Le Roi Mystère/Partie 2/01

Nouvelles éditions Baudinière (p. 109-116).
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2e partie

DEUXIÈME PARTIE

LA PETITE MAISON
DE LA RUE DES SAULES

I

LA COLÈRE DE SINNAMARI

La colère de Sinnamari était gigantesque. Cet homme d’une incroyable audace, d’une astuce prodigieuse, d’une faculté d’intrigue telle que pour en retrouver le type il eût fallu puiser dans l’histoire des petites républiques italiennes du seizième siècle, qui eût pu écrire le Traité du prince, si Machiavel avait oublié de le faire ; ce magistrat, dont la tête formidable de forçat en rupture de ban, de « Trompe-la-Mort » qui a réussi à se recaser parmi les vivants, avait dans certains moments des airs de finesse florentine, ce bandit de génie qui devait être né entre Toulon, la ville des bagnes, et Florence, la ville des Médicis, qui ressemblait à Vautrin et qui agissait comme Mazarin, dont il avait l’avarice, cet homme que de honteux et nécessaires services publics rendus à plusieurs ministres — qui savaient où le trouver aux heures de crise politique — et aussi que le crime privé avait conduit à l’une des premières places de la magistrature française, revenait de cette fameuse nuit de la place de la Roquette, beaucoup moins furieux d’avoir été joué, berné, ridiculisé personnellement, que d’avoir vu, de ses propres yeux vu, se dresser au-dessus de la puissance de l’État, une sorte de héros de roman comme en créent les imaginations en délire des plus extraordinaires hommes de lettres, et tel qu’il eût juré, encore la veille, que de pareilles figures ne pouvaient et n’avaient jamais existé en chair et en sang !

Ainsi, il s’était trouvé réellement un homme pour accomplir dans les ténèbres l’œuvre d’intrigue et de force qu’il avait accomplie, lui, au grand jour. Pendant que, lui, Sinnamari, travaillait à l’édifice de sa fortune sur la place publique, il y avait quelqu’un qui avait osé établir la sienne au-dessous du forum, dans l’ombre, dans le secret inquiétant des cavernes, dans les catacombes, dont il se proclamait roi ! Et cette fortune, et cette puissance, et cette royauté n’étaient point un conte ! Il en avait eu, la nuit même, la preuve écrasante !…

Cet homme avait ses troupes, ses soldats, son administration… Cette association n’était pas plus un vain songe que ne l’avaient été tant de ligues, « comornas », « ventes », qui s’étaient plus ou moins, à un moment donné, partagé bénévolement le monde en se donnant tout d’abord pour mission, avant de devenir un véritable instrument politique, de rétablir la justice sur la terre, de frapper le fort et d’élever le faible !…

Et l’un des premiers auxquels elle s’attaquait, c’était lui ! Lui, le procureur impérial, lui devant qui tous les ennemis de l’État tremblaient, et à qui l’État était redevable de tant de choses qu’il pouvait se croire tout permis, qu’il espérait tout oser, et qu’il comptait bien tout réussir !… Et voilà que ce roi de roman-feuilleton, s’attaquant à lui, procureur impérial, en ce qu’il lui volait un de ses condamnés à mort, faisait l’attaque plus personnelle encore en ce qu’ayant à choisir un condamné à sauver, il avait justement choisi qui ? Desjardies !…

Mais, pensant à ceci, dans la voiture qui le conduisait au Palais de Justice, Sinnamari avait un sinistre sourire qui éclairait étrangement sa figure ravagée par son intime fureur. Il estimait à part lui que R. C. s’était surtout attaqué au procureur, et c’était tout à fait inconsciemment qu’il se trouvait avoir touché, beaucoup plus qu’il n’y avait songé certainement, à Sinnamari lui-même ! Est-ce que ce n’était pas le même R. C. qui avait jeté Mlle Desjardies à ses pieds ? Et ceci n’expliquait-il point suffisamment que R. C., qui supposait évidemment Desjardies innocent, n’avait aucune idée du vrai coupable ?

Et Sinnamari souriait.

Oh ! le sourire de Sinnamari !… Le sourire d’un homme qui n’a jamais douté de lui-même, qui se croit plus fort que tous, ceux d’en bas et ceux d’en haut, princes de la terre ou rois des ténèbres ! Maintenant qu’il était sûr que ce roi Mystère n’était point une ombre, comme il allait l’abattre !

