Le Retour de Don Quichotte/Chapitre 08

Bloud & Gay (p. 83-97).

CHAPITRE VIII

Les mésaventures du « Singe »

Murrel resta pétrifié sous le porche, devant l’apparition qui se détachait en sombre sur le paysage. Nul chat noir, nul corbeau blanc, nul cheval pie, nul prodige n’aurait pu être un présage aussi insondable au début de son voyage que l’aspect bizarre du Syndicaliste rasé. Pendant ce temps, Braintree le contemplait à son tour avec une hardiesse frisant l’hostilité, en dépit de leur affection mutuelle. Et comme il ne pouvait plus avancer une barbe menaçante, il pointait le menton en avant de manière à le faire paraître aussi long et aussi agressif.

Murrel dit seulement avec cordialité :

— Vous venez à notre aide, j’espère ?

Il avait compris en un clin d’œil tout ce qui était arrivé : les promenades champêtres d’Olive Ashley, son air absorbé et l’aboutissement imprévu de sa curieuse expérience sociale. Le pauvre Braintree avait été saisi au vol, dans la réaction qui suivit sa pénible épreuve d’une nuit d’orgie. Il aurait pu continuer à provoquer Olive et les autres hobereaux, tant qu’il avait le sentiment d’envahir leurs palais à la tête du peuple ; mais depuis la nuit où Murrel en personne avait semé le doute dans l’équilibre démocratique de son ami, celui-ci était devenu un pauvre homme exagérément sensible et concentré, sur lequel les attentions et une sympathie délicate n’étaient pas perdues. Murrel comprit tout cela, excepté peut-être la fin qui restait obscure, mais il n’en laissa rien paraître dans sa voix.

— Oui, dit Braintree imperturbable, Miss Ashley m’a dit qu’il fallait absolument qu’on vienne vous aider. Je suis surpris que vous ne fassiez pas cela vous-même ?

— Pas moi, répliqua Murrel ; j’ai dit au commencement que si on me faisait l’injure de m’appeler « régisseur de la scène », au moins je n’étais pas assez pervers pour être « directeur du personnel ». Depuis, Julian Archer s’est chargé de toute la direction. De plus, en ce qui me concerne, Miss Ashley m’a confié d’autres fonctions.

— Pas possible ? interrogea Braintree. C’est vrai, maintenant que je vous regarde, vous avez l’air d’aller chercher fortune dans les mines d’or ou ailleurs.

Et il considéra avec surprise l’équipement de son ami, qui portait un havresac, une canne d’aspect résolu, et une ceinture de cuir où pendait sans doute un couteau de chasse.

— Oui, dit Murrel, je suis armé jusqu’aux dents ; je suis pris pour le service actif, je vais au front. Après une pause, il ajouta :

— La vérité est que je vais courir les magasins.

— Oh ! fit Braintree stupéfait.

— Faites mes adieux à mes amis, mon vieux, dit Murrel avec une certaine émotion. Si je tombe dans mon premier assaut contre le comptoir des Occasions, dites-leur que ma dernière pensée s’est fixée sur Julian Archer ; déposez une petite pierre à l’endroit où je tomberai, et quand les expositions de printemps reviendront avec tous leurs oiseaux et leurs fleurs, pensez à moi. Adieu ! Bonne chance !

Et, brandissant dans les airs sa canne robuste avec un geste de bénédiction, il s’engagea d’un pas alerte dans le sentier qui traversait le parc, laissant la silhouette sombre sous le porche le suivre des yeux d’un air inquiet.

Les oiseaux du printemps qu’il venait d’évoquer avec tant de pathétique chantaient en effet dans la plantation ensoleillée de petits arbres qu’il traversait. Les touffes de feuillage vert clair elles-mêmes avaient l’air de plumes naissantes. C’était un de ces moments de l’année où il semble qu’il pousse des ailes à l’univers. Les arbres se dressaient sur la pointe des pieds, prêts à prendre leur élan dans le sillage du grand nuage blanc et rose qui volait devant Murrel et le précédait dans les airs comme un chérubin héraut du Ciel.

