Le Règne de l’esprit malin (Mercure de France)/3

Mercure de France 16 juin 1914, Tome 109, n° 408 (p. 753-774).


CHAPITRE TROISIÈME


1

Pourtant un grand calme était revenu, parce qu’on approchait de Noël. C’est la protection du petit Enfant, peut-être, qui est sur nous et y demeure, depuis le temps que sa mère le tenait dans ses bras, et il souriait à sa mère. Il venait un sourire au ciel. Cette blancheur se déroula jusqu’au fin fond de la vallée et les rigoles s’étaient tues, vides pour un temps de leur eau. Un élargissement se faisait dans les vies. On voit autour de soi l’exemple du silence à quoi on obéit, et c’est en vous alors comme si quelque chose se mettait à attendre : une trêve se fait pendant que Dieu descend.

Il y eut du bonheur dans la maison des Amphion, et comme les cloches sonnaient et le carillon dans le ciel balançait la bonne nouvelle, eux, assis devant le foyer, s’entretenaient de leur bonheur, Joseph et Héloïse Amphion. Décidément, le ventre d’Héloïse grossissait. Il n’y avait rien là d’ailleurs qui pût surprendre, elle en était à son sixième mois. Mais lui n’y pouvait croire encore, depuis le temps qu’il attendait et trois années de mariage, et ils avaient tout essayé, même ils avaient fait le printemps d’avant un pèlerinage à Sainte-Claire, rien de tout ça n’avait servi. Alors, n’est-ce pas ? on est étonné, quand même les signes sont les signes.

Il disait :

— Vilaine Héloïse, quelle boîte à surprise tu es ! Moi qui te maudissais déjà, à cause de ta sécheresse, et, sais-tu, si tu avais continué, je ne t’aurais plus aimée, ça n’aurait plus été possible, mais donne-moi vite un baiser…

Il jeta du bois dans le feu, d’où monta une grande flamme, et contre le mur noir de suie des petites étoiles s’allumaient.

Elle lui avait donné un baiser (deux même, s’il voulait, disait-elle), et dans le silence du ciel, comme quand les enfants sortent de l’école, les notes du carillon se bousculaient pêle-mêle hors du clocher.

Une fois de plus, ils reprenaient leur vie passée, leur inutile vie passée, bien que l’amour l’eût embellie, mais quand une chose vous manque, c’est comme si tout vous manquait. Heureusement que c’était du passé, sans quoi l’amour lui-même n’y eût pas tenu. « C’est vrai, reprenait-il, en la regardant, j’avais beau serrer les poings et me raidir contre moi-même, je sentais bien que j’allais céder. Elle est raide, la pente du mécontentement, et on y roule comme une boule ; mais tu m’as repêché d’en bas, à cause de ton beau gros ventre… Encore vite un gros baiser ! »

C’était bien le dixième et plus. On connaissait le charme des soirées. Les longues bûches de hêtre pas écorcé, mises en croix, vous jettent une lueur au visage, où on se connaît. On ne s’était jamais si bien vu. On remet une bûche. Août, septembre, octobre, novembre, décembre, ça fait cinq mois. Alors, voilà, on continue ; à ces cinq mois, on n’a qu’à en ajouter quatre : janvier, février, mars, avril, on fait presque le tour de l’année : mais ce sera pour quand les oiseaux commenceront à chanter et il y a des petites pointes vertes aux haies, comme si des ongles leur poussaient.

Là était leur bonheur qu’ils vivaient en avant et ainsi ils sortaient d’eux-mêmes. Ce qui rend malheureux, c’est qu’on est enfermé en soi. Au lieu de regarder par la fenêtre, on tourne le dos à la fenêtre, et le jour ne peut plus entrer. Le jour entrait de nouveau.

Et, à présent que le jour entrait, toute sorte de projets leur venaient, — tellement de projets, tellement d’inventions qu’ils en avaient pour des heures et des heures, encore n’arrivaient-ils jamais à bout de tout. Est-ce que ce serait un garçon, par exemple, ou bien une fille ?

Il disait :

— Moi, n’est-ce pas ? bien sûr, j’aimerais mieux que ce soit pour commencer un garçon ; pourtant, si c’était une fille, je m’en contenterais bien.

Elle disait :

— Pour moi, ça sera comme tu voudras ; pourvu que tu sois content, je serai contente ; et puis on pourra toujours recommencer.

Il se mettait à rire ; il disait : « Est-ce vrai ? » Elle hochait la tête. Il disait : « Est-ce vrai ? Héloïse, est-ce vrai ? ». Puis, lui passant le bras autour du corps :

— Eh ? bien, supposons qu’il vienne un garçon, quel nom est-ce qu’on va lui donner ?

— Il faudrait regarder sur le calendrier.

