Le Retour de Don Quichotte/Chapitre 09

Bloud & Gay (p. 99-114).

CHAPITRE IX

Le mystère d’un Hansom-Cab

Vingt-quatre heures plus tard, il était dans une petite ville au bord de la mer ; une rue en pente menait à la plage, les toits d’ardoises grises descendaient en crêtes superposées comme les cercles d’un tourbillon. Cette ville lugubre paraissait aspirée par la mer ; elle donnait des idées de suicide, et un désespéré n’aurait eu qu’à attendre la vague finale qui allait tout balayer.

Dans la courbe descendante de cette morne rue, seuls quelques objets éveillaient une idée de vie. L’un était tout près de Murrel : un pot-au-lait posé devant la porte, dans une cour ; mais il avait l’air abandonné pour cent ans. — Le second était un chat perdu. Un chat à l’air indifférent plutôt que perdu, une bête enragée peut-être, un de ces visiteurs sauvages qui errent dans une cité de mort. — Le troisième était plus curieux encore : c’était un hansom-cab arrêté devant l’une des maisons, mais un cab qui participait de la même sinistre antiquité, fait de bois brun poli et incrusté d’autres bois ornementaux, déjeté en arrière selon un angle oublié, et muni de ces deux portes pliantes qui donnaient à l’occupant l’impression d’être enfermé dans un meuble du XVIIIe siècle. Pourtant, malgré toutes ces bizarreries, c’était incontestablement un hansom-cab, un de ces véhicules uniques que l’œil étranger d’un juif intelligent a caractérisé d’un mot : la gondole de Londres.

Le plupart d’entre nous savent que lorsque l’on dit d’une chose qu’elle est très perfectionnée, cela signifie que tout ce qui en faisait le caractère a disparu. Tout le monde a des automobiles, mais personne n’a jamais pensé à avoir un hansom-cab automobile. Avec ce vieux type de voiture a disparu le charme particulier à la « gondole » (auquel Disraeli faisait peut-être allusion) : le fait qu’il n’y a place que pour deux. Plus triste encore, quelque chose disparut qui était bien spécial, et frappant, et propre à l’Angleterre : cette vertigineuse et quasi divine élévation du cocher au-dessus de son client. Quoi qu’on puisse reprocher au capitalisme anglais, il existait au moins un antique véhicule, ou un groupe équestre, dans lequel le pauvre trônait au-dessus du riche. Jamais plus, dans aucune voiture, on ne verra le client soulever désespérément une petite trappe dans le toit, et parler au prolétaire invisible comme à un dieu inconnu. Aucune autre combinaison ne nous fera toucher du doigt aussi symboliquement et réellement combien nous dépendons de ce que nous appelons les « classes inférieures ». Personne ne pouvait penser à des hommes assis sur ces trônes olympiques comme à une classe inférieure. Ils étaient clairement les maîtres de nos destinées, nous conduisant d’en haut comme les divinités célestes. Chacun de ces hommes haut-perchés avait sa physionomie particulière ; et en effet on ne pouvait confondre avec aucun autre le dos même de l’homme assis sur le bon vieux cab, quand Murrel vint auprès de lui. C’était un individu large d’épaules, avec des favoris assortis à la province reculée où se passait la scène.

Au moment où Murrel approchait, l’homme, fatigué d’attendre son client, descendit péniblement de son siège et resta debout à regarder ce qui se passait dans la rue. Murrel était passé maître dans l’art de tirer les vers du nez à la grande démocratie ; il eut tôt fait de lier conversation avec le cocher. Il entama un colloque dont les trois premiers quarts au moins n’avaient aucun rapport avec ce qu’il désirait savoir. Il avait découvert depuis longtemps que c’était le moyen le plus rapide d’arriver au but, un véritable raccourci.

Ainsi commença-t-il à découvrir des choses qui ne manquaient pas d’intérêt. Il avait appris que le cab était un monument historique dans son genre, et digne d’un musée, car il appartenait au cocher. Murrel se rappela cette ancienne conversation avec Olive Ashley et Braintree sur la boîte à couleurs qui devait appartenir au peintre, et la mine au mineur. Le vague plaisir éprouvé par lui à la vue de cet absurde véhicule n’était-il pas un hommage à quelque vérité ? Mais il découvrit d’autres choses encore : que le cocher en avait assez de son client, et en même temps qu’il en avait un peu peur. Il trouvait bien ennuyeux ce monsieur inconnu qui le faisait attendre tantôt devant une maison, tantôt devant une autre, au cours d’une interminable pérégrination à travers la ville ; mais d’autre part, ce client semblait avoir le droit officiel de visiter tous ces endroits, et parlait comme quelqu’un qui est dans la police. On sentait qu’il avait réquisitionné plutôt que hélé le cab.

