Traduction par Anatole Bordot.
Morizot (p. 375-382).

CHAPITRE XXXVII

Aperçu général sur la situation de la colonie après dix ans d’établissement. — Les ruches d’abeilles. — Les oiseaux mangeurs d’abeilles. — Notre musée. — Le portique de verdure. — Nos défenses extérieures. — Les batteries de canons. — Oiseaux-mouches et colibris.


Que l’on me permette d’abord de jeter un coup d’œil en arrière et de mettre en quelque sorte sous les yeux le tableau résumé de notre petite colonie, après dix années d’établissement. Pendant ces dix années, je dois le dire, nous avons dû à la protection de Dieu plus de bonheur et de succès que nous ne le méritions. J’espère que sa bonté ne nous réserve pas pour l’avenir de ces douloureuses catastrophes dont le cœur saigne toujours, et je mets en lui ma confiance, tout en répétant cette parole de résignation : « Que sa volonté soit faite, et non la mienne ! »

On a déjà pu se convaincre aisément que nous avions été favorisés du ciel en venant échouer sur une terre aussi fertile que l’était notre île. Nos deux habitations, Felsheim et Falkenhorst, réunissaient désormais tous les avantages de la commodité et du luxe qu’il nous était permis d’espérer. La première était notre résidence d’hiver, notre principale demeure, notre quartier général. Là se trouvaient toutes nos richesses et presque toutes nos provisions. Falkenhorst était comme notre maison de campagne, séjour charmant l’été, à cause de la fraîcheur due à sa construction particulière au milieu d’un arbre. Tout alentour nous avions construit des étables pour notre gros bétail, des cages pour notre basse-cour, des ruches pour nos abeilles, des nids pour nos pigeons.

C’était au moyen de calebasses percées par un côté que nous logions ces derniers ; nous en avions suspendu un grand nombre aux branches d’arbres qui entouraient notre demeure, et chacune de ces calebasses était surmontée d’un petit toit en écorce d’arbre qui mettait le nid à l’abri de la pluie. Nos pigeons s’y étaient habitués aussi bien qu’à Felsheim, où se trouvait le colombier central. Mais de toutes nos richesses, celle qui avait peut-être prospéré dans une proportion plus étonnante, c’étaient nos abeilles. Les ruches nous fournissaient tous les ans une récolte de miel si abondante, que nous n’avions nullement à nous préoccuper de l’économiser ; aussi le miel entrait-il dans la fabrication de beaucoup de nos produits ; pour obtenir un nouvel essaim, il nous suffisait, peu de jours après la fin de la saison des pluies, de construire une simple ruche dans le voisinage, nous la trouvions toujours habitée au bout de peu de temps.

Cette multiplication d’abeilles nous attira la visite d’un grand nombre de ces oiseaux nommés mérops ou mangeurs d’abeilles, et nous fûmes obligés de leur tendre des gluaux : plus d’une abeille y fut prise aussi, cela est vrai ; mais, d’un autre côté, notre cabinet d’histoire naturelle s’enrichit d’une belle collection d’oiseaux au plumage varié et à la forme élégante. Aussi notre musée devenait de plus en plus curieux, et c’était pour nous une occupation intéressante et instructive à la fois, que de relire les quelques ouvrages de zoologie ou de botanique que nous avions sauvés du naufrage, en ayant sous les yeux les échantillons décrits par les naturalistes. Le dimanche était consacré en partie à cette étude, et, bien qu’Ernest fût de tous le plus assidu, chacun cependant comprenait la nécessité de cette science, qui nous mettait à même de profiter de beaucoup de richesses qui sans cela fussent restées inaperçues.

Ce musée était à Felsheim, lieu ordinaire de notre résidence. Aussi avions-nous employé toute notre activité et notre industrie à embellir et à perfectionner notre demeure. Devant la façade régnait une galerie formée par un toit en pente qui venait reposer sur quatorze piliers de bambous. Ces piliers avaient été entourés de vanille ou de poivriers, qui sont des plantes grimpantes, et cette végétation en avait fait bientôt quatorze colonnes de verdure dont l’aspect était à la fois réjouissant pour l’œil et pour l’odorat. Nous avions d’abord essayé d’y faire pousser de la vigne ; mais l’ardeur du soleil, en cet endroit, était trop forte pour qu’une autre plante que les plantes indigènes des tropiques pût y croître. En revanche, celles-ci prospéraient si promptement, que nous les trouvions toujours chargées d’épices quand nous en avions besoin. »

À chacune des extrémités de la galerie était une sorte de pavillon au milieu duquel jaillissait une fontaine. L’une d’elles versait l’eau dans le bassin formé de l’écaille de la grande tortue d’Ernest, tandis que l’autre n’avait pour réservoir qu’une auge en bambou ; nous attendions une nouvelle tortue pour établir une symétrie parfaite entre les deux fontaines. C’était auprès de la première que nous nous réunissions le plus souvent. Chacun des deux pavillons était surmonté d’un petit toit travaillé dans le goût chinois. Enfin des conduits mobiles de bambous nous permettaient de diriger les eaux de nos fontaines sur un point quelconque de nos plantations, sans que nous eussions d’autre peine que le déplacement des conduits.