Il alla chercher le calendrier. Il s’agissait maintenant de connaître la date. Ce n’est pas si facile ; n’importe, il faut essayer. Et elle finissait par dire : « Cherche du 15 au 25. »

— Le 25, disait-il, c’est Saint-Paterne. » « Oh ! pas Paterne », disait-elle. « Le 16, c’est Saint-Fructueux. » Elle secouait de nouveau la tête. « Le 17, c’est Saint-Anicat… Le 18, Saint-Parfait… Le 19, la Quasimodo… Le 20, Saint-Gaspard… » Il pensait : « Est-ce que je m’en vais continuer ainsi toute la soirée ? » Mais le 21 venait la Saint-Anselme, et soudain elle l’arrêta :

— Ça, dit-elle, c’est un nom que j’aime… Il1 faut qu’il naisse le 21.

— Je veux bien, dit-il, mais si c’est une fille ?…

Et de nouveau elle fut arrêtée, elle ne savait plus, il cherchait des expédients, il dit : « Il nous faudra regarder sur un autre calendrier, il n’y a pas toujours les mêmes saints. » Ils s’embrassèrent, ils se mirent à rire ; ils recommençaient à discuter, ils riaient de nouveau, et1 à présent ils n’avaient plus besoin de rien se dire, parce qu’elle s’était assise sur ses genoux.

Bonheur du fond du cœur, il n’y a quand même que toi, tout le reste est de remplissage. Les mots qu’on dit, les petits rires, les gestes et les baisers mêmes, tout ça, c’est des choses en l’air ; on regarde bien plus profond. On voit un beau bébé à grand front et à grosses joues. Là est la vraie base où bâtir, le mur du fond, la pierre d’angle. Il a beau être tout petit, c’est sur lui que tout repose, et il faut de la gravité quand on bâtit une maison. Même, tout à coup, Héloïse devint triste ; il lui demanda ce qu’elle avait ; le savait-elle seulement ? Mais une ombre passa sur elle, comme quand, sans qu’on ait vu venir le nuage, il se met à faire gris devant vous sur le chemin.

Heureusement qu’il commençait à se connaître aux petits malaises des femmes, il l’obligea à se coucher. Le lendemain, qui était la veille de Noël, elle allait de nouveau tout à fait bien. Ils assistèrent ensemble à la messe de minuit, après quoi ils eurent leurs parents chez eux et leur offrirent du vin chaud, avec du sucre dedans et deux ou trois bâtons de cannelle, et des clous de girofle, et même du poivre, si on veut.

Noël passa, puis vint le Nouvel-An ; tout continuait d’être calme.


2

Il faut voir comment c’est dans les villages en cette saison. Après les temps qu’on peut sortir et aller librement partout, voilà que les chemins se ferment, et les maisons sont comme des prisons. On montre la montagne vraie. C’est triste, la montagne, en hiver. Il y a bien ce moment de Noël où comme une clarté descend ; sitôt qu’il est passé, on retombe aux ténèbres, on retrouve la chambre étroite (une seule chambre pour tous)et l’air lourd qui provient des fenêtres toujours fermées. Dehors c’est le brouillard ; pour peu qu’il fasse beau, le froid reprend. Et, comme on n’a rien à faire dehors, sauf les quelques-uns qui montent au bois, avec des cordes et des haches, le mieux encore est de rester chez soi, et tâcher de tuer la longueur des journées. Le bétail à soigner, voilà toute l’occupation qu’on a. A part quoi, on trouverait bien des réparations à faire ; un contrevent tient mal, la fourche ou le râteau aurait besoin d’un manche neuf, mais une paresse vous tient. On se dit : « A quoi bon ? » et on est là dans son gilet à manches, en grosse laine brune tricotée, à regarder par la fenêtre, à se chauffer au coin du feu ou à essayer de lire un journal. Pendant ce temps, les enfants crient. Beaucoup ont des mouchoirs noués autour de la tête, parce qu’ils ont mal aux dents. Et les femmes, ayant trop à faire avec tout ce monde autour d’elles, elles s’énervent, elles se fâchent, manœuvrent leurs balais à grands coups trop précipités et le cognent à tous les meubles.

Il semble que la bonne influence s’éloigne, et à mesure qu’elle s’éloigne, la mauvaise humeur reprend le dessus. Il y eut de nouveau des batailles, et le ménage Clinche allait de mal en pis. Vainement la femme faisait-elle toutes les concessions qu’elle pouvait, jusqu’à se montrer presque lâche ; plus elle cherchait à arranger les choses, plus son mari se montrait exigeant. Le pouce de Baptiste, qu’on croyait guéri, se mit à donner, et il se plaignait de douleurs dans le bras, tandis qu’il se formait une boule sous son aisselle. Constant Martin, de la boutique, fit faillite. Lude avait déplacé toutes ses bornes, choisissant pour cela les soirs où le brouillard était le plus épais, et se trouvait ainsi avoir presque doublé la superficie de son bien : il ne s’en sentait pas l’esprit plus en repos.

