Le Roi Mystère/Partie 2/16

Nouvelles éditions Baudinière (p. 224-229).
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2e partie

XVI

LE TROISIÈME SOUHAIT

Sinnamari, après avoir vainement cherché au fond de sa mémoire endormie dans quelle circonstance, ou à quelle époque, il avait pu entendre cette phrase bizarre : « Tu es la Marguerite des Marguerites, tu es la perle des Valois » et après y avoir renoncé, s’entretint encore quelques instants avec Dixmer sur la conduite prochaine des événements, sur l’empressement qu’il fallait montrer à réussir certaine entreprise d’enlèvement qui apparaissait des plus importantes, sur la nécessité de savoir à quoi s’en tenir exactement sur la qualité du comte Teramo-Girgenti dans les vingt-quatre heures. Quant au plan à suivre pour la pendaison de la crémaillère de Teramo-Girgenti, il ne pourrait en être question qu’après qu’on serait assuré de la personnalité même du comte.

— Allons, mon cher Dixmer, recommanda Sinnamari avant de le congédier, prenez garde, cette nuit.

Dixmer partit et Sinnamari courut au boudoir, où il retrouva Liliane apprenant son rôle.

— Mon ami, fit Liliane en déposant son livre, vous ne m’avez pas demandé quel était mon troisième souhait.

— C’est vrai, avoua le procureur, recevez toutes mes excuses. La faute en est à Dixmer… Et quel est ce troisième souhait ?

— Vous rappelez-vous la promenade que nous fîmes un jour à Montmartre, il y a des mois de cela ?

— Si je me rappelle ?… N’est-ce point dans cette promenade-là que je vous ai suppliée de tout quitter pour moi, Liliane ?

— C’est dans cette promenade-là, en effet. Un soir, il faisait si beau, si doux… Nous étions montés comme deux amoureux sur la butte…

— Comme deux amoureux…

— … Et puis, nous sommes redescendus derrière Paris, par je ne sais plus quelle rue…

— La rue des Saules…

— C’est cela, la rue des Saules… Dieu ! Qu’il faisait doux ! Une brise légère nous apportait le parfum des jardins… Dans ce coin de Paris, on se croirait à la campagne, tous ces arbres par-dessus les murs, toute cette verdure dans les enclos.

— C’est un quartier bien désolé, bien perdu… dangereux même…

— Vous rappelez-vous, Sinna, ce qui s’est passé alors ?…

— Ma foi non, Liliane…

— Comme je vantais le charme de cette thébaïde, et que je m’étonnais qu’elle ne fût plus habitée dans la belle saison, vous avez étendu la main vers ces murs et vous m’avez dit : « Oui, tout cela, mademoiselle, c’est du bonheur perdu… Voici une propriété qui est à moi et où je n’ai pas remis les pieds depuis vingt ans… »

— Je vous ai dit cela, Liliane ? Après tout, c’est bien possible… J’ai, en effet, là-bas un coin de terrain inculte dont je n’ai jamais rien fait… Que voulez-vous que j’aille faire rue des Saules ? demanda avec une curiosité aiguë Sinnamari…

— Rien ! C’est justement pour cela que je n’éprouve aucune gêne à formuler mon troisième souhait : donnez-moi donc cette propriété dont vous ne faites rien !

— Oh ! Voilà une idée bizarre ! s’écria Sinnamari.

— Mais, que vous prend-il, mon ami ? Vous voilà tout pâle !… Est-ce ma proposition qui vous met dans un pareil état ?

— Non, Liliane, non… Mais qui est-ce qui vous a donné cette idée-là ?…

— Personne, je vous jure…

— Personne ?… Vous me l’affirmez ?…

— Je vous l’ai juré…

— Oh ! J’y suis maintenant ! s’exclama le procureur.

Et il parut soudain plus troublé.

— Que voulez-vous dire, mon ami ?…

— Rien ! rien !…

Et Sinnamari se passait la main sur le front. Il venait de se souvenir tout à coup d’où était venue la phrase, l’extravagante phrase dont lui avait parlé Dixmer et qui avait été la cause de l’évanouissement de ce jeune homme… Oui, il se rappelait maintenant l’avoir entendue une nuit, et quelle nuit !… Et voilà que cette phrase revenait à ses oreilles… au moment même où Liliane lui demandait de lui faire cadeau de la petite maison de la rue des Saules ! Pouvait-il croire à un simple rapprochement ? Liliane était-elle l’instrument inconscient d’un ennemi inconnu ?… R. C. ?… Pourquoi, mais encore pourquoi ?

