Traduction par Anatole Bordot.
Morizot (p. 364-375).

CHAPITRE XXXVI

Une hutte à la kamtchatka. — Le cacao. Les bananes. — Excursion de Fritz. — Nombreuses richesses et découvertes. — L’hippopotame. — Retour à l’habitation. — Le thé et le caféier. — Plaisanterie de maître Jack. — Il est dupe de sa propre ruse. — La grenouille géante. — Restauration de Falkenhorst. — Établissement d’une batterie sur l’île du Requin.


Après avoir fortifié, le mieux qu’il nous fut possible, l’entrée du défilé, il nous restait encore à y établir une habitation. Déjà le plan de Fritz, qui voulait une sorte de hutte dans le genre de celles des habitants du Kamtchatka, avait été précédemment discuté ; il fut adopté ; nous nous occupâmes de le mettre à exécution. Nous avions, du reste, des piliers naturels dans quatre beaux et grands platanes plantés en forme de carré presque régulier, à une distance de douze à quinze pieds les uns des autres. Nous les avions entourés autrefois de vanille, dont la plante, naturellement grimpante, avait serpenté tout autour ; mais les éléphants avaient détruit notre travail et dépouillé les arbres de leur écorce.

À une vingtaine de pieds au-dessus du sol, nous réunîmes les arbres par un plancher horizontal fait de bambous, et sur ce plancher nous élevâmes quatre cloisons verticales en roseaux dans lesquelles furent pratiquées deux fenêtres étroites comme des meurtrières, et regardant le défilé. Le toit, pointu et en pente, pour l’écoulement des eaux, était d’écorces d’arbre. Pour monter dans la chambre d’habitation, nous avions pratiqué une échelle en forme de mât de perroquet. Une trappe permettait de la lever au moyen d’une manivelle et d’une roue en fer, et de s’en servir, soit pour descendre à terre, soit pour monter sur une terrasse supérieure qui circulait autour de notre toit, et d’où l’on jouissait d’une très-belle vue.

À cinq ou six pieds de terre nous adaptâmes un second plancher également en poutres de bambous horizontales, et destiné au bétail. À cet effet, l’entrée fut pourvue d’un râtelier et d’une mangeoire. Au lieu de parois faites de roseaux, nous nous contentâmes, pour les cloisons de cette sorte de rez-de-chaussée, de poutres transversales placées en croix, comme on en voit souvent dans les pavillons des jardins européens. Nous avions laissé aux arbres tout le branchage extérieur, et respecté même les rameaux assez élevés qui dominaient notre toit. Quand nous eûmes terminé cette nouvelle demeure, et que nous l’eûmes décorée d’arabesques et d’ornements chinois, elle eut réellement l’air d’un joli kiosque champêtre ou d’un nid gigantesque, destiné à abriter une troupe d’oiseaux. Nous y plaçâmes immédiatement les nouveaux volatiles que mes enfants avaient pris dans une de leurs dernières chasses, et, comme l’espace était assez resserré, ils n’en furent que plus faciles à apprivoiser. Les cygnes noirs s’habituaient aisément à notre société, et étaient aussi dociles que s’ils fassent nés et eussent été élevés dans la domesticité d’une basse-cour. Je n’en dirai pas autant de notre oiseau de paradis, qui ne pouvait d’abord se faire à sa captivité. À chaque instant c’étaient, de sa part, de nouvelles tentatives de fuite, et dans ses efforts sa queue avait été brisée et endommagée. Je fus obligé de la lui couper, et, privée de cet ornement, la pauvre bête semblait une poule commune écourtée ; mais nous nous disions qu’à la prochaine mue elle reprendrait ses belles plumes.

Je ne dois pas oublier de faire remarquer ici que les excursions de mes enfants étaient presque toujours fructueuses en heureux résultats : tantôt ils revenaient avec de nouvelles provisions de richesses déjà connues, quelquefois aussi ils faisaient d’utiles découvertes en animaux et en végétaux. Dans un de leurs derniers voyages, par exemple, Fritz avait rapporté des échantillons de deux fruits différents, qu’il déclarait, à leur forme, être une espèce de concombre ou de cornichon. Leur goût lui avait paru assez désagréable ; mais il n’avait pas hésité pourtant à s’en changer ; et, après avoir fabriqué, à l’aide de quelques roseaux, un radeau improvisé, il les avait remorqués derrière son caïak. Le plus grand de ces fruits, je le reconnus, était le cacao, cette plante précieuse des tropiques ; le plus petit était la banane, fort estimée également dans les climats chauds. Malgré cela, nous trouvâmes tous qu’au manger ces fruits étaient loin de mériter leur réputation. La fève du cacao était renfermée, dans une pâte blanche assez semblable à de la crème durcie, dont le goût fade et doucereux n’avait rien d’agréable, et la fève elle-même était si amère, que nous ne pûmes la manger. Les bananes valaient mieux, mais elles aussi étaient fades comme des poires trop mûres.

