Le Retour de Don Quichotte/Chapitre 13

Bloud & Gay (p. 149-164).

CHAPITRE XIII

Le Victorien et la flèche

La flèche qui avait pénétré dans le salon d’été avec un son mélodieux ramena le digne propriétaire de ces lieux au sentiment d’un monde complètement transformé. Quelle était la nature de cette transformation ? Affolante à découvrir, elle ne l’est pas moins à décrire. Cela débuta par la folie d’un seul homme, mais — paradoxe assez fréquent — ce fut l’œuvre aussi du bon sens d’une seule femme.

M. Herne, le bibliothécaire, avait définitivement refusé de changer de vêtements :

— Je ne peux pas, s’écria-t-il avec désespoir, je ne peux pas. Je me sentirais absurde, tout comme si…

— Eh bien ? demanda Rosamund en ouvrant des yeux ronds.

— Je me sentirais déguisé.

Rosamund parut moins impatientée qu’on aurait pu s’y attendre.

— Voulez-vous dire, demanda-t-elle très lentement, que vous vous sentez plus à votre aise dans ces habits ?

— Eh ! bien sûr ! s’écria-t-il avec une sorte de ravissement, tout à fait à mon aise. Que de choses sont aisées et naturelles, que pourtant je n’ai jamais faites de ma vie. Il est naturel de porter la tête haute, et je ne l’avais jamais fait. Je mettais toujours mes mains dans mes poches, ce qui vous fait sottement pencher en avant. Maintenant je passe mes mains dans mon ceinturon, et je me sens plus grand de dix centimètres. Regardez cet épieu !

Il continuait à circuler avec l’épieu à sanglier que le Roi Richard portait en qualité d’habitant des forêts. Il planta l’épieu dans le gazon pour attirer l’attention de Rosamund :

— Sitôt qu’on commence à porter un objet de cette sorte, on comprend pourquoi les hommes avaient coutume de porter de longs bâtons, des lances ou des piques, des bourdons de pèlerins ou des crosses d’évêques. On peut les tenir à longueur de bras et redresser la tête, comme si on portait un cimier. Les misérables petites cannes modernes sur lesquelles on se penche, on croirait s’appuyer sur des béquilles. Eh ! oui, c’est bien cela : tout notre monde s’appuie sur des béquilles, comme un estropié qu’il est…

Il s’arrêta brusquement et regarda Rosamund avec une sorte de timidité :

— Mais vous… Je pensais justement que vous devriez marcher avec un sceptre pareil à une lance… Mais naturellement, si vous blâmez tout ceci…

— Je ne suis pas sûre, dit-elle de cette manière lente et un peu hésitante qui contrastait parfois avec sa décision et sa volubilité habituelles, je ne suis pas sûre de le désapprouver.

Quand Rosamund était arrivée vers le petit groupe où Herne discutait avec Braintree, tout le monde, y compris les deux antagonistes, s’attendait à la voir réduire en poudre cette absurde discussion. On pensait qu’elle dirait au bibliothécaire de courir se changer, comme à un vilain petit garçon qui est tombé dans un étang ; mais ces créatures déconcertantes et presque fabuleuses qu’on appelle des êtres humains n’agissent pas toujours comme on s’y attendrait.