Bribe par bribe, il apparut que c’était un médecin, un docteur, ayant le droit légal de visiter toutes sortes de personnes. Le cocher, naturellement, ignorait son nom, mais c’était ce qui importait le moins. Ce qui importait à Murrel, c’était un autre nom : un nom que le cocher se trouva connaître, et il se trouva aussi que le prochain arrêt du cab, un peu plus bas dans la rue, serait devant le logement d’un homme que le cocher avait rencontré parfois au cabaret voisin, un drôle de pistolet, appelé Hendry.

Murrel ayant enfin, par ce chemin détourné, atteint son but, bondit en avant comme un chien découplé. Il s’informa du numéro de la maison qui avait l’honneur d’abriter M. Hendry, et presque aussitôt se dirigea vers elle en descendant la rue à grands pas.

Après avoir frappé à la porte, il attendit. Au moment où de guerre lasse il s’en allait, il entendit le bruit des verrous que l’on tirait très lentement derrière lui.

Il se retourna, et heureusement parla tout de suite. La porte s’était entr’ouverte plutôt qu’ouverte et ne laissait guère voir plus qu’une chaîne tendue. Au delà, plus vaguement, Murrel commença à distinguer les traits indécis et la silhouette d’un être humain. La silhouette était mince et les traits pâles et anguleux. Mais quelque chose d’impondérable lui apprit que la silhouette était féminine et même jeune, et quand un moment après elle prit la parole, sa voix lui apprit quelque chose qui le surprit davantage.

D’ailleurs, il n’y eut d’abord qu’un mouvement rapide et silencieux de la jeune femme. Sans avoir vu autre chose que la forme et le contour du chapeau de Murrel, et s’apercevant qu’il était d’ailleurs respectable, elle se mit en devoir de refermer la porte. Elle n’avait que trop de relations avec des personnes d’aspect respectable et responsable, et telle était à cette époque sa manière de leur répondre. Mais Murrel avait la promptitude d’un escrimeur qui pousse une botte dans l’unique fissure d’un labyrinthe de parade et de défense. Il jeta dans l’ouverture le tranchant d’un mot. C’était probablement le seul mot qui pût arrêter le mouvement. Il prononça une phrase qui n’avait jamais été entendue dans cette rue et que cette femme avait presque oubliée. Une intuition lui fit rapidement retirer son chapeau et dire :

— Le Docteur Hendry est-il chez lui ?

L’homme ne vit pas seulement de pain mais aussi d’étiquette, et par dessus tout de considération. C’est de considération que vivent même les affamés et de son absence qu’ils meurent. Or Hendry avait été autrefois très fier de son titre de Docteur, et aucun de ses nouveaux voisins n’avait la moindre chance de savoir qu’il y avait droit. Et cette personne était sa fille, juste assez âgée pour se souvenir du temps où on l’en gratifiait largement. Elle avait l’air d’une souillon, avec ses cheveux qui lui tombaient sur les yeux, son tablier taché, usé comme n’importe quelle guenille du quartier. Mais quand elle ouvrit la bouche, l’étranger sut aussitôt qu’elle se souvenait, et que ses souvenirs se rapportaient à des choses de tradition et de culture.

Douglas Murrel entra dans un tout petit vestibule, meublé seulement d’un affreux porte-parapluies. Il se trouva ensuite en train de monter, dans une obscurité presque complète, un escalier étroit et raide, et enfin il tomba brusquement dans une petite pièce sale, jonchée d’objets de trop peu de valeur pour qu’on pût les vendre ou même les mettre en gage. Là était assis l’homme pour lequel — comme Stanley partit à la recherche de Livingstone — il avait entrepris ce voyage excentrique.

Le Docteur Hendry avait une chevelure semblable au plumet gris d’un chardon mûr. On s’attendait presque à voir les petites graines ailées s’envoler et flotter au vent. Mais d’autre part il était mieux tenu qu’on n’aurait pu s’y attendre. Cette impression venait peut-être de ce qu’il était étroitement boutonné jusqu’à la gorge, comme c’est, dit-on, l’habitude des affamés.

Après des années de rêverie dans un décor sordide, il était toujours perché plutôt qu’assis sur sa chaise poussiéreuse, dans une attitude inconsciemment délicate et dédaigneuse.