Mécontentement partout, comme on voit. Pourtant réfléchissons un peu ; considérons le cas de Lude. On ne fait pas un pas, sans qu’on doive en faire deux. Je peux m’augmenter, et en effet je me suis augmenté, mais qu’est-ce que c’est que ces deux ou trois cents perches de terrain que j’ai gagnées, auprès de la fortune que je pourrais avoir ? On n’est jamais tellement riche qu’on ne puisse s’imaginer plus riche encore. Et puis, après la terre, c’est de l’argent qu’on veut, du bel argent liquide en écus et en pièces d’or. De telle sorte qu’à présent quand il rentrait chez lui (attendant pour cela que la nuit fût venue), il ne connaissait plus l’espèce de soulagement qu’il avait éprouvé d’abord, il n’était plus dans cet état heureux du premier jour — travaillé, tourmenté, ravagé, au contraire, et d’autres projets lui venaient, dont il avait peur encore, mais il sentait qu’un jour ou l’autre il serait bien forcé d’y aboutir, quand même, allant jusqu’à des faux, jusqu’à voler, s’il le fallait ; n’importe quoi, mais qu’il fût riche !

C’est ainsi que, le 6 janvier, il était encore monté aux Essaims, qui était son tout dernier pré, un grand pré, mais à l’herbe maigre, parce que situé trop haut, et il s’était montré, cette fois-là, particulièrement généreux pour lui-même, ayant déplacé les bornes de telle façon qu’un bon tiers au moins des deux prés voisins y avait passé. On s’en apercevrait sans doute, même c’était plus que probable, cela lui était bien égal. Pour un peu, il eût souhaité qu’on découvrît tout. A cause de la neige fraîche où demeurait écrite en noir, comme des lettres font des phrases, toute la suite de ses pas, il avait fait un grand détour : et au retour il fit de même. Mais, une fois cette précaution prise, il n’avait plus cherché à se cacher ; il aurait rencontré quelqu’un qu’il n’en eût pas été autrement dérangé. Il y avait en lui un drôle de mélange, et, comme on met dans un tonneau des vins de toutes les espèces, c’était de la fierté, de la honte, un faux aplomb, de la peur, de l’entrain, des accablements ; et à des accès d’une fausse joie succédaient presque des remords. Un affreux désordre, pas autre chose : dans ces moments-là, sait-on ce qu’on fait ? Il avait mis des grandes guêtres, ses yeux brillaient sous son chapeau tiré très bas, et, malgré qu’il fît froid, son long cou sortait nu de sa veste de grosse laine. Et il le tendait-en avant, ce cou, tout en allant dans cette neige, où il enfonçait quelquefois jusqu’à mi-cuisses, mais vivement il retirait son pied et il le portait plus loin. Qu’est-ce qu’il faudrait pour qu’on soit heureux ? Dix francs par jour, serait-ce assez ? Mettons-en tout de suite quinze. Et encore il ne faudrait pas qu’on fût obligé de les gagner : il faudrait que ces quinze francs vinssent tout seuls, à date fixe, comme ce que les riches appellent leurs rentes : c’est de d’argent qui a des égards pour vous et se présente à vous, le chapeau à la main. Alors, je me sentirais un homme. Il ne s’apercevait pas que la nuit venait : d’ailleurs il n’était plus très éloigné du village. Mais tout à coup l’aspect des choses avait changé. L’éclairage gris d’un reste de jour derrière les nuages, un jour qui menait de côté, avait fait place à une lumière verte qui venait on ne savait d’où, vu l’absence de lune et l’absence d’étoiles : elle n’en enveloppait pas moins tout, bizarrement, et on aurait dit que 1a neige était devenue transparente, sur quoi étaient des objets noirs par grands blocs mal délimités. Plus bas venaient les toits du village, on les aurait dit basculés ; ils figuraient assez un tas énorme de cailloux avec, planté dessus, comme un gros bâton, le clocher. Et quoique Lude y vît assez pour se conduire, il ne s’y reconnaissait plus, passant par moment la main sur ses yeux, mais sûrement que c’est dans ma tête que tout se passe et que c’est dans ma tête que tout est basculé. Il se mit à rire, ni ne croyait plus à son rire. Il alla donc, il s’avança encore, et prenant la rue qui était la sienne, il ne tarda pas à voir paraître sa maison. Une lampe était allumée à une des fenêtres d’en bas : c’était la fenêtre de la cuisine. On distinguait aussi la porte, il n’en était qu’à quelques pas. El sa femme, vu l’heure tardive, devait l’attendre : pourtant quelque chose l’empêchait d’entrer. Il s’approcha de la fenêtre et, se collant contre le mur, il avança la tête, un peu. La petite Marie était assise au bout de la table devant un livre et ses lèvres bougeaient. Bien sûr que ce livre devait être un de ses livres d’école et qu’elle apprenait son devoir, épelant avec application chaque mot : puis, arrivée au bout de la phrase, elle fermait les yeux et se la récitait à elle-même, alors elle se redressait. La lampe, pendue au plafond, éclairait doucement son front rond aux cheveux tirés, où, à l’endroit le plus saillant, il y avait une lumière, et dessous venaient ses paupières lisses, un peu bleues, avec des longs cils. Tout était parfaitement calme, parfaitement comme toujours. Le feu brûlait sur le foyer, les assiettes attendaient autour de la soupière. Adèle parut à son tour et, allant jusqu’au tas de bois, elle y prit un fagot qu’elle cassa sur son genou. Soudain elle se retourna, elle semblait un peu inquiète. Et Jean Lude voyait tout cela, pourtant il ne pouvait se décider à entrer.