Rosamund Severne, bien qu’elle fût née seulement à l’ombre d’une couronne ducale, eût été digne de porter une couronne royale. Elle semblait faite pour se mouvoir sur un magnifique fond de rivière, de terrasses et de ruines historiques, et la mascarade moyen-âge qu’elle avait entreprise s’accordait fort bien à sa personne. Aux yeux visionnaires du bibliothécaire, elle n’était pas moins une princesse sous ses vêtements habituels que dans ce costume médiéval. Mais, si Michaël Herne avait eu plus de connaissance du monde, il aurait reconnu en Rosamund un type qu’on rencontre dans des cadres très différents. La vallée verdoyante et la grise abbaye se seraient évanouies à ses yeux pour faire place à des bureaux, des machines à écrire et de mornes fichiers. Il aurait reconnu dans ce visage carré, ces yeux graves et honnêtes, un type très moderne et très répandu dans notre monde contemporain. Cette jeune femme se rencontre partout où elle est nécessaire pour soutenir l’inexpérience hésitante d’hommes comme Herne. Secrétaire d’une Compagnie de colonisation sous-marine, elle explique fermement à une longue file de gens venus aux renseignements qu’il y a dans la mer place pour plus d’hommes qu’elle n’en a jamais engloutis. Administrateur de la Société des pavages élastiques, elle connaît tout ce qui concerne cette importante réforme, et démontre qu’il n’est plus nécessaire d’avoir de bonnes chaussures ou de vivre à la campagne. C’est elle, c’est son énergie et sa compétence qui ont lancé la campagne destinée à prouver que le Paradis Perdu est l’œuvre de Charles II. L’invention qui permet de soulever la calotte des chapeaux hauts-de-forme au moyen d’une ficelle, dans un but de ventilation, n’a dû son succès universel qu’à la présence dans les bureaux d’une personne de bon sens. Dans chacune de ces situations, elle apporte la même sincérité puissante et la même simplicité à ne suivre qu’une idée à la fois. Dans toutes ces situations, elle est une conscience, qui ne s’embarrasse d’aucuns scrupules.

Rosamund avait toujours été dégoûtée de la largeur d’esprit, ou plutôt de la brouillonne hospitalité intellectuelle d’un homme tel que Douglas Murrel. À ses yeux, ce n’était que vague, vide, absence de but précis. Comment pouvait-il être à la fois l’ami intime d’Olive et de l’ancien régime, et celui de Braintree et de son bolchevisme ? Elle soupirait après quelqu’un qui fît quelque chose, et Murrel se refusait à agir. Quand elle voyait quelqu’un vraiment prêt à agir, elle était si contente qu’elle se dispensait d’examiner ce qu’il allait faire.

Subitement, peut-être par hasard, quelque chose lui apparut comme un rayon de lumière qu’elle pouvait suivre. Ce quelque chose se rattachait d’ailleurs d’une façon lointaine aux traditions que, dès l’enfance, on lui avait appris à maintenir. Elle ne s’était jamais beaucoup occupée du goût de son père pour le blason ; elle n’avait même guère fréquenté son père. Mais de même qu’elle était contente que son père fût là, elle se réjouissait de l’existence du blason. Les gens qui ont ce point d’appui historique s’en souviennent toujours, ne fût-ce que dans leur subconscient. Quoi qu’il en soit, on commença bientôt à dire qu’elle encourageait la folie du bibliothécaire.

