Attinger Frères (p. 19-22).

VI

Le Rhin est-il une frontière ?

Y a-t-il vraiment des frontières aujourd’hui que les canons portent à 20, 30, voire 38 kilomètres, que les avions volent dans l’azur, que deux, trois, cinq millions d’hommes s’abattent soudain le long de deux, trois cents, cinq cents lieues, sur le peuple qu’on veut vaincre et, s’il se peut, anéantir ?

Oui, les frontières existent, quoique, par le fait, tout soit maintenant frontière. À chaque heure la limite entre Allemagne et France change sur un front de cent cinquante lieues — les batailles ont présentement cette ampleur, voire une ampleur double ou triple.

On voit bien, en Belgique, qu’il y a des frontières : là un canal large de quelques mètres seulement, l’Yser, arrêta les Barbares du xxe siècle pendant nombre de mois, et l’on ne sait encore combien de dizaines de milliers des leurs y ont péri.

En France, la forêt de l’Argonne et les Hauts de Meuse ont résisté à toute la fureur de l’envahisseur dont ils nous avaient sauvés il y a cent vingt ans.

Seulement, la frontière sinueuse qui va de la mer du Nord à la plaine de la Haute-Alsace n’est frontière qu’à force de levées de terre, de tranchées, de mitrailleuses, de canons conseillés d’en haut par des aéroplanes.

Par définition, un cours d’eau quelconque est une frontière, puisqu’il est un obstacle ; on s’en dispute les ponts avec acharnement ; on en construit là où l’on peut ; et construits, soit ponts ordinaires, ponts en bois ou ponts de bateaux, on les défend, on les attaque à coups de canons.

Si l’Yser, simple fossé navigable aux chalans, est une borne sur laquelle Anglais, Belges et Français ont inscrit le fameux : Non amplius ibis[1] ! Qu’est donc le Rhin, sinon une très précieuse frontière qu’il nous faudra bientôt fortifier à la moderne, à notre profit dans la paix, après avoir détruit dans la guerre les ouvrages militaires de la race de proie ?

On ne contestera pas qu’un fleuve de l’ampleur du Rhin se traverse plus malaisément qu’un ruisseau comme l’Yser sur lequel il suffit de jeter quelques planches ou d’aligner deux à trois bateaux.

Élargir la France jusqu’à ce « père des eaux », c’est nous donner des sûretés contre ceux auxquels il faudrait appliquer le superlatif de barbares, si vraiment barbarissime n’affaiblissait pas le mot simple dans le sens qui lui enlève la simplicité des primitifs et qui évoque toute idée de goujaterie et de cruauté.

  1. Tu n’iras pas plus loin !