Le Roi Mystère/Partie 2/02

Nouvelles éditions Baudinière (p. 116-120).
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2e partie

II

OÙ APRÈS AVOIR FAIT LE JEU DE TOUT LE MONDE,
DIXMER COMMENCE À JOUER LE SIEN

Mme Demouzin était une petite femme toute ratatinée, contrefaite, les lèvres peintes, les sourcils noir de charbon, habillée avec une assez sobre élégance mais portant, sur la fourrure sombre de son manteau, une longue et épaisse chaîne d’or.

Cette vieille femme peu ragoûtante était à la tête de l’un des salons les plus fréquentés de Paris, et passait pour être plus puissante qu’un ministre. Elle se mêlait autant qu’elle le pouvait des affaires des autres, et le bruit courait que cela faisait parfaitement les siennes.

Si Mme Demouzin aimait à s’occuper des affaires des autres, elle ne tenait guère, à moins qu’elle ne vous y invitât, à ce qu’on mît le nez dans les siennes…

Aussi, si le procureur impérial montra de la suffocation, lors de l’intervention si inattendue de Dixmer, Mme Demouzin montra de la hauteur. Ses petits yeux brillants de courroux fixaient Dixmer et sur son chapeau deux plumes, l’une blanche et l’autre bleu pâle, avaient pris résolument le parti de leur maîtresse, recourbées comme des points d’interrogation, semblant demander, avec force agitation et balancement, à l’intrus, les raisons de son intrusion.

Quant à Régine, le lecteur le connaît suffisamment maintenant pour imaginer qu’il ne montrait aucune colère de l’incident, mais qu’il en ressentait certainement de l’inquiétude. Cet ancien soldat était cependant ce que l’on est convenu d’appeler un homme brave, et il l’avait glorieusement prouvé au feu. Sa conduite pendant la guerre d’Italie avait été admirable.

Régine, si audacieux dès qu’il s’agissait de mourir honorablement, devenait lâche dès qu’il se trouvait en face de la nécessité, pour vivre ou pour faire vivre les siens, d’une action déshonorante.

Comment expliquer une pareille nécessité ? Par le jeu ! Le jeu, après en avoir fait un officier aux abois, en faisait à cette heure un tripoteur de profession. Sa débâcle avait commencé avec celle de la Caisse générale des voies ferrées, qui engloutit tant de fortunes ; il avait dû signer alors un nombre considérable de billets à ordre qu’il n’avait jamais pu payer. Depuis, malgré sa haute situation politique, qu’il devait tout entière à Sinnamari, tombé entre les mains des usuriers, usant de tous les moyens pour se procurer de nouvelles ressources, d’abord dupé, puis indélicat, il ne devait pas tarder à devenir le jouet des plus louches intermédiaires. Sur l’intervention même du procureur impérial, qui avait tout intérêt à le savoir entièrement à sa disposition, il alla porter, un beau jour, un papier qui le gênait à l’une des âmes damnées de Sinnamari ; Mme Demouzin s’en chargea et réussit facilement à le négocier. Dès lors, il faisait partie de l’agence Demouzin, et, peu à peu, monta, malgré lui, au premier plan de cette puissante organisation, imaginée par le procureur impérial, dont tous les rouages visibles étaient réunis entre les mains de Philibert Wat, gendre du président du conseil, organisation qui s’était donné pour mission de vendre, à son profit, tout ce qu’un gouvernement doit donner pour rien : places, charges, concessions, honneurs.

Ce matin-là, Mme Demouzin avait des choses d’importance à confier à son cher procureur. On a su depuis qu’il s’agissait de trois affaires que Sinnamari croyait conclues et qui, sans qu’il fût possible d’en trouver la raison, lui échappaient complètement. Depuis quelque temps, en effet, l’association semblait jouer de malheur.

Sinnamari, qui n’était point habitué à trouver d’obstacles, en concevait une rage qui n’osait s’exprimer librement que devant Mme Demouzin et devant Régine.

