Le Roi Mystère/Partie 1/03

Nouvelles éditions Baudinière (p. 25-29).
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1re partie

III

R. C. ?

Nous avons laissé l’inconnu à qui Dixmer s’était si respectueusement adressé pour lui offrir son concours, derrière la porte d’une vieille maison de la rue de la Roquette. Il n’avait pas plus tôt prononcé ces lettres magiques : R. C. que la lueur subite d’une lanterne sourde perça les ténèbres et éclaira un corridor étroit et bas, aux murs infâmes, aboutissant à un escalier qui descendait. Quand il vit qu’il lui faudrait se glisser dans ce trou, l’homme hésita et mit sa main à sa poche pour y tâter son revolver.

L’individu qui tenait la lanterne devina le mouvement et dit :

— Oh ! monsieur, vous pouvez être tranquille… vous ne courez aucun danger !

Et il descendit le premier ; l’autre suivit. L’escalier était raide mais court. Ils furent tout de suite sur le sol d’une cave. L’homme à la lanterne, précédant toujours son visiteur, lui fit traverser plusieurs caveaux dont les portes se refermaient automatiquement et silencieusement derrière eux. Ils remontèrent une trentaine de marches ; une porte s’ouvrit. Le mystérieux visiteur se trouva soudain dans une salle étincelante de lumière. Des rires, des cris joyeux accueillirent son arrivée.

— Ce cher procureur ! C’est lui qui nous a fait cette bonne surprise !…

Il regarda ces visages riants, ces femmes couvertes de bijoux, ces hommes en frac qui étaient de ses amis, cette table somptueusement servie, ce salon si clair, si pimpant dans son style Pompadour, tout ce luxe, là où il eût été normal de trouver un bouge, et laissa tomber ces mots :

— Toute la surprise est pour moi.

Puis, sans se préoccuper des convives, il se précipita à une fenêtre, souleva un rideau : la place de la Roquette, lugubrement éclairée de quelques rares réverbères à la flamme vacillante, s’étendait sous ses yeux. Devant la porte de la prison, au centre d’un double cercle formé, le premier par les soldats de la ligne, le second par des gendarmes à cheval, la guillotine dressait ses deux bras sombres. Le procureur impérial laissa tomber le rideau.

Un valet de pied, de la tenue la plus correcte, était derrière lui, le débarrassant de sa pelisse et de son chapeau. Pendant qu’il retirait ses gants, le haut magistrat sourit froidement aux cinq personnes qui se trouvaient en face de lui et dit :

— J’aurais dû m’en douter… c’est une farce… mais elle n’est pas drôle…

L’homme qui parlait ainsi pouvait avoir une cinquantaine d’années. Il était grand, bien découplé, avec les épaules un peu fortes. Tout en lui, du reste, manifestait la force. La tête était puissante avec un port mauvais, un front terrible, magasin d’énergie et de volonté qui semblait prêt à crever ; les cheveux grisonnants en brosse, drus et droits, ajoutaient encore par leur coupe en carré, à l’aspect opiniâtre de cette tête trop énorme, même pour le grand corps qui la portait. Les sourcils étaient touffus, se terminant à la naissance du nez par deux mèches poivre et sel ; ce nez était long, un peu épais du bout. La lèvre supérieure se cachait sous une forte moustache qui avait conservé presque intacte sa couleur châtain foncé ; les pointes en étaient retombantes, à la Vercingétorix, dissimulant le pli inquiétant de la commissure des lèvres, mais la lèvre inférieure, elle, extraordinairement charnue et dépassant la lèvre supérieure, révélait tout, des appétits de tout, formidables. Le menton ras était en harmonie avec le front ; mâchoire de fauve capable de broyer dans la mesure que le front était capable de penser, là-haut. Cette tête n’eût réussi qu’à faire peur si elle n’avait pas eu les plus beaux yeux bleus du monde, de grands yeux clairs d’enfant, qui regardaient bien en face avec sérénité.

Dans l’instant, ils accusaient les personnages présents de s’être rendus coupables, comme on dit au Palais, d’une sinistre plaisanterie, consistant à faire souper le deuxième magistrat de l’empire devant l’échafaud, en aimable compagnie. Celle-ci se composait de trois hommes et de deux femmes. Les trois hommes étaient M. Philibert Wat, banquier et député, et certainement le député le plus influent du régime. Il avait épousé la fille aînée du président du conseil et s’était fait au Corps législatif et dans les ministères une clientèle redoutable. À côté de Philibert Wat se tenaient le portraitiste Raoul Gosselin, une belle figure d’artiste chic, à la mode, monocle dans l’œil, et cependant simple et sympathique, et le directeur gérant de l’Assistance publique, Eustache Grimm, gros homme pacifique et quiet, personnage considérable qui avait la haute main sur tout ce qui touchait en France, publiquement, à la charité et la pitié. Des deux femmes, l’une était grande, belle, blond cendré, de regard enjoué, mais d’allure et de geste tragiques, la comédienne, à cette heure, la plus aimée de la capitale, celle qui venait de triompher dans les Martyrs, à la Porte-Saint-Martin : Marcelle Férand. Tout Paris la savait la grande et fidèle amie de Raoul Gosselin. L’autre femme, créature assez étrange, s’était échappée d’un harem de Tunis et s’appelait « La Mouna ».

