Le Retour de Don Quichotte/Chapitre 12

Bloud & Gay (p. 139-148).

CHAPITRE XII

L’Homme d’État dans son pavillon

À ce moment de la conversation, ce coin du jardin fut honoré de la présence encombrante et exubérante de Julian Archer, en tenue de soirée éblouissante. Il entra en se dandinant et s’arrêta court, regardant Michaël Herne avec de grands yeux.

— Dites-moi, s’écria-t-il, ne changerez-vous jamais ?

Peut-être cette phrase, répétée pour la sixième fois, rendit-elle fou le bibliothécaire de Seawood.

En tout cas, il se retourna brusquement, et s’écria d’une voix qui résonna jusqu’au bout de l’allée :

— Non. Je ne changerai jamais !

Après les avoir regardés fièrement pendant un moment, il continua :

— Vous aimez le changement, et vous vivez de changement, mais moi, je ne changerai jamais. C’est le changement qui vous a fait déchoir, c’est votre folie de changement qui continue à vous faire tomber. Vous avez eu votre âge d’or, quand les hommes étaient simples, sains et normaux, aussi attachés à ce sol qu’on peut l’être. Vous l’avez perdu, et quand vous le recouvrez un moment, vous n’avez pas le bon sens de le retenir. Je ne changerai jamais.

— Je ne comprends pas ce qu’il veut dire, dit Archer, comme il eût parlé d’un animal ou d’un enfant nouveau-né.

— Je sais ce qu’il veut dire, moi, dit Braintree sardoniquement, et ce n’est pas vrai. Croyez-vous donc vous-même, M. Herne, à tout ce mysticisme ? Qu’entendez-vous en disant que votre vieille société était saine ?

— Je veux dire que la vieille société était sincère et que vous êtes pris dans un réseau de mensonges. Je ne prétends pas qu’elle fût sans défauts, ni sans souffrances, mais elle appelait les souffrances et les défauts par leur nom. Vous parlez de despotes, de vassaux : n’avez-vous pas aussi vos contraintes et vos inégalités ? Seulement vous n’osez appeler aucune chose par son nom de baptême. Vous défendez chaque abus en le faisant passer pour ce qu’il n’est pas. Vous avez un Roi, et puis vous expliquez qu’il ne lui est pas permis d’agir en roi. Vous avez une Chambre des Lords, et vous dites que c’est la même chose que la Chambre des Communes. Quand vous voulez flatter un paysan ou un ouvrier, vous lui dites qu’il est un vrai gentleman. Quand vous voulez flatter le gentilhomme, vous lui dites qu’il ne se pare pas de son titre. Vous laissez ses millions à un millionnaire, et puis vous le félicitez de ce qu’il est « simple », autrement dit, ladre et mesquin, comme si l’or avait un autre mérite que d’étinceler ! Vous défendez les prêtres en disant qu’ils n’ont pas l’air ecclésiastique, et vous nous assurez avec conviction que les clergymen savent jouer au criquet. Vous avez des docteurs qui nient toute doctrine, et des théologiens qui désavouent tout ce qui est divin. C’est faux, c’est lâche, c’est honteux. Toute chose ne prolonge son existence qu’en se niant.

— Ce que vous dites là est peut-être vrai de certaines institutions, répondit Braintree. Mais je ne tiens pas du tout à prolonger leur existence. Et si prophétiser et maudire suffit, par Dieu ! vous en verrez mourir quelques-unes avant vous.

— Peut-être, dit Herne le regardant de ses grands yeux pâles, les verrez-vous mourir, et puis revivre. Je ne suis pas sûr que le Roi ne puisse être Roi de nouveau.

— Croyez-vous que nous soyons dans un âge où quelqu’un puisse jouer les Roi Richard ?

— Je pense que c’est une époque où quelqu’un devrait jouer les… Cœur de Lion.

— Ah ! dit Olive, comme si elle y voyait clair pour la première fois. Vous pensez qu’il nous manque la seule vertu du Roi Richard.

— La seule vertu du Roi Richard, dit Braintree, fut de rester hors du pays.