Il s’était vivement rejeté en arrière de peur que sa femme ne l’aperçût, et il retrouva cette lumière verte, plus sombre seulement de la clarté de la cuisine à laquelle ses yeux s’étaient habitués. Il ne pouvait point rester là, mais où aller ? Et il songea à la remise, où il serait du moins à l’abri des regards. Il y avait, comme il sentait, une décision à prendre, il ne l’avait pas prise encore ; c’était une façon de gagner du temps. Il n’eût qu’à faire le tour de la maison ; une vieille charrue avait été rangée dans un coin. Il s’installa dessus de telle sorte que ses genoux venaient à la hauteur de sa figure, et il posa ses mains la paume en haut sur ses genoux. Alors sa tête descendit toute seule, il la logea où il fallait. Seigneur notre Dieu, faites que nous soyons délivrés, même si nous devons pour cela persévérer dans le mal, car, lorsqu’on est dans un tunnel, qu’on aille en avant, qu’on aille en arrière, peu importe, l’essentiel est qu’on en sorte : et moi mon orgueil fait que je n’aime pas reculer… Il serra les dents, il lui venait des pensées terribles, mais tout plutôt que de rester en place. On vient la nuit dans les maisons, on a eu soin d’ôter ses souliers, il y a une vieille qui dort, on dérange à peine le lit, qui est-ce qui penserait qu’elle n’est pas morte de mort naturelle ? Mais, tout auprès, dans une armoire, sous une pile de draps de lit, le portefeuille est gonflé de billets !… Bon ! c’est ça, il se sentit mieux, il releva la tête, il respirait fortement ; puis il vit qu’il n’y avait ni vieille, ni portefeuille ; il y avait seulement devant lui la nuit entrant en clair par la porte entr’ouverte et la remise où il faisait très froid. Alors il se laissa retomber en avant.

C’est ainsi qu’il ne prit point garde tout de suite à ce bruit de pas qui venait, mais ils étaient assourdis par la neige et il fallut que la porte grinçât pour qu’il se mît à regarder. On vit ce corps se dessiner en noir sur le fond de faible lumière, et il se tordit pour entrer.

— Tiens, dit une voix, je pensais bien te trouver là…

On venait sans hésitation, mais, à l’intérieur, l’ombre était épaisse et ce ne fut qu’au son de cette voix que Lude devina qui ce devait être, tandis qu’il sentait un frisson lui passer dans le dos. Mais n’est-ce pas seulement qu’il fait froid ? et d’ailleurs, celui qui est là, je n’ai rien à craindre de lui. C’est un nommé Criblet, surnommé Serpent, pour la raison qu’il est tout en longueur et souple, et pour sa fausseté aussi ; mais on sait assez qu’il ne compte guère, ayant roulé jusqu’au plus bas par la pente de la boisson. Et Jean Lude :

— Oue veux-tu ?

L’autre :

— Rien.

Ce fut tout.

Il y eut alors un silence, sans doute que l’autre allait s’en aller. Mais la drôle d’idée, quand même, de venir me chercher la nuit, et dans cette remise encore, où personne ne m’a vu entrer. J’ai une question sur la langue ; comment l’empêcher de sortir ? Et finalement, tant pis ! je m’y risque, quand même il pourrait avoir des idées :

— Dis donc, Criblet ?

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Comment savais-tu que j’étais ici ?

— C’est que j’ai des yeux, dit Criblet.

Il riait maintenant, il se mit à dire : « Je suis bien content de ta question, ça me facilite les choses. On pourra s’entendre, je crois… »

Il se tut, il reprit :

— C’est que j’aime à me promener. Et j’ai été me promener. J’ai été regarder les pierres…

— Hein ? dit Lude, et le souffle lui manqua.

