache, la fit siffler.

L’aventurier, pour ne pas être atteint, recula d’un pas et saisit son browie-knife. Mais l’étranger, qui portait aussi allègrement qu’orgueilleusement les noms ronflants et nombreux de chevalier Gaston Terrail de Bayard d’Arsac de Savignac, mais que nous nous bornerons à appeler tout simplement, comme il permettait qu’on l’appelât quand on avait eu l’honneur d’être admis dans son intimité, le chevalier d’Arsac tout court, l’étranger, disions-nous, avait vu le geste.

Avec la rapidité de la foudre, il avait bondi sur son adversaire et, déployant une force dont on ne l’eût point cru capable, il lui asséna sur la tête un formidable coup.

L’aventurier tomba assommé.

Ses compagnons se préparaient à intervenir lorsqu’au même moment leur attention fut attirée par un événement inattendu.

Soit qu’elle eut espéré un secours dans la présence d’un étranger, soit qu’une pensée de révolte l’eut agitée, Mlle Montluc s’était soulevée, quelques instants auparavant en poussant un profond soupir. Comprenant le danger de sa situation, Harry s’était tourné vers elle et voulant assujettir plus étroitement le bâillon, il avait commencé par le dénouer. Croyant qu’un nouveau péril la menaçait, la pauvre jeune fille se cabra devant la face menaçante de son ravisseur. Celui-ci vit dans cette attitude un geste de révolte et résolu d’en finir, il lève son poignard pour en frapper sa captive.

Mlle Montluc vit briller l’arme et affolée, elle recula, et poussant un cri d’angoisse mortelle.

C’est à ce moment que le chevalier venait de terrasser son adversaire.

La rumeur des aventuriers aussitôt suivie par le cri d’angoisse de leur prisonnière attira son attention. Dans une vision rapide, il vit un homme au visage mauvais lever son poignard vers une inoffensive enfant baillonnée et ligotée.

Il frémit d’indignation et, comme mu par un ressort, en un instant, il eut saisi un de ses pistolets, visé et tiré.

La balle atteignit la main de Harry au moment même où le poignard allait s’abaisser sur sa victime.

Les aventuriers poussèrent un même cri d’étonnement.

— Un rude tireur !… dit l’un d’eux dans un spontané et involontaire mouvement d’admiration.

Il y eut un moment de silence terrible, pendant lequel la jeune fille profitant du désarroi causé dans la troupe des aventuriers, se détacha de l’étreinte de son ravisseur et s’échappa.

Elle vit le chevalier d’Arsac accourir, rayonnant d’indignation, de force et de colère, et il lui apparut comme peut apparaître à une âme torturée par des monstres infernaux l’Ange sauveur.

Elle tendit vers lui ses mains, ligotées et, l’implorant du regard, elle cria :

— À moi ! au secours !…

Déjà, il était près d’elle et, la main étendue, il la protégeait.

— Ne craignez rien, madame, dit-il.

Il y eut un moment d’émoi parmi les aventuriers étonnés de l’intervention soudaine de l’étranger et, aussi impressionnés, il faut le dire, par la sûreté de son tir.

Mais le chevalier d’Arsac était maintenant devant eux et, les mains appuyées sur sa ceinture garnie d’armes multiples, — un véritable arsenal de guerre — il les menaçait les provoquait de son regard flamboyant.

— Ah ! ah ! misérables ! rugit-il en donnant de l’amplitude à son accent claironnant, retentissant comme une sonnerie de combat, je comprends désormais pourquoi ma présence vous gênait, lâches ravisseurs de femmes ! Oui, pour votre vile besogne il faut les ténèbres et la solitude et les bandits de votre espèce craignent les hommes qui savent se défendre et attaquer ! Mais, Mordious ! sandious ! Capédédious ! Nous allons en découdre. Allons, bandits, allons, les lâches, venez mesurer[illisible] votre taille à celle du chevalier Gaston Terrail de Bayard d’Arsac de Savignac !…

Et, de nouveau dressé sur ses ergots, il les défiait, leur lançant au visage ces paroles cinglantes comme il avait lancé quelques instans auparavant sa cravache à la face de son agresseur.

