Le Roi Mystère/Partie 2/03

Nouvelles éditions Baudinière (p. 120-126).
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2e partie

III

DIXMER ABAT SES CARTES

L’officier de police s’était préparé à tout, connaissant la violence et l’impulsivité de Sinnamari. Mais sa stupéfaction fut énorme de voir que celui-ci n’avait jamais été aussi calme.

— Vous avez des preuves ? fit-il simplement, les yeux sur Dixmer.

Dixmer, qui se croyait très fort, assez fort pour oser demander à entrer dans le jeu de Sinnamari en lui faisant peur, commença à sentir son courage l’abandonner.

— Oui, répondit-il, j’ai des preuves, et les voilà…

Il ajouta :

— Je vous le donne…

Il tendait un paquet, un petit paquet de papiers ficelés. Sinnamari déficela l’objet, jeta un coup d’œil sur les lettres, les billets, quelques cartes de visite recouvertes d’une écriture minuscule, presque illisible, son écriture, puis rejeta le tout d’un revers de main du côté de l’officier de police et lui dit :

— Vous êtes un imbécile !

Dixmer regarda le procureur et ne comprit pas que dans une circonstance où il aurait dû, lui, Dixmer, apparaître plutôt redoutable, Sinnamari le traitât avec un pareil mépris.

Sinnamari se chargea de le lui expliquer.

— Ce sont là, dit-il, tous les pauvres papiers avec lesquels Lamblin, qui était encore plus stupide que vous, a essayé de me faire chanter. Voudriez-vous me faire chanter à votre tour ?

— Ça a trop mal réussi à Lamblin, répliqua Dixmer, très décontenancé. Vous savez bien que je viens vous trouver en ami, monsieur le procureur, et je vous en donne la preuve en vous abandonnant tout de suite ce paquet plutôt compromettant.

— Vous pouvez le garder, dit Sinnamari. Ce sont là des autographes qui prouvent que je suis un brave homme, un excellent ami pour mes amis, que je sais les soutenir à l’occasion, comme c’est mon intérêt politique et mon devoir moral !…

— Et votre intérêt pécuniaire, monsieur ! interrompit Dixmer.

— Il me semble que j’entends parler ce pauvre Lamblin… dit le procureur avec un sinistre sourire…

— Voilà encore des papiers qui vous intéressent, répliqua Dixmer en sortant un autre paquet de la poche de sa redingote.

— Ces lettres, dit Sinnamari, en montrant le nouveau paquet qu’il négligea de prendre, doivent être celles avec lesquelles cet autre imbécile de Didier essaya de faire chanter mon ami Eustache Grimm, toujours pour la même raison, parce que celui-ci avait recommandé quelques amis à la bienveillance ministérielle pour des affaires fort honorables. Encore un — je parle de ce pauvre Didier — qui a mal fini…

— Oui, déclara Dixmer, prenant son air le plus sombre, comme Lamblin, il a été assassiné…

— Il s’est suicidé !… sourit le procureur. Vous confondez, monsieur Dixmer.

— Il s’est suicidé comme tant d’intermédiaires dans quelques affaires politiques que je ne vous nommerai pas, d’abord parce que vous les connaissez aussi bien que moi, ensuite parce que j’ai, autant que quiconque, le souci de la tranquillité de l’État.

— Vous vous abusez étrangement sur l’importance de vos petits secrets. Vous allez me permettre de déposer ces deux paquets sur le bureau de mon substitut, avec cette note : « Prière de remettre ces deux paquets à M. Jonard, juge d’instruction dans l’affaire Desjardies, et prière à ce juge d’instruction de demander à M. Dixmer, officier divisionnaire de la préfecture de police, comment il les a eus en sa possession. »

Et Sinnamari écrivit tranquillement cette petite note-là.

Dixmer n’en pouvait croire ses yeux. Il se demandait si le procureur n’était pas devenu fou.

— Si M. Jonard me pose une pareille question, fit-il en se levant, je lui dirai la vérité !… Lamblin était mon ami…

— Mes compliments… C’est dangereux, ce que vous dites là, Dixmer… Si vous étiez l’ami de Lamblin, songez donc que vous n’étiez pas loin d’être son complice. Je ne peux plus faire arrêter Lamblin, qui est mort trop vite, mais qui m’empêche de vous faire arrêter, vous ?

