Traduction par Anatole Bordot.
Morizot (p. 382-390).

CHAPITRE XXXVIII

Le pressoir. — Perfectionnement dans la fabrication du sucre. — Le four. — Un nouveau champ de riz. — Le piège singulier. — Accroissement dans le nombre de nos animaux domestiques. — Caractère de mes fils.


Mais, pour utiliser tous ces produits, il fallut augmenter et perfectionner notre matériel. Il serait trop long de détailler ici les machines que nous construisîmes à cet effet ; souvent, d’ailleurs, leur forme était très-grossière et leur mécanisme assez imparfait. Je dirai seulement que, notre récolte d’amandes, de noix et d’olives augmentant tous les ans, nous dûmes remplacer l’ancien mortier et le petit pressoir de pharmacie que nous avions employés autrefois pour nos noix de coco, par un pressoir plus considérable. La meule se mouvait sans trop de fatigue, et permettait de fabriquer ce dont nous avions besoin. Il nous fallut aussi un fourneau pour chauffer la pâte sortant de la meule, afin que l’huile coulât plus promptement ; un chaudron pour recueillir cette huile, des barils, des tonnes pour la conserver.

Nous passâmes bien du temps à confectionner tous ces ustensiles de genres si différents, mais cependant nous arrivâmes peu à peu à nous monter de tout ce dont nous avions besoin, pour faire sans trop de peine ni de perte de temps notre récolte annuelle.

La fabrication du sucre fut aussi l’objet de perfectionnements notables ; jusqu’à présent, en nous servant de notre vieux mortier, nous avions obtenu un sirop sucré qui, pendant quelques jours, se conservait assez bien, mais s’aigrissait par la suite. Il fallait donc compléter notre préparation, et nous arrivâmes, non pas à le cristalliser comme dans les raffineries, cela était au-dessus de nos forces, mais à lui donner une consistance plus ferme, se rapprochant de la cassonade.

Je me rappelai que les principaux ustensiles nécessaires au raffinement du sucre se trouvaient sur le navire naufragé et avaient été sauvés au moins en partie ; il s’agissait de les retrouver, quoiqu’ils eussent été consacrés déjà sans doute à d’autres usages. Les chaudrons nous avaient servi à serrer notre poudre ; mais, comme nos chasses fréquentes avaient diminué notre provision, il s’en trouvait trois ou quatre vides que je rendis à leur ancienne destination. Je retrouvai également les grands cylindres de cuivre nécessaires pour un pressoir à sucre, les pelles en métal et les écumoires, le tout bien conservé et nullement endommagé par l’oxydation. J’avais donc les éléments importants, et je construisis alors un four destiné à chauffer le jus de canne. Un grand pressoir, mis en mouvement par une vis, fut disposé au-dessus des cylindres, qu’il faisait tourner ; un levier coudé, à l’extrémité duquel s’attelait une de nos bêtes de somme, mettait tout l’appareil en mouvement. En quelques jours, nous pouvions avoir la quantité de sucre nécessaire à notre consommation de l’année.

Nous fîmes un autre pressoir dans le même genre destiné à trois usages différents : d’abord à écraser le chanvre sous un cylindre de pierre, au lieu de le frapper avec un pilon, comme nous l’avions fait dans le principe ; ensuite à broyer les olives ou les raisins, si nous en avions plus tard, comme nous n’en désespérions pas encore ; enfin à piler le cacao ou d’autres substances de ce genre. Pour faire le fond de ce pressoir, j’avais creusé une grande pierre tirée de la carrière voisine de la grotte de cristal, et dont j’ai parlé déjà, comme étant très-molle d’abord, et acquérant ensuite, sous l’influence du feu ou même de l’air, une grande solidité. Je l’avais travaillée de manière à former un rebord de près d’un pied qui la maintenait suspendue au-dessus d’un four pratiqué dans la terre, et que nous chauffions quand il s’agissait de préparer des noix, des amandes ou des olives, ou tout autre fruit oléagineux, où la chaleur est nécessaire pour hâter l’opération.