— Et l’affaire Merlin ? interrogea-t-il en crispant ses poings puissants. Faudra-t-il lui dire aussi adieu à celle-là…

— Pour l’affaire Merlin, ça marche ! avait répondu la Demouzin, mais il me faut une lettre de vous !…

C’est là-dessus que Sinnamari avait déclaré qu’il ne l’écrirait pas et que Dixmer était survenu pour le prier de l’écrire.

— Monsieur le procureur, fit Dixmer, si vous me le permettez, je vais laisser ouvertes toutes grandes les portes qui donnent sur votre cabinet ; il est préférable quand on a des choses intéressantes à se dire, d’avoir affaire à des portes ouvertes qu’à des portes fermées, au moins on est à peu près sûr que l’on n’écoute pas derrière.

— Vous en parlez par expérience, Dixmer !

— Oh ! monsieur le procureur impérial, c’est par pure coïncidence que, me trouvant derrière votre porte au moment où vous entreteniez Mme Demouzin de l’affaire Merlin, j’ai saisi, bien malgré moi, quelques éclats de votre conversation.

— Qu’est-ce que c’est que l’affaire Merlin ? demanda le procureur du ton le plus indifférent ; il faudrait d’abord me le dire, Dixmer.

— C’est une affaire, monsieur le procureur, dans laquelle on essaie de perdre le crédit si honorable de Mme Demouzin et dans laquelle on tente de vous atteindre.

— Expliquez-vous, Dixmer, fit Sinnamari visiblement impatienté.

Dixmer alla jeter un coup d’œil du côté du vestibule, constata que celui-ci était vide et que Cyprien lui-même était allé se faire pendre ailleurs, et, ayant pris le soin, comme il en avait demandé la permission de laisser toutes les portes ouvertes, vint s’asseoir tranquillement sur une chaise que personne ne lui offrait.

M. Merlin, fit-il, a été présenté, il y a environ trois semaines, à Mme Demouzin. Il se disait un riche industriel du Gard et ne fit point mystère qu’il désirait acheter les houillères de Portes et Sénéchas. Mais cette opération, qu’il estimait excellente, se trouvait retardée par l’entêtement que mettait le gouvernement à exiger de l’acheteur deux millions supplémentaires pour la construction d’un chemin de fer qui relierait ces mines à Alais. M. Merlin estimait que ce chemin de fer, d’intérêt général, ne devait pas être payé de la poche d’un particulier. Et il était tout disposé à montrer quelque reconnaissance aux personnages assez intelligents pour faire triompher une aussi juste cause auprès du gouvernement…

» Tout ceci n’est-il pas exact, Mme Demouzin ? demanda Dixmer.

Mme Demouzin regarda, elle aussi, du côté du vestibule et répondit :

— Allez, monsieur, j’ignore où vous voulez en venir…

— Je veux en venir à ceci, répliqua Dixmer, de plus en plus calme, cependant que les autres commençaient à montrer quelque trouble, je veux en venir à ceci, que M. Merlin vous a offert un premier versement de cinquante mille francs.

— C’est faux ! s’écria Mme Demouzin.

— Il est faux que vous l’ayez accepté, répondit Dixmer, mais il est exact que cet homme vous l’a offert. Vous avez repoussé ses offres, d’abord parce que vous êtes une honnête femme, ensuite parce qu’il exigeait, après avoir promis trois cent mille francs en tout, une lettre dans laquelle M. Sinnamari s’engageait à parler en ami de cette honnête affaire à M. Philibert Wat. Cette lettre devait vous être adressée, madame. Moyennant cette lettre, il versait tout de suite les cinquante mille francs… Vous attendez toujours les cinquante mille francs, madame, parce que lui, il attend toujours la lettre. Est-ce exact ?