Mais l’autre n’eût pas l’air de s’en apercevoir.

— Il y en a de toutes les espèces ; il y en a des grandes, des petites ; il y en a qui sont trop lourdes et il y en a qu’on peut soulever… On les prend comme ça dans ses deux mains, on tire dessus…

— Tais-toi ! cria Lude.

L’autre dit : « Tu vois. »

Et il se mit alors tout doucement à rire : « Je pensais bien qu’on s’entendrait. » C’était simple et réglé comme du papier à musique. On n’a pas à avoir peur, quand on dit la vérité. On dit : « Les pierres sont légères », et ensuite on dit ce qu’on veut, ainsi que Serpent fit, parce qu’il disait maintenant :

— Combien d’argent as-tu chez toi ?

Et Lude ne se défendit point, il ne songea même point à mentir, il dit : « Je dois avoir une centaine de francs. » Et Criblet : « Va les chercher. »

Les derniers seront les premiers, dit l’Écriture. Il sentait qu’il n’était plus ferme sur ses jambes, et Adèle voulut parler, mais il lui défendit de parler. Il passa dans la chambre, elle voulut entrer, mais il lui défendit d’entrer. Il revint, elle le regardait, il lui dit : « Je te défends de me suivre », et, ayant pris la clef, qui pendait à un clou, il ferma la porte à clef derrière lui.

Il revint à la remise, il se sentait toujours très faible. Criblet bougea dans l’ombre devant lui et toussotait comme quand on commence un rhume : est-ce qu’il veut rire, cet homme-là ? Lude avait sorti l’argent de sa poche. Il dit à Criblet :

— Voilà, c’est cent francs.

— Ça va bien, dit Criblet, et Criblet les lui prit (on ne distinguait toujours rien, il n’y avait toujours rien que la voix), mais les mains de Lude étaient vides. Et Lude regardait, et ne distinguait toujours rien.

Tout à coup on vit ce long corps se dresser de nouveau dans l’ouverture de la porte : Criblet s’arrêta, il fit demi-tour.

— Merci bien quand même !

Et il toussota encore une fois, puis il dit : « Quand on n’aura plus rien, on reviendra. »

Il était loin, le bruit des pas se tut : quant à moi, est-ce que je rêve ? Est-ce que vraiment il y a eu là un homme ou bien si c’est seulement un effet de mon imagination qui travaille et que j’ai la tête malade, comme je l’ai, je sens bien ? Pourtant, ce mot, je l’ai entendu : « On reviendra. » Mon Dieu ! c’est vrai, il me tient ; il a eu connaissance de mon secret, il peut faire de moi ce qu’il veut ; il peut faire de moi tout ce qu’il veut, parce qu’il connaît mon secret. Et Lude s’affaissa comme si on lui eût coupé les jambes. Mais aussitôt il se remit debout. Il sentit ce feu s’allumer en lui et que son sang se mettait à bouillir, parce que c’était trop injuste, et il pensait aussi ; à ses cent francs ; pourquoi ne pas tâcher de les ravoir ? Rien de plus facile : il n’avait qu’à courir après Criblet. Il sortit, il était poussé par la colère, il ne s’était jamais senti si décidé. Il se trouva que Criblet ne s’était pas encore beaucoup éloigné. Et, tournant la tête à droite et à gauche, Jean l’eut tout de suite aperçu qui s’en allait dans le haut de la rue, du côté ouvert sur les champs.

Il n’eût qu’à le suivre, il marchait derrière. « Ah ! je le tiens, pensait-il. Quelle chance quand même qu’il ait pris de ce côté-là ! » En effet, il n’y avait personne, et on y voyait très suffisamment, à cause de celle lumière verte, dans quoi l’autre allait et Lude le suivait. Il regardait ce cou sous le chapeau, c’est là qu’il lui fallait viser et y atteindre du premier coup, faisant un bond comme le chat, et il viendrait depuis derrière. Il avait raison tout à l’heure : pas moyen de rester ainsi dans le tunnel ; mais il avait fait un progrès, il lui semblait voir la lumière. A mesure qu’on s’avance dans le mal, le mal nous quitte, on l’use, on se débarrasse de lui. Et il s’était encore singulièrement rapproché, sans que l’autre parût s’être douté de rien.

Il put choisir le bon, moment. Il n’était plus qu’à quelques pas de Criblet quand il s’élança, et, tendant les mains, le prit par le cou. Tel fut le choc que l’autre tomba en avant, et Lude tomba avec lui, mais ses mains ne s’étaient pas desserrées.