— Si on m’arrêtait, monsieur le procureur, je crois qu’on le regretterait… Il me reste encore bien des choses à vous dire…

— Oh ! je suis patient !… constata Sinnamari… je suis très patient !… Asseyez-vous donc, mon cher monsieur Dixmer, et dites-moi ce que vous diriez à M. Jonard, s’il prenait fantaisie à cet excellent M. Jonard de vous interroger…

— Je lui dirais que je voyais Lamblin presque tous les jours… Or, l’avant-veille de sa mort, Lamblin me dit, en me remettant les deux paquets que voici sous enveloppes scellées, qu’il courait les plus grands dangers… qu’un haut personnage lui en voulait à mort… et qu’il craignait qu’il lui arrivât malheur à lui, ainsi qu’à un ami qu’il avait à l’Assistance publique. Si un tel événement survenait, il me laissait entre les mains de quoi le venger, lui, et du même coup, son ami, que je ne connaissais pas… J’ai cru qu’il avait la cervelle un peu détraquée, et il vit bien que je ne le prenais pas au sérieux ; alors il voulut bien me répéter, par écrit, ce qu’il venait de me dire…

— Par écrit ! fit Sinnamari. Voyez-vous cela !… De telle sorte, monsieur Dixmer, que vous avez cet écrit-là… et que, par ma foi, vous en voilà tout fier. Y est-il dit expressément que j’ai promis à Lamblin de l’assassiner ?…

— Plus bas, monsieur le procureur… on pourrait nous entendre… fit Dixmer en jetant un regard du côté des portes…

— Et vous tenez à ce qu’on ne vous entende point, monsieur Dixmer ? Ce sont là des habitudes de basse police… Que me fait, à moi, votre papier ? Il est tel qu’eût pu l’écrire un homme qui se prépare à jouer une partie de chantage qu’il croit redoutable…

— Le surlendemain, Lamblin était mort. En arrivant à la Préfecture, j’appris qu’on venait de le trouver assassiné dans votre cabinet. En même temps, j’apprenais qu’un homme nommé Didier, secrétaire de M. Eustache Grimm, de l’Assistance publique, venait d’être trouvé, chez lui, suicidé. J’avais les deux paquets… et je compris…

— Vous avez compris que votre ami Lamblin était une crapule, qu’il avait voulu me faire chanter comme il a voulu faire chanter Desjardies ! Mais, pauvre cher monsieur Dixmer, sachez donc que le juge d’instruction les attend, ces lettres, que je les lui ai annoncées, que je me suis empressé, dès le début de l’affaire Desjardies, de lui dire ce que je pensais de Lamblin, et comment il avait voulu me faire chanter, moi ! Oui, moi ! Le procureur impérial ! Et pourquoi, mon Dieu ? Pour les démarches et recommandations les plus innocentes du monde ! Et ainsi s’éclairait le drame Desjardies… Lamblin avait l’habitude du chantage, il avait le chantage dans le sang !… Il a voulu tenter avec Desjardies le coup qu’il n’avait pas réussi avec moi… Seulement, si moi, je me moquais des papiers dont me menaçait Lamblin, malheureuses lettres que je lui avais remises pour qu’il les portât à leur adresse et que, commissionnaire infidèle, il avait détournées, Desjardies, lui, ne se moquait nullement de ce que l’on pût découvrir ces papiers prouvant ses tripotages dans les Chemins de fer ottomans… Lamblin en avait la garde… Il a dû demander une somme énorme… Je connais ses prix : cent mille francs au minimum… Desjardies n’avait pas le sou… il a assassiné Lamblin !…

» Comprenez-vous que vous n’avez rien à apprendre à personne ?… Apprenez que le juge d’instruction, dans ses perquisitions chez Lamblin, a cherché tous les papiers que vous m’apportez là et dont je lui avais fait à l’avance la plus complète description… Je lui avais même montré la liste, que Lamblin avait eu la bonté de me faire passer…

Dixmer ne pouvait plus parler… C’était fort ! C’était vraiment très fort !… C’était trop fort !…

— Qu’avez-vous, mon cher Dixmer ?…

Celui-ci passa la main sur le front comme pour s’éclaircir les idées, et puis il dit :

— Seulement, il y a aussi les papiers Didier… et si l’on rapproche les deux paquets de lettres et les deux morts, cela peut faire naître de bien dangereux soupçons…

M. le juge d’instruction, répondit Sinnamari sans montrer le moindre émoi, recevra les deux paquets avec le même plaisir… car, sur les indications de M. Eustache Grimm, et sur les miennes… il a cherché les papiers Didier comme les papiers Lamblin… sans les trouver, puisqu’ils étaient tous deux dans votre poche…