C’était un de ces hommes qui sont assez distraits pour paraître grossiers, mais qui, dès qu’ils reprennent conscience, deviennent presque péniblement polis. À la minute où il s’aperçut de la présence de Murrel, cette politesse le fit sauter sur ses pieds d’un mouvement saccadé, comme une marionnette très maigre suspendue à des fils de fer.

S’il chancela sous le compliment que lui fit Murrel en l’appelant Docteur, le sujet que le visiteur jeta sur le tapis l’enivra tout à fait. Comme il arrive aux hommes âgés, et surtout aux hommes déchus, il vivait dans le passé, et il lui sembla pendant un moment que le passé redevenait présent ; car cette chambre obscure, dans laquelle il était scellé et oublié comme un mort dans la tombe, entendait de nouveau une voix humaine demander des « couleurs de Hendry pour enluminures ».

Il se leva sur ses jambes maigres et vacillantes, et sans dire un mot se dirigea vers une planche, sur laquelle étaient un certain nombre d’objets hétéroclites. Il prit une vieille petite boîte d’étain, l’apporta sur la table et commença de l’ouvrir fébrilement. Elle contenait deux ou trois flacons de verre ronds et trapus, couverts de poussière ; leur vue sembla lui délier la langue.

— Il faut les délayer dans le produit de la boîte, dit-il ; bien des gens se servent d’huile, d’eau, ou de n’importe quoi. (En réalité, personne depuis trente ans n’employait plus ces couleurs.)

— Je dirai à mon amie d’y mettre tous ses soins, dit Murrel souriant, je sais qu’elle tient à travailler selon les vieux principes.

— Ah, c’est bien, dit le vieillard relevant soudain la tête d’un air important. Je serai toujours prêt à donner un conseil, assurément !

Il toussa pour s’éclaircir la voix.

— La première chose qu’il faut savoir, c’est que ce type de couleurs est de sa nature opaque. Beaucoup de gens, parce qu’elles sont brillantes, les croient transparentes. Moi-même, j’ai toujours vu cette confusion naître de ce qu’on compare l’enluminure au vitrail. Ces deux arts, évidemment, sont des arts typiques du Moyen-Âge, et Morris s’intéressait également aux deux. Mais je me souviens dans quelle fureur il entrait si on oubliait que le verre est transparent. « Si un artiste peint dans un vitrail une chose qui ait l’air solide », avait-il coutume de dire, « il mériterait qu’on le fasse asseoir dessus. »

Murrel reprit son enquête :

— Je suppose, Docteur Hendry, que vos anciennes études de chimie vous ont beaucoup servi pour composer ces couleurs ?

Le vieil inventeur secoua pensivement la tête.

— La chimie seule m’aurait difficilement appris tout ce que je sais, dit-il ; c’est une question d’optique. C’est une question de physiologie.

Il se pencha soudain par dessus la table et jeta d’une voix sifflante :

— C’est encore plus une question de psychologie pathologique.

— Oh ! dit le visiteur, en attendant ce qui allait suivre.

— Savez-vous, dit Hendry d’une voix soudain calmée, savez-vous pourquoi j’ai perdu tous mes clients ? Savez-vous pourquoi je suis tombé si bas ?

— Autant que je peux le démêler, vous me semblez avoir été diablement maltraité par un certain nombre de gens qui voulaient écouler leur marchandise.

L’expert sourit doucement et secoua la tête.

— C’est une question scientifique, dit-il. Il n’est pas très commode à un docteur de l’expliquer à un profane. Votre amie, voyons, m’avez-vous dit, est la fille de mon vieil ami Ashley. Vous avez là un exemple de la survivance d’une race exceptionnellement saine. Probablement aucune trace de cette tare…

Pendant que ces réflexions, absolument inintelligibles pour Murrel, étaient énoncées avec la même bienveillance doctorale et dédaigneuse, l’attention du visiteur se fixait sur autre chose. Il étudiait avec attention la jeune fille à l’arrière-plan.

Le visage était beaucoup plus intéressant que Murrel ne l’avait soupçonné dans l’obscurité du passage. La jeune fille avait rejeté en arrière les boucles noires qui retombaient sur ses yeux comme les panaches d’un corbillard. Son profil était aquilin, d’une maigreur qui le rendait un peu trop semblable à celui d’un aigle. Mais elle conservait son air de jeunesse alors même qu’on aurait pu la croire mourante. Il y avait en elle quelque chose de tendu et d’alerte, et ses yeux, toujours en éveil, l’étaient spécialement en cet instant. Car il était évident qu’elle n’approuvait pas le tour que prenait la conversation.