Dixmer se tut. Personne ne lui répondit. Alors, il reprit :

M. le procureur impérial ici présent, à qui, madame, vous avez communiqué les desiderata excessifs de M. Merlin, vous a répondu comme il devait. Il refusait tout engagement, toute promesse, toute signature… M. Sinnamari est un honnête homme. Et cependant, je viens de dire à cet honnête homme : il faut écrire !… Écrire une lettre qui atteste, clair comme le jour, que si Mme Demouzin a pu parfois s’autoriser de ses relations avec M. Sinnamari pour aider des amis dans la peine, M. le procureur impérial, lui, est resté toujours en dehors de ces sortes de… spéculations dangereuses… Voilà ce que j’avais à dire pour que l’un des premiers magistrats de ce pays n’ait point à souffrir des imprudences de madame…

Sinnamari n’avait pas cessé de contempler Dixmer avec une curiosité évidente, mais ironique.

— Qui est ce Merlin ? demanda-t-il. C’est la première fois que j’en entends parler…

— Ce Merlin, monsieur le procureur impérial, répliqua immédiatement Dixmer, n’est point du Gard, comme il le prétend, et il n’est pas industriel… C’est tout simplement un agent qui s’est présenté chez Mme Demouzin avec l’intention d’obtenir la preuve de trafics criminels qui, j’en suis sûr, n’ont jamais existé !

Mme Demouzin s’affaissa légèrement sur sa chaise. Régine gémit. Quant à Sinnamari, le danger évident semblait avoir décuplé tous « ses moyens ».

— Un agent de qui ? demanda-t-il sourdement.

M. Merlin est tout simplement un agent de R. C., le roi Mystère, le roi des Catacombes !

— Pas possible ! fit négligemment le magistrat. M’en voudrait-il donc personnellement ?

Dixmer fut seul à l’entendre, à le comprendre.

— Oui… dit-il en regardant le procureur jusqu’au fond des yeux.

Alors, il se leva et dit :

— Monsieur le procureur impérial, je désirerais avoir un entretien particulier avec vous.

Sinnamari tendit sa main à Régine et à Mme Demouzin. Tous deux s’en allèrent, parvenant difficilement à calmer leur agitation.

On entendit Cyprien qui leur ouvrait la porte du vestibule et qui la refermait. Puis on n’entendit plus rien.

Le procureur s’avança vers Dixmer :

— Vous jouez gros jeu, dit-il.

— Je le sais, répondit Dixmer sans broncher.

— J’ai peur, continua Sinnamari, peur pour vous !

— Je suis plus fort que vous, monsieur le procureur impérial, moi je n’ai peur pour personne… Ni pour vous, ni pour moi !…

Sinnamari regarda cette figure de fouine, qui avait dû tromper tout le monde… pour de l’argent, pour rien, pour le plaisir…

— Vous êtes un artiste, monsieur Dixmer, prenez garde… les artistes finissent toujours mal…

— Non ! je ne suis pas un artiste. Je ne suis qu’un pauvre fonctionnaire dévoré d’ambition, qui voudrait être quelque chose…

— Quoi donc ?

— Je vous le dirai tout à l’heure…

Sinnamari désigna en face de lui une chaise à Dixmer :

— Asseyez-vous, mon cher Dixmer !… Qu’est-ce que vous avez à me dire ?

Dixmer s’assit, et, sans émotion apparente, répondit :

— Une chose que vous savez déjà !

— Laquelle ?

— Que Desjardies est innocent.

— C’est l’opinion de sa fille ! répliqua le procureur.

— C’est aussi la mienne, répliqua l’agent de police.

Où Dixmer voulait-il donc en venir ?

Malgré sa grande force d’âme, le procureur fut un instant ébranlé, mais il se reprit vite, et, d’une voix nonchalante :

— Serait-il possible, mon cher monsieur Dixmer, que nous ayons commis une erreur judiciaire ?… Vous m’en verriez désolé.

— Oui, fit Dixmer, l’erreur judiciaire a été commise…

— En vérité !… Et qui donc serait le coupable, mon cher monsieur Dixmer ?

— Vous, monsieur le procureur impérial !…