— Le juge d’instruction savait donc ?…

— Que Lamblin et Didier formaient à eux deux une association de malfaiteurs ? Parfaitement… Dès que M. Grimm m’eut confié à quel genre d’exercice son employé avait la prétention de le soumettre, il reçut de moi l’ordre d’aller se plaindre au commissaire de police… Didier, sans doute très ému de ce que lui avait dit le commissaire de police, et bourrelé de remords, s’est pendu lui-même !… Ne trouvez-vous point, Dixmer, que voilà une mort bien naturelle ! Qu’en dites-vous, mon cher Dixmer ?…

— J’en dis, murmura Dixmer affolé, et risquant un dernier coup, j’en dis que Didier a été étranglé par un nommé Costa-Rica, à qui une lettre anonyme envoyée par vos soins et ceux de M. Eustache Grimm avait fait croire que sa maîtresse…

— Que sa maîtresse le trompait avec Didier… Une lettre anonyme est venue aussi me dénoncer ce Costa-Rica. On l’a fait venir au Palais. Il a apporté un alibi irréfutable en réponse à l’accusation de la lettre, et quant à sa maîtresse, une fille qui se fait appeler La Mouna, je crois, il a été prouvé qu’elle n’a jamais connu Didier…

Dixmer se taisait. Le procureur lui frappa sur l’épaule.

— Ah ! lui dit-il. Où allez-vous donc chercher vos amis et les amis de vos amis, mon cher monsieur Dixmer ?

Dixmer était écrasé. Pourquoi avait-il voulu faire le malin avec Sinnamari ? Maintenant, il comprenait toute l’affaire : Lamblin, se rendant, le matin, au Palais où l’attendaient, pour la négociation définitive du chantage, le procureur et Régine, avait dû nécessairement garder sur lui les papiers les plus importants, les seuls qui comptaient aux yeux de Sinnamari, et dont l’employé du parquet pouvait espérer un bon prix.

Quels pouvaient être ces papiers-là ?… Des papiers qui parlaient d’argent ?… Oui… Ceux-là seuls valaient un crime… Qui demandaient de l’argent ? Non… Jamais Sinnamari n’eût été assez stupide pour écrire ou faire écrire ce genre de papiers-là… Qui en offraient, ou qui rappelaient des offres déjà à demi acceptées ?… Oui… évidemment… c’étaient les seuls que le procureur avait intérêt à conserver pour rester armé en face de certains gros personnages qui oublient facilement les services rendus…

Comment Lamblin s’était-il emparé de ces papiers ?… Le fait est qu’il les avait eus, puisqu’il avait voulu les vendre… et qu’il en était mort !…

Tout cela était clair, maintenant, dans l’esprit de Dixmer, mais ce qui l’était davantage encore, c’était l’inutilité des paperasses qu’il avait apportées.

Sinnamari regardait en silence Dixmer, qui s’était levé et se promenait, les mains derrière le dos, les épaules voûtées, le front soucieux, Dixmer vaincu, stupéfait, anéanti.

— De tout notre entretien, je ne veux retenir que ceci, fit bonassement Sinnamari, c’est que vous êtes venu pour me rendre service…

— C’est vrai, répondit Dixmer, un peu effrayé…

— Vous aviez des papiers que vous croyiez compromettants pour moi, vous me les avez apportés ; en somme, c’est très bien cela !…

— Je suis votre ami, monsieur le procureur, soupira Dixmer.

— Vous aviez appris, je ne sais comment, que M. Merlin était un agent de je ne sais quel escarpe qui se fait appeler le roi Mystère, et aussitôt vous avez pris la peine de venir m’avertir… Voilà qui est assez louable, mon cher monsieur Dixmer…

— Oh ! monsieur le procureur ! Je ne demande qu’à vous rendre service !

— J’en suis sûr… Le malheur pour vous est que le service est mince, attendu que les papiers ne sont pas compromettants du tout. Mais enfin, j’avoue que je serais un ingrat si je ne tenais pas compte de vos bonnes intentions à mon égard, mon cher monsieur Dixmer !

— Ne vous moquez pas de moi, monsieur le procureur, je suis assez malheureux !…

— On le serait à moins ! ricana Sinnamari… Et qu’est-ce que vous espériez, en venant me trouver, poussé par une amitié aussi profonde, monsieur l’agent de police ?