— Il y a deux principes de physiologie bien simples, continuait le père dans son style facile de vulgarisation, que je n’ai jamais pu faire comprendre à mes collègues : le premier c’est qu’une maladie peut atteindre une foule ; elle peut frapper une génération entière, comme une épidémie infecte toute une région. Le second, c’est que les maladies affectant les principaux sens sont voisines des maladies mentales. Pourquoi la cécité des couleurs serait-elle une exception ?

— Oh ! dit Murrel se dressant brusquement, et une lueur se faisant jour au milieu de son ahurissement. Oui, oui ! cécité des couleurs. Vous pensez que tout ceci vient de ce que personne ne perçoit les couleurs ?

— Presque personne dans les conditions particulières à cette période de l’histoire, corrigea le docteur d’un ton bienveillant. Quant à la durée de l’épidémie, à sa périodicité possible, c’est une autre question. Si cela vous intéresse de voir un grand nombre d’observations recueillies par moi…

— Vous voulez dire, continua Murrel, que ce grand magasin qui garnit toute la rue a été construit pendant une sorte de crise d’aveuglement ? Et que le pauvre vieux Wister a eu son portrait mis sur dix mille prospectus pour célébrer le jour où il est devenu aveugle ?

— Il est évident que ces événements ont une origine scientifique qu’on doit pouvoir rechercher, dit le docteur Hendry. Je me rappelle que mon vieil ami Potter avait coutume de dire que l’origine scientifique paraissait toujours très simple, une fois trouvée. Dans le cas présent, par exemple, à ne regarder que les apparences, on penserait que l’humanité entière est devenue folle. Quiconque dit que les couleurs annoncées sur ce prospectus sont meilleures que les miennes ne peut être qu’un fou. En un certain sens, la plupart des hommes sont fous. Ce que les hommes de science de cette génération ont négligé d’examiner à fond, c’est pourquoi ils sont fous. D’après ma théorie, ce symptôme certain de la cécité des couleurs a des rapports étroits avec…

— Excusez mon père s’il ne prolonge pas plus longtemps la conversation, dit la jeune fille d’une voix à la fois rauque et distinguée ; je le crois un peu fatigué.

— Comment donc ! dit Murrel, et il se leva tout étourdi de ce qu’il venait d’entendre.

Il se dirigeait vers la porte, quand il fut arrêté par une transformation saisissante de la jeune fille. Elle était toujours debout, droite et rigide derrière le siège de son père. Mais ses yeux sombres et brillants se tournaient vers la fenêtre ; chaque trait de sa silhouette gracieuse se raidit soudain comme une verge d’acier. Dans le silence de mort, un son pénétrait par la fenêtre entr’ouverte : c’était le bruit des grandes et lourdes roues du cab antique s’approchant du seuil.

Murrel, toujours aussi embarrassé, ouvrit la porte et sortit sur le palier obscur. En se retournant il s’aperçut que la jeune fille l’avait suivi.

— Savez-vous ce que cela signifie ? demanda-t-elle. Cette brute vient chercher mon père.

Murrel commençait à comprendre. Il savait qu’un certain nombre de lois récentes et assez brutales, qui en pratique ne fonctionnaient que dans les quartiers pauvres, avaient donné à des médecins et autres fonctionnaires des pouvoirs arbitraires sur les personnes soupçonnées de ne pas répondre à la méthode de plein rendement du Directeur des Grands Magasins. L’inventeur d’une théorie scientifique plaçant la cécité des couleurs à l’origine de la décadence sociale manquait probablement de rendement, et il semblait que sa propre fille pensât de même, à voir ses efforts désespérés pour détourner le pauvre vieil homme de ce sujet. En termes clairs, quelqu’un se disposait à traiter l’excentrique en aliéné. Et comme il n’était ni millionnaire, ni propriétaire, et qu’on ne le considérait même plus comme un homme du monde excentrique, il était bien probable que la nouvelle classification allait s’effectuer rapidement et sans accroc. Murrel éprouva ce qu’il n’avait jamais ressenti depuis sa jeunesse : une colère soudaine et bouillonnante. Il ouvrait la bouche pour parler, mais la jeune fille avait déjà commencé de sa voix métallique :

— C’est toujours la même chose, dit-elle ; on le pousse dans le ruisseau et puis on lui reproche d’y être tombé. C’est comme si on cognait un enfant sur la tête jusqu’à l’abrutir, et qu’on l’injurie ensuite en le traitant d’imbécile.