Nous avions tiré tout le parti possible des environs de notre demeure, soit pour l’utilité de la défense, soit pour l’agrément du séjour. Toutes nos plantations européennes ou indigènes avaient parfaitement réussi, et leur végétation luxuriante faisait un agréable contraste avec les rochers arides auxquels était adossé Felsheim, et qui dominaient le passage.

Tout ce paysage était animé, soit sur la terre, soit dans la baie, par la troupe nombreuse de nos animaux domestiques. Les cygnes noirs contrastaient par leur plumage avec la blancheur de celui des oies ; là aussi se trouvaient nos canards, nos poules d’eau, aux couleurs différentes. Parmi tous brillaient la poule sultane, le héron royal et le flamant ; à terre, au milieu des sentiers frayés dans la forêt ou sur les pelouses de verdure, couraient les poules, les grues, les dindons, les outardes, auxquels se mêlaient notre bel oiseau de paradis ou la grande autruche, qui dominait de bien haut tout ce petit monde gloussant. Les coqs de bruyère s’abritaient dans les hautes futaies, et les pigeons, sans cesse en voyage de Falkenhorst à Felsheim, venaient presque sous la galerie chercher un moment de repos pour leurs ailes ou une mie de pain oubliée pour leur bec. En un mot, il y avait autour de nous tant de mouvement, tant de variété, tant de vie, que nous comparions souvent notre demeure au paradis terrestre, à l’époque où notre premier père se promenait au milieu des animaux de toute espèce, avec la majesté qui convenait au roi de la création.

Ce séjour n’était pas seulement agréable à habiter, il était encore parfaitement protégé de toutes parts. À droite, il avait pour limite le ruisseau du Chacal, sur les bords duquel croissaient une foule de plantes épineuses, telles que des aloès, des cactus, des palmiers et des figuiers indiens, se mêlant à des citronniers ou des orangers en fleurs. Tous ces arbres, poussant dans tous les sens, avaient forme une barrière si épaisse et si serrée, qu’une souris n’aurait pu passer au travers. À gauche, des rochers abrupts dans lesquels se trouvait notre grotte de cristal, et plus loin le marais des Canards, formaient une barrière naturelle qui interceptait toute communication avec la plage qui s’étendait au delà ; nous avions fait devant le marais une plantation de bambous plus utiles pour nos usages journaliers que comme défense. Derrière la maison enfin se dressait la ligne des rochers inaccessibles que nous n’avions même pas explorés, mais qui de ce côté mettaient nos domaines à l’abri de tout danger ; en face de nous enfin, le rivage, qui descendait vers la mer. On ne pouvait donc pénétrer dans nos domaines, en venant de l’intérieur de l’île, que par le pont de la Famille sur le ruisseau du Chacal. Mais ce pont, dont nous avions fait un pont-levis, était en outre flanqué de deux canons de six. Du côté de la mer, nous avions une contre-batterie de deux canons du même calibre, et la pinasse armée de deux coulevrines et de deux autres canons ; tels étaient nos moyens de défense.

Tout le terrain situé entre notre galerie et le ruisseau du Chacal, en remontant vers sa source était occupé par nos plantations. Elles étaient fermées par une palissade de bambous qui partait en droite ligne de l’habitation et aboutissait au ruisseau. Dans l’espace triangulaire qu’elle séparait étaient un petit champ de blé, un autre plus petit de coton, quelques plans de cochenille, et enfin le verger de ma femme, où croissaient les arbres fruitiers du pays ou d’Europe. Nos champs principaux de maïs, d’orge, d’avoine, de seigle et enfin de blé étaient sur l’autre rive du ruisseau, mais toujours en vue. Nous n’avions de ce côté que ce qu’il nous fallait pour avoir sous la main les produits nécessaires à notre usage journalier. Parmi les arbres fruitiers, ceux que nous avions exportés venaient beaucoup moins bien que les autres : la chaleur du climat, sans doute, ne leur convenait pas, car nos pommes et nos poires étaient aigres et dures ; les prunes, les cerises, les abricots, ne présentaient guère qu’un noyau à peine couvert d’une chair fade et insipide. Si nous continuions à les cultiver, c’était uniquement parce qu’ils nous rappelaient la patrie, car ils ne nous servaient désormais à rien ; nous étions, du reste, amplement dédommagés par les ananas, les oranges, les figues, les citrons, les pistaches, dont chaque année nous faisions une abondante récolte.