» Vous ne me répondez pas ? continua Sinnamari… Je vais répondre pour vous !… Je connais votre ambition, monsieur Dixmer !… Vous veniez me demander la place de M. Dax ! La place de chef de la Sûreté ! Est-ce vrai ?

— Je la mérite ! fit Dixmer modestement, mais je n’ose plus l’espérer…

— Et en quoi la méritez-vous, monsieur ? Est-ce parce que vous avez laissé échapper Desjardies, cette nuit ?…

— Non ! répliqua l’officier, mais parce que je vous avais averti qu’il s’échapperait !…

— C’est peu !

— C’est beaucoup ! C’est beaucoup que de connaître un des secrets du roi des Catacombes !…

— Si vous connaissez ses secrets, moi je suis plus avancé que vous, depuis cette nuit, car je le connais lui-même !…

— Monsieur le procureur, fit Dixmer d’une voix sourde, je l’ai connu avant vous !…

Sinnamari lui planta son regard dans les yeux et, sans hésitation, lui dit :

— Allons ! Dixmer ! Le moment est bon ! Trahissez !…

Dixmer, en entendant cette parole qui répondait si bien à sa pensée, en resta étourdi… C’est vrai qu’il avait envie de cela et que, depuis un instant, il ne songeait qu’à cela : trahir !… Trahir l’autre tout de suite, malgré les dangers à courir… et peut-être à cause des dangers qu’il courait ! Car, maintenant, après le terrible pas de clerc qu’il venait de commettre, il n’avait plus de salut à espérer du côté de Sinnamari qu’en lui livrant le roi des Catacombes…

À choisir entre les deux, ne valait-il pas mieux prendre parti pour celui qui possédait tout au soleil et qui pouvait tout donner, que pour celui qui promettait tout dans l’ombre et qu’il était si dangereux de servir ?…

Il s’était cru assez fort pour user de tous les deux à son bénéfice, mais il voyait bien que le moment était venu où il lui fallait choisir un maître.

Il s’avança vers Sinnamari.

— Vous êtes mon maître, dit-il. Promettez-moi que je serai chef de la Sûreté, et je vous livrerai la plus effroyable association occulte qui ait jamais commandé à la société et menacé l’État.

— Vous voulez parler du R. C. et de sa bande ?

Dixmer regarda une fois de plus du côté des vastes salles désertes, à sa droite et à sa gauche, et, tout à fait rassuré sur leur isolement à tous deux, il dit, plus bas encore qu’il n’avait parlé durant tout cet entretien :

— Oui, de l’Association du roi des Catacombes, de l’A. C. S. comme ils disent, de l’Assurance contre la société.

— Vous la connaissez bien ? demanda Sinnamari.

— J’en suis ! fit Dixmer, dans un souffle.

— Je m’en doutais, répliqua le procureur, nullement étonné.

— Promettez-vous ?… Songez que je serai votre homme… à vous !… Un homme qui vous admire !… qui vous aime !… qui a appris aujourd’hui à vous connaître et à vous craindre !… On a besoin d’un homme comme moi quand on est un homme comme vous ! Promettez-vous ?…

Dixmer semblait supplier et menacer à la fois… Il jouait sa dernière cartouche… son visage était ruisselant de sueur…

À ce moment, on entendit du bruit dans le vestibule. M. Cyprien se montra.

— C’est M. le préfet de police qui demande à parler à monsieur le procureur impérial, dit l’huissier.

— Faites entrer ! ordonna Sinnamari.

Et, se tournant vers Dixmer qui attendait :

— Monsieur Dixmer, il faut que vous sachiez que le procureur impérial n’a besoin de personne… Voici M. le préfet de police qui vient à nous. Vous allez nous dire ce que vous savez de votre roi Mystère et comment nous pourrons mettre la main dessus, ce qui importe en ce moment par-dessus tout… À la suite de cet entretien, M. le préfet de police et moi, nous déciderons de votre sort !… Ou vous serez le chef de la Sûreté, et vous savez que quand je promets, je tiens !… Ou vous serez déféré à la justice pour avoir voulu faire chanter un magistrat de l’empire !… Ou encore… ou encore je ne donnerais pas deux sous de votre peau !… Bonjour, mon cher préfet !…

Et Sinnamari serra la main du préfet, qui venait de pénétrer dans son cabinet, et qui, pour la raison sans doute qu’il venait d’en laisser échapper un, avait la figure défaite d’un condamné à mort.