— Mais peut-être lui et sa vertu pourraient-ils revenir.

— Quand il reviendra, il trouvera le pays bien changé, dit le syndicaliste ironiquement. Plus de serfs, plus de vassaux, et les ouvriers eux-mêmes osant le regarder en face. Il s’apercevra que quelque chose a brisé ses chaînes, s’est ouvert, répandu, soulevé, quelque chose de sauvage, de terrible et de gigantesque, qui frappe de terreur le cœur même d’un lion.

— Quelque chose ? répéta Olive.

— Le cœur d’un homme, répondit-il.

Olive promenait ses regards de l’un à l’autre dans une sorte de vertige et d’éblouissement. Car elle voyait vivant et ressuscité tout ce dont elle avait rêvé, et quelque chose aussi de plus profondément émouvant, à quoi elle n’avait jamais pensé. Ses émotions complexes se firent jour dans une exclamation inattendue :

— Que je voudrais que Singe fût de retour !

Braintree la regarda d’un regard acéré et demanda presque brutalement :

— Pourquoi ?

— Parce que vous changez tous, dit-elle ; parce que vous parlez tous deux comme dans la pièce ; parce que tous deux vous êtes vaillants et splendides, magnifiques et magnanimes, et qu’aucun de vous n’a plus une once de sens commun.

— J’ignorais que vous eussiez le privilège du sens commun.

— Je n’en ai jamais eu ; Rosamund m’a toujours dit que j’en manquais totalement. Mais la première femme venue en aurait plus que vous.

— Voici la dame en question qui vient, dit Braintree, pensif. J’espère qu’elle répondra à votre attente.

— Elle dira comme moi, fit Olive avec calme. La folie est contagieuse. Aucun de vous ne peut plus se dégager de ma pauvre petite pièce…

En effet, quand Rosamund Severne arriva, traversant la pelouse à grande allure et balayant tout sur son passage, comme le vent, ce vent se heurta contre un obstacle et devint une tempête qui fit rage pendant une heure ou deux. Rosamund se précipita dans le bureau de son père — chose qui n’arrivait que bien rarement — et l’affronta.

Lord Seawood leva les yeux d’un monceau de lettres, et dit :

— Qu’y a-t-il ? d’un ton dont la nervosité n’excluait pas la politesse.

Rosamund ne pensa pas à s’excuser, ni même à s’expliquer. Elle dit explosivement :

— Cela devient terrible, le bibliothécaire ne veut pas retirer ses habits ! Cela passe les limites de la plaisanterie. Vous n’avez pas l’air de comprendre ? Il est toujours habillé en vert de la tête aux pieds.

— À vrai dire, notre livrée est bleue, dit Lord Seawood rêveusement. Cela n’a pas grande importance de nos jours, mais le blason a toujours été mon faible… Enfin, je ne crois plus possible d’exiger la couleur de livrée, et le bibliothécaire ne se montre pas beaucoup. Les bibliothèques ne sont pas envahies par le public ; et quant à ce garçon… un individu bien pacifique, autant que je m’en souvienne ? Personne ne fera attention à lui.

— Oh ! fit Rosamund, avec un calme plein de sous-entendus. Vous pensez que personne ne fera jamais attention à lui ?

— Je ne pense pas, dit Lord Seawood, je ne sais pas moi-même comment il est fait.

