L’Édition populaire (p. 1-13).

L’EXPÉDITION NOCTURNE.


Le vent soufflait avec fureur.

Poussée par d’incessantes rafales, une pluie cinglante battait le sol avec un crépitement sonore.

Il était dix heures du soir environ. La campagne semblait déserte. Le ciel était d’un noir d’ébène.

Seule, une lueur rouge trouait les ténèbres.

Soudain, sur cet écran de lumière provenant des fenêtres d’une maison isolée, se découpèrent deux silhouettes humaines, enveloppées de longs manteaux, les bords du chapeau rabattus sur les yeux.

Les deux voyageurs nocturnes s’arrêtèrent devant la porte qu’ils frappèrent avec violence, tout en pestant contre la pluie qui leur fouettait le visage.

Quelques instants après, l’huis tourna sur ses gonds. Les deux voyageurs pénétrèrent dans une assez vaste salle éclairée par des lampes fumeuses et embrumée par la fumée du tabac. C’était la salle publique d’une taverne borgne. Tandis que le tenancier sommeillait derrière son comptoir, cinq hommes aux mines farouches s’entretenaient à voix basse autour d’une table chargée de verres.

Le jeune garçon qui avait entrebâillé la porte observa avec méfiance les nouveaux arrivants. Il ouvrait la bouche pour parler, lorsque l’un des voyageais lui frappa l’épaule en disant d’un ton qui semblait vouloir être rassurant :

— Ne craignez rien… nous sommes attendus.

Et il se dirigea, suivi de son compagnon, vers l’endroit où se tenaient les cinq buveurs à l’aspect farouche. Ceux-ci se tournèrent à demi vers les nouveaux arrivants.

— Ah ! ah ! voilà le chef ! dit l’un.

Et se tournant vers ses camarades, il ajouta :

— C’est mister Harry.

— Chut ! dit celui-ci en fronçant les sourcils. Il est inutile de prononcer mon nom ici…

Les buveurs s’étaient levés en saluant. D’un geste, celui qu’on avait appelé mister Harry les engagea à se rasseoir, puis s’attablant à son tour avec son compagnon, il commanda de nouvelles consommations.

Lorsque les verres furent emplis de wisky et de gin, mister Harry fit signe aux six hommes qui l’entouraient de se rapprocher de lui. Puis à voix basse, il leur dit :

— Mister Hawtrey vous a dit sans doute ce que j’attends de vous.

Quelques hommes esquissèrent un geste équivoque qui signifiait qu’ils attendaient quelques éclaircissements ou quelques renseignements secondaires.

— En un mot, voici de quoi il s’agit, continua mister Harry. À un mille d’ici environ s’élève une maison presque isolée, habitée par un vieillard, une jeune fille et trois domestiques, dont une femme. Votre besogne consiste en ceci : pénétrer dans l’habitation comme vous l’entendrez et tuer le vieillard et la jeune fille. Quant aux domestiques vous en ferez ce que vous voudrez ; mais il faut que les deux propriétaires de l’immeuble meurent cette nuit.

— Nous sommes prêts, dirent cinq voix.

— Bon. Nous allons nous mettre en route… L’heure est avancée déjà. Je vais vous compter à chacun cinquante dollars.

Il fit un signe à son compagnon qui sortit un portefeuille de dessous son manteau. Quelques minutes après, chaque homme avait reçu son acompte pour la sanglante besogne qu’il allait entreprendre.

Puis, mister Harry donna le signal du départ.

Les buveurs se levèrent. Tous portaient le pittoresque costume des aventuriers et des chasseurs de prairies canadiens ; larges sombreros, vestes en peau de buffles, hautes bottes. Ils étaient armés de carabines, de revolvers et de bowie-knives.

— En avant ! dit mister Harry.

Puis se tournant vers le tenancier de la taverne qui, en entendant ses clients se lever, avait ouvert ses petits yeux fureteurs et sournois :

— Holà ! Jack, nos chevaux sont-ils prêts ?

— Oui, oui ! James va les chercher à l’écurie.

Sur un signe du patron, le garçon qui portait le prénom de James sortit, suivi de près par Harry et ses hommes.

Un instant après, ceux-ci étaient à cheval et partaient au galop dans la tempête.

Ils se dirigèrent d’abord vers Toronto, la capitale de la province d’Ontario, dans le Haut-Canada ; mais lorsqu’ils approchèrent des premières maisons de cette ville, ils obliquèrent à droite, en prenant un chemin qui s’engageait dans la campagne.

Après un quart d’heure de course, ils arrivèrent enfin devant une vaste habitation dont aucune fenêtre n’était éclairée.