Des souvenirs enfantins s’éveillèrent dans sa mémoire, et pour un peu, il se fût figuré qu’il était le Prince Charmant, et son grossier bâton une épée. Puis il se rappela que son entreprise ne l’emmènerait pas dans des forêts et des vallées, mais dans un labyrinthe de villes banales et bourgeoises, et son visage laid, intelligent et sympathique se plissa d’un rire ironique.

Par petites étapes, il se dirigea d’abord vers la grande ville industrielle où il avait fait sa fameuse tournée avec John Braintree. Il n’était plus en humeur d’orgie, mais dans l’attitude rigide et commerciale qui s’accorde avec la froide lumière blanche du matin.

— Les affaires sont les affaires, se dit-il sévèrement. Maintenant que je suis un homme d’affaires, je dois envisager toute chose à un point de vue pratique.

Il s’approcha d’abord de la longue file de constructions babyloniennes qui portaient le titre de « Magasins Impériaux », en lettres d’or plus grandes que les fenêtres. Il s’en approcha délibérément. Ils occupaient tout un côté de la grande rue, et une partie de l’autre. Il y avait au dedans une foule qui essayait de sortir, en dehors une foule qui essayait d’entrer, renforcée d’une troisième qui n’essayait ni d’entrer, ni de sortir, mais qui s’arrêtait à regarder les devantures, sans la moindre idée d’aboutir nulle part.

Dans cette lente poussée, Murrel tombait par intervalles sur de grands hommes bienveillants qui lui faisaient signe d’avancer d’un geste majestueux de la main, si bien qu’il éprouvait un désir violent de frapper ces bornes affables d’un furieux coup de sa lourde canne sur la tête, mais un pareil prélude à son aventure risquait d’amener les choses à un dénouement prématuré. Avec une rage contenue, il répétait à chacun de ces personnages policés le nom du rayon qu’il désirait atteindre ; le personnage répétait le nom du rayon et dirigeait du geste Murrel, qui avançait en grinçant des dents. Il semblait admis que, quelque part, dans ces interminables galeries dorées et ces halls souterrains, il existait un rayon consacré aux fournitures pour artistes ; mais nulle indication de la distance ou du temps qu’il faudrait pour y parvenir. De temps à autre, on tombait sur la vaste crevasse, le puits d’un ascenseur, et quelques personnes s’engouffraient dans le sol, et d’autres s’évanouissaient dans le plafond. À la fin Murrel se trouva, comme Énée, prédestiné à descendre dans le monde inférieur.

Là commença un nouvel et interminable pèlerinage, avec la satisfaction supplémentaire de se sentir profondément enfoui sous la rue, comme dans une soute à charbon sans fin.

— Comme c’est commode, se dit joyeusement Douglas, de trouver tout dans un seul magasin, au lieu d’avoir à faire près de soixante-dix mètres en plein air d’une boutique à l’autre !

Le Singe, cependant, n’abordait pas cette aventure sans instruments mieux adaptés aux circonstances qu’un gourdin et un couteau de chasse. À dire vrai, l’expédition n’était pas tellement hors de ses cordes. Souvent il avait fait des courses pour assortir des rubans ou pour dénicher la nuance exacte d’une cravate. Il était de ceux auxquels on confie toujours de petites corvées, et ce n’était pas la première fois qu’il courait pour le compte de Miss Olive Ashley.

Murrel était de ces bons garçons qu’on rencontre s’occupant d’un chien qui n’est pas leur chien ; dont l’appartement est encombré par des malles et des valises que Bill ou Charlie reprendra en passant de Mésopotamie à New-York ; de ceux qu’on laisse habituellement en arrière pour veiller aux bagages et qu’on voit très bien s’occupant du bébé. Cependant, il n’y perdait rien de sa dignité ; même rien de sa liberté. Il ne perdait pas son air aisé de faire les choses parce que cela lui plaisait. Il avait une façon à lui de transformer toutes les corvées en une sorte d’aventure absurde.

Douglas Murrel sortit gravement de son portefeuille un morceau de papier ancien, raide comme du parchemin, noirci par le temps ou la poussière, sur lequel une ligne ténue mais bien tracée dessinait les plumes d’une aile d’oiseau. C’était sans doute une étude pour les ailes d’un ange, car quelques-unes de ces plumes étaient soulignées de touches d’un rouge flamboyant, qui semblait encore étinceler comme des flammes inextinguibles, même sur le croquis fané de cette page poussiéreuse.