Mais ce roi Mystère était fou de l’avoir ainsi laissé partir, lui, Sinnamari, qui avait été en sa possession ! Ah ! le pauvre roi Mystère fou qui avait montré Desjardies délivré et les avait délivrés à leur tour !… Une longue promenade dans les ténèbres dirigée par des laquais armés jusqu’aux dents ; puis la réapparition des convives sur le pavé de Paris, dans une cour de la rue Montgallet !… Et maintenant le voilà, lui, le procureur impérial, dans un fiacre prêté par le roi des Catacombes, roulant vers le Palais de Justice, avec son ami Régine à ses côtés !… Ah ! il fallait agir, et vite !… À cause de cette histoire Desjardies…

Et Sinnamari se tourna vers son compagnon, ce pauvre Régine qui, anéanti sur son coussin, semblait ne pas encore avoir recouvré la pleine possession de lui-même.

— Eh bien ! Régine !… À quoi penses-tu, mon vieux camarade ?…

Régine sursauta.

Il répondit à cette question par un soupir qui renseigna suffisamment le procureur impérial sur la nature des pensées de « son vieux camarade », car Sinnamari répliqua à ce soupir comme il eût répondu à une phrase nettement explicative.

— Tu es fou ! souffla Sinnamari. Que crains-tu ? Tu vieillis, mon cher !… Qui m’a fichu une pareille poule mouillée ?… C’est ce roi d’opérette qui te produit un semblable effet ? C’est ce fameux R. C. qui te « coupe le sifflet » ? Remets-toi, je t’en prie… nous approchons du Palais, et je ne tiens pas à ce que l’on te voie descendre d’un fiacre en ma compagnie, avec cette figure d’enterrement !… Tu te porterais mieux si tu revenais de l’enterrement de Desjardies, hein ?

— Tais-toi !… Tais-toi !

— Qu’importe, après tout, que Desjardies vive, pourvu que Lamblin ne soit pas ressuscité !

— Ah ! Tais-toi ! supplia encore Régine en frissonnant.

— As-tu vu la figure de Philibert Wat, quand la fille de Desjardies nous racontait sa petite histoire ? En voilà un à qui il faudra que je parle « dans le blanc des yeux » avant deux fois quarante-huit heures… S’il s’imagine que la Providence a suffi pour le débarrasser d’un Didier… et d’un Lamblin !…

— Prends garde, Sinnamari !… On pourrait t’entendre…

— Malheur à qui pourrait me comprendre, Régine !

Et Sinnamari leva le poing comme s’il allait frapper, et sa face ardente livra toute la joie mauvaise qui le transportait à l’idée de la bataille… Régine, effrayé, le regardait… il avait la figure d’un assassin héroïque.

— Calme-toi, Sinnamari ! Tu avais cette figure-là le jour où…

— Le jour, acheva Sinnamari en ricanant, où Desjardies a tué Lamblin !… Allons bon ! Voilà que tu vas te trouver mal !… Décidément, il n’y a rien à faire avec toi ! Je ne travaillerai plus qu’avec Eustache Grimm. En voilà un que rien ne trouble ! As-tu vu quel appétit il avait cette nuit ? Il n’a lâché ses gélinottes que lorsque la Desjardies s’est mise à parler de Didier…

— Didier… soupira Régine.

— Dame ! s’exclama le procureur… on a chacun le sien… Il a « son Didier », comme nous avons « notre » Lamblin.

Régine se souleva, et d’une voix rauque :

— Je te défends de parler ainsi. S’il n’avait dépendu que de moi…

— S’il n’avait dépendu que de toi, mon vieux Régine, le gouvernement serait foutu !

» Je les tiens tous ! rugit-il sourdement. Mon crime a été leur salut !

Et se penchant vers son triste compagnon :

— Vois-tu, Régine, tu es un soldat, tu devrais comprendre ces choses-là… Il y a des moments où le général en chef doit faire le coup de feu… Bonaparte au pont d’Arcole !… Allons, debout ! Nous sommes arrivés !

La voiture venait, en effet, de s’arrêter devant la grille du Palais. Sinnamari en descendit vivement et Régine, faisant un violent effort sur lui-même, suivit le procureur.

En montant l’escalier qui conduisait à son cabinet, escalier qu’avait gravi quelques mois plus tôt l’infortuné Desjardies, Sinnamari sentit que la vague inquiétude que les événements de la nuit avaient, quoi qu’il en eût, laissée au fond de lui-même, s’évanouissait tout à fait. Le lieu dans lequel il se mouvait, l’aspect du monument de justice, de force et de châtiment dont il était le maître incontesté, avaient suffi à lui rendre l’entière confiance dont il avait besoin pour aller jusqu’au bout de son destin.