Les sept hommes descendirent de leurs montures et Harry, ayant abaissé sur ses yeux les bords de son chapeau, s’avança vers l’habitation. Il sonna à la porte.

Quelques instants après une fenêtre de l’étage s’ouvrit et la tête d’un domestique apparut :

— Que voulez-vous ? demanda une voix.

— Nous voulons parler sans tarder à Monsieur Montluc… il s’agit d’une affaire de la plus haute importance.

— L’heure est bien tardive, reprit la voix. Revenez demain matin.

— Je vous l’ai dit reprit Harry, il s’agit d’une affaire importante et je dois absolument parler à votre maître à l’instant.

— Qui êtes-vous ?…

Harry hésita. Il semblait fort perplexe. Enfin, il répondit.

— Mon nom ne lui apprendrait rien, je lui suis inconnu.

Le domestique avait remarqué l’hésitation de Harry et dit, sur un ton de méfiance qui n’échappa pas à son interlocuteur :

— Mon maître ne reçoit jamais personne à pareille heure.

Et il referma la fenêtre.

— Finissons-en, s’écria Harry avec colère, enfonçons cette porte.

Deux aventuriers s’avancèrent et, tirant une hache de leur ceinture, attaquèrent l’huis avec force.

La pluie tombait toujours à torrents et le vent s’engouffrait dans les manteaux des sept hommes massés devant l’habitation silencieuse.

Au bruit des coups de hache, une lumière apparut aux croisées de l’étage. Une fenêtre s’ouvrit de nouveau et une voix cria :

— Ah ! scélérats ! voilà la communication urgente que vous aviez à faire à M. Montluc !… Attendez… nous allons vous envoyer la réponse !…

Quelques instants après on entendit du bruit dans la maison. Puis un vieillard à barbe blanche et deux hommes, deux domestiques sans doute, apparurent de nouveau à la fenêtre. Ils étaient armés de carabines.

— Arrêtez, cria une voix chevrotante, ou nous allons tirer.

Mais, à ce moment la porte venait de céder sous les coups de hache, et comme une trombe, six des aventuriers pénétrèrent dans le corridor, tandis que l’un d’eux restait au dehors, dissimulé dans les ténèbres, pour garder les chevaux.

Ce fut une ruée furieuse dans la maison tantôt encore si paisible. Les chambres du rez-de-chaussée furent inspectées : il ne s’y trouvait personne. Les six bandits gravirent l’escalier ; mais comme ils allaient atteindre l’étage, des coups de feu éclatèrent. Les assiégeants se défendaient.

Mais les aventuriers n’étaient pas hommes à reculer devant un obstacle.

— En avant ! cria Harry en poussant ses auxiliaires devant lui.

Il y eut une poussée dans les ténèbres éclairées seulement par les éclairs de la poudre.

Un des aventuriers poussa un cri de rage : il avait été blessé au bras. Mais ses compagnons venaient d’atteindre l’étage.

Ils se trouvèrent en présence de M. Montluc et de ses deux domestiques mâles. Dans une chambre, on entendait des cris de femmes.

— Arrêtez ! bandits ! s’écriait le vieillard.

Mais déjà les aventuriers s’étalent rués sur ses domestiques : l’un d’eux fut tué d’un coup de feu tiré à bout portant. L’autre s’était élancé vers les aventuriers et, déchargea sa carabine sur l’un d’eux : le bandit chancela blessé mortellement. Mais à son tour, le domestique s’effondra, la tête fracassée.

Sous l’avalanche humaine qui se précipitait vers lui, le vieillard recula, entr’ouvrant la porte d’une chambre éclairée. Ses adversaires pénétrèrent sur ses pas dans une grande salle où une jeune fille de dix-huit ans se débattait dans les bras d’une femme de chambre.

C’était Mlle Montluc. Elle était d’une merveilleuse beauté et l’innocence se peignait dans la douceur de ses traits divins. Voyant son père rentrer, en reculant, elle s’échappa des bras de la femme de chambre, et courut à lui, l’enlaçant de ses bras, tâchant de lui faire un bouclier de son corps.

Déjà quatre carabines s’étaient levées, menaçant le vieillard :

— Grâce ! s’écria la jeune fille, tuez-moi, mais épargnez mon père !…

Mais une quadruple détonation retentit dans la chambre.

Le vieillard chancela et tomba, emportant dans sa chute sa fille. Celle-ci en voyant le sang maculer les vêtements de son père poussa un cri désespéré et perdit connaissance.

La femme de chambre, devant le danger imminent qui la menaçait s’était enfuie.

— Le vieux a son compte ! cria un aventurier. Quant à la jeune fille…

Harry qui jusqu’à ce moment s’était tenu derrière ses hommes se fraya un passage et s’avança vers sa victime.