Il est inutile de dire que la fille de Lord Seawood se trouvait entourée d’un nuage de gloire, sous la forme d’une foule de jeunes gens. Elle avait beaucoup de titres à cette sorte de popularité. Elle était une héritière, mais il faut reconnaître que les plus chevaleresques l’admiraient non pour sa richesse, mais pour sa beauté. Elle était belle, mais il faut lui rendre justice et reconnaître que les plus sérieux l’admiraient surtout parce qu’elle était bonne fille, et plus spécialement parce qu’elle était belle joueuse. Il en résultait que beaucoup la suivaient partout où elle allait, même si elle menait un branle très différent des danses à la mode. C’est ainsi que surgit, d’abord par jeu, puis bientôt sérieusement, un nouveau « médiévalisme » à la mode, une course où tous les jeunes gens suivaient la jeune fille, qui suivait le bibliothécaire. Et parce qu’il y avait là dedans une certaine candeur, cette candeur qui ne rougit pas de pleurer en demandant la lune, cela avait aussi la verdeur du printemps et de la jeunesse. C’était de la poésie aussi bien que de la mode. Les jeunes gens devinrent des manières de poètes, de petits poètes au moins. Avec l’aide de Herne comme érudit et de Rosamund comme régisseur de la scène, ils remplirent leurs vers d’emblèmes, de bannières et de processions, qui défiaient encore plus le goût moderne que leur costume de théâtre. Les jeunes gens furent spécialement séduits par l’idée de faire revivre le jeu de l’arc, lointaine réminiscence des flèches du dieu d’Amour. Ce fut peut-être une autre association d’idées, aussi puérile, qui les détermina à envoyer des flèches comme messagères d’amour ou de guerre. Le jeu de l’arc avait été très à la mode sous la Reine Victoria, et bien des hommes et des femmes de cette époque avaient dû voltiger sur les pelouses de Seawood-Abbey, occupés à ce sport gracieux. Plusieurs revenaient peut-être dans ces mêmes lieux, spectres doucement étonnés, hommes à longs favoris, en pantalons à sous-pieds, dames en crinolines vaporeuses se balançant et flottant comme des ballons… Pourtant, si d’illustres personnages de l’ère victorienne avaient honoré cet amusement, ils se tenaient dans certaines limites « victoriennes » bien claires. Ils dirigeaient correctement leurs flèches sur des cibles, et non pas sur des chapeaux hauts-de-forme. Ils faisaient peu de ces gestes démesurés qui ont appartenu dans le passé aux grands arcs des héros. Sir Robert Peel, aussi prudent qu’Ulysse, ne se retournait pas en disant : « Maintenant, je vais viser un autre but », pour transpercer de son trait le gilet bariolé de Disraeli. Il n’est rapporté nulle part que Lord Derby, après avoir visé une pomme au sommet du haut-de-forme de Lord Stanley, ait informé le premier ministre (supposons Lord Aberdeen) qu’il réservait une autre flèche pour un but politique plus élevé. Lord Palmerston, malgré son surnom de Cupidon, n’attirait pas l’attention des dames qu’il honorait de sa faveur en transperçant leurs chapeaux cabriolets de cette manière désinvolte. Lord Shaftesbury se montrait rarement dans le rôle et le costume de l’archer qui orne la fontaine de Shaftesbury, et ce serait une erreur de supposer que c’est lui qu’on a voulu y représenter. Par dessus tout, il ne vint jamais à l’idée du célèbre Rowland Hill que tirer des flèches dans toutes les directions pût remplacer la poste à deux sous.

Il n’y avait donc aucun précédent historique véritable à l’état de choses qui, sous l’influence du bibliothécaire émancipé, commença de se développer rapidement à Seawood-Abbey.

Cette dernière idée, à savoir d’entrer en communication avec les personnes voisines en envoyant des projectiles siffler à leurs oreilles ou briser leurs vitres, semblait s’être emparée tout particulièrement de l’imagination de Herne, et ce fut par ce procédé que lui et tout son groupe de disciples sympathiques (qui commençaient à prendre la plaisanterie fort au sérieux) distribuèrent à un grand nombre de personnes leur proclamation d’un nouveau régime. Dire en détail ce qu’était ce nouveau régime exigerait la transcription d’un nombre considérable de rouleaux ou de bandes de papier, qui étaient expédiés aux voisins de cette façon rapide, sinon pratique. Ils portaient le titre de « Ligue du Lion », et ils appelaient tous les citoyens à imiter les meilleures qualités du roi Richard Ier et de ses Croisés, dans des conditions qui paraissaient peu favorables à cette entreprise. Le citoyen apprenait avec surprise que l’Angleterre traversait une crise dans laquelle seul le courage moral pouvait la sauver, quand ce ne serait que le courage de tendre un arc au hasard pour expédier quelques lignes à un ami. Mais il y avait dans ces papiers beaucoup plus encore : une grande sincérité, une éloquence juvénile, et une protestation contre le pessimisme destructeur des grands réactionnaires qui déclaraient que l’ère de la Chevalerie était passée.