Péniblement, Régine montait derrière lui. S’il avait pu échapper à cette nécessité de pénétrer avec Sinnamari dans ce cabinet maudit !… Et l’idée seule qu’il allait revoir cette table où Lamblin, avant de tomber, s’était désespérément accroché, ce parquet où il avait roulé en exhalant son dernier soupir et sa suprême malédiction, ce coffre-fort qui avait contenu la raison du crime qui s’était accompli devant lui sans qu’il ait eu le temps de faire un geste pour l’empêcher, du crime dont il avait été l’inconscient complice, du crime qui le sauvait lui… et les autres !… Cette idée faisait encore son pas chancelant, et la sueur lui coulait au front, et la peur le tirait par derrière…

La porte qui donnait sur les bureaux du procureur était entrouverte. Un huissier saluait sur le seuil Sinnamari et Régine.

Mme Demouzin est ici ! fit l’huissier. Elle a demandé M. le procureur impérial. Je l’ai fait attendre dans le cabinet de M. le secrétaire.

— La mère Demouzin ! À cette heure !… bougonna entre ses dents Sinnamari, en faisant passer Régine devant lui… Qu’est-ce qu’elle va encore nous apprendre, cette vieille taupe ? Et il ferma la porte derrière eux.

Il n’y avait encore, de si bon matin, qu’un huissier dans le vestibule de M. le procureur. L’huissier mettait de l’ordre… et écoutait aux portes.

Il ouvrit la porte par laquelle le procureur et Régine venaient de disparaître. Il constata alors que le secrétariat, sur lequel donnait cette porte, était vide, et que Mme Demouzin devait avoir suivi Régine et le procureur dans l’autre pièce.

L’huissier traversa le secrétariat et alla enfin coller son oreille contre la porte du cabinet du procureur.

Il se redressa bientôt et, résolument, ouvrit cette porte.

Le cabinet était vide.

L’huissier traversa le cabinet et alla coller son oreille contre la porte qui donnait sur le bureau du substitut. Là, il resta plus longtemps, puis enfin, il se redressa :

— Oh ! oh ! siffla-t-il.

Évidemment, l’huissier avait entendu quelque chose qui l’intéressait au plus haut point. Il s’empressa de refaire tout le chemin parcouru, de revenir dans le vestibule, de fermer à clef la porte de ce vestibule qui donnait sur la galerie, puis de prendre un petit corridor qui glissait entre la galerie extérieure et les différentes pièces consacrées au service du procureur. Ainsi arriva-t-il contre la cloison qui le séparait du bureau du substitut.

Là, il s’arrêta, s’agenouilla au-dessus d’une bouche de chaleur qui s’ouvrait moitié dans le bureau du substitut, moitié dans le corridor, et, malgré l’air surchauffé qui risquait de l’asphyxier, se maintint dans cette position difficile pendant plus d’un quart d’heure.

Soudain il se releva, la face rouge, les yeux fous, et bondit jusqu’au vestibule.

Il y arriva juste à temps pour se trouver en présence d’une tête qui émergeait du plancher dans lequel il y avait un trou entouré d’une rampe.

Par cette étroite ouverture, on communique directement encore aujourd’hui avec un escalier à pic tournant sur lui-même et conduisant à la « souricière », prison de passage où l’on enferme nombre de prisonniers qui doivent, dans un délai rapproché, se présenter devant les juges.

Cet escalier pouvait servir soit à faire monter directement de la souricière dans les bureaux du procureur, les prisonniers auxquels on voulait faire subir un interrogatoire, soit au personnel du procureur à se rendre directement des bureaux dans la cour de la Sainte-Chapelle, sans avoir à suivre les couloirs ni les escaliers publics.

La tête s’élevait peu à peu au-dessus du plancher. Quand la tête eut été suivie du buste et des jambes et que tout le corps de Dixmer fut sorti de l’oubliette, Dixmer dit :

— Bonjour, monsieur Cyprien. M. le procureur impérial est dans son bureau ?

— Oui, répondit M. Cyprien en prenant une mine désolée et bonasse, oui, M. le procureur est dans son bureau ! Mais il est de bien bonne heure, monsieur Dixmer, et M. le procureur ne reçoit personne quand il vient à ces heures-là. C’est une consigne générale.

— Il est seul, dans son bureau ?

— Non, monsieur Dixmer, non, il n’est pas seul. Il est avec M. Régine.

— Vous voyez donc bien qu’il reçoit, monsieur Cyprien…

— On ne saurait dire que M. le procureur impérial ait reçu ce matin M. Régine, car il est venu ici avec lui.

Dixmer regarda la figure du larbin, se demandant si celui-ci ne se payait pas sa tête ; mais M. Cyprien avait, plus que jamais, l’aspect doucereux, niais et ennuyé d’un domestique de bonne maison qui entend faire respecter sa consigne sans cependant se fâcher avec celui qu’elle gêne.

— Et M. le procureur est seul avec M. Régine ? demanda Dixmer.