— Votre père, observa le visiteur en hésitant un peu, ne me fait pas l’effet d’un imbécile.

— Oh non, répondit-elle, il est trop intelligent, et c’est ce qui démontre qu’il est timbré. S’il n’était pas timbré, on démontrerait qu’il est idiot. Ou l’un, ou l’autre. Ils savent toujours par où vous prendre.

— Qui sont-ils ? demanda Murrel, d’une voix basse et pleine de menaces cachées.

La réponse fut donnée, non par la jeune fille, mais par une voix grave et gutturale sortant du puits noir de l’escalier. Quelqu’un montait les marches. Les marches craquaient et branlaient, car c’était un homme lourd et qui, lorsqu’il émergea dans la pénombre du palier, sembla remplir toute l’entrée de ses larges épaules et de son épais paletot. La première impression de Murrel fut qu’un monstre des grandes profondeurs, morse ou baleine, sortait de l’abîme et dressait sa face ronde et pâle comme la lune. En regardant l’homme de plus près et avec moins d’imagination, il vit que cet effet venait de cheveux blonds tondus de très près, contrastant avec de grandes moustaches semblables à une paire de défenses pâles, et à des lunettes rondes sur lesquelles se reflétait la lumière de la petite fenêtre. C’était un certain Docteur Gambrel, qui parlait un fort bon anglais, mais qui jurait dans une autre langue en trébuchant dans l’escalier raide. Le « Singe » écouta attentivement pendant un instant, puis se glissa silencieusement dans la chambre.

— Pourquoi n’avez-vous pas de lumière ? demanda le docteur brusquement.

— Peut-être que je suis folle aussi, répliqua Miss Hendry ; je suis toute prête à être tout ce dont on soupçonne mon père.

— Oui, oui, tout cela est très pénible, dit le docteur, qui recouvrait en même temps que son équilibre une certaine bienveillance bourrue ; mais il n’y a rien à gagner en tergiversant. Vous feriez bien mieux de me laisser voir votre père immédiatement.

— Soit ! dit-elle, puisque je ne peux pas faire autrement.

Elle se détourna brusquement et ouvrit la porte du taudis où se tenait le docteur Hendry. Hendry était assis seul à côté de sa table et, bien qu’il n’y eût pas d’autre porte à la chambre, Douglas Murrel avait totalement disparu.

Avant que le docteur Gambrel pût se rendre compte de ce fait, le malheureux Hendry avait sauté de son siège et coupait court à tout autre sujet d’entretien par un flot de paroles où se mêlaient la déférence et les protestations.

— Vous comprendrez, disait-il, que je proteste formellement contre votre interprétation de mon cas. Si je pouvais exposer les faits devant le monde scientifique, je n’aurais pas la moindre difficulté à démontrer que vous vous trompez entièrement. J’admets qu’en ce moment la moyenne de notre société, par suite de certaines maladies visuelles, a…

Le docteur Gambrel représentait l’État moderne, dont le pouvoir est peut-être plus exorbitant que celui de tout autre État. Il avait le droit d’envahir cette maison, de disperser cette famille et de disposer à son bon plaisir d’un de ses membres ; en revanche, il n’avait pas le pouvoir de l’interrompre. En dépit de tous les efforts officiels, la conférence du docteur Hendry sur la cécité des couleurs se poursuivit pendant un temps considérable. Elle continuait encore, tandis que le docteur responsable le poussait peu à peu vers la porte, tandis qu’il lui faisait descendre l’escalier et parvenait à l’entraîner sur le seuil de la maison. Mais pendant ce temps, d’autres événements avaient eu lieu, à l’insu de ceux qui assistaient bien involontairement à la conférence commencée dans la chambre du premier étage.

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Le cocher de fiacre, perché sur son cab antique, était d’un caractère patient, heureusement. Il attendait depuis un certain temps devant la maison des Hendry, quand se produisit un fait bien propre à occuper ses loisirs.

Un jeune homme tomba sur le toit du cab, du ciel apparemment, et se rétablit non sans difficulté, au moment où il allait rouler à terre. Quand ce visiteur inattendu montra son visage, le cocher stupéfait reconnut le gentleman avec lequel il avait fait un brin de causette dans la rue. Il contempla longuement le nouveau venu, puis la fenêtre d’en-dessus, et comprit que cet homme n’était pas précisément tombé du ciel, mais seulement de l’appui de la fenêtre. L’incident n’était donc pas un miracle véritable, mais restait cependant une merveille.