« Voilà une chose singulière, dis-je alors ; est-ce la faute de notre palais qui est trop délicat, ou cela tient-il à quelque autre motif inconnu ? mais ces deux fruits sont très-estimés dans les colonies, et nous, nous ne savons pas les apprécier. Il est vrai que la crème du cacao se prépare avec du sucre et de la fleur d’oranger. La noix ou fève, pilée avec du sucre, est le principal ingrédient du chocolat, que nous aimons tous. Quant aux bananes, on les cueille ordinairement avant leur maturité, et on les fait bouillir dans l’eau. Elles ont alors quelque analogie avec l’artichaut.

— S’il en est ainsi, dit ma femme, je me charge de ces fruits, je les planterai dans mon potager, et, avec un accommodement bien fait, nous arriverons peut-être, nous aussi, à les trouver agréables au goût.

— Tu te donnerais là, répondis-je, une peine inutile. La banane se reproduit par boutures ; et, quant à la noix de cacao, il faut avoir soin de la planter alors qu’elle est encore fraîche et humide ; autrement elle ne germe pas. Mais, si tu veux, avant notre départ, Fritz retournera chercher quelques fruits et quelques rejetons dont tu pourras te servir pour faire plus tard tes expériences culinaires. »

La veille du départ, en effet, Fritz se prépara à une excursion importante : il devait rapporter les deux fruits que lui demandait sa mère, et, en outre, se charger de nombreux échantillons de toutes les richesses animales ou végétales qui lui sembleraient inconnues ou dignes d’attention. Comme le caïak ne pouvait pas contenir tout cet appareil, il attacha à l’arrière un radeau californien en roseaux, que sa légèreté permettait de faire flotter aisément sur l’eau et de remorquer sans trop de fatigue.

Le lendemain, après avoir reçu nos souhaits de bonne réussite, il s’embarqua et se dirigea vers l’autre rive du fleuve.

Le même soir, nous le vîmes revenir lentement : le radeau était tellement chargé, qu’il s’enfonçait dans l’eau et qu’une partie de la cargaison elle-même flottait à la surface et nous arrivait toute mouillée.

À la vue des richesses que rapportait leur frère, Ernest, Jack et François poussèrent des cris de joie et se mirent à opérer le débarquement avec autant de zèle que les matelots de Cadix en mettaient à recevoir autrefois les galions chargés d’or de l’Amérique. Chacun se partagea le butin et s’empressa de le porter dans la cabane ; mais, pendant qu’Ernest et François prenaient les devants, je vis maître Jack qui recevait mystérieusement des mains de Fritz un grand sac humide dont l’agitation continuelle prouvait suffisamment qu’il servait de prison à quelque animal encore vivant. Jack s’empressa de l’ouvrir, et la vue du contenu lui arracha une exclamation de surprise et une gambade de satisfaction ; il remercia son frère de ce cadeau. Puis, après avoir caché momentanément ce sac dans un endroit écarté où il pouvait plonger dans l’eau, il revint le reprendre à notre insu ; nous ne connûmes que plus tard ce qu’il contenait.

Fritz, enfin, sauta à terre. Il tenait à la main un bel oiseau vivant dont il avait attaché les pattes et les ailes ; il nous le présenta avec un air modeste sous lequel perçait cependant un léger sourire de contentement personnel. Du reste, il fallait bien un peu l’excuser, car sa capture était réellement une bête magnifique. Le plumage des pattes était d’un beau rouge, le dos vert, le ventre d’un violet éclatant, le cou, enfin, était brun clair.

Je reconnus la poule sultane, que Buffon classe parmi les poules d’eau, et qui est très-douce et très-facile à apprivoiser. Quoique ma femme se plaignit quelquefois de ce qu’on lui apportait plus de volailles qu’elle n’en pourrait nourrir, la beauté de cette nouvelle poule la lui fit accueillir avec une vive satisfaction pour sa basse-cour.