La plupart de ceux qui reçurent ces missives s’en amusèrent ; d’autres en furent ennuyés ; mais quelques-uns, chose étrange, furent soulagés et rafraîchis comme s’ils avaient vu un jeu de leur enfance, un idéal de leur jeunesse, se lever soudain du tombeau. Ce n’est pas que l’appel, tel qu’il était, convînt aux visiteurs habituels du château de Lord Seawood. Nobles et gentilshommes venus pour la chasse étaient fort vexés qu’un individu ardent et enthousiaste, vêtu en vert vif de la tête aux pieds, leur affirmât que le tir à l’arc était la vraie méthode de chasse à tir. De vénérables chasseurs, qui se considéraient comme de fins tireurs, n’étaient pas flattés quand le bibliothécaire leur expliquait avec patience et bienveillance combien l’attitude courbée de celui qui tient un fusil est crispée, difforme, gauche, comparée à l’élan et au redressement divin de celui qui vient de décocher une flèche, tels que les a fixés pour toujours l’Apollon du Belvédère. Bref, plus le rayon des flèches s’étendait, moins il semblait vraisemblable de leur voir obtenir le doux effet des flèches du dieu d’Amour. Cela parut plus douteux encore lorsque le messager ailé de la Chevalerie eut frappé un but assez inaccessible et impénétrable pour éveiller l’attention du maître de la maison.

C’est à peine une métaphore de dire que l’annonce des nouveautés frappa Lord Seawood comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. Le trait jaillit du ciel bleu de l’été comme un éclair et pénétra dans les ombres obscures du pavillon. Il se fixa dans la paroi au-dessus de la tête du premier ministre, et avant que Lord Seawood eût saisi de quoi il s’agissait, Lord Eden s’en était emparé. Il y trouva attaché un document roulé, que les deux gentilshommes commencèrent par contempler, avec une patience très inégale. Le document expliquait la nécessité d’un nouvel ordre de noblesse volontaire, et les deux nobles malgré eux en trouvèrent le ton d’une exaltation aristocratique presque terrifiante. Il exposait les essais et les épreuves par lesquels on introduirait dans le monde une conception plus austère de la Chevalerie. Il expliquait que seul un appel à l’antique vertu de fidélité pourrait rallier l’humanité à la restauration d’un ordre social digne de ce nom, tel qu’il était envisagé par les anciens ordres de Chevalerie. Il expliquait bien d’autres choses encore, mais pour les deux vieillards, il n’expliquait en aucune façon la flèche dans le mur.

Lord Eden se taisait, examinant le document avec plus de sérieux et d’attention inquiète qu’on n’aurait pu s’y attendre. Mais Lord Seawood, après quelques brusques exclamations, se tourna vers le jardin d’où la foudre était venue, et là il vit à peu de distance, au bout du tapis vert, un spectacle qui le surprit autant qu’aurait pu le faire une troupe d’anges avec des auréoles et des ailes dorées.

C’était une troupe de gens fantastiquement accoutrés dans des costumes d’il y a cinq cents ans ; plusieurs d’entre eux portaient des arcs, et, ce qui heurta Lord Seawood plus cruellement qu’aucune flèche, ce fut de voir sa fille à la tête du groupe, dans une parure grotesque se terminant par deux cornes comme celles d’un buffle — et elle souriait largement.

— Bon Dieu ! s’écria-t-il ; qu’est-il arrivé ?

Ses sentiments étaient pareils à ceux d’un collectionneur de porcelaines précieuses qui s’aperçoit qu’une bande d’écoliers jouant avec une fronde a passé à un pouce d’une potiche chinoise incomparable. Ce pavillon de son jardin était pour lui aussi sacré qu’un temple chinois rempli des tablettes des Ancêtres, car il gardait entre ses murs les fantômes légers de plus d’un homme politique ; et maints conciliabules discrets, intéressant les destinées de l’Empire, s’étaient tenus dans cette maison joujou. Lord Seawood aimait par-dessus tout se rencontrer avec des hommes publics en petit comité, voire même en comité secret. Il était de trop bonne race pour désirer lire dans les journaux du dimanche l’annonce de la visite du Premier Ministre à Seawood Abbey ; mais il était glacé de terreur à la pensée d’y lire que le Premier Ministre, en villégiature à Seawood Abbey, y avait perdu un œil.

