Le Roi Mystère/Partie 2/17

Nouvelles éditions Baudinière (p. 229-232).
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2e partie

XVII

DE DIFFÉRENTS ÉVÉNEMENTS QUI SE PASSÈRENT
CE SOIR-LÀ
DANS L’ATELIER DE ROBERT PASCAL

Le soir de cette journée où nous avons assisté tour à tour à l’émoi d’Eustache Grimm, de Régine et de Sinnamari lui-même, entre dix et onze heures, Robert Pascal travaillait encore dans son atelier de l’hôtel de la Mappemonde. Sous les rayons éclatants de sa lampe, il achevait de buriner l’argent d’une boîte à montre qu’il destinait au nielle ; il avait promis ce bijou à Marcelle Férand pour la récompenser de toute la grâce qu’elle mettait dans les soins dont elle entourait Mlle Desjardies, quand celle-ci se rencontrait avec elle dans l’atelier de Raoul Gosselin.

Robert Pascal semblait prendre à ce travail un plaisir extrême, moins peut-être à cause de la satisfaction d’artiste qu’il devait ressentir en terminant cette jolie chose, qu’à cause de la douce musique qui accompagnait son labeur tardif. Cette douce musique lui venait d’une voix adorée et révélait dans l’ombre la présence d’une jeune personne à qui Robert Pascal avait, depuis quelques semaines, abandonné son cœur.

Gabrielle Desjardies se plaignait délicieusement, mélodieusement pour les oreilles enchantées du pauvre orfèvre, de ne jamais voir celui-ci que la nuit, furtivement, quand tout semblait dormir au fond du « Conservatoire », car la chambre de Mlle Desjardies et l’atelier de Robert Pascal se trouvaient dans cette partie de l’hôtel de la Mappemonde.

Certes, elle aimait la parfaite tranquillité de ces rendez-vous où les jeunes gens échangeaient d’ardents mais encore chastes baisers, en attendant ce qu’ils appelaient tous deux le moment de leur délivrance, c’est-à-dire le moment où l’innocence de Desjardies apparaîtrait éclatante aux yeux de tous, et que seraient en même temps confondus ses ennemis. Mais, quand donc viendrait ce moment-là ?…

Gabrielle avait naturellement demandé des nouvelles de son père, qu’elle n’avait pas le droit de voir, pour leur sécurité à tous les deux, mais qui lui écrivait souvent pour relever son courage. Robert Pascal avait répondu que son ami R. C. avait trouvé ce jour-là à M. Desjardies la plus belle mine du monde, relevée par la certitude où il était qu’il touchait à la fin de leurs maux.

— Et d’où lui est venue cette certitude ? demanda Gabrielle.

— De mon ami.

— De votre ami !… Toujours votre ami !… Comme vous l’aimez Robert, cet ami-là !

— Comme moi-même… Vous devriez l’aimer aussi, Gabrielle. Il a fait beaucoup pour vous… C’est lui qui a tout fait… vous le savez bien…

— Oh ! Robert ! Je ne puis croire que vous n’avez pas été pour quelque chose dans tout ce qu’a fait votre ami. Il y a dans tout ce qui vous entoure, Robert, tant de mystère, que je crois toujours plus que vous ne me dites ou moins…

— Où voyez-vous du mystère en moi, Gabrielle ?…

La jeune fille soupira encore :

— Enfin, dites à votre ami de se presser…

— Vous trouvez donc, Gabrielle, qu’il a perdu du temps !… fit Robert Pascal sur un ton de reproche.

— Je ne dis pas cela, mais c’est une chose si affreuse de ne pouvoir agir quand il y a tant à faire… Je voudrais tant agir… Et me voilà condamnée à rester là… dans cet hôtel… prisonnière… On m’a accordé une promenade par jour… On m’a permis d’aller à l’atelier de Gosselin, comme on permet à un détenu d’aller au préau, pour qu’il prenne un peu d’air !… Et je suis, moi aussi, toujours accompagnée d’un gardien…

» Si je savais au moins où nous en sommes, je serais moins impatiente… Ah ! vous n’êtes donc pas pressé, vous, Robert ?

— Pas pressé !… Pas pressé ! répéta le jeune homme. Pas pressé !… Mais, Gabrielle, si je pouvais d’une minute précipiter le cours des événements qui se préparent dans l’ombre, j’achèterais cette minute de toute la fortune de mon ami le roi Mystère ! Ah ! si vous saviez ce que je suis pressé !… Pressé de partir, loin, loin… si loin !… De n’être plus rien, dans un coin béni de la terre, qu’un homme parmi les autres hommes… qu’un peu d’amour, à vos côtés, Gabrielle !…

Puis il se tut. Robert Pascal, le premier, rompit le silence.

— Je comprends, Gabrielle, votre impatience de voir surgir enfin la preuve de l’innocence de votre père… Soyez heureuse donc, à votre tour… Puisqu’il vous est défendu d’aller au-devant de ces preuves, le moment arrive où elles vont venir à vous…

— Oh ! Robert, fit Gabrielle, est-ce bien possible ?… Quand cela, mon ami ?