— Eh bien ? demanda Liliane.

— Eh bien ! répéta le procureur qui semblait revenir de très loin et qui reprenait peu à peu son sang-froid…

— Mon troisième souhait ? Qu’avez-vous décidé d’en faire ?

— Je ne puis vous donner cette propriété, Liliane, répliqua Sinnamari d’un ton ferme.

— Vraiment ! je le regrette, vous m’auriez fait un très grand plaisir.

Et elle se leva apparemment fâchée, et passa dans sa chambre. Sinnamari voulut l’y suivre, mais elle lui colla la porte sur le nez et tira le verrou. Alors Sinnamari, n’ayant plus pour le dompter le regard de Liliane, cria à la courtisane, à travers la porte, un tas de choses comme celles-ci par exemple : qu’on ne se moquait pas à ce point d’un homme comme lui ; qu’il en avait assez du rôle ridicule qu’elle lui faisait jouer ; qu’il saurait bien se passer d’elle, et autres balivernes que les femmes sont habituées à entendre, sans frémir du reste.

Quand Liliane revint dans le boudoir, il fut tout étonné de constater que son refus de lui donner la petite maison de la rue des Saules et que les reproches dont il avait accompagné ce refus ne l’avaient point autrement bouleversée. Au contraire, elle n’avait jamais été aussi calme.

— M’expliquerez-vous quelle est cette fantaisie de vouloir cette bicoque ? dit-il.

— M’expliquerez-vous celle que vous avez de me la refuser ? dit-elle.

— C’est un coin de terre qui me vient de ma mère, Liliane, et où j’ai des souvenirs de famille.

— Tant pis !

— Vous n’êtes point trop fâchée ?

— Ma foi non ! Mais c’est à une condition…

— Dites ! Liliane, dites…

Et Sinnamari était tout à fait heureux de la voir abandonner ce qu’il appelait une fantaisie, avec cette facilité ! Il s’était donc trompé ! Il n’y avait eu vraiment dans cette évocation du drame passé que de l’imagination de sa part… Comment, du reste, eût-il pu en être autrement ? Vraiment la présence de Liliane faisait de lui un autre homme. Il poussa un soupir.

— Eh bien ! mon cher Sinna, puisque vous ne pouvez me donner cette petite maison de la rue des Saules, vous m’en offrirez une autre, fit Liliane.

— C’est cela ! Tout ce que vous voudrez…

— Elle sera un peu plus grande, par exemple…

— Un palais, Liliane ! Un palais…

— Vous n’êtes jamais sérieux… Tenez, donnez-moi en place de la petite maison de la rue des Saules, votre grande propriété de Brétigny, et je vous aimerai, Sinna !…

— C’est vrai, Liliane, vous m’aimerez ?… C’est que vous m’avez dit si souvent cela que je n’ose plus y croire… N’importe, Liliane, ma propriété de Brétigny est à vous…

— Merci ! Écrivez !…

— Quoi ?

— Que cette propriété est à moi…

— À qui voulez-vous que je l’écrive ?

— Êtes-vous drôle ! À votre notaire…

— À Me Mortimard ?

— À lui-même.

— Comme vous êtes pressée d’avoir ma propriété, Liliane…

— Regrettez-vous déjà le don que vous m’avez fait ?

— Nullement !… Mais…

— Il n’y a pas de mais ! Écrivez à Me Mortimard de dresser tout de suite l’acte de donation de votre propriété de Brétigny.

— Et vous m’aimerez ?

— Et je vous aimerai…

Il la regarda. Elle avait le plus joli sourire du monde. Il écrivit.

— Je passerai vous prendre au Palais, Sinna… Je vous attendrai à six heures dans mon coupé, au coin de la place Dauphine…

— Pour quoi faire ?

— Mais, pour passer chez Me Mortimard, à qui je vais moi-même porter ce petit mot-là tout de suite.

Et Liliane caressa le nez du procureur de ce bout de lettre, sur lequel il priait le notaire de dresser l’acte de donation…

— Vous ne perdez pas de temps, Liliane…

— Jamais, mon ami, quand je suis avec vous. Puisque vous avez été bien gentil, nous passerons toute la nuit ensemble…

— Toute la nuit… murmura Sinnamari ému et n’osant comprendre.