Fritz nous fit ensuite le récit de son excursion ; il nous décrivit la rive opposée de la rivière, rive que nous n’avions jamais explorée, et dont la fécondité le frappa d’étonnement. Il avait vu de belles forêts qui s’étendaient depuis le rivage jusqu’au flanc de la montagne. Au-dessus de sa tête voltigeaient une foule d’oiseaux dont le ramage l’avait presque assourdi ; c’est alors qu’il s’était emparé de la poule sultane avec son lacet. Il avait continué de remonter la rivière plus loin que le marais des Buffles, et avait trouvé à sa droite une épaisse forêt de mimosas[1], où il avait aperçu quelques éléphants. Ils étaient par bandes de vingt ou trente, et semblaient jouer entre eux : tantôt ils dépouillaient les arbres de leurs feuilles, tantôt ils plongeaient dans le lac et se lançaient mutuellement de l’eau avec leur trompe ; du reste, ils avaient paru ne s’inquiéter nullement du jeune navigateur ni de son canot ; peut-être même ne l’avaient-ils pas aperçu. Un peu plus loin quelques panthères avaient quitté la forêt pour venir étancher leur soif sur le rivage, et la vue de ces puissants animaux, dont la riche fourrure resplendissait au soleil, faisait un effet magnifique au milieu de ces belles scènes de la nature sauvage. « J’avais envie, continua Fritz, d’essayer mon adresse sur l’une de ces panthères, et je pensais que leur peau ferait un beau tapis pour une de nos tables ; mais je jugeai qu’il serait par trop imprudent à moi seul d’aller attaquer ces terribles adversaires. En ce moment, du reste, mon attention fut distraite par un bruit subit partant du fleuve. À deux portées de fusil devant moi, dans un endroit un peu marécageux, je vis le lac s’agiter tout à coup et bouillonner, comme si une source d’eau thermale eût voulu se faire jour, et, un instant après, je vis un énorme animal d’un brun foncé qui sortait lentement sa tête à la surface. Il me regarda une minute, et, en même temps, il poussa comme un hennissement : sa gueule entr’ouverte me laissa voir une double rangée de dents effrayantes qui sortaient des gencives comme des chevaux de frise. Cette vue, je l’avoue, me glaça de terreur, et je me mis à prendre la fuite de toute la vitesse de mes rames en descendant le courant du fleuve. Je n’osai même me retourner qu’après avoir fait assez de chemin pour être hors de la portée du monstre. Je repris, en passant, le radeau, que j’avais laissé dans une petite anse, près du rivage, avant de m’aventurer plus loin dans le fleuve, et je revins, toujours tremblant, par le chemin le plus direct. Pour l’instant, j’en avais assez des découvertes. Je m’étais senti tout à coup en présence d’ennemis trop redoutables pour les attaquer étant seul et sans même avoir un des chiens avec moi. »

Tel fut en abrégé le récit de Fritz, qui ne laissa pas que de me suggérer de nombreuses réflexions. Nous avions évidemment dans le voisinage des hôtes trop puissants et trop nombreux pour espérer de les détruire ; nous ne pouvions que tâcher de leur interdire l’entrée de nos domaines, et, à ce sujet, je m’applaudis de nouveau d’avoir passé tant de temps à faire des fortifications qui, au moins, nous mettraient désormais, selon mon espoir, à l’abri d’une invasion d’éléphants ou de bêtes féroces. Quant au monstre qui avait fait prendre la fuite à mon courageux enfant, c’était évidemment un hippopotame, animal plus dangereux dans l’eau que sur terre, à cause de la pesanteur de ses mouvements. À part ces craintes bien naturelles, l’expédition de Fritz avait été heureuse de tous points, et la cargaison qu’il rapportait était bien précieuse, surtout par les échantillons nombreux des végétaux qui croissaient sur les terres fertiles du rivage opposé.

Tous les préparatifs de départ avaient été faits pendant l’absence de Fritz ; nous avions tout emballé sur le chariot, hormis les objets d’absolue nécessité pour le souper et le coucher. Le lendemain matin donc, nous reprîmes le chemin de Felsheim. Fritz me demanda de faire la route par eau dans son caïak : il voulait doubler le cap de l’Espérance-Trompée et côtoyer ensuite le rivage jusqu’à l’habitation. J’avais pleine confiance dans son talent de pilote, et j’étais bien aise aussi de savoir si le passage était possible par le cap ; je lui accordai donc volontiers l’autorisation qu’il me demandait.

