Le Roi Mystère/Partie 1/01

Nouvelles éditions Baudinière (p. 19-21).
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1re partie

PREMIÈRE PARTIE

LA PUISSANCE DES TÉNÈBRES

I

QUELQUE CHOSE BRILLE DANS LA NUIT

Est-il rien de plus morne, de plus angoissant, de plus triste, de plus désespéré que ce coin de Paris qui entoure la place de la Roquette ? C’est en vain que sur l’emplacement de la vieille prison, récemment démolie, on s’est empressé d’élever de vastes maisons de rapport, l’aspect général reste lugubre, grâce à cette autre prison de l’autre côté de la place, où l’on a enfermé l’enfance : Prison des jeunes détenus !

À l’époque qui nous occupe, la Grande-Roquette élevait depuis de nombreuses années déjà ses murs nus en face de la Petite. Quand, parfois, la porte de la Petite s’entrouvrait pour laisser sortir quelque adolescent, tout pâle encore d’avoir enseveli là quelques mois précieux de sa jeunesse, la première chose qu’il voyait était la porte de la Grande, sinistre comme si on l’eût dressée sur le seuil de son propre avenir.

L’une et l’autre n’étaient séparées que par quelques pierres, piédestal de l’échafaud. Si le jeune homme détournait les yeux de ce sombre spectacle et si son regard montait vers la gauche, il apercevait une autre porte, la porte d’un cimetière : le Père-Lachaise. Alors il fuyait à droite et descendait hâtivement vers la vie, vers la liberté, vers Paris, par cette partie de la rue de la Roquette qui rejoint la place Voltaire, que l’on appelait alors la place du Prince-Eugène.

C’est précisément à cet endroit que nous allons transporter le lecteur, par une nuit de décembre 186…, exactement le 13 à quatre heures du matin.

Cette voie, si lugubre le jour avec ses maisons basses badigeonnées de rouge sang de bœuf ou de jaune sale, de couleurs ternes et passées, ses boutiques noires où l’enseigne indique en lettres blanches la marchandise mortuaire : « Fleurs et couronnes, perles, fournitures en tous genres », ses « chands de vin » où, sur le zinc, une clientèle débraillée, fournie par le vagabondage spécial, s’empoisonne de compagnie avec des filles en cheveux, cette voie devenait quelquefois gaie la nuit.

C’est qu’alors une populace, venue de tous les bas-fonds de la capitale, remontait vers la place de la Roquette, dans l’espoir d’assister au spectacle toujours alléchant d’une tête qui tombe.

Quelques minutes après quatre heures, alors que tout semblait reposer dans le quartier, de nombreux agents survinrent soudain, dans le plus profond silence. Les chefs s’entretenaient entre eux, et les ordres étaient donnés à voix basse. Presque aussitôt la troupe arriva ; elle n’avait jamais été aussi nombreuse.

L’occupation de la place de la Roquette par la troupe se fit avec le même mystère. De forts pelotons de fantassins, placés au travers de la rue de la Roquette, en haut, du côté du Père-Lachaise, en bas, du côté de la place du Prince-Eugène, ainsi qu’au coin de la prison, de la rue Gerbier, de la rue Merlin et de la rue de la Folie-Regnault, isolaient entièrement le quadrilatère au centre duquel la société se disposait à tuer un homme.

Jamais on n’avait vu un pareil service d’ordre. Une fenêtre, au coin de la rue de la Folie-Regnault et de la rue de la Roquette, à côté d’un établissement de vins dénommé « À la Renaissance du bon coin », s’étant ouverte, un homme, dont il était impossible de voir la figure, non point seulement à cause de l’obscurité, mais encore par suite de la façon dont il tenait les larges bords de son chapeau de feutre noir rabattus sur les yeux, se détacha d’un petit groupe d’officiers, alla sous la fenêtre, dit quelques mots d’une voix sourde et la fenêtre se referma. Cet homme, habillé d’une lourde pèlerine dont le col était relevé haut sur les oreilles, revint au groupe d’officiers et, entraînant l’un d’eux, lui dit :

— Faites mettre la baïonnette au canon, vous devez vous attendre à tout… Dans tous les cas, vous serez averti ; j’ai des agents placés en sentinelles partout… J’en ai plein le Père-Lachaise…

Puis l’homme s’en fut vers les gendarmes à cheval, dont la petite troupe débouchait mystérieusement sur la place par le coin de la rue de la Vacquerie et de la Grande-Roquette, du côté du chemin de ronde, où furent fusillés depuis les otages de la Commune. Il parlementa avec l’officier qui commandait le détachement. Les gendarmes vinrent tout de suite se grouper devant la porte de la prison. L’homme redescendit alors du côté de la place du Prince-Eugène.

Toutefois, la rue de la Roquette restait déserte, uniquement occupée par les agents et les soldats. Mais voilà que, vers cinq heures, plusieurs voitures arrivèrent coup sur coup, et une demi-douzaine de personnages, hommes enveloppés de lourdes pelisses, femmes emmitouflées d’épaisses fourrures, en descendirent.

Ils se dirigeaient, après avoir parlementé quelques secondes avec les agents, vers une porte basse qui s’ouvrait dans la façade lézardée d’une des plus vieilles maisons de la rue. Ils frappaient d’une certaine manière à la porte, qui s’ouvrait et se refermait aussitôt. Non loin de cette porte, placée pour ne pas être vue et pour tout voir, l’ombre à la pèlerine considérait attentivement les allées et venues des nouveaux arrivants.

Elle était là, immobile depuis plus d’une demi-heure, quand elle s’avança tout à coup vers un homme, une silhouette grande et forte qui descendait d’un fiacre. L’ombre toucha les bords de son chapeau et dit :

— Laissez-moi entrer avec vous, monsieur… Ce sera plus prudent.

— Non, Dixmer… Il vaut mieux que vous restiez dehors… Mais si dans une heure je ne suis pas sorti, envahissez la bicoque.

Et l’homme qui venait de descendre de voiture frappa à la porte deux coups d’abord, trois coups ensuite.

Quand la porte se fut refermée sur lui, il se trouva dans une obscurité profonde. Une voix lui demanda :

— Que voulez-vous ?

— R. C.

Quant à l’ombre qui était restée dehors, elle remonta vers la place de la Roquette. Une petite lueur falote attira son attention du côté de la Grande-Roquette. C’était le couteau du bourreau qui brillait déjà, en haut de son châssis.