— Oui, toute la nuit… On fera la noce jusqu’au jour… On ne se couchera pas !

Il avait compris… C’était la première nuit d’amour qu’il passait avec elle. Il fit une drôle de grimace et Liliane s’en amusa.

— Allez-vous-en maintenant, dit-elle, allez, mon bon Sinna… Il faut que je m’habille…

Et elle le chassa doucement. Et il partit.

Quand le procureur fut dans la rue, Mlle Nichette vint retrouver sa maîtresse.

Il est là ! dit-elle…

— Faites-le entrer !…

Et M. Macallan entra dans le boudoir de Liliane. Celle-ci lui sourit :

— Comment va le comte ? demanda-t-elle.

— Très bien, belle Cécily !

— Il sera content… Tout est arrangé… Tenez, vous lui remettrez ceci…

— La petite maison de la rue des Saules ? interrogea le gnome en exécutant une pirouette galante… All right !

— Hélas ! non…

— Oh ! Liliane ! What is it ? fit le gnome avec mépris.

— Cela a été impossible… Il n’a rien voulu savoir !… Mais j’ai la propriété de Brétigny.

— Très bien, belle Cécily ! Avec cela, Me Mortimard s’arrangera, susurra le gnome rasséréné. Vous êtes une jolie fille, by Jove.

Et Macallan prit le papier que lui tendait Liliane.

Liliane fit signe qu’elle ne comprenait pas. Mais elle avait promis au comte de Teramo-Girgenti d’agir sans essayer de comprendre.

— Vous direz aussi au comte que tout est arrangé également pour cette nuit…

— Pour cette nuit ?… interrogea le gnome soudain anxieux… Comment, pour cette nuit… ?

— Le comte ne vous a rien dit de ce que nous devons faire cette nuit, monsieur Macallan ? Alors, fit Liliane en souriant, c’est que ça ne vous regarde pas !…

— En effet ! avoua Macallan, très contrarié… Ça ne me regarde pas… Ce sont des choses qui arrivent… dans les Chevaliers du lansquenet, de M. Xavier de Montépin…

— Vous êtes très ferré sur notre littérature, monsieur Macallan.

— Je connais M. de Montépin par cœur, madame…

Et l’avorton fit une virevolte savante qui lui mit, comme par hasard, le nez sur un coupon de théâtre qui traînait sur une psyché… Il eut le temps de constater que ce coupon donnait droit, ce soir-là même, à la baignoire 8, pour la représentation des Martyrs à la Porte-Saint-Martin, et il se dit à part lui : « Je sais toujours où tu iras après dîner ! » Sur quoi, il salua profondément la demi-mondaine en lui jetant ces mots :

— À bientôt, divine Cécily !…

Quand il fut dehors, M. Macallan jura et dit :

— Il va donc faire quelque chose cette nuit ? Pourquoi ne m’en a-t-il rien dit ? Il se doute donc de quelque chose ? Ah ! c’est un type ! c’est un type !

Restée seule, Liliane se disait :

— Pourquoi le comte a-t-il besoin de cette petite maison de la rue des Saules ? Et pourquoi, n’ayant pu l’obtenir, a-t-il besoin de la propriété de Brétigny ?

Elle sonna Mlle Nichette.

— Habille-moi, Nichette !… Bah ! ajouta-t-elle tout haut, tout cela s’expliquera un jour…

— Madame, fit Nichette, je voudrais demander quelque chose à madame…

— Va, mon enfant…

— Pourquoi le mal-né…

— Tu veux dire sans doute M. Macallan…

— Oui ; pourquoi M. Macallan appelle-t-il madame quelquefois Liliane et quelquefois Cécily ?…

— Ma fille, je le lui ai demandé et il m’a répondu qu’il ne pouvait pas me le dire…

— Il est un peu fou… Mais j’avais pensé que Cécily était le vrai nom de madame…

— Non, mon vrai nom, Nichette, si cela peut te faire plaisir de le savoir, est Clotilde, expliqua Liliane d’une voix subitement grave.

— Clotilde, c’est un joli nom. Pourquoi cet imbécile vous appelle-t-il Cécily ?