En nous séparant, je lui souhaitai encore d’heureuses chances et de belles découvertes. Je lui recommandai spécialement d’examiner avec attention la nature des rivages inconnus qu’il allait parcourir, et de m’en rendre un compte fidèle. Il s’acquitta parfaitement de ce soin. Le versant oriental de la montagne, auprès du cap, lui parut assez aride ; de nombreux rochers descendant dans la mer barraient un peu le passage, mais avec de l’attention on pouvait, sans peine, se frayer un chemin entre ces écueils. Au milieu des rochers croissaient de nombreux arbustes, parmi lesquels il remarqua deux espèces différentes : la première avait des fleurs roses, des tiges épineuses et des feuilles assez longues ; la seconde avait des fleurs blanches et des feuilles plus petites en forme de trèfle. L’une et l’autre exhalaient une odeur agréable ; mais celle de la première était plus pénétrante, celle de la seconde, au contraire, plus douce. Fritz avait rapporté une branche de ces deux espèces différentes.

L’examen de ces échantillons me fit reconnaître, dans le premier, le câprier, dont les boutons, avant d’éclore, donnent cette graine que l’on emploie dans les sauces et les ragoûts, en la faisant confire dans du vinaigre ; le second était une sorte d’arbre à thé. Cette nouvelle acquisition fut reçue avec grand plaisir par ma femme, qui la mit sous sa protection toute spéciale et promit d’en avoir le plus grand soin.

Cependant notre voyage s’était effectué sans aucun incident ; quand nous fûmes au pont de la Famille, Jack prit les devants et continua sa route jusqu’au marais des Canards, où il cacha le sac mystérieux dont il n’avait pas voulu se dessaisir, et il eut soin de le laisser plonger dans l’eau, comme le lui avait recommandé son frère aîné.

À notre arrivée et en attendant Fritz, que son excursion avait retardé, François, Ernest et moi, nous nous chargeâmes du déballage de nos richesses ; alors je fus, à mon tour, frappé du nombre de nos volatiles ; on pouvait craindre, en effet, qu’en s’augmentant encore elles ne devinssent un danger pour nos plantations et notre jardin ; je résolus de les séparer et d’en transporter une partie dans nos îlots ; notre basse-cour n’avait pas besoin de nos soins pour prospérer, elle savait trouver elle-même sa nourriture ; nous ne conservâmes donc auprès de nous que nos vieilles poules d’Europe et les plus belles des poules indigènes. Les coqs et les poules de bruyère, les grues, peuplèrent l’île du Requin et celle de la Baleine, tandis que les cygnes noirs, les vierges de Numidie, la poule sultane et l’oiseau de paradis restaient auprès de nous ; nous tâchions de les familiariser en les séduisant par l’appât de friandises. Pendant près de deux heures, je fus occupé de ces transports d’un rivage à l’autre, ce qui donna le temps à Fritz d’arriver et à ma femme de préparer un bon dîner. Le soir, nous étions assis et causions tranquillement à l’entrée de notre demeure, quand, tout à coup, un hurlement sourd et prolongé partit du marais des Canards. On eût dit le beuglement de deux buffles répété par les échos. À cette voix effrayante, nos chiens aboyèrent avec force, et les buffles leur répondirent. Pour moi, j’avais bondi de ma place et dit tout de suite à Jack d’aller me chercher le sac contenant les balles.

Ma femme, Ernest et François étaient fort effrayés et semblaient ne savoir où donner de la tête ; seul, Fritz, qui toujours était le premier à courir aux armes, resta assis sans manifester la moindre inquiétude, et même un imperceptible sourire montrait qu’il savait à quoi s’en tenir sur notre situation. Ce calme me rassura, et, m’asseyant aussi, je repris tranquillement : « Ne nous hâtons pas de nous alarmer : peut-être ce bruit provient-il tout bonnement d’un butor ou d’un héron ; nous aurons cru à tort entendre le rugissement de quelque bête féroce.

— À moins, reprit Fritz, que nous ne devions ce concert à la grenouille géante de maître Jack. On l’appelle l’opplaser, je crois, et, au Cap, elle jouit de la réputation d’avoir une voix aussi forte que celle d’un bœuf, bien qu’elle n’en ait pas les dimensions.

— Ah ! ah ! dis-je en riant, c’est un tour que l’espiègle a voulu nous jouer. Eh bien, il faut le faire prendre lui-même à son piège, et nous moquer de lui à notre tour. Feignons tous d’être très-effrayés. »

Chacun joua fort bien son rôle dans cette petite comédie improvisée : les enfants allaient de côté et d’autre, comme pour chercher leurs armes. Fritz, en avant, semblait observer le voisinage pour y découvrir l’ennemi, en sorte qu’à son retour notre espiègle nous trouva à la fois prêts à une défense ou à une attaque suivant les circonstances. La vue de Fritz, qui, comme nous, paraissait fortement alarmé, commença à le déconcerter. « Qu’est-ce donc ? nous dit-il, et qui a fait ce bruit ?

— C’est un jaguar, reprit Fritz. Je l’ai aperçu ; il est magnifique.