Pour savoir à quel point Murrel inspirait confiance, il fallait connaître les sentiments d’Olive Ashley à l’égard de ce vieux bout de papier. Ce croquis inachevé avait été fait il y avait bien longtemps, quand elle était enfant, par un père qui était un homme remarquable à beaucoup d’égards, et spécialement un père remarquable.

C’était à lui qu’elle devait tout ce que ses premières notions du monde avaient de coloré. Toutes ces choses qui constituent la culture, et qui pour beaucoup n’apparaissent qu’à la fin de l’éducation, elle les possédait avant toute éducation. Certaines formes aiguisées, certaines couleurs lumineuses perçues dans son enfance lui servaient à mesurer combien le monde était déchu, et c’était là la raison cachée de son opposition maladroite à toute idée de progrès et de réforme. La seule souvenance de certains rayons onduleux d’argent ou de bandes dégradées de bleu-paon lui faisait battre le cœur, comme à d’autres le souvenir d’un amour perdu.

En même temps que ce précieux fragment, Murrel sortit de son portefeuille un papier plus neuf et plus brillant sur lequel était cette note : « Couleurs pour l’enluminure ancienne, de Hendry ; boutique dans Haymarket il y a quinze ans. Pas Hendry et Watson. — Se vendaient dans de petits pots de verre. — On les trouverait maintenant vraisemblablement plutôt en province qu’à Londres ».

Muni de ces armes, il fut porté contre le comptoir garni de « matériel pour artistes », coincé entre un gros bonhomme rebondi et une dame acharnée, féroce même. Le vieux rebondi était très lent, et la dame était très vive. Entre eux deux, la jeune femme préposée à la vente semblait un peu ahurie. Elle regardait par-dessus son épaule, pendant que ses mains s’agitaient fébrilement dans toutes les directions pour servir les clients, et les paroles irritées qu’elle lançait du coin de la bouche semblaient s’adresser à quelqu’un de tout différent, probablement derrière le comptoir.

— On ne peut tout avoir, murmura Murrel d’un air de résignation. Ce n’est guère le moment propice, les conditions idéales pour m’épancher sur la jeunesse d’Olive, sur ses rêveries au coin du feu, sur le chérubin flamboyant, ni même pour expliquer l’influence de son père sur le développement de son esprit. Mais alors, comment faire concevoir l’importance de tout ceci ? Et pourquoi me donner tant de mal ? Voilà ce que c’est que d’avoir l’esprit ouvert et de sympathiser avec des gens si dissemblables ! Quand je cause avec Olive, je sens que la justesse d’une nuance lui importe tout autant que la vérité ou l’erreur ; et un ton de rouge faux la choque comme une atteinte à l’honneur ou une entorse à la vérité. Mais quand je regarde cette vendeuse, je sens qu’elle a la conscience en repos, le soir, si elle n’a pas vendu six chevalets au lieu de six albums, ou répandu toute l’encre de Chine sur les clients qui lui demandaient de la térébenthine.

Il résolut de réduire sa première explication aux termes les plus simples, et de la développer ensuite s’il survivait. Serrant fortement le morceau de papier dans sa main, il se planta en face de la vendeuse avec un regard de dompteur et dit :

— Avez-vous des couleurs d’Hendry pour l’enluminure ancienne ?

La jeune femme le regarda pendant quelques secondes comme s’il eût parlé russe ou chinois. Elle oublia cette urbanité acquise, mécanique, qui accompagne les échanges rapides et classés et dit simplement :

— Quoi ?

Et sa voix s’éleva aiguë, avec cette intonation geignarde et hargneuse qui fait le fond de l’accent faubourien.