Nous avions d’abord établi ces deux pressoirs en plein air, dans la langue de terre comprise entre notre pont et la baie où nous chassions les harengs ; mais plus tard nous construisîmes un toit pour les mettre à l’abri, puis, bientôt après, le toit nous amena à compléter notre travail par une bâtisse assez grossière qui nous permettait cependant de travailler dans ce lieu en toutes saisons. L’île de la Baleine avait eu son tour dans nos embellissements ; pourtant elle était toujours restée moins soignée, précisément parce que nous l’avions réservée pour être le théâtre de toutes nos opérations un peu malpropres et infectantes, telles que la préparation de la colle de poisson, de la chandelle, la fonte de la graisse, la tannerie. Nous avions établi notre atelier sous un rocher qui surplombait au-dessus de nos têtes, en sorte que nous pouvions aussi y travailler sans redouter les intempéries de l’air. Chacun de ces établissements était pour nous l’objet de soins spéciaux, sans nous faire négliger pourtant les constructions plus éloignées que nous appelions nos colonies. À Waldegg, par exemple, nous convertîmes les marécages environnants en un véritable champ de riz, dont la récolte nous paya amplement de nos peines. À Prospect-Hill, chaque année, à l’époque de la floraison des câpriers, nous faisions régulièrement une apparition pour recueillir les graines de cet arbre précieux, qui étaient ensuite confites dans notre vinaigre aromatique et conservées dans des bocaux. Vers le même temps nous récoltions les feuilles de thé, et cette opération se faisait avec le plus grand soin, afin qu’elles gardassent le plus possible l’arôme pénétrant qu’elles possédaient. Après les avoir laissées sécher, nous les conservions dans des vases de porcelaine solidement fermés, où elles restaient fraîches et odorantes.

À l’époque des cannes à sucre, nous arrivions à la plantation, et nous profitions de notre passage pour récolter en même temps notre millet sauvage, qui mûrissait vers le même temps, et qui nous servait à nourrir nos volailles. Toutes ces excursions se faisaient avec la chaloupe, que l’on pouvait charger aisément d’un lourd fardeau ; en outre, nous avions le plaisir d’aller en mer, et d’opérer en passant quelque descente à l’île de la Baleine ou à celle du Requin.

De Prospect-Hill, nous poussions ordinairement jusqu’au défilé de l’Écluse, pour reconnaître si nos fortifications restaient toujours en bon état et si quelqu’un des éléphants ou des autres habitants de la savane s’était pris dans nos pièges. Fritz s’embarquait alors dans son caïak et il allait sur la rive opposée faire des provisions de cacao, de bananes et de ginseng, qu’il y avait découverts autrefois ; et nous revenions chargés de tout cet attirail, sans oublier la terre de porcelaine, qui nous servait à compléter notre service de table.

Dans une des courses aventureuses de mon fils, il remarqua une si grande variété de coqs et de poules d’Inde, que nous résolûmes d’en faire une chasse à la manière des habitants du Cap. Notre piège fut assez long à construire : il se composait de quatre parois quadrangulaires faites avec des poutres et des bambous grossièrement ajustés ; elles enfermaient ainsi un espace de six pieds de haut sur douze de large et de long environ. Cette cage restait en place toute l’année, mais, à l’époque de la chasse, nous la recouvrions d’un large grillage assez solide pour ne pouvoir être brisé facilement. Un petit conduit souterrain aboutissait à l’intérieur de la cage ; l’entrée en avait été aplanie et nettoyée. Au moment de la chasse, le grillage posé, nous mettions à l’entrée de notre petit conduit des graines et des friandises de toutes sortes, et nous en jetions quelques poignées dans l’intérieur de la galerie ; bientôt les coqs et les poules arrivaient pour becqueter ce grain, et s’engageaient alors dans le passage assez étroit par lequel ils apercevaient la lumière passant par le treillage du sommet ; mais, lorsqu’en continuant leur route à la recherche de nouvelles graines ils étaient arrivés dans l’intérieur de la cage, ils cherchaient en vain de s’échapper par la grille, et ne pouvaient retrouver le conduit qui les avait amenés, car sa construction sous terre le laissait complètement dans l’obscurité. Ils restaient donc à se débattre le long des parois jusqu’à ce que nous vinssions les prendre.