— Où l’as-tu donc vu ?

— Là-bas, près du marais des Canards.

— Alors je me sauve.

Nous plaisantâmes alors sans pitié le pauvre garçon, qui, pendant toute la soirée, fut très-honteux de la frayeur qu’il avait eue.

Quand nous fûmes un peu reposés de nos fatigues, ma femme remit sur le tapis la question de restaurer notre château de Falkenhorst. « Sans doute, nous dit-elle, Felsheim est une habitation plus commode, plus vaste, plus sûre ; mais notre château aérien est, de son côté, le meilleur logement que nous puissions espérer pour l’été. Nous ne devons pas le négliger ; autrement il tomberait en ruines, et, puisque partout nous faisons des travaux, pourquoi cette chère habitation, où nous avons trouvé un abri en arrivant sur cette terre, ne participerait-elle pas à son tour à nos embellissements ? »

Je trouvai ces paroles pleines de sens, et je promis à ma femme que nous allions tous nous mettre à l’œuvre ; les enfants demandèrent auparavant de faire une place d’appât artificiel, pour attirer nos antilopes et nos gazelles. Ce travail fut promptement achevé ; et, en effet, nous pûmes, à travers le treillage, contempler de plus près les gracieux mouvements de ces animaux et choisir parmi notre gibier celui que nous voulions chasser.

Nos travaux de Falkenhorst s’exécutèrent aussi avec rapidité, si l’on a égard à notre peu de ressources et à la grossièreté de bon nombre de nos outils. Les racines de la base furent rabotées et polies ; puis tout autour nous construisîmes une petite terrasse en terre glaise, que nous consolidâmes avec du goudron et de la résine. L’intérieur de l’habitation fut également réparé ; nous garnîmes les ouvertures de treillages le long desquels serpentaient des plantes grimpantes ; la toile à navire qui jusqu’alors nous avait abrités se changea en un toit d’écorces d’arbres, sous lequel nous étions plus en sûreté. Nous adaptâmes des balcons aux fenêtres, et, ainsi transformée, notre habitation, qui ressemblait un peu à un nid d’aigle ou de faucon, devint une charmante maisonnette pleine de verdure et de fleurs.

Quand notre vieux château fut remis à neuf, nous nous occupâmes d’un travail bien autrement considérable. Fritz l’avait proposé depuis longtemps déjà, et, comme il en sentait l’importance, il revenait souvent sur ce sujet : c’était d’établir sur la plate-forme élevée de l’île du Requin une sorte de batterie militaire. Si je n’avais pas donné plus tôt suite à ce projet, c’est que l’entreprise en était difficile. Comment, en effet, hisser un canon à une telle élévation ? Nous y parvînmes cependant, mais après bien du temps et du travail. Nous commençâmes par le transporter dans l’île, au moyen de la chaloupe. Cela n’offrait aucune difficulté. Ensuite je construisis sur la plate-forme du rocher un cabestan aussi grand et aussi fort que je pus, et j’y adaptai une moufle. Une longue corde à nœuds glissant sur la moufle nous servait d’échelle pour monter et descendre, et bientôt nous fîmes cet exercice avec presque autant d’agilité que des singes. Grâce à la construction particulière de notre cabestan, nous pouvions soutenir les poids en l’air ; toutes nos manivelles furent mises à contribution, et, lorsque ainsi tout eut été préparé, nous commençâmes à soulever le canon. Il fallait l’élever à une hauteur de plus de cinquante pieds ; et, comme il ne pouvait monter que très-lentement, nous mîmes plus d’un jour à le hisser jusqu’au niveau de la plate-forme. Une fois là, le travail devint plus facile, nous pûmes le placer sur son soutien et le braquer dans la direction de la mer.

À côté nous élevâmes une petite guérite, ou poste d’observation en bambou ; elle était surmontée d’un pavillon, que l’on pouvait aisément changer au moyen d’une corde et d’une poulie. Lorsque la mer n’offrait rien de suspect, c’était le pavillon blanc qui flottait au sommet du rocher ; si, au contraire, quelque chose de nouveau était signalé, aussitôt on arborait le pavillon rouge.

De tous les travaux que nous avions faits jusqu’alors, c’était peut-être celui qui nous avait occupés le plus longtemps, et qui nous avait demandé le plus de peines. Aussi nous en célébrâmes la fin avec une certaine solennité. Le pavillon blanc fut hissé au sommet de la guérite, et nous saluâmes son apparition par six coups de canon, que les échos des rochers répétèrent au loin.



  1. En botanique, le nom de la sensitive est mimosa pudica. (Note du traducteur.)