— Tout de suite… L’heure est venue, Gabrielle.

La fille de Desjardies fut debout dans une agitation extrême.

— Calmez-vous, mon amie… Vous allez avoir besoin d’un peu de sang-froid pour saisir le premier anneau de la chaîne de l’innocence de votre père… Mais comptez sur moi…

— Sur votre ami… fit Gabrielle, avec un doux reproche dans la voix.

— Oui, sur mon ami… Quand vous tiendrez le premier anneau, toute la chaîne viendra !

— Que faut-il faire ?

— Vous allez descendre chez Mme Didier.

— Chez cette pauvre femme… à cette heure ?… elle est couchée avec toute sa petite famille.

— En êtes-vous sûre ?…

— Si j’en suis sûre ! Avant de venir chez vous, j’ai été lui porter du bouillon pour elle et les petites, qui toussent à vous arracher l’âme…

— Toujours bonne, Gabrielle… Mme Didier n’a rien à vous refuser… N’est-ce pas vous qui avez payé son terme ?

— Avec quel argent, mon ami ?

— Puisqu’elle est couchée, vous la prierez de se lever… C’est nécessaire…

— Elle était si faible… si faible tout à l’heure… Mais puisque vous me dites que c’est nécessaire…

— … Quand elle sera levée, elle s’habillera et puis elle vous suivra…

— Où donc, mon ami ?

— Elle vous suivra là où je vais vous dire d’aller, Gabrielle… Entendez-moi bien… il ne faut pas que cette femme vous quitte d’un pas, d’un seul pas… Du reste, puisqu’elle est faible, vous lui donnerez le bras.

— Bien !… Et où devons-nous aller ?…

— Vous descendrez toutes deux sous le porche de l’hôtel et vous entrerez, par la petite porte qui donne sous ce porche, dans la salle du cabaret des Trois-Pintes.

— Au cabaret des Trois-Pintes ? À cette heure ?… Deux femmes… Oh ! Robert, c’est entendu… c’est entendu… Tout ce que vous ordonnerez, mon ami, sera fait, je vous le jure… Mais que faut-il faire ?…

— Vous irez demander à messire Thiébault qui se trouve sans doute à son comptoir, de vous prêter de la bougie…

— De la bougie ?…

— Oui, de la bougie… Voilà une chose toute naturelle… Vous n’avez plus de bougie chez vous et vous êtes descendue en demander…

— Et si M. Thiébault n’est pas à son comptoir ?…

— Eh bien ! Il y aura une autre personne à qui vous demanderez également de la bougie.

— Et après ?

— Après ?… C’est tout !…

— Comment, c’est tout ?…

— Oh ! Gabrielle, vous verrez que vous trouverez que c’est déjà quelque chose !… Quand vous aurez votre bougie, vous remonterez, vous reconduirez Mme Didier chez elle et puis vous viendrez me retrouver ici, tout de suite.

— Bien, mon ami.

— Allez, Gabrielle… Je vous attends.

— À tout à l’heure, Robert !…

Et, de plus en plus émue, la jeune femme s’enfuit rapidement de l’atelier. Robert Pascal écouta son pas s’éloigner rapidement dans l’escalier, puis dans le corridor… Puis il alla à la porte qui donnait de l’atelier sur sa chambre, ouvrit la porte secrète qui donnait sur l’escalier secret conduisant sur le derrière de l’Hostellerie de la Mappemonde, descendit cet escalier et ouvrit la porte donnant sur le terrain vague.

La nuit était très obscure. On ne voyait pas devant soi à trois pas. Robert Pascal siffla. Aussitôt une ombre se détacha de l’ombre et vint à lui.

— Monte ! fit Pascal à l’ombre.

L’ombre pénétra dans l’étroit escalier. Robert Pascal la suivait. Dans la chambre du jeune homme, l’orfèvre, qui paraissait assez inquiet, demanda :

— Eh bien ?…

— Eh bien !… C’est lui qui est à la tête de tout, maître !… C’est lui, j’en ai la preuve !…

— Fais bien attention à ce que tu dis, Cassecou, gronda Robert Pascal… Il y va de ta tête…

— Sur ma tête, souffla Cassecou en étendant la main, sur ma tête, le Vautour trahit !

— Oh ! fit Robert Pascal, moi qui l’aimais comme un frère… Moi qui l’ai sauvé de Macallan…

— C’est le tort que vous avez eu, maître… Ah ! vous êtes trop bon !…

— Alors, les fuites qui se produisent depuis quelque temps… c’est lui ?…

— Lui ou Patte-d’Oie !… c’est la même chose ; Patte-d’Oie marche pour le Vautour !

Robert Pascal pencha tristement la tête et longtemps réfléchit. Tout à coup, il entendit du bruit dans l’atelier. Il fit signe à Cassecou de rester à sa place et sortit de la chambre, dont il referma soigneusement la porte. Il se trouva en face de Mlle Desjardies.