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Si Lord Seawood est demeuré jusqu’ici dans les coulisses du drame de « Blondel le Troubadour », s’il est resté caché derrière les tentures et les tapisseries de Seawood Abbey, c’est simplement parce qu’il ne se mêlait guère à cette vie mondaine superficielle, et que, au sens propre du mot, il y brillait par son absence. Il avait d’abord le malheur d’avoir une mauvaise santé, et ensuite, celui d’être un homme d’État. Il était de ceux qui se retirent dans un monde de plus en plus étroit, sous prétexte d’agir dans une sphère de plus en plus vaste. Par amour pour les grandes questions, il vivait dans un monde tout petit. Il avait la manie du blason, des recherches sur l’histoire de sa famille et d’autres familles nobles ; et il se sentait d’autant plus à l’aise sur ce terrain que l’Angleterre ne comptait que deux ou trois autres hommes compétents en la matière. Comme il traitait le blason, il traitait la société, la politique et bien d’autres choses. Il ne causait jamais qu’avec des spécialistes, et ne se fiait, ainsi, qu’à des exceptions. Des gens exceptionnels lui fournissaient des renseignements d’une valeur exceptionnelle ; mais il ignorait ce qui se passait sous son propre toit. De temps à autre, il lui semblait bien que tel ou tel détail de son organisation domestique n’était pas ce qu’il avait toujours été ; il n’avait guère vu davantage dans toute l’affaire de la pièce des Troubadours et ses étranges conséquences. Physiquement, c’était un petit homme osseux et fragile, anguleux, au nez busqué, et doué d’une capacité rare pour dévisager les gens tout d’un coup, avec une attention aiguë, qui produisait un effet pétrifiant sur ceux qui avaient commis l’erreur de le prendre pour un imbécile. Pour comprendre le drame qui nous occupe, il faut d’abord comprendre avec sympathie l’ensemble de cette personnalité très secrète, avec son mélange de finesse et d’égarement, d’attention et d’inattention. Il était probablement le seul homme au monde dans la maison duquel des choses pareilles pussent se passer, sans qu’il réalisât jusqu’où elles allaient.

Mais un moment vient où même un ermite en sa grotte voit, du haut de la montagne, la ville pavoisée et flamboyante au fond de la vallée. Un moment vient où le plus absorbé, le plus rêveur des savants dans sa mansarde voit par la fenêtre la ville illuminée. Donc, Lord Seawood commença de se rendre compte qu’une révolution avait eu lieu à la porte de son cabinet de travail. S’il s’était agi d’une révolution au Guatémala, il en aurait su tous les détails aussitôt après avoir communiqué avec le ministre du Guatémala à Londres. Si elle avait eu lieu dans le nord du Thibet, il aurait naturellement envoyé chercher Biggle, le seul homme qui ait été réellement dans le nord du Thibet. Mais comme c’était dans son parc et dans ses salons que la révolution errait en rampant et en rugissant, il se méfiait de rapports qui ne pouvaient être qu’exagérés.

Il arriva donc, environ quinze jours plus tard, que Lord Seawood était assis dans un pavillon au bout d’une allée qui faisait face à la bibliothèque, en grand conciliabule avec le Premier Ministre. Dans tout le paysage, il ne voyait que le Premier. Ce n’était pas snobisme, car il se considérait au point de vue social et généalogique comme supérieur à n’importe quel Premier Ministre, quoique celui dont il s’agit fût Lord Eden. Mais il attachait une grande importance à ne conférer qu’avec des hommes d’importance.

Lord Eden était un homme dont le visage maigre et ridé contrastait avec ses cheveux jaunes au point de faire prendre ceux-ci pour une perruque.

C’était lui qui tenait le dé de la conversation, mais son hôte ne perdait jamais la gravité qui convient pour écouter un rapport fait au quartier-général.

— Le mal est, disait le Premier, que leur parti a produit brusquement un individu qui a la foi. Ce n’est pas de jeu. Nous connaissions bien tous les membres du Labour-Party, et ils ressemblaient terriblement aux autres. Cela ne servait à rien de les insulter, mais on pouvait les gagner peu à peu. On leur disait qu’ils étaient d’admirables parlementaires, et des adversaires dignes de notre épée ; et puis, tôt ou tard, on leur trouvait une situation, et le tour était joué. Mais cette affaire des ouvriers du goudron est différente. Si encore il ne s’agissait que des Syndicats : à une séance de Syndicat, les gens ne savent jamais sur quoi ils votent…

— Évidemment, dit Seawood, hochant la tête avec grâce et gravité ; des gens complètement ignorants…

