L’Édition populaire (p. 31-39).

Antécédents.


Pendant ce temps, le chevalier d’Arsac galopait dans les ténèbres portant en croupe Mlle Montluc. Celle-ci lui indiquait le chemin à suivre.

La pluie avait cessé ; mais le ciel était encore couvert de nuages et les ténèbres étaient épaisses.

Moins d’un quart d’heure après, ils arrivaient devant la maison de M. Montluc.

Des lumières brillaient aux fenêtres. Mlle Montluc en fut surprise ; mais elle en connut bientôt la raison.

Sa femme de chambre, nous l’avons dit, avait disparu. Elle était partie, dans la nuit, à Toronto, où elle avait mis le constable au courant de l’attentat dont avait été victime son maître.

Des policemen étaient accourus aussitôt et avaient fait les premières constatations d’usage. Quelques-uns d’entre-eux étaient restés sur les lieux du crime.

Tremblante d’angoisse, Mlle Montluc demanda à voir son père. Le malheureux vieillard avait succombé à ses blessures et son cadavre avait été étendu sur son lit. La jeune fille éclata en sanglots et, malgré sa fatigue et les émotions qui l’avaient déprimée au cours de cette tragique nuit, elle résolut de veiller le corps de son père.

Malgré son désespoir, Mlle Montluc n’oublia pas son sauveur à qui elle témoigna encore sa reconnaissance en termes émus. Elle fit aménager une chambre où le chevalier d’Arsac put passer le reste de la nuit. Puis, elle se mit en devoir de donner les derniers soins au défunt.

M. Bernard Montluc était sexagénaire. À l’âge de vingt ans il avait quitté l’Europe et était venu chercher fortune dans le Nouveau-Monde. Peu à peu, il était devenu un des plus grands colons du Canada et avait amassé une grande fortune. À un âge déjà avancé il avait épousé une jeune Américaine qui était morte en donnant le jour à son unique enfant Maud. Resté seul avec sa fille, M. Montluc avait fait construire une vaste habitation non loin de Toronto et il y vivait, heureux, depuis plus de quinze ans déjà lorsque des bandits inconnus étaient venus mettre fin à sa vie.

La jeunesse de Maud s’était écoulée dans la solitude. Après avoir fait ses études dans une pension de New-York, elle était revenue habiter avec son vieux père qu’elle chérissait de tout son cœur. Elle ne connaissait pas le monde, dans lequel elle n’avait fait que de rares apparitions au bras de M.  Montluc. À dix-huit ans elle se trouvait donc sans soutien, sans ami. Elle ne se connaissait point d’autre parent qu’un cousin, George Brassey, orphelin comme elle, qui habitait Vancouver et de qui elle n’avait plus eu de nouvelles depuis sept ans.

Comme on le voit, Maud Montluc avait peu de souvenirs, et tandis qu’en cette veillée funèbre, elle priait, agenouillée près du lit où reposait son père, deux images seules se dressaient devant elle, résumant toute son existence : d’un côté un vénérable vieillard, à l’aspect débonnaire, toujours impatient de satisfaire les désirs de son unique enfant ; de l’autre côté, une figure toute nouvelle, apparue comme en songe, dans un éclair : un jeune et fringant cavalier à la mine altière qui semblait être descendu du ciel, au moment propice, pour la sauver. Deux images seulement, l’une ancienne, l’autre toute récente : M. Montluc et M. d’Arsac.

Et que faisait donc, en ce moment, notre chevalier tandis que son fantôme se mêlait à celui du mort dans la pensée d’une jeune vierge qui les unissait tous deux dans sa prière naïve et les englobait, eut-on pu dire, dans une même vénération, dans un même sentiment de reconnaissance et d’amour très pur ?

Notre chevalier rêvait-il à la jeune et belle enfant qui ne l’oubliait pas dans son pieux élan de ferveur ?

Non. En ce moment. Gaston Terrail de Bayard d’Arsac de Savignac dormait comme il n’avait plus dormi depuis des jours et des jours, du sommeil du juste, sans rêve et sans vision.

Mordious ! il avait bien gagné son repos et il voulait en profiter dignement. Aussitôt qu’il avait vu un lit tout blanc devant lui, il s’y était étendu et il s’y était endormi, avec cette belle insouciance qui était tout le fond de son caractère.