Tout d’abord intimidé par cette intervention imprévue de l’inconnu, et souffrant de la blessure de sa main, Harry se ressaisit cependant. La rage crispait ses lèvres. Il tourna ses regards vers ses hommes : ensemble en décomptant les deux aventuriers dont l’un était mort l’autre assomé, ils étaient cinq.

Cinq contre un !

Pouvait-on abandonner l’espoir de vaincre ?

Harry ricana :

— Nous allons nous mesurer, Mister le fanfaron, l’homme au cinq noms !…

— Cinq noms ; soit ! plaisanta d’Arsac, ce n’est point trop, quand on vaut cinq hommes !

Allons ! mes braves, montrez que vous savez attaquer d’autres êtres que des femmes !

Harry fit un signe que comprit ses hommes.

D’un même mouvement unanime, cinq bras brandirent à la fois revolvers ou bowies-knifes.

Mais d’Arsac avait prévu l’attaque.

Étendant la main gauche, il fit reculer Mlle Montluc et au moment où les armes des adversaires le menaçaient, il saisit une table par un des pieds et, s’en servant comme d’une massue, il la lança sur ses ennemis au moment où ceux-ci tiraient. Puis avec une agilité de clown il fit une pirouette et s’étendit à terre. Les balles ennemies allèrent se loger dans les murs, cependant que la table jetait le désarroi dans la troupe des aventuriers étonnés de l’arrivée intempestive d’un projectile aussi original.

D’Arsac mit à profit cette première débâcle en déchargeant son révolver.

Deux hommes tombèrent mortellement atteints.

Jack, le tavernier, voyant que les affaires se gâtaient s’était prudemment retiré dans ses appartements particuliers.

Il restait trois hommes : Harry et deux de ses compagnons.

Tous trois, surexcités par la rage et la soif de vengeance, bondirent vers le chevalier d’Arsac, brandissant d’une main un revolver, de l’autre leur bowie-knife. Ils tirèrent dans la direction de l’étranger ; mais ce diable d’homme changeait de tactique et de position avec une rapidité déconcertante.

Comme ils tiraient dans sa direction, d’Arsac avait bondi à l’écart et il déchargeait son revolver à bout portant dans le visage d’un adversaire.

— À nous trois ! cria-t-il ne voyant plus que deux hommes valides à combattre.

— En avant ! cria Harry.

Et, profitant du moment où son compagnon s’avançait vers le chevalier d’Arsac, il recula précipitamment vers la porte qu’il ouvrit rapidement et referma derrière lui. Sentant la partie perdue, il prenait prudemment la fuite.

Son compagnon pendant ce temps avait bondi vers le chevalier : celui-ci avait brandi son large couteau de chasse. Le bandit poussa un cri d’atroce souffrance ; l’arme de l’étranger l’avait éventré. Il tomba dans une mare de sang.

— Mordions ! gémit le chevalier, le dernier m’a faussé compagnie au moment où je me proposais de le recevoir avec tous les honneurs dus à son rang. Ah ! le vilain !

Il courut à la porte et l’ouvrit juste au moment où un cavalier partait au galop et disparaissait dans les ténèbres.

— Ah ! Sandious ! voilà mon homme, dit-il. S’il n’est pas très fort dans l’art de l’attaque, il semble l’être éminemment dans celui de la retraite. Ma foi, on ne peut pas avoir tous les talents. Pour ta part, chevalier mon ami, souviens-toi des sages paroles de feu ton père : Il ne faut pas chasser plusieurs lièvres à la fois !

Il rentra dans la salle et put voir la face effarée du tavernier qui se dissimulait prudemment dans l’entrebâillement d’une porte.