Le regard qu’il lança à la horde d’écoliers fut donc plein d’un profond mépris. Sur un fond confus de visages, l’un d’entre eux se détachait avec une gravité presque effrayante. C’était le visage aux traits accentués du bibliothécaire. Les autres riaient, souriaient, n’excitant que le dédain du gentilhomme. C’était quelque absurde divertissement des amis de Rosamund ; elle avait de jolis amis, en vérité !

— Vous vous êtes aperçus, j’espère, dit-il froidement, mais d’une voix haute et claire, qu’il s’en est fallu de peu que vous ne tuiez le Premier Ministre. Je pense que vous comprendrez l’opportunité de choisir un autre jeu.

Il se détourna et revint au pavillon, se maîtrisant jusqu’à un certain point par considération pour ses hôtes indésirables ; mais quand il vit dans l’ombre le profil pâle et anguleux du Premier Ministre, toujours penché avec une froide attention sur le chiffon de papier, la fureur de Lord Seawood éclata de nouveau.

— Je ne sais comment m’excuser, dit-il avec désespoir ; j’aurais envie de les chasser de ma maison d’un bon coup de pied, ma fille comme les autres…

Le Premier ne levait toujours pas les yeux et continuait à méditer le papier qu’il tenait à la main. Tantôt il fronçait légèrement les sourcils, tantôt il les soulevait un peu, mais ses lèvres serrées ne bougeaient pas.

Son hôte fut soudain saisi d’une sorte de terreur. Il pensa que le sang même ne laverait pas cette insulte involontaire ; le silence lui crispait les nerfs, et il dit aigrement :

— Pour l’amour de Dieu, ne continuez pas à lire ce verbiage ! C’est peut-être très drôle, mais ce n’est pas drôle pour moi. Dans ma propre maison ! Vous pensez s’il m’est agréable de voir insulter un de mes hôtes, et vous moins que tout autre ! Je suis prêt à faire ce que vous me demanderez.

— Eh bien, dit le Premier — et il posa lentement le papier sur la petite table ronde — eh bien, nous la tenons, enfin !

— Nous tenons quoi ?

— Notre dernière chance.

Un silence se fit dans l’obscur salon d’été, si complet qu’on pouvait entendre le bourdonnement d’une mouche et le murmure lointain de la causerie des mutins. Comme si ce silence travaillait pour le Destin, Seawood sentit qu’il fallait le rompre à tout prix.

— Quelle dernière chance ? fit-il brusquement.

— Celle dont nous parlions il n’y a pas dix minutes, juste avant que la flèche n’entrât en volant par la fenêtre, comme la colombe avec son rameau d’olivier. N’étais-je pas en train de vous dire qu’il nous fallait quelque chose de neuf, que le pauvre vieil Empire était usé, et que nous n’avions rien à opposer à Braintree et aux nouveaux Démocrates ? Eh bien, voilà.

— Que diable voulez-vous dire ? demanda Lord Seawood.

— Je veux dire qu’il faut soutenir ce mouvement, cria le Premier, en frappant la petite table du poing. Il faut l’appuyer avec de l’infanterie, de la cavalerie et de l’artillerie, et ce qui est encore plus efficace, avec des livres sterling, des shillings et des pence. Il faut le soutenir comme nous n’avons jamais rien soutenu de notre vie. Seigneur ! Qu’un homme de mon âge vive assez pour voir la brèche faite dans le front ennemi et la cavalerie prête à charger ! Plus tôt nous commencerons, mieux cela vaudra. Où sont-ils ?

— Vous pensez vraiment qu’il y a quelque chose à faire avec des fous pareils ?

— En admettant qu’ils le soient, riposta Eden, suis-je donc un imbécile de penser qu’on ne peut rien faire sans se servir des fous ?

Lord Seawood fit un effort pour se ressaisir, mais il restait toujours bouche bée.

— Vous pensez qu’une politique nouvelle, j’ose à peine dire une politique populaire, peut-être plutôt une politique anti-populaire, mais qui réussirait…

— Les deux si cela vous plaît, dit l’autre. Pourquoi pas ?