Mais d’où diable sortait ce chevalier d’Arsac ? nous demanderont nos indiscrets lecteurs toujours impatients de s’introduire dans la vie privée des personnages inconnus.

C’est bien simple et nous allons satisfaire leur curiosité légitime.

Gaston Terrail de Bayard d’Arsac de Savignac déclarait avec fierté avoir vu le jour dans le plus beau des châteaux qui eussent eu l’honneur de baigner leurs pieds dans la Garonne.

Il affirmait, avec non moins de fierté, descendre en ligne directe de Pierre Terrail, seigneur de Bayard, le célèbre capitaine que sa bravoure et sa générosité avaient fait surnommer, par ses ennemis mêmes, le Chevalier sans peur et sans reproche. Mais cette affirmation sortant de la bouche d’un Gascon n’était pas, à tort ou à raison, admise pur tout le monde. Les fils de la Garonne, jouissent, à ce sujet, d’une si mauvaise réputation que la vérité même sortant de leurs lèvres semble sujette à caution. Mais notre chevalier n’admettait pas que l’on doutât de sa parole et jusqu’à ce jour il n’avait point de détracteur, pour la simple raison qu’il avait pris l’habitude de rendre muets à jamais les imprudents qui avaient osé contester sa lointaine et glorieuse origine.

Quoi qu’il en soit, dès son jeune âge, notre héros s’était juré de se montrer digne de son ancêtre. L’histoire lui ayant appris qu’on avait vu le chevalier Bayard défendre seul le pont du Garigliano contre deux cents cavaliers espagnols, le jeune Gaston s’était promis d’acquérir un jour la force et la bravoure nécessaires pour défier un nombre égal de ses contemporains. En conséquence, il s’était imposé une discipline de fer, développant ses muscles par des exercices journaliers, se livrant à tous les sports nobles, apprenant avec fureur l’escrime et l’équitation. À quinze ans, il était un cavalier accompli, un tireur étonnant, un escrimeur redoutable, un batailleur indompté. Dans ses jeux, il défiait vingt, trente, quarante des collégiens de son âge Il sortait de ces joutes héroïques, couvert de blessures et d’ecchymoses, mais non battu Quelques-uns de ses tremblants condisciples l’admiraient, peu l’aimaient, mais tous le craignaient. Le jeune homme ne demandait pas davantage. Il était, du reste, dangereusement encouragé et excité par son oncle le chevalier Roger d’Arsac qui avait été, quelque vingt ans auparavant, un duelliste forcené. Cet oncle avait été, en quelque sorte, le mauvais ange du jeune Gaston : ayant jeté sa fortune aux quatre vents et se lançant dans les aventures les plus folles, il s’était trouvé au déclin de sa vie sans ressources et avait trouvé asile chez son frère Hilaire, le père de notre héros.

Hilaire d’Arsac, au contraire, était un homme paisible et sage qui, retiré dans son vieux château, consacrait sa vie à l’étude. Son épouse étant morte jeune, il avait reçu avec plaisir ce frère, cet enfant prodigue, qui s’était chargé de faire l’éducation de son fils. Et quelle éducation !…

Le chevalier Roger d’Arsac prêchait à son neveu l’esprit d’indiscipline et de rébellion, le mépris de tout scrupule, l’orgueil le plus insensé et la haine du monde. Heureusement, ce dangereux précepteur était mort dans un accès de colère au moment où le jeune homme atteignait sa seizième année.

Les sages conseils d’un père aimé remirent à temps dans la bonne voie Gaston dont le fond du caractère était la franchise, la loyauté et la générosité. Après les exercices corporels, vinrent des exercices d’un ordre plus élevé : ceux de l’esprit, Roger d’Arsac avait fait de l’enfant un homme solide, Hilaire d’Arsac en fit un homme instruit, vertueux et loyal. Imbu des anciens principes chevaleresques, il lui inculqua l’amour de la justice et du bien.

— Souviens-toi toujours, mon fils, lui dit-il, qu’il n’est pas de plus haut titre que celui de chevalier. Malgré tout, malgré la vulgarité et la bassesse de notre siècle, restons des chevaliers à l’âme noble et belle ! Nous devons, comme nos prédécesseurs, mettre notre force, sinon notre épée, au service du droit et du faible et exalter, envers et contre tous, le sentiment de l’honneur. En toutes circonstances, rappelle-toi toujours les règles chevaleresques : défends la veuve et l’orphelin, aide les malheureux et les opprimés, et sache respecter ce qui est pur et grand. »

Enfin, connaissant les prédilections de son enfant il lui proposa comme modèle sublime l’ancêtre : le chevalier Bayard. De ce jour, le jeune Gaston fut converti.