Comment donc se fit-il qu’un instant après il était dessous, et Criblet sur lui, malgré son adresse, malgré que tout eût été si bien préparé ? Lude ne s’en trouvait pas moins étendu sur le dos, les mains de Criblet autour de son cou, le genou de Criblet sur sa poitrine. Ils avaient tous deux roulé dans la neige, où ils avaient creusé un grand trou, en tombant, mais lui y disparaissait tout entier, tandis qu’en sortait la tête de l’autre. Et la lumière verte était revenue, dans quoi Criblet souriait avec un côté de la bouche :


— Tu n’es plus rien, mon pauvre Lude !

Il se secoua comme un chien qui sort de l’eau et des morceaux de neige tombaient de dedans ses oreilles.

— Ce que c’est tout de même que de m’être plus soutenu !

Puis, haussant tout à coup la voix :

— Eh ! vous autres, criait-il, venez voir, si ça vous amuse ! (Et un écho dans le village lui renvoyait chacune de ses paroles.) Venez voir où ça mène de trop aimer le bien d’autrui… Ah ! la la, venez voir la lutte à deux, et le colosse ! il a été retourné comme rien !….

Et il allait continuer, quand Lude soudain se releva, et, sans que l’autre eût tenté de le retenir, s’enfuyait maintenant par les prés non foulés et la profonde neige.


3

Le lendemain matin, il faisait du soleil. Sûrement que les nuages pendant la nuit s’étaient défaits de devant la lune. Ils passent rapidement dessus, laquelle est là qui les élime comme la pierre fait d’un filet ; et, quand enfin le jour se lève, on la voit, toute pâle et ronde, être seule dans le ciel bleu. Il fit froid brusquement ; la neige devint craquante.

Ce matin-là, Joseph s’était levé de très bonne heure, parce qu’il devait aller travailler au bois ; Héloïse s’était levée en même temps que lui. J1 faisait nuit encore, et, bien qu’elle eût mis une grosse camisole de laine, des frissons, tout le temps, lui couraient dans le dos.

Il disait :

— Héloïse, ça me fait de la peine de te voir te donner tant de mal dans l’état où tu es. Tu aurais dû rester au lit. Mais elle, jalouse de lui :

— Il ne manquerait plus que ça ! N’est-ce pas mon devoir, quand mon mari travaille, de travailler aussi ?

C’était une bonne douce petite femme. Ils continuaient de bien s’aimer.

Donc, quoi qu’il eût pu faire, elle avait allumé le feu, mis de l’eau dans le coquemar, moulu le café, préparé les tasses : Lui pendant ce temps rangeait dans un sac ses provisions de midi. Finalement ils se trouvèrent assis en face l’un de l’autre, avec entre eux la grande cafetière de métal, où se faisait entendre le petit bruit des gouttes, qui tombaient encore, à travers le filtre, dans le récipient.

Une lampe était allumée ; il regardait sa femme, elle avait les joues toutes marbrées de bleu.

Il se leva. Il dit :

— Écoute, promets-moi que tu te recoucheras sitôt que je serai parti.

Elle le promit, il s’en alla tranquille. Un groupe d’hommes l’attendait sous la croix, qu’il rejoignit, et ils se mirent en route ensemble dans l’espèce de brume grise que l’aube étendait autour d’eux, tandis que plus haut dans le ciel venait une couleur dorée.

Longtemps, de derrière les carreaux, elle suivit la petite troupe des yeux, puis elle pensa à aller se remettre au lit, comme elle avait promis de faire ; mais est-ce qu’on se recouche quand le soleil se lève ? et mon ouvrage, qui le fera ? et puis, se disait-elle, Joseph ne saura rien.

Elle n’arrêta donc point de travailler jusqu’à dix heures ; elle se sentait très gaie et pleine d’entrain, maintenant. On chante toutes les chansons qu’on sait. L’enfant lui tenait compagnie. Quelquefois il lui donnait un coup de poing, alors elle se redressait et d’abord faisait la grimace, mais tout de suite après un sourire venait. Qu’il bouge, qu’il se tourne, qu’il vous froisse en dedans, c’est tant mieux, après tout, puisque c’est signe qu’il est là. Plus on souffre à cause de lui, plus on l’aime. Elle considérait son ventre en se demandant : « Pauvre petit, est-ce qu’il a la place ? Il n’a point d’air, il ne voit rien, il n’entend rien, il ne mange rien : comment est-ce qu’il peut y tenir ? C’est bien naturel qu’il se venge. » Et une grande pitié lui venait en même temps qu’un grand bonheur, parce qu’il n’y avait plus qu’à prendre patience et quelqu’un se chargerait de tout. « Donne-moi trente coups de poing si tu veux, ce n’est pas moi qui me plaindrai ! » Et, dans un mouvement qu’elle ne pouvait contenir, elle faisait le geste de le serrer contre elle, le petit qui devait venir, comme s’il eût été déjà là.