Cette grande quantité de fruits nous attira, il est vrai, la visite de beaucoup de maraudeurs ailés ou à quatre pattes. À l’époque des noisettes, l’écureuil du Canada s’établissait dans nos domaines ; les perroquets venaient croquer nos amandes, et une foule d’oiseaux de toutes sortes s’abattaient sur nos cerises et nos abricots. Dans le commencement, quand nous n’avions encore que peu d’arbres fruitiers, nous fûmes obligés de défendre notre récolte par tous les moyens de destruction et par les épouvantails que nous pouvions inventer : c’étaient des pièges, des gluaux, des lacs, des petits moulins à vent ; que sais-je ? Nous fûmes même forces d’en venir à tirer quelques coups de fusil qui enrichirent notre musée aux dépens des maraudeurs ; mais, plus tard, nous avions tant de fruits, que nous abandonnions aux oiseaux du ciel un peu de notre superflu sans en ressentir aucune gêne, et dès lors nous laissâmes les pillards se nourrir à leur fantaisie. Dieu n’a-t-il pas créé ses biens pour tous ?

Ce n’était pas seulement à l’époque des fruits, mais bien aussi dans la saison des fleurs que nous voyions arriver autour de nous une grande quantité d’oiseaux étrangers qui venaient chercher leur nourriture parmi nos possessions. C’étaient surtout les oiseaux-mouches et les colibris, si gracieux dans leur plumage, si vifs dans leurs mouvements. Aussi c’était toujours avec plaisir que nous saluions leur arrivée, et, bien loin de penser à les chasser, nous cherchions plutôt à les attirer près de nous.

Rien, effectivement, n’était plus joli à voir que ces petits oiseaux, à peine plus gros que des papillons et dont les ailes sont aussi brillantes, venant se jouer au milieu de nos fleurs ; toujours en activité, tantôt ils se poursuivaient entre eux, se disputant un bouton ou une feuille ; tantôt ils se réunissaient contre quelque oiseau plus gros et l’attaquaient avec courage, jusqu’à ce que l’intrus eût quitté leur voisinage et les eût laissés grappiller à leur aise sur les arbres qu’ils s’étaient choisis. Nous étudiions leurs mœurs, leur caractère, leurs habitudes. Ces petits oiseaux sont d’une vivacité dont on ne saurait se faire une idée : on dirait qu’ils ne se posent jamais, tant ils s’arrêtent peu sur chaque fleur, toujours voltigeant de côté et d’autre, et ils semblent animés souvent de mouvements de colère qui ont quelque chose de comique ; ils se battent les uns contre les autres, quand ils veulent puiser ensemble à la même source ; quelquefois même ils tournent leur courroux contre la fleur où ils n’ont pas trouvé le suc qu’ils cherchaient : ils lui arrachent ses pistils, ses étamines, brisent même sa tige, et semblent vouloir la punir de ce qu’elle a laissé prendre son parfum, ou à un insecte parasite, ou à un oiseau de passage, ou même au soleil qui l’a desséchée, ou au vent qui en a emporté les arômes odorants.

Nous ne leur fîmes pas la chasse, car je savais que ces petits oiseaux ne peuvent vivre en captivité, il leur faut la liberté et l’espace ; mais nous fîmes tout ce que nous pûmes pour les engager à se fixer près de nous : des gâteaux de miel furent disposés aux environs, des caisses de fleurs choisies les invitaient à venir voltiger autour de notre habitation. Bientôt, en effet, quelques jolis couples bâtirent leur nid mignon dans les arbres à épices qui croissaient le long de notre galerie. Sans doute ils étaient retenus par l’odeur pénétrante de la vanille, ou par l’odeur des orangers : nous eûmes ainsi le plaisir d’assister sans cesse aux ébats de cette troupe joyeuse et animée, et de vivre au milieu d’elle sans la troubler ni la faire fuir.

Nos arbres à épices avaient prospéré, eux aussi, et nous recueillions aujourd’hui les fruits de ce que nous avions semé dans les premiers temps de notre séjour. Les muscades, entre autres, dont quelques plants mêlés aux bananiers croissaient devant l’entrée de notre demeure, nous envoyaient d’agréables parfums, quand le soir nous nous reposions, dans une douce causerie, des fatigues de la journée. Mais ces fruits étaient fort appréciés par des maraudeurs du genre des oiseaux de paradis. Ils venaient les dévorer sous nos yeux ; et d’abord l’aspect vraiment royal de leur plumage nous avait séduits ; mais bientôt leur voracité et leur ramage peu harmonieux nous les rendirent fort incommodes. Après en avoir pris quelques-uns dans des gluaux pour garnir les galeries de notre musée, nous éloignâmes les autres en plaçant comme épouvantai ! quelques oiseaux de proie empaillés dont la vue suffisait à les écarter.

Nos olives étaient plus respectées. Nous en avions de deux espèces : l’une, que nous recueillions avant sa maturité complète, était réservée à la cuisine ; elle était plus grosse que l’autre ; nous la faisions mariner et confire dans du vinaigre, et elle apparaissait ensuite, sur notre table, dans des sauces dont elle relevait le goût. L’autre espèce était amère au goût ; nous la laissions mûrir sur l’arbre jusqu’à ce qu’elle devînt complètement noire ; elle nous servait à faire de l’huile.