À vingt ans, ses études terminées, il quitta le château paternel et partit à la conquête du monde, selon l’habitude des Gascons. Il voulait imiter, sinon égaler, son modèle, le grand Bayard ; mais, dès son premier contact avec le vrai monde, il s’aperçut avec surprise et déception qu’il avait eu la malchance de naître cinq siècles trop tard et qué le XXe siècle égalitaire et cupide des bourgeois, des boursiers, des brasseurs d’affaires et des commerçants, n’avaient que faire des beaux principes chevaleresques. Il se heurta aux passions intéressées de ses contemporains, à l’amour de l’or, aux mesquineries, au mépris, à l’ironie. Il se rebiffa d’abord, combattit, vitupéra, voulut changer la face du monde et des choses. Il se fit des ennemis, eut des duels et des ennuis judiciaires. On le craignait et on le haïssait. Il s’aperçut enfin que tous ses beaux efforts n’étaient que coups d’épée dans l’eau et qu’il risquait fort, s’il persistait dans cette voie, de ressembler plutôt au chevalier Don Quichote qu’au chevalier Bayard.

— Ce monde est trop vieux et trop petit, se dit-il. Il me faut un monde nouveau et jeune, où j’aurai de t’espace pour m’étendre et me dresser sans me heurter continuellement le front aux préjugés mesquins et aux idées étroites. Un monde nouveau, oui ! Mais lequel. Hum ! il y a le Nouveau-Monde… Je pourrais commencer par celui-là et voir ce qui s’y passe.

Il allait s’expatrier lorsque son père mourut. il pleura l’auteur de ses jours et lui rendit les derniers devoirs. Un notaire s’occupait de la succession que Gaston d’Arsac accepta avant inventaire.

Le tabellion lui apprit un beau matin qu’il héritait d’une somme approximative de cent dix mille francs de… dettes ! Ces dettes étaient l’œuvre posthume de son oncle, le pétulant Roger d’Arsac à qui son père, absorbé par l’étude, avait confié la gérance de ses biens, il s’était acquitté de cette tache comme de l’éducation de son neveu.

— Cent dix mille francs de dettes ! se dit le chevalier Gaston, c’est un joli chiffre, Et j’ai accepté la succession !… Décidément, mon ange gardien m’avait bien inspiré, il faut que j’aille respirer le grand air dans un pays plus sain. On étouffe ici.

— Comptez-vous payer ? demanda le notaire avec un sourire équivoque.

— Si j’y compte ! s’écria le jeune homme offusqué. Sachez, monsieur, qu’un chevalier de Bayard d’Arsac de Savignac n’a jamais manque à sa parole. Je paierai ; mais il me faut du temps. Et comme « vos » contemporains affirment que le temps c’est de l’argent, je vous accorde le temps en attendant de l’échanger contre des pièces monnayées.

Et le chevalier d’Arsac sortit, fier comme Artaban. Quelques jours après, il s’embarquait pour le Nouveau-Monde, sans un sou vaillant pour ainsi dire, mais riche d’illusions.

Depuis quatre ans, il cherchait la fortune et s’il ne l’avait pas encore rencontrée, il avait, en revanche, acquis de l’expérience et trouvé des aventures extraordinaires qui avaient aussi leur valeur.

Au demeurant, d’Arsac n’était pas pressé. Il était jeune, il avait le temps, qui équivaut à l’argent. Il avait vu du pays : les États-Unis, le Mexique, le Brésil, le Pérou, les îles Canaries, le Canada, etc. Il avait appris l’anglais, l’espagnol et quelques mots de chinois même, qui lui suffisaient pour faire comprendre qu’il n’était pas homme à se laisser marcher sur les pieds ou à mettre sa langue en poche.

Il déclarait que l’or du Pérou était un mythe inventé pour détourner les chercheurs du précieux métal et, pour la seconde fois, il revenait au Canada, dans le but de gagner les montagnes rocheuses, lorsque les ténèbres et la pluie l’avaient arrêté, par un hasard providentiel, devant la taverne de mister Jack.

On sait le reste.