On voit pourquoi elle aimait à être seule ; c’est qu’elle ne l’était jamais. Les voisines trouvaient qu’elle devenait fière. Mais moi qui ai la seule compagnie que j’aime, comment est-ce que j’irais perdre mon temps comme autrefois à bavarder au seuil des portes et écouter des balivernes ? Les journées sont toujours trop courtes maintenant.

C’est ainsi que quand dix heures sonnèrent, à peine si elle y put croire et pensa d’abord qu’elle se trompait. Pourtant le ménage était en ordre. Elle ôta son tablier, qu’elle pendit à un clou, puis elle alla vite faire sa toilette, parce qu’elle avait à sortir.

Le feu continuait de brûler sur le foyer ; on laissait la porte de la chambre ouverte ; de cette façon, toute la maison se chauffait, qui ne comptait d’ailleurs que ces deux pièces. Il faisait bon ; elle aurait bien voulu rester chez elle. Mais elle n’avait plus ni farine, ni sel.

Et, s’étant enveloppée dans un châle, ayant noué autour de sa tête un fichu de laine noire à bord brun, elle partit pour la boutique, l’autre, pas celle de Martin, parce qu’il avait fait faillite, comme on a vu. Il s’était mis à faire un grand soleil, où on voyait le chemin recouvert de neige gelée luire comme un chaudron bosselé ; partout bougeaient sur les barrières des petites flammes pointues, et les toits avaient une pente bleue, l’autre comme de l’argent. Le ciel était obscur parmi cet étincellement. Des gamins se battaient à coups de boules de neige, d’autres faisaient des glissades.

Elle vit qu’il y avait beaucoup de monde autour de la fontaine, et cela l’ennuya un peu, parce qu’on allait l’arrêter, mais elle s’était déjà trop avancée pour pouvoir rebrousser chemin. Elle continua donc, allant à petits pas, précautionneusement ; dès qu’elles l’aperçurent, les femmes qui étaient là coururent à sa rencontre. Et elles lui racontèrent que Lude s’était sauvé.

Là était la grande nouvelle qui tout le matin avait couru le village, d’où la raison de tout ce monde, et les femmes à présent entouraient Héloïse : pensez donc, il a disparu, sa femme le cherche partout ; et voilà que, par-dessus le marché, Criblet vient de nous expliquer pourquoi il a pris la fuite ; il paraît qu’il allait déplacer ses bornes la nuit. Criblet l’a vu, alors il a eu peur. Et Criblet prétend qu’il est possédé. Il paraît qu’il sentait le soufre !

Ainsi allaient et venaient les paroles ; — ce fut la journée des événements.

Mais, elle, parmi tout ce bruit, gardait son air de tous les jours. Notre raison de vivre est ailleurs. Elle ne voulait pas se laisser distraire. Il y a une espèce d’égoïsme qui vous vient dans le bonheur comme dans le malheur ; et elle allait toujours, répondant d’un simple mouvement de tête aux longues phrases qui lui tombaient dessus.

Ainsi elle se trouva bientôt avoir dépassé la fontaine, et la boutique n’est pas loin. Bien entendu, elle était vide. Et Brouque le marchand, avec sa grande barbe noire (un homme, lui, qui parlait peu et, même ce jour-là, il n’ouvrit pas la bouche) eut vite fait de lui peser son sel. Ensuite il y eut la farine. Cela fit deux paquets de deux livres chacun qu’elle serra dans son panier ; puis donna septante centimes, puis sortit, et il faisait beau.

On discutait toujours autour de là fontaine ; elle se dit : « Si je repasse par là, on va m’ennuyer de nouveau », et elle s’en revint par la rue de derrière.

Là, tout était beaucoup plus calme ; on n’apercevait guère que les passants habituels. Il y avait d’abord quelques fenils, puis deux octrois, maisons d’habitation, puis la boutique de Branchu ; à cet endroit, la rue faisait un coude. Elle aussi, elle était couverte d’une épaisse couche de neige gelée. Il fallait, là aussi, qu’Héloïse fît attention. Et une de ses amies, nommée Julie, l’ayant vue qui venait, à travers les carreaux, n’eût pas besoin de se presser pour la rejoindre. Elles causèrent un instant.

— C’est quand même incroyable ! disait Julie, un homme à qui, jusqu’à présent, personne n’avait jamais rien eu à reprocher ! Un gentil garçon comme lui ! Qui était heureux, qui aimait sa femme ! A quoi est-ce qu’il a pensé ? Même que ce n’était pas très intelligent, cette idée ; il devait bien comprendre qu’un jour ou l’autre on saurait tout !