Nos animaux domestiques s’étaient beaucoup multipliés : tous les ans la chienne Bill nous donnait cinq ou six petits, mais nous étions obligés de les jeter à l’eau, car sans cette mesure nous aurions fini par être dévorés par nos défenseurs. Nous ne conservâmes qu’un seul chien que Jack voulut appeler Coco, parce que, disait-il, l’o était la voyelle la plus sonore de l’alphabet, et que, par conséquent, ce nom s’entendrait de bien plus loin quand on le ferait retentir dans la forêt. Le buffle et la vache nous donnèrent aussi annuellement un petit, mais nous n’élevâmes qu’un taureau et une génisse, que nous appelâmes Tonnerre et Blonde. Outre l’ânon nommé Léger dont j’ai déjà parlé plus haut, nous en eûmes un second que l’on appela Flèche, dans la pensée qu’il justifierait par sa rapidité à la course cette belle dénomination.

Nos cochons s’étaient accrus également, mais chaque jour ils devenaient plus sauvages. Aussi nous les chassions sans crainte de voir s’éteindre leur race, qui tous les ans s’augmentait de nouvelles portées de petits marcassins. Les lapins musqués de l’île de la Baleine avaient tellement peuplé leur résidence, que nous étions obligés d’en tuer un grand nombre pour que l’île pût suffire à les nourrir. Leur peau nous servait à nous faire des chapeaux, et leur chair, qui avait conservé le goût et l’odeur du musc, devenait le régal de nos chiens.

Quant aux antilopes, nous eûmes bien de la peine à les apprivoiser un peu. Le climat de l’île du Requin, à cause de la position de celle-ci au milieu de la mer, était trop rude pour ces gracieux animaux ; aussi ne prospéraient-ils pas dans la même proportion que nos autres bêtes ; nous en transportâmes un ou deux couples naissants à Felsheim, où ils furent l’objet de nos soins les plus assidus. Ils se familiarisèrent avec nous, sans cependant arriver jamais à une docilité semblable à celle de nos animaux domestiques, mais nous ne les conservions auprès de nous que pour avoir le plaisir de les regarder, sans chercher à les utiliser autrement. Quant à ma famille, elle s’était développée aussi au milieu des occupations de la vie active que nous menions. Au bout de ces dix années, nous étions tous, grâce à Dieu, d’une bonne santé, à peine altérée, au début de notre colonisation, par quelques accès de fièvre dus à la chaleur et nécessaires à l’acclimatation. Ma chère femme n’avait pas trop vieilli ; quant à moi, bien que le soleil eût dégarni mon front, je me sentais encore fort et vigoureux ; mais mon caractère avait perdu un peu de l’énergie qui lui avait été nécessaire pour fonder cette nouvelle colonie.

Fritz atteignait sa vingt-quatrième année ; il était plutôt petit que grand, mais plein de vigueur et de sève ; du reste, aussi sage et réservé que hardi et prudent ; nous le regardions réellement comme le bras droit de notre société, comme celui qui pouvait le mieux me remplacer et suffire à la défense et à la conservation de la famille.

Ernest, bien qu’il fût parvenu à vaincre sa nature indolente et paresseuse, était loin d’avoir l’activité des autres ; à vingt-deux ans il était plus grand que son frère aîné, mais moins vigoureux ; en revanche, son intelligence, sa sagacité naturelle, avaient pris beaucoup de développement, grâce à l’étude ; nous avions recours à lui le plus souvent, lorsqu’il nous fallait appliquer à notre situation présente quelqu’une des découvertes que la Providence nous permettait de faire. Jack avait peu changé de caractère. À vingt ans il était léger et étourdi comme à dix ; petit et bien proportionné, comme Fritz, il avait peut-être plus d’agilité dans les mouvements et plus de souplesse dans les membres.