— J’ai peine à croire que la populace puisse prendre intérêt à une théorie aussi compliquée, aussi antique, sur la chevalerie.

— Avez-vous jamais réfléchi, demanda Lord Eden en le regardant de haut, au sens du mot chevalerie ?

— Parlez-vous du sens dérivé ? demanda le vieux gentilhomme.

— Non, du sens étymologique : au fond, ce que le peuple aime, c’est un homme qui monte à cheval, — et peu leur importe le cheval. Donnez au peuple abondance de distractions : des tournois, des courses ; panem et circenses, mon garçon — cela suffira pour le côté populaire de la politique. Si nous pouvions mobiliser tous ceux qui vont voir courir le Derby, nous pourrions endiguer le Déluge.

— Je commence, dit Seawood, à me faire une certaine idée de ce que vous voulez dire.

— La démocratie se soucie bien plus de l’inégalité des chevaux que de l’égalité des humains.

Franchissant le seuil, il arpenta le jardin d’un pas subitement rajeuni, et son hôte entendit dans le lointain la voix du Premier Ministre s’élever comme une trompette, comme la voix des grands orateurs de jadis.

C’est ainsi que le bibliothécaire qui refusa de changer de costume contribua à transformer sa patrie. Car, de ce petit et grotesque incident, sortit toute cette fameuse révolution qui transforma la face de la société anglaise, et enraya, puis détourna le cours de son histoire. Comme toutes les révolutions faites par des Anglais, et plus particulièrement comme toutes les révolutions faites par les conservateurs, elle eut grand soin de maintenir les pouvoirs qui étaient déjà impuissants. On entendit même quelques conservateurs un peu séniles parler du « caractère constitutionnel » de ce renversement de la constitution. Le nouveau gouvernement fut autorisé à conserver, il fut même invité à soutenir le vieil échafaudage monarchique de ce pays ; mais en pratique, le nouveau pouvoir fut divisé entre trois ou quatre sous-monarques, gouvernant de vastes provinces d’Angleterre, comme des Lords Lieutenants plus puissants, et appelés, conformément au romanesque du mouvement, des Rois d’Armes. Ils participaient au caractère sacré, à l’immunité symbolique des hérauts ; mais ils possédaient aussi une grande part des pouvoirs royaux. Ils commandaient des bandes de jeunes gens appelées ; « Ordres de Chevalerie » qui servaient comme une milice ou garde civique. Ils présidaient des tribunaux et rendaient haute et basse justice, conformément aux recherches de Herne sur la législation du Moyen-Âge. C’était quelque chose de plus qu’un spectacle, et cependant le mouvement favorisait cette grande passion populaire qui avait rempli jadis les villes et les villages d’Angleterre de spectacles et de cavalcades, pour la joie d’une population que le Puritanisme et l’industrialisme avaient si longtemps sevrée de toute fête des yeux et de l’imagination.

De même que c’était plus qu’un spectacle, c’était aussi plus qu’une mode : mais le mouvement eut ses étapes et ses tournants comme une mode. Peut-être l’un de ces tournants principaux fut-il le moment où Julian Archer (désormais Sir Julian Archer, de par l’accolade d’un de ces nouveaux Ordres de Chevalerie) découvrit qu’il fallait devancer la mode ou être dépassé par elle. Tous ceux d’entre nous qui ont observé les évolutions d’une société connaissent cet instant mal fixé et cependant décisif. Il fut sensible dans le mouvement des suffragettes, que bien des femmes de la classe moyenne soutenaient depuis longtemps, lorsque les grandes dames commencèrent d’y entrer. Il marque l’instant où ce qui était la nouvelle mode devient la mode tout court. C’est le moment où Sir Julian Archer apparaît, tel qu’il apparut alors : un chevalier en armure étincelante, prêt à toute entreprise périlleuse.