Héloïse disait : « oui… oui… » ; elles se quittèrent. Mais en lieu de rentrer chez elle, Julie resta sur le chemin, de telle sorte qu’elle assista à tout.

« J’étais restée là, disait-elle, parce que ça m’amusait de la voir marcher comme ça, et puis aussi j’étais un peu fâchée. C’est cet air distrait qu’elle avait. Je pensais : « Comme elle est changée tout de même ! » N’est-ce pas ? on s’était connues toutes petites, bien qu’on se fût un peu perdues de vue depuis son mariage. Donc j’étais là, je me disais ; « Je ne l’aurais pas reconnue. Quelle belle courge elle a sous sa jupe ! l’attache du tablier ne tient plus. » Et il gelait fort, n’est-ce pas ? C’est pourquoi elle allait ainsi, levant un peu le bras ; pour garder l’équilibre. Il y en a qui mettent des pions de bas sur leurs souliers. Elle allait cependant, il s’est bien passé cinq minutes. Et c’est juste au moment qu’elle arrivait devant chez Branchu, je me rappelle tout, elle a tourné un peu la tête pour regarder dans la boutique ; C’est, juste à ce moment, je dis ; elle s’est arrêtée. Elle s’est redressée comme si elle allait tomber sur le dos, et elle a jeté un grand cri. Voyez-vous, c’est un de ces cris qu’on n’oublie pas ; ils ne vous sortent plus du tuyau de l’oreille. On aurait cru entendre une bête de nuit. Ça est monté tout droit, et puis ; ça s » ’est traîné, ça est devenu rauque ; en même temps je l’ai vue se baisser, et elle se tenait le ventre des deux mains. Je me suis mise à courir, et d’autres gens aussi couraient ; on l’a trouvée qui se roulait par terre… »


4

Ils l’avaient mise sur un brancard et apportée. Deux devant, deux derrière, un drap jeté sur elle, pesamment ils étaient venus. On l’avait couchée sur son lit. On avait vite été chercher la sage-femme et le curé : ils étaient arrivés trop tard. Le petit n’était plus en vie : c’était un beau garçon pourtant.

Ils le regardaient et ils s’étonnaient de le voir déjà si gros, si formé ; ils disaient : « Quel dommage ! un mois ou deux de plus, et on aurait pu le sauver. » Mais est-ce que vraiment on aurait pu le sauver ? il n’était point sorti vivant du ventre de sa mère.

Heureusement qu’elle n’en savait rien, et n’avait eu conscience de rien, depuis qu’elle était tombée. D’abord elle avait perdu connaissance, puis le délire était venu. Les soins des femmes penchées sur elle, les tisanes, les linges, les compresses chaudes, rien de tout cela ne la touchait plus. Elle était dans une autre vie, parce qu’il y a parfois une protection sur nous, et il nous est dit : « Allez ailleurs voir si vous serez mieux. » Elle était allée ailleurs : elle riait, elle était gaie. Elle voyait des choses que personne d’autre qu’elle ne voyait. Par moment elle se mettait à parler, on ne comprenait pas bien ce qu’elle disait. Mais quelques mots, par ci, par là, dépassaient le brouillard du reste, comme on voit certains grands arbres élever leur cime au-dessus des bois : « Tu aimerais mieux le soleil peut-être ? » avait-elle dit tout à coup ; puis il y avait eu : « Promenade » ; puis il y avait eu : « Joseph, tu ne t’es pas rasé ! » et on pensait : « Elle croit être à la promenade, un dimanche, avec son mari, par un temps couvert… » C’était un bonheur pour elle, quand même. Car, pour peu qu’elle se fût avisée d’ouvrir les yeux, est-ce qu’on aurait eu le temps d’emporter l’enfant qui était sur la table ? d’ailleurs elle n’avait qu’à toucher la place, elle verrait bien qu’il n’y était plus. Et en toutes celles qui se tenaient là, bien qu’elles ne l’exprimassent point, une même pensée était venue : « Comme c’est triste quand même ! Quand il n’y a plus qu’une seule branche, celle où est l’espoir, où tout pend, et voilà que la branche casse. Elle a tout assis sur la même chaise et tout a été renversé. Où est-ce qu’elle ira désormais, parce qu’il faut qu’il y ait quelque chose devant nous pour nous montrer notre chemin, sans quoi on piétine sur place… » Ainsi soupiraient-elles, s’affairant. Elles ne parlaient point. On avait envoyé quelqu’un au bois, prévenir Joseph.

Cependant hors de la maison, sur le chemin, dans le village, les discussions allaient leur train, s’étant de plus en plus accrues et échauffées, de même que quand on jette des branches dans un feu ; à l’histoire de Lude venait de s’ajouter cette autre, quand s’arrêterait-on, mon Dieu ?

— Impossible, disait-on, impossible !