Peut-on raconter sans détails oiseux la manière dont la vendeuse aborda la difficulté ? Comment, tout en affirmant qu’elle avait des couleurs pour l’enluminure, elle offrit des couleurs pour l’aquarelle, en boîte à un shilling. Comment elle dit ensuite qu’elle n’avait point de couleurs spéciales pour l’enluminure, et insinua que « cela ne se faisait pas », et n’existait que dans l’imagination dévergondée du client. Comment elle insista pour lui fournir des pastels, l’assurant que c’était absolument la même chose. Comment, d’un air détaché, elle lui apprit que certaine marque d’encres rouges et vertes était très demandée en ce moment. Comment elle s’informa soudain si c’était pour un enfant, et fit une faible tentative pour l’évacuer sur le rayon de jouets. Comment enfin elle s’abandonna à un agnosticisme amer et affecta une certaine dignité, qui eut le curieux effet de lui donner un rhume de cerveau inattendu et de lui permettre de répondre à toute nouvelle question :

— Connais bas le boin du bonde !

Chez Murrel, une protestation violente s’éleva contre l’absurdité des choses, une indignation qui avait besoin de rire pour ne pas pleurer. Il se pencha par dessus le comptoir d’une manière presque menaçante et dit :

— Où est Hendry ? Qu’avez-vous fait de Hendry ? Pourquoi ces réticences sinistres dès qu’on parle de Hendry ? Pourquoi détournez-vous la conversation sur les pastels ? Pourquoi vous dissimulez-vous derrière une barricade de craies à bon marché et de boîtes à couleurs en fer-blanc ? Pourquoi employez-vous l’encre rouge comme un leurre ? Qu’est-il arrivé à Hendry ? Où l’avez-vous caché ?

Il était sur le point d’ajouter d’une voix basse et sifflante : « Hendry, ou ce qui reste de lui », quand ses bons sentiments reprirent brusquement le dessus. La triste situation de cet automate ahuri remplit de honte l’esprit du brave garçon. Il s’arrêta au milieu d’une phrase, hésita, puis s’engagea dans une autre voie pour atteindre le même but. Plongeant rapidement la main dans sa poche, il en sortit un porte-cartes et demanda avec courtoisie, presque avec humilité, s’il pouvait voir le chef de rayon. Il remit sa carte à la jeune fille, et aussitôt eut un nouveau regret.

Il y avait un côté faible dans ce Murrel aux aspects si variés, un point par lequel on pouvait le déconcerter et le jeter hors de son assiette. Il redoutait tout ce qui lui rappelait brutalement et clairement les privilèges qu’il tenait de son rang social. Non pas qu’il ne fît jamais allusion à son rang. Dans les plus secrètes profondeurs de son âme, il n’en était peut-être même que trop conscient, mais à ses yeux, le seul moyen de le justifier était de l’ignorer. De plus, l’orgueil d’être né dans une famille en vue luttait en lui avec l’aspiration profonde de toutes les âmes viriles vers l’égalité. Le rappel de ces choses l’embarrassait toujours, et il se souvint trop tard que sa carte portait deux mentions compromettantes : un titre et un cercle. Pour comble de malheur, ces mentions agissaient, agissaient comme un charme. La jeune fille en référa à l’être mystérieux derrière son dos ; celui-ci à son tour scruta la carte d’un œil sans doute plus expert dans les vanités du monde, et après pas mal d’embarras encore, Douglas Murrel se trouva introduit dans le bureau de quelqu’un manifestement haut placé, qui répondait au nom de M. Harker.

— Quelle merveilleuse organisation ! dit aimablement Murrel. Je suis sûr que vous pourriez entreprendre n’importe quelle industrie si vous mettiez vos rouages en mouvement !

L’administrateur, quoique fin, plaçait son amour-propre dans ces choses ; et la conversation était à peine engagée qu’il se laissait attribuer une compétence variée et universelle.

— Ce Hendry dont je m’informe, dit Murrel, était réellement un homme très remarquable. Je ne l’ai pas connu personnellement, mais j’ai entendu dire par Miss Ashley qu’il était l’ami de son père et de tout le groupe qui travaillait avec William Morris. C’était un homme qui connaissait son sujet à fond, au point de vue scientifique autant qu’artistique. Il avait débuté comme docteur et chimiste-expert, avant de se donner à cette tâche spéciale de produire les matières colorantes nécessaires pour la reproduction des œuvres du Moyen-Âge. Il tenait un petit magasin dans Haymarket ; mais je crois qu’il y recevait surtout ses amis artistes, tel le père de Miss Ashley. Il a connu la plupart des hommes éminents de son temps, et quelques-uns tout à fait intimement. Croyez-vous qu’un commerçant de cette sorte puisse disparaître sans laisser aucune trace ? Ne seriez-vous pas en état de retrouver quelque part un homme de ce genre et sa marchandise ?