Julian Archer, nous l’avons dit, avait écrit un livre de jeune homme sur les aventures d’un jeune homme autour de la bataille d’Azincourt. Ce n’était qu’un des multiples épisodes de sa brillante carrière, et non pas l’un des plus brillants. Mais, au milieu de toutes ces nouveautés, Archer commença d’insister sur ce qu’il avait été un précurseur.

— On n’a pas voulu m’écouter, disait-il avec humeur en hochant la tête ; cela ne sert à rien d’être trop tôt en campagne… Herne est un homme instruit, tout à fait à son affaire… Il a dû se tenir au courant de tout ce qui paraissait sur le sujet. Il est assez malin pour attraper une idée qu’on lui suggère. Hein ! Qu’en pensez-vous ?

— Oh ! dit Olive Ashley, soulevant ses sourcils noirs avec surprise ; je n’y avais jamais pensé.

Et elle réfléchit, attristée et amusée à la fois, à sa passion secrète pour les choses du Moyen-Âge, que tous avaient d’abord tournée en ridicule, puis imitée, puis oubliée.

Le cas était le même pour Sir Almeric Wister, chevalier brillant quoiqu’un peu décati. On ne reconnaissait plus la figure du vieil esthète qui papillonnait dans les salons et faisait l’éloge des grands Victoriens, qui eux-mêmes avaient fait l’éloge des grands Primitifs. Il parlait un peu plus des grands Primitifs et un peu moins des grands Victoriens ; mais il avait si souvent patronné Cimabue et dit un mot d’encouragement à Giotto et à Botticelli, qu’il se persuada facilement qu’il avait été un prophète criant dans le désert et prédisant la venue de Herne, Messie du Moyen-Âge.

— Mon cher ami, disait-il d’un ton confidentiel, notre époque était en proie à un vandalisme et une vulgarité inconcevables. Je ne sais vraiment comment j’ai pu y vivre. Mais je n’en démordais pas, et comme vous voyez, mon travail n’a pas été complètement stérile… Les modèles mêmes de leurs costumes auraient péri : sans ma modeste protestation, presque aucun de ces tableaux où ils prennent leurs dessins n’aurait survécu. Cela prouve la puissance d’un mot dit à propos.

Lord Seawood lui-même réagissait à peu près dans le même sens. Il avait deux manies : l’une s’accrut de tout ce que perdait l’autre. Il parla davantage de sa manie personnelle : le blason ; il parla un peu moins de son dada public : le Parlement. Il insista moins sur la grandeur de Lord Palmerston, et davantage sur celle du Prince Noir, dont la famille de Seawood se faisait gloire de descendre.

Dans son for intérieur, une conviction attendrissante croissait silencieusement : la pensée que lui-même avait une large part dans la fondation de la Ligue du Lion et la résurrection de Richard Cœur de Lion. Il eut ce sentiment plus vif encore lorsque fut fondée l’institution du Bouclier d’Honneur, une des plus récentes et des plus glorieuses additions au plan primitif, et qui fut inaugurée dans son propre parc.

Dans cette atmosphère, ce climat nouveau, Herne seul demeurait le même. Comme beaucoup d’idéalistes, il se fût contenté de l’obscurité la plus complète. Mais il ne savait ni mesurer, ni réaliser l’ampleur de la célébrité. S’il pouvait prendre sa course jusqu’au bout du parc, il pouvait aussi bien la prendre jusqu’au bout du monde. Il ne voyait pas l’univers à l’échelle. Il avait obligé tous ses compagnons à rentrer dans leurs vêtements d’emprunt et les forçait à jouer leur rôle jusqu’à la mort. En s’accrochant lui-même à l’arc et à l’épieu de Robin Hood, il en était venu à prendre la tête de la jeunesse, au lieu de rester comme toujours en arrière. Passer de cet isolement à ce commandement lui semblait une aventure étonnante et triomphale. Mais passer du commandement du petit groupe d’invités au gouvernement de l’Angleterre lui sembla à peine un changement. Car il y avait dans ce groupe un visage dont il avait pris l’habitude d’épier toutes les expressions, comme les nuances de l’aurore et du crépuscule.