— Non… il y a, avec ces messieurs, une dame…

— Et vous continuez à prétendre, monsieur Cyprien, que M. le procureur ne reçoit pas !…

— La consigne générale, monsieur Dixmer, comportait une exception…

— En faveur de cette dame ?

— Vous l’avez dit, monsieur Dixmer.

— Et pourrait-on savoir le nom de cette personne, que l’on reçoit quand on me laisse à la porte ?

— Mon Dieu, je n’y vois pas d’inconvénient ; c’est Mme Demouzin.

— Je m’en doutais… fit Dixmer entre ses dents… Et vous croyez qu’ils en ont encore pour longtemps ?…

— Je n’en sais rien ! Veuillez le croire, monsieur Dixmer…

— Elle vient souvent ici, Mme Demouzin ?

— Je l’ai oublié !…

— Voilà une réponse ridicule, monsieur Cyprien, car je ne vois pas pourquoi vous me cacheriez que Mme Demouzin vient quelquefois chez M. le procureur impérial… C’est une aimable vieille dame qui va voir tout le monde, et que tout le monde va voir. Mme Demouzin est une personne à la mode, dont le salon est fort coté par tous ceux qui ont l’ambition de devenir quelqu’un… ou d’obtenir quelque chose du gouvernement…

» C’est votre métier d’ouvrir les portes, monsieur Cyprien, ouvrez-moi donc celle de M. le procureur, je vous prie !

Mais le bon Cyprien répondit une fois de plus que c’était également son métier de les tenir fermées. Dixmer, énervé, alla aux fenêtres qui donnaient sur le boulevard du Palais.

— Tiens, fit-il, voilà l’équipage de M. le préfet de police qui rentre chez lui !…

Et il regarda sa montre, ne pouvant dissimuler un mouvement d’impatience.

— Avant une demi-heure, se dit-il, le préfet sera ici !… Cette histoire va faire un chambard !…

Alors, il sembla avoir pris une résolution soudaine.

— Parfait ! fit Dixmer… Eh bien ! Puisque vous ne voulez pas m’introduire, je vais me présenter tout seul !

Et Dixmer, s’approchant si près du visage de M. Cyprien, qu’on eût pu croire qu’il allait l’embrasser, lui dit :

— Je crois que le mot de passe aujourd’hui est Panthéon… mon cher Martinet…

M. Cyprien « reçut » le mot de passe avec un sang-froid auquel on ne se fût point attendu de la part d’un homme d’aspect aussi paterne.

Il s’effaça devant Dixmer en lui tendant la main :

Sans rancune, monsieur Dixmer !

Le haut fonctionnaire de la police ne s’étonna point que ce domestique lui tendît ainsi la main.

Il la prit et Cyprien la garda une seconde.

Il est probable que cette main avait répondu à la question que la main de Cyprien avait posée, car l’huissier dit :

— Passez !

Quand il fut à la porte du cabinet du substitut, Dixmer se tint un instant immobile, parut écouter et, tout à coup, ayant frappé, ouvrit cette porte.

Il se trouva en face de Sinnamari qui, debout entre Régine et Mme Demouzin, ces deux derniers assis, gesticulait, frappait son bureau de son poing fermé et déclarait :

— Je ne vous écrirai point une lettre pareille ! Du reste, c’est fini ! Je n’écrirai plus jamais !

Il s’arrêta en voyant apparaître Dixmer sur le seuil de son cabinet.

— Ah ! c’est vous ! s’écria-t-il, très étonné… J’avais ordonné qu’on ne laissât entrer personne !… Mais voilà, et c’est tant mieux, car j’allais vous envoyer chercher… Est-ce que le préfet de police est rentré chez lui ?… J’ai besoin de le voir aussi ! Et le chef de la Sûreté, cet imbécile de Dax ! Je ne veux plus le voir en peinture !… C’est un idiot !… capable tout au plus de commander à la brigade des garnis et d’arrêter les filles au pieu !…

» Avant huit jours, continua-t-il, je l’aurai fait mettre à pied !

— Et par qui le remplacerez-vous ? demanda Mme Demouzin.

— Est-ce que je sais ?… Par le roi des Catacombes !… En attendant, laissez-moi vous prier, madame, de remettre à un autre jour la suite de notre entretien… Nous avons une besogne à faire ici qui n’est pas ordinaire…

Comme Mme Demouzin se levait, Dixmer, à la stupéfaction générale, la pria de s’asseoir.

— Qu’est-ce que ça signifie ? demande Sinnamari, presque suffoqué.

— Cela signifie, monsieur le procureur impérial, répondit Dixmer, que vous allez écrire à Madame la lettre qu’elle vous demande…