— Oui, dit l’autre lentement, je pense que je le retrouverais quelque part, certainement ; je pense qu’il aurait trouvé une situation dans nos usines, ou dans quelque grosse maison.

— Ah ! dit Murrel ; et il retomba dans un silence lourd de réflexions.

Puis tout à coup :

— Si on en vient là, beaucoup de nos petits propriétaires et gentilshommes campagnards sont assez mal en point de nos jours. Mais je suppose qu’on les retrouverait maîtres d’hôtel ou valets de pied chez quelque duc !

— Oh !… Je pense que ce serait un peu différent, dit l’administrateur gauchement, incertain s’il devait rire ou non. Il se retira dans un arrière-bureau pour compulser des annuaires et des fiches. Il laissa à son visiteur l’impression qu’il consultait la lettre H pour découvrir le nom de Hendry ; mais en réalité il parcourait la lettre M pour trouver le nom de Murrel. Le résultat de cette seconde enquête l’ayant engagé à suivre la première, il se plongea dans un examen plus approfondi de ses livres, il convoqua, questionna les chefs les plus anciens de divers services ; puis, après une forte dose de ce travail inutile, il tomba sur la trace de l’affaire oubliée, et une fois relevée, la suivit avec la ténacité désintéressée d’un détective dans un roman policier. Après un laps de temps considérable il revint vers Murrel, un large sourire sur les lèvres, et se frottant triomphalement les mains :

— Très aimable à vous de nous complimenter sur nos modestes essais d’organisation, M. Murrel. L’organisation a vraiment du bon, vous savez ?

— J’espère que je n’ai pas causé trop de désorganisation, répondit Murrel. Je crains que ma requête ne soit un peu exceptionnelle. Je suppose que bien peu de vos clients viennent commander au rayon des Pré-Raphaëlites défunts. De toute façon, un grand magasin comme le vôtre n’est pas l’endroit où l’on doit entrer en passant pour bavarder, pour raconter qu’un de vos amis était l’ami de William Morris. C’est vraiment gentil à vous de vous donner tant de peine !

— Enchanté, répondit l’aimable fonctionnaire, trop enchanté de vous donner une bonne impression de notre système. Eh bien, je peux vous fournir une petite information à propos de ce Hendry. Il paraît qu’un homme de ce nom a été temporairement employé à ce rayon. Il avait demandé du travail et semblait au courant des affaires, mais le résultat de l’expérience a été très peu satisfaisant : je crois que le pauvre diable avait le cerveau un peu fêlé ; il se plaignait de maux de tête et autres misères. Quoi qu’il en soit, il éclata un jour et envoya le directeur du service au travers d’un grand tableau de chevalet. Je ne trouve cependant aucune trace qu’il ait été mis en prison ou interné dans un asile d’aliénés. Je peux vous dire que nous gardons un dossier assez complet sur le genre de vie de nos employés, leur casier judiciaire, etc., de sorte que j’imagine qu’il a tout simplement pris la fuite. Naturellement il ne travaillera plus pour nous. Cela ne sert à rien d’aider les gens de cette sorte.

— Savez-vous où il habite ? dit Murrel d’un air sombre.

— Non, je crois même que c’est de là que vint le mal, répliqua l’autre. La plupart de nos gens étaient nourris à cette époque. On me dit qu’il mangeait toujours dehors, au Chien tacheté, et cela seul faisait déjà mauvais effet ; nous préférons de beaucoup que nos employés utilisent le restaurant organisé pour eux. Il est probable qu’il s’adonnait à la boisson, et ce genre d’homme ne revient jamais sur l’eau.

— Je me demande, dit Murrel, ce qu’il advint de ses couleurs pour enluminure ?