Le cocher fut plus surpris encore quand son nouveau compagnon lui sourit d’une manière charmante et dit, comme quelqu’un qui reprend une conversation :

— Comme je vous disais…

Après quelques gesticulations amicales, il s’assit solidement à califourchon sur le toit de la voiture et sortit son portefeuille. Il se pencha en avant, au risque de culbuter, et dit confidentiellement :

— Écoutez, mon vieux, je vous achète votre cab.

Murrel n’ignorait pas entièrement les règlements en vertu desquels se jouait le dernier acte de la tragédie des Couleurs pour Enluminures de Hendry. Il se souvenait d’avoir eu, longtemps auparavant, une discussion avec Julian Archer, qui était très plein de ce sujet. Julian Archer (c’était un des traits de son caractère qui le rendait si parfaitement apte aux fonctions publiques) pouvait s’emballer soudain et avec une bonne foi parfaite, sur n’importe quel sujet, pourvu que ce fût une actualité journalistique. Si le roi d’Albanie — dont la vie privée, hélas ! laisse tant à désirer — était en mauvais termes avec la sixième princesse allemande alliée à sa famille, Julian Archer se transformait immédiatement en paladin prêt à traverser l’Europe en faveur de celle-ci, sans penser un instant aux cinq autres princesses qui n’occupaient pas l’attention publique.

Rien de factice ou de pharisaïque dans cette habitude de cultiver des enthousiasmes successifs. Tour à tour, et sur chaque sujet, la belle et ardente tête d’Archer se tendait d’un côté à l’autre de la table avec la même expression de protestation irrésistible et d’indignation débordante. Et Murrel, assis en face de lui, réfléchissait que c’était là ce qui fait l’homme politique : cette faculté de s’emballer toujours sur des sujets à l’ordre du jour.

— Vous ne pouvez vous y opposer, personne ne le peut ! s’était écrié Archer. Cette loi a simplement pour but d’introduire un peu plus d’humanité dans les asiles.

— Je le sais, avait répondu son ami avec quelque amertume. Elle introduit beaucoup plus d’humanité dans les asiles, en effet ! Mais il y a toujours une grande partie de l’humanité, je vous assure, qui ne se soucie pas d’être introduite dans un asile.

Archer rappela une disposition nouvelle qui s’appliquait tout à fait au cas présent. C’était une discrétion plus grande dans la procédure ; un magistrat spécial devait régler tous ces cas dans une entrevue aussi intime qu’une visite médicale.

— Nous devenons plus civilisés en toutes ces matières. C’est comme les exécutions publiques : autrefois, on pendait un homme devant une foule, maintenant la chose se fait plus décemment.

— Tout de même, grommela Murrel, belle consolation si nos amis et nos parents se mettaient à disparaître sans bruit. Nous avons égaré notre mère, ou nous ne pouvons plus mettre la main sur notre nièce préférée, et nous apprenons que nos pauvres parentes ont été enlevées et pendues avec une délicatesse suprême !

Murrel savait que c’était à une visite de cette sorte qu’on emmenait Hendry, et il écoutait d’un air farouche son monologue médical dans la voiture.

— Hendry est bien un lunatique anglais, se disait-il, il se réfugie dans une manie et une théorie, au lieu d’en faire un grief ou une vendetta. Le Hendry qui avait le secret des couleurs médiévales s’est ruiné, et le voilà presque heureux d’être le Hendry du secret des maladies visuelles.

Chose assez curieuse, le docteur Gambrel, lui aussi, avait une théorie : elle s’appelait la « répulsion spinale ». Il décelait des troubles mentaux chez tous ceux qui, comme Hendry, s’asseyaient sur le bord de leur chaise. Le docteur Gambrel avait cueilli un grand nombre de pauvres diables sur le bord de leurs chaises, symbole adéquat de l’instabilité de leurs vies. Il était tout disposé à expliquer sa théorie devant un tribunal ; mais il n’eut pas l’occasion de la développer dans le cab.

Il y avait quelque chose de macabre à voir le cab se traînant le long des rues abruptes de cette petite ville grise. Le cheval avait un profil anguleux, les incrustations sombres de la voiture faisaient penser à un cercueil. La route devint plus raide, la rue se dressait devant le cheval, et le cheval devant la voiture. Puis ils s’arrêtèrent devant une porte soutenue par deux piliers, entre lesquels on apercevait la mer verte et grise.