Le Roi Mystère/Partie 1/02

Nouvelles éditions Baudinière (p. 21-25).
◄  I
III  ►
1re partie

II

DEUX GENTILSHOMMES SOUPAIENT

Sur la place, la besogne de M. de Paris et de ses aides avait été faite comme toujours, consciencieusement, méticuleusement, sans hâte. Du reste, l’instrument de justice demande à être traité avec tranquillité, monté, agencé par des mains habiles et sans fièvre, tel un instrument d’horlogerie. Le temps n’est plus où l’on tuait légalement les gens « à la va comme je te pousse ». Le bourreau moderne n’est pas seulement un horloger, c’est encore un architecte. Il a son niveau d’eau et son fil à plomb.

Il est environ cinq heures et demie quand nous retrouvons l’homme à la pèlerine, sans doute un officier de police divisionnaire, qui semblait prendre toutes dispositions dans la crainte d’un événement redoutable, quand nous le retrouvons au coin de la rue de la Roquette, non loin de l’établissement de vins déjà signalé : À la Renaissance du bon coin.

On se rappelle que près de là une fenêtre s’était ouverte, puis refermée sur les injonctions du représentant de la police. Celui-ci est de nouveau sous cette fenêtre qui s’est rouverte. Une silhouette d’homme est apparue là-haut, s’est penchée, a semblé examiner ce qui se passait dans la rue, a fait un signe à la pèlerine, arrêtée sur le trottoir. Puis plus rien à la fenêtre ; mais en bas, une porte s’ouvre que quelqu’un referme soigneusement, quelqu’un qui porte un paquet sous le bras. L’officier de police n’a pas bougé, mais il demande sans tourner la tête :

— C’est toi, Cassecou ?

L’autre, toujours penché sur sa serrure :

— Dixmer ?

— Ne prononce pas mon nom, répond Dixmer, toujours dans la même position. Tu sais où ça va se passer ?

— Au Lapin qui fume.

— Tout est paré ?

— Tout !…

Et l’homme frappa sur son paquet.

— Qui est-ce qui marche ?

— Le Vautour lui-même.

— Parfait. Tu diras au Vautour que tout est prêt pour agir du côté de la rue de la Vacquerie, si c’est nécessaire. J’ai là les cent de Montrouge dans un chantier de bois. Il doit comprendre combien il serait préférable, surtout pour moi qui dirige le service d’ordre, que tout se passe en silence !

— Oh ! le Vautour y compte bien.

— Adieu !

Laissons Dixmer vaquer « consciencieusement » à sa besogne de haute police pour revenir à Cassecou. Celui-ci, son paquet sous le bras, s’était enfoncé dans la nuit de la rue de la Folie-Regnault ; il n’avait pas marché cinq minutes qu’une ombre se détacha d’une encoignure sur le trottoir d’en face, elle s’avança sur Cassecou. Quand elle fut à portée de la vue, elle dit :

— R. C.

Cassecou répondit :

— Panthéon.

L’ombre rejoignit Cassecou qui demanda :

— Tu les as vus passer ?

— Oui, à l’instant… Ils ont dû faire un grand détour, prendre par derrière la Petite-Roquette et revenir sur leurs pas ; ils ont dépassé le Lapin qui fume et remonté le passage de la Folie-Regnault. Ils sont entrés au Lapin qui fume par derrière.

— Le Vautour ?

— Je l’ai vu passer ; il est entré directement, lui, par la rue, avec Patte d’oie.

— Qui y est encore entré ?

— Une douzaine qui doivent être de la « combinaise », mais je ne les ai pas reconnus… peut-être des « titis », peut-être des « lions », pour sûr pas des « chasseurs noirs », je les connais tous, et ils étaient obligés de passer sous la lueur du réverbère.

— C’est bien, retourne à ta place. Si les flics arrivent, t’émeus pas, mais siffle dès que t’en verras. C’est tout, merci.

L’ombre retourna à son poste et Cassecou continua son chemin sur le trottoir. Il n’avait pas fait vingt-cinq mètres qu’il s’arrêtait devant la porte aux vitres illuminées du cabaret du Lapin qui fume. Un lapin rouge, confortablement assis sur ses pattes de derrière et goûtant les délices d’une longue pipe, avait été découpé dans un morceau de zinc qui se balançait sous l’action du vent. La bise était âpre, le froid dur, dans cette nuit de décembre, un de ces froids « noirs » qui précèdent souvent la tombée des neiges. Cassecou entra, nonchalant, la cigarette baveuse aux lèvres, sans curiosité, traînant ses grandes jambes désarticulées jusqu’au comptoir de zinc, ne regardant personne, semblant ne s’intéresser en aucune façon à l’étrange clientèle qui emplissait cette première salle dans laquelle nous aurons l’occasion de revenir. Dans le moment, nous suivrons le coup d’œil lancé par Cassecou à la porte vitrée qui faisait communiquer la salle commune avec une autre petite pièce dans laquelle nous allons entrer.

Là, deux gentilshommes soupaient… En vérité, rien dans leurs manières ne révélait qu’ils dussent descendre d’une haute race, mais la correction de leur tenue, le soin qu’ils avaient pris pour venir souper au Lapin qui fume, d’endosser un vêtement d’une élégance aussi sévère que celle du complet redingote, attestaient hautement qu’ils appartenaient à une classe de la société supérieure à la moyenne.