— Oh ! on a beaucoup amélioré les procédés depuis lors, dit l’autre. Je suis trop heureux de vous être agréable et j’espère que vous ne prendrez pas mon avis pour la carte forcée, mais en fait vous ne pouvez trouver mieux que l’ « Enlumineur Impérial », que nous vendons. Il a remplacé toutes les autres marques et vous devez l’avoir vu un peu partout. Tout le nécessaire condensé sous un petit volume ; bien plus pratique que les anciens procédés.

Il traversa la pièce, et prit sur un pupitre quelques feuillets imprimés et coloriés qu’il tendit à Murrel avec une négligence affectée.

Murrel les regarda et haussa les sourcils avec une douce surprise. Sur le prospectus, il lisait le nom du gros industriel plein d’importance avec lequel Braintree avait discuté dans le salon de Seawood ; mais la vedette du feuillet était une grande photographie de M. Almeric Wister, le critique d’art, dont la signature certifiait que seules ces couleurs pouvaient satisfaire un véritable instinct du beau.

— Je le connais, dit Murrel ; c’est lui qui parle des grands hommes de l’époque Victorienne !

— Nous pouvons vous fournir sur l’heure si vous voulez, ajouta M. Harker.

— Merci, répondit Murrel, je crois que je me contenterai de ces crayons pour enfants que votre aimable vendeuse m’a offerts.

En effet, il retourna au comptoir, l’air grave et contrit, et fit solennellement son emplette.

— Puis-je faire quelque chose d’autre pour vous être agréable ? s’enquit le Directeur.

— Rien, dit Murrel d’une manière exceptionnellement sombre. Je reconnais parfaitement que vous ne pouvez rien faire. Que diable ! Il n’y a peut-être rien à faire !

— Qu’avez-vous donc ? demanda Harker.

— Je commence à avoir des douleurs dans la tête, dit Murrel. Elles sont sans doute héréditaires, elles reviennent par intervalles et ont des résultats effrayants. Je craindrais la répétition de scènes déplorables… Tous ces chevalets plantés là… Merci… Adieu !

Il se rendit — ce n’était pas la première fois — au Chien tacheté. Là, il eut une chance exceptionnelle. Il mit la conversation sur le sujet toujours attrayant des verres cassés, sentant vaguement que si un homme comme Hendry allait souvent dans un cabaret, il avait dû y casser quelque chose. Il fut bien reçu. Son aspect simple et cordial eut tôt fait de créer une atmosphère sympathique où les souvenirs ne demandaient qu’à s’épanouir. La jeune fille du comptoir se rappela le monsieur qui avait cassé un verre ; le patron se le rappela mieux encore, ayant discuté avec lui le paiement de ce verre. À eux deux ils évoquèrent un portrait nébuleux, des cheveux ébouriffés, des vêtements usés et de longues mains toujours en mouvement.

— Le Docteur Hendry, c’est ainsi qu’il s’appelait lui-même, dit le tenancier. Je ne sais vraiment pas pourquoi, si ce n’est parce qu’il y avait de la chimie mêlée à ses couleurs et à ses affaires. Mais il était très fier d’être un vrai Docteur des hôpitaux ; et pourtant, le diable m’emporte si j’aurais aimé à me faire soigner par lui ! Il aurait bien pu vous empoisonner avec ses couleurs, vous savez ?

— Vous voulez sans doute dire par erreur ? demanda Murrel doucement.

— Par erreur, oui, concéda le marchand de vin. Mais vous n’auriez pas plus envie d’être empoisonné par erreur qu’exprès, n’est-ce pas ?

— Non, je vous l’accorde. Mais où a-t-il bien pu transporter toutes ses couleurs et tous ses poisons ?

À ce moment, la servante devint soudain communicative et conciliante, et affirma qu’elle avait entendu le Docteur Hendry nommer une petite ville de bains de mer. Elle avait même quelque notion du nom de la rue. Aussitôt, l’audacieux aventurier se sentit prêt à agir sans délai. Laissant la conversation s’égarer parmi les plaisanteries coutumières, il tourna ses pas vers la route de la côte.

Cependant, auparavant, il fit deux ou trois autres visites, l’une à la banque, l’autre à un ami dans les affaires, et une troisième chez son solicitor ; et chaque fois il sortit avec un air plutôt maussade.