François, enfin, le dernier-né de cette chère famille, avait pris en quelque sorte un peu du caractère de chacun de ses frères, mais avec une nuance plus douce : il était plus sensible qu’aucun d’eux, mais aussi plus réservé ; il aimait l’étude comme Ernest, bien qu’il s’y livrât avec moins d’ardeur ; d’un autre côté, il partageait dans une certaine mesure les goûts aventureux de Fritz et de Jack. Comme le plus jeune, il s’était vu souvent en butte aux railleries de ses frères, et cela avait déterminé chez lui une prudence plus grande qu’on n’a droit raisonnablement d’en attendre d’un enfant de dix-sept ans.

Mes quatre fils avaient, d’ailleurs, conservé un caractère naïf et enfantin qu’ils eussent perdu beaucoup plus tôt s’ils fussent restés dans la société en contact avec des jeunes gens de leur âge. Ma femme et moi maintenions sur eux toute notre autorité, et, s’il leur arrivait quelquefois de se passer de notre permission, au moins n’avions-nous jamais à leur reprocher une véritable désobéissance. Mes ordres formels étaient toujours exécutés ponctuellement, car ils savaient que je n’avais en vue que le bien général, et leur confiance en mon expérience leur suffisait pour se soumettre à ce que j’avais décidé. Je voyais avec plaisir l’union et la concorde s’affermir de plus en plus entre eux tous ; c’était une conséquence de l’esprit profondément religieux dont chacun d’eux était animé. Avec l’amour de Dieu se développait chez eux l’amour de la famille.

Tel était l’état de notre petite colonie dix années après sa fondation ; pendant ce temps, nous n’avions eu aucun rapport avec la société ; mais nous gardions l’espoir de voir un jour aborder sur cette terre écartée quelques marins européens, et cet espoir soutenait notre courage et entretenait notre activité. Ainsi nous avions amassé tout ce qui nous paraissait le plus précieux, afin qu’un jour, si la Providence le voulait, ces richesses coloniales pussent être converties en une somme assez forte dont nous aurions besoin dans nos relations avec le monde civilisé. Tous les ans, notre provision de plumes d’autruche s’augmentait dans ce but, et, en outre, nous conservions des petites cargaisons de thé, de cochenille, de vanille, de cacao, de muscades, d’essences d’orange ou de cannelle, en prenant soin que ces produits ne perdissent rien de leur vertu ni de leur arôme.

Tout cela devait nous servir plus tard, nous l’espérions, à nous procurer une situation plus avantageuse. Une chose m’effrayait cependant : la diminution de notre poudre. Je ne pouvais envisager sans crainte la perspective du jour où nous en serions privés. C’était là notre défense principale. Par elle seulement nous pouvions espérer de lutter avec avantage contre les grands dangers qui nous menaceraient, soit de la part des bêtes féroces, soit de celle des pirates malais ou des sauvages habitants de ces contrées. Il fallait donc la ménager et ne remployer que dans les circonstances où elle était réellement nécessaire. Pour nos chasses habituelles, nous avions des arcs, des flèches et des frondes, armes avec lesquelles nous étions maintenant assez familiarisés pour n’avoir besoin de recourir au fusil que dans les cas exceptionnels.

Mais, je l’ai dit, nous avions mis notre confiance en Dieu, et nous étions convaincus que la Providence, après nous avoir si visiblement couverts de sa protection, ne nous abandonnerait pas par la suite. Sans cette espérance, en effet, je n’aurais pu considérer l’avenir qu’avec effroi et découragement. Que serait devenue, plus tard, cette petite famille, si jamais elle ne devait revoir les hommes ? Quand la vieillesse et la mort auraient enlevé le père et la mère aux enfants, pouvais-je prévoir à quels destins ils seraient réservés ? Quel serait le sort de celui qui resterait comme dernier débris de notre colonie, assistant aux funérailles de toute sa famille, et se trouvant, solitaire et sans défense, livré à ses seules forces individuelles, peut-être déjà vieux lui-même ? Dans les heures où ces pensées se présentaient à mon esprit, j’éprouvais une ineffable consolation à élever mon âme vers Dieu, à remettre notre sort entre ses mains, sachant bien que celui qui prend soin de l’herbe des champs et de l’oiseau du ciel ne laissera pas sans soutien ceux qui le servent et qui l’aiment.