— Pas plus que nous, continua Lord Eden, pas plus que la Chambre des Communes ou la Chambre des Lords. Avez-vous jamais entendu parler d’un parti politique qui sache sur quoi il vote ? Les uns s’intitulent socialistes ou autrement, et nous impérialistes ou ce que vous voudrez. Mais, en fait, les choses s’étaient bien adoucies des deux côtés. Maintenant, voici que surgit cet homme, ce Braintree ; il expose leurs sottises d’une façon nouvelle, et il ne semble pas qu’on puisse lui opposer aucune des nôtres. Pendant longtemps, c’était « l’Empire », mais cela ne rend plus : ces maudits coloniaux ont voulu se montrer, on les a vus, et nous voilà dans le pétrin. Ils ne diront pas qu’ils tiennent à mourir pour nous, et personne ne tient beaucoup à vivre avec eux. Quoi qu’il en soit, tout ce qu’il y avait de pittoresque et de poétique dans l’idée semble nous avoir abandonné, au moment même où quelque chose de pittoresque surgit de l’autre côté.

— Ce Braintree est donc pittoresque ? demanda Lord Seawood, sans se douter qu’il avait été son hôte pendant un temps considérable.

— Ses partisans semblent le croire, répliqua le Premier. Ce n’est pas tant le monde du charbonnage ; ce sont bien plutôt les Syndicats affiliés des sous-produits ; il semble avoir travaillé tous les gens d’alentour. C’est pour cela que je suis venu vous consulter. Nous avons des intérêts communs dans le goudron comme dans le charbon, et je serais bien aise d’avoir votre opinion. Il semble y avoir toute une série de ces petits Syndicats mêlés de très près à l’affaire. Vous devez en savoir plus sur leur compte que qui que ce soit — sauf Braintree lui-même bien entendu — et cela n’arrangerait rien de lui demander !

— Il est exact que je possède des intérêts considérables dans la région, dit Lord Seawood en inclinant la tête. Comme vous le savez, de nos jours la plupart d’entre nous sont obligés d’entrer un peu dans l’industrie. Cela aurait fait dresser les cheveux sur la tête de nos ancêtres, mais cela vaut mieux que de perdre ses domaines, et tout le reste… Oui, je peux vous dire entre nous que mes intérêts sont encore plus engagés dans les sous-produits que dans les matières premières. Il est d’autant plus désagréable que Braintree ait choisi ce champ de bataille.

— Cela ressemble terriblement à un champ de bataille, dit l’homme politique. Je ne crois pas que pour le moment ils viendraient nous égorger, mais ils sont à peu près décidés à tout. Et c’est là le pire : s’ils s’insurgeaient réellement, on en viendrait à bout facilement : mais que diable peut-on faire à des révoltés qui ne se révoltent pas ? Je ne crois pas que Machiavel ait jamais donné son avis sur ce problème.

Lord Seawood réunit l’extrémité de ses longs doigts effilés et toussa pour s’éclaircir la voix :

— Je n’ai pas la prétention d’être un Machiavel, dit-il, mais je pense que vous me demandez mon avis ? Eh bien ! la situation présente exige à mon sens des compétences spéciales, et j’ai déjà consacré mon attention à des problèmes analogues, en Australie et dans l’Alaska. Pour commencer, les conditions de la production de tous les dérivés du charbon impliquent des considérations qui, le plus souvent…

— Grand Dieu ! s’écria Lord Eden, et il plongea comme s’il avait reçu un coup sur la tête. Son exclamation était fort naturelle, mais son interlocuteur était si absorbé qu’il n’en comprit la cause qu’une seconde plus tard.

Ce que Lord Seawood voyait, c’était une longue flèche empennée qui vibrait encore dans une poutre du pavillon, juste au dessus de la tête de Lord Eden. Mais Lord Eden avait vu de plus ce singulier projectile arriver en sifflant du fond du jardin et passer au-dessus de lui avec le bruit d’un insecte gigantesque. Les deux gentilshommes se dressèrent sur leurs pieds et regardèrent l’objet en silence pendant un moment. Le plus observateur des deux s’aperçut qu’un fragment de papier, sur lequel on avait écrit quelque chose, était fixé au trait.