Il contempla un instant le vieillard dont la bouche crachait une bave sanglante. Puis ses yeux se portèrent sur la jeune fille. Il ne put réprimer un mouvement de surprise et d’admiration :

— Dieu ! qu’elle est belle ! balbutia-t-il.

Un aventurier se pencha vers la jeune femme :

— Elle n’est pas blessée ! dit-il. Mais la besogne est simple.

Et, saisissant sa carabine, il l’épaula, le canon dirigé vers la malheureuse victime sans défense qui gisait évanouie sur le corps de son père.

Il pressa la gâchette et tira…

La balle alla se perdre dans un mur de la chambre. Harry, par un geste brusque, venait de détourner le canon de la carabine.

— Non, dit-il, ne la tuons pas… pas encore !… elle est trop belle !… enlevons-la… ce sera ma part…

Et, comme se parlant à lui-même, il ajouta :

— Il sera toujours temps de la tuer plus tard… quand la fleur sera fanée…

Puis, il donna des ordres à ses hommes.

En un clin d’œil, les bandits se furent répandus dans toutes les pièces de la maison, ouvrant les meubles, arrachant les tiroirs, semant partout le désordre.

Harry s’était penché vers son compagnon :

— Il faut simuler le vol, murmura-t-il, pour donner un mobile à l’assassinat.

Les bandits ne découvrirent aucune pièce de réelle valeur et enveloppèrent leur maigre butin dans un sac de cuir.

La femme de chambre avait disparu de la maison : on présuma qu’elle s’était enfuie dans la campagne.

Harry donna ensuite le signal du départ. L’aventurier tué fut emporté par deux hommes. Harry et son compagnon soulevèrent la jeune fille qui n’avait pas repris ses sens et sortirent, abandonnant les corps de leurs victimes dans l’état où elles se trouvaient lorsqu’elles avaient été frappées.

Quelques instants après, la troupe des meurtriers partait au galop. Le cadavre du mort avait été attaché à son cheval, quant à la jeune fille Harry la soutenait à demi couchée sur sa monture.

Sous l’action de l’air et de la pluie qui lui battait les tempes, Mlle Montluc reprit ses sens. Elle se vit entourée de cavaliers aux mines farouches et, soudain se remémorant les faits tragiques auxquels elle avait assisté, elle poussa des cris d’effroi.

— Voilà un témoin dangereux, remarqua un aventurier.

Bâillonnons-la, dit Harry. Et, avec l’aide d’un homme, il lia les mains de la malheureuse enfant et lui plaça un bâillon sur la bouche.

Et la troupe se remit en marche.

Une demi-heure après, les aventuriers se retrouvèrent à nouveau devant la taverne de mister Jack dont une fenêtre était encore illuminée.

Un des hommes frappa à la porte qui s’ouvrit quelques instants après. Jack apparut sur le seuil.

— Tu es seul ? lui demanda Harry.

— Oui, maître. J’ai envoyé mon garçon se coucher.

— Bien. Tu sais que tu dois garder le secret sur tout ce que tu verras. Tu m’en réponds sur la vie !

— Oui, maître.

— Bien. Sers-nous du wisky.

Les aventuriers pénétrèrent dans la taverne. Le cadavre du mort fut jeté dans un coin de l’établissement et la jeune fille déposée sur un banc.

Puis, les meurtriers s’installèrent à une table.

À ce moment, la jeune fille poussa un soupir étouffé par le bâillon, tandis que ses mains ligotées se tordaient et que son corps se débattait.

Harry s’approcha d’elle et, s’emparant de son revolver, il lui colla contre le front le canon glacé :

— Hé, la belle enfant ! la paix ! votre vie dépend de votre silence.

Mlle Montluc poussa un nouveau soupir.

Harry fronça ses noirs sourcils et un éclair mauvais traversa ses prunelles. Si la jeune fille l’eut vu à ce moment, elle eut lu dans son regard l’arrêt de sa mort. Mais le misérable, avant de presser la gâchette du revolver, porta ses yeux vers elle… et son visage refléta à nouveau une expression d’admiration.

— Comme elle est belle ! sembla-t-il se dire une seconde fois. Attendons !…

Et il remit son revolver dans sa poche, en disant d’une voix menaçante :

— Si vous ne voulez mourir, taisez-vous.

Il assujettit à nouveau le bâillon et revint vers ses compagnons.

— Il est plus de minuit, dit-il en vidant son verre, je crois que nous ferions bien de passer encore quelques heures ici et d’attendre que cette maudite pluie ait cessé avant de nous remettre en route. Holà ! Jack, remplis les verres, mon garçon, et viens trinquer avec nous.

Le tavernier fit ce que Harry lui avait ordonné et s’installa à la table.