L’un d’eux était long et maigre, cependant que l’autre paraissait singulièrement trapu. Le maigre avait noué sa serviette blanche sur sa redingote noire, car c’était un homme d’ordre et qui n’aimait point les taches. Il avait conservé son chapeau haute-forme sur sa tête. Il trempa son pain dans la sauce et dit au trapu :

— Faites excuse, monsieur Prosper, mais je croyais qu’il se faisait plus que vous me dites : dans les douze mille au moins, mal an, bon an.

— Oh ! Je ne dis pas !… Dans les bonnes années… mais il n’y a plus de bonnes années… Certainement, autrefois, quand on voyageait, avec ses frais il pouvait même aller jusqu’à dix-huit mille, mais on ne voyage plus guère… Songez qu’il n’y a que six mille de fixe ; le gouvernement n’est pas juste, monsieur Denis, car enfin il faut qu’il représente… Non, non, croyez-moi, le métier est fichu et vous entrez un peu tard dans la carrière… C’est comme nous, qu’est-ce que vous voulez que nous fassions avec nos dix-huit cents francs ? On est obligé de se nourrir, de se loger, de se vêtir… On doit être toujours habillé propre ; du drap noir, ça coûte, sans compter le chapeau haute-forme… Encore un peu de lapin, monsieur Denis ?

— Merci, monsieur Prosper, il est excellent.

— Oh ! c’est une bonne maison. Quand la besogne d’ajustage est terminée, en attendant le jour, c’est toujours ici que je venais souper avec ce pauvre Marquis… On est bien tranquille…

— De quoi donc est-il mort, ce pauvre Marquis ?

— Il s’en est allé de la poitrine. La « dernière » qu’il a faite, il toussait, il toussait ! C’en était impressionnant ; le condamné lui-même, vous savez, pendant que nous lui faisions la toilette, en était tout gêné. Ah ! À propos du condamné, monsieur Denis, n’hésitez pas à le jeter sur la bascule… Quand je vous dirai ; hop ! soulevez-le un peu, et, d’un coup, glissez-le, du même mouvement que moi, jusqu’à la lunette ; moi, je lui tire aussitôt la tête par les cheveux, comme ça… parce qu’ils reculent toujours la tête et quelquefois on peut couper le menton… Pour rabaisser la lunette, ne vous en occupez pas, c’est l’affaire du patron. Il n’a que ça à faire et à appuyer sur le bouton, ça n’est pas sorcier !… Tout le mal est pour nous, comme de juste, et on n’en est pas récompensé… Au fond, on est mal vu… les gens ne vous disent rien… mais on est mal vu…

Ainsi devisant, les deux soupeurs continuaient de savourer le reste du lapin fumant. Ils ne se pressaient point, estimant qu’ils avaient encore vingt bonnes minutes à eux, avant de se lever de table. À cette époque de l’année, le jour se lève très tard et chacun sait que l’exécution légale doit être faite aux premiers rayons de l’aurore.

À un moment, M. Denis, qui songeait malgré lui à son client, demanda :

— Au fond, qu’est-ce qu’il a fait, celui-là ? Je ne me rappelle pas bien son histoire…

M. Prosper répondit :

— Oh ! moi, je ne m’en occupe jamais ! Ça n’a pas d’intérêt pour nous…

— Tout de même, répliqua M. Denis… Tout de même, ça doit être bien « encourageant » quand on sait qu’il est bien coupable.

— Peuh ! C’est l’affaire des jurés… Ce qu’il a fait, ce Desjardies ? Eh bien, mais c’est lui qui a assassiné Lamblin. Vous savez, l’employé du parquet… Ça a fait assez de bruit dans le moment, et puis on s’est occupé d’autre chose… Dites donc, monsieur Denis, vous ne trouvez pas que le garçon nous oublie…

— Mais oui ! Je mangerais bien un morceau de fromage… Ah ! Le voilà !

Le garçon entrait, en effet, empressé, apportant du fromage, des assiettes, remportant la casserole, desservant le couvert… M. Prosper et M. Denis le regardaient curieusement.

— C’est drôle, dit M. Prosper quand il fut parti… Il me semble que tout à l’heure il n’avait pas cette tête-là…

— Il me semble aussi, fit M. Denis.

Un silence, et puis M. Prosper :

— On raconte tout de même que ç’a a été un homme très bien, très comme il faut, ce Desjardies. Tant mieux !… Vous savez, il y en a qui ont le cou si sale que ça dégoûte au moment de la toilette… Je crois me rappeler aussi qu’on racontait dans les journaux qu’il avait une fille, une fille très belle qui a voulu se faire entendre en cour d’assises, mais qu’on a mise à la porte, et puis qui a voulu se jeter aux pieds de l’empereur. Elle a tout juste vu le concierge des Tuileries, naturellement… Oui, un tas de chichis, quoi !…

— Qu’est-ce qu’elle voulait ? demande M. Denis.

— Elle prétendait que son père était innocent, naturellement… Mais il a été pris en flagrant délit par le procureur impérial lui-même et le chef du cabinet à la guerre, Régine. Alors…

Alors… la porte qui donnait sur la grande salle du cabaret s’ouvrit et, à leur complet étonnement, M. Prosper et M. Denis virent entrer, en place du garçon, un ouvrier terrassier, qui alla s’asseoir sans dire un mot à côté de la table qu’occupaient les deux hommes en noir.

— Tiens ! fit tout bas M. Prosper, gêné, je m’étonne… le patron m’avait pourtant bien promis que nous serions seuls…

Mais M. Prosper se tut, car son étonnement grandissait : un autre ouvrier entrait et s’asseyait à une table… Il y en avait maintenant à toutes les tables. Le dernier ouvrier entré avait fermé la porte, et tous continuaient à observer le plus impressionnant silence.