Le procureur, Jacques Sinnamari, les écoutait protester contre ses dernières paroles. Tous affirmaient que s’il y avait eu une plaisanterie en tout ceci, ils en étaient, comme lui, les victimes, les victimes du reste nullement à plaindre, car l’hospitalité qui leur était si mystérieusement offerte ne manquait ni de charme, ni de piquant, ni de confortable. Les pyramides de fruits magnifiques qui garnissaient les consoles, le champagne qui rafraîchissait dans des seaux à glacer, le luxe du linge et de l’argenterie marqués aux initiales R. C., tout ce que l’on voyait permettait d’augurer que le mystérieux amphitryon « savait bien faire les choses ». Mais qui était donc celui qui les avait réunis là, dans des conditions telles que, après en avoir été d’abord fort intrigués, après s’en être ensuite amusés, ils commençaient maintenant à en être intimidés ?

— Enfin, mesdames et messieurs, de qui sommes-nous les invités ? s’écria Raoul Gosselin en allumant une cigarette à la flamme d’une bougie… Par quel sortilège sommes-nous réunis ?

Le procureur s’arrêta devant la Mouna qu’il n’avait jamais vue, et que, du reste, personne ne connaissait. Il s’inclina. Elle était assez jolie ; la peau ambrée, de grands yeux noirs, une petite bouche, mais le cou un peu épais ; quelques beaux bijoux. Toilette de voile noir garni de perles, de jais, de paillettes, très tintinnabulante au moindre mouvement. Elle fumait une cigarette d’Orient.

— Madame pourrait peut-être nous renseigner ?

— Sur quoi, monsieur ?

— Mais sur tout… nous ne savons rien…

— Je n’en sais pas plus long que vous, monsieur…

— Serait-il indiscret, madame, de vous demander à qui nous avons l’honneur de parler, car mes amis, pas plus que moi…

— Monsieur, c’est moi qui suis la Mouna ! fit-elle d’un air brusque et entendu, comme si elle n’avait plus rien à ajouter et comme si ces dernières paroles devaient renseigner le genre humain sur sa personnalité.

Tous se mirent à rire pendant que la Mouna les regardait avec étonnement. Et elle raconta comment elle était venue à ce singulier rendez-vous.

— Voilà, disait-elle, c’est bien simple. Je sortais de souper d’un cabaret du boulevard Montmartre dans la nuit d’hier ; j’étais seule, ayant vainement attendu un ami qui m’avait pourtant donné rendez-vous dans cet endroit. Je cherchais ma voiture, que je ne retrouvais plus à la porte du cabaret. Tout à coup, un homme, sortant de je ne sais où, s’est avancé, et, mettant le chapeau à la main, m’a poliment prié de lui permettre de m’offrir son bras. Puis en guise de présentation, l’homme dit un mot… Oh ! pas long… Était-ce un mot ? C’étaient plutôt deux lettres, R. C…

— Ah ! il a dit : R. C. ? demanda Marcelle Férand.

— Oui…

— Très intéressant ! fit la tragédienne. Alors ?…

— Il m’a accompagnée jusqu’à la porte de mon hôtel, rue Taibout… il n’a pas voulu entrer… il m’a seulement donné rendez-vous ici pour cette nuit… J’ai accepté son rendez-vous où je ne croyais pas que nous serions si nombreux. Je lui ai dit que je m’appelais la Mouna et il me dit qu’il s’appelait, lui, vous ne savez pas comment ?… Mystère !

Elle n’avait pas plutôt prononcé ce mot : Mystère que des exclamations partaient des quatre coins du salon :

— Le roi Mystère ! le roi Mystère !…

— Qu’est-ce que je t’avais dit, Raoul ? s’écriait Marcelle Férand. Tu vois bien qu’il existe ! Tu vois bien que c’était lui ! Parbleu ! Il n’y a que lui pour avoir des cartes de visite pareilles !

— Il devrait signer ses cartes R. M., répliqua Gosselin en riant. Pourquoi portent-elles R. C. ?

Et il exhiba, en effet, une carte de visite où étaient inscrites ces deux initiales au-dessus d’une tête de mort sur tibias.

— Ne dit-on pas qu’il habite dans les catacombes ? reprit l’actrice. Alors tout s’expliquerait R. : roi ; C. : catacombes ; le roi Mystère serait le roi des Catacombes !

Tout le monde rit et le peintre se rappela, avec une joie candide, qu’il avait fallu tout de même, huit mois auparavant, une déclaration retentissante du préfet de police pour calmer les imaginations surexcitées du boulevard.

C’est que, dans ce moment-là, les faits les plus monstrueux, les crimes les plus audacieux, les événements restés inexplicables de la vie publique quotidienne avaient été mis avec entrain sur le compte de cet espèce de loup-garou pour grandes personnes qu’avait été, pendant quelques semaines, le roi Mystère ! Mais qui donc avait imaginé, qui avait créé cette royauté ?… Qui ? On ! On, c’est-à-dire tout le monde, c’est-à-dire personne !

— Alors, nous allons le voir ce soir ! s’exclama Marcelle Férand !… Quel bonheur !…

— Ah çà ! Qui peut nous monter ce bateau-là ? s’écria Raoul Gosselin en assurant son monocle d’un geste nerveux. Ce n’est pas drôle du tout !…

— Mais ce n’est pas un « bateau » ! protesta Marcelle.

— Je ne croirai à l’existence de ton roi Mystère que lorsque j’aurai fait son portrait ! déclara le peintre.

La porte venait de s’ouvrir. Un laquais annonçait :

— Monsieur le notaire du roi !… Monsieur le greffier du roi !