— Eh ! l’ami ! cria-t-il. C’est le moment de me servir à souper. C’est étonnant ce que ces petits jeux de société m’ont ouvert l’appétit. Servez-moi donc.

Le tavernier s’avança en tremblant :

— Approchez donc, mon brave, et servez-moi, vous dis-je. À propos quel est votre nom ?

— Jack, Mister.

— Jack, très bien ce nom me convient, il me rappelle celui d’un de mes chiens.

Eh bien ! Jack, mon souper est-il prêt ?

— Oui, mister.

— Assez de mister, Jack, appelez-moi monsieur le comte, tout court. J’aime mieux ça.

— Bien, monsieur le comte.

— Et ma chambre ? Avez-vous trouvé une chambre digne de ma seigneurie ?

— Oui, maintenant j’ai une chambre disponible… vous avez fait de la place, ajouta Jack en montrant les cadavres.

— C’est ce qui me semble, en effet, conclut le chevalier. Mais, au fait, j’oubliais cette pauvre dame… Mettez deux couverts, Jack.

Et le chevalier courut vers un coin de la taverne où Mlle Montluc, brisée par les émotions, se tenait blottie. Il s’empressa de couper les liens qui lui ligotaient les poignets et d’arracher le bâillon qui avait glissé sur son cou.

Tremblante et émue, elle remercia en pleurant le chevalier d’Arsac. Celui-ci la prit délicatement par la main et la fit asseoir. Mais Mlle Montluc était en proie à la plus vive agitation : elle raconta à son sauveur les terribles péripéties de la nuit : l’arrivée des bandits inconnus, l’attaque de leur maison, son père et ses domestiques massacrés.

— Monsieur votre père est-il mort ? demanda d’Arsac.

— Je le crains, hélas ! répondit la jeune fille et je n’aurai de repos qu’après lui avoir prodigué mes derniers soins.

— Je vous comprends, madame, répondit le chevalier. Je vais à l’instant vous conduire chez vous et, s’il en est temps encore je vous aiderai à sauver M. votre père.

Puis se tournant vers le tavernier qui apportait des plats :

— Jack, gardez mon souper pour demain.

— Ah ! monsieur le comte !… J’avais apporté tous mes soins.

— Peu importe ! ce souper ne sera pas moins froid demain qu’aujourd’hui. Allez me chercher mon cheval.

— Bien mister… monsieur le comte veux-je dire.

Décidément, Jack avait été dompté.

Un instant après, le chevalier d’Arsac partit au galop portant en croupe la jeune fille qu’il venait de ravir aux mains des meurtriers.

Resté seul, Jack fit l’inspection de sa taverne et se mit en devoir de dévaliser consciencieusement les victimes du chevalier.

— Good Heavens ! quel homme ! se disait-il. J’ai bien fait de filer doux et de me tenir coi avec un hôte de cette trempe !

Et tout en parlant, il tirait des poches et des bourses des cadavres les dollars donnés par Harry.

tout à coup, il vit un homme bouger : c’était l’aventurier assommé par le chevalier d’Arsac et qui reprenait ses sens.

Jack courut à lui, saisit son browie-knife et lui trancha proprement la gorge :

— Nous ajouterons celui-ci au compte de Monsieur le Comte, ricana-t-il. Je n’ai pas l’intention de faire de partage.

Il compta son butin. Certains cadavres lui avaient rapporté cent dollars, d’autres davantage. Le compagnon de Harry portait un portefeuille bourré de banknotes ; mais, pour sauver les apparences, le tavernier n’y toucha pas.

— Je n’ai pas perdu ma nuit, grommela Jack en matière de conclusion. Maintenant allons nous coucher ; demain à la première heure il faudra prévenir les policemen de Toronto.

Et, ayant solidement fermé sa porte et éteint sa lampe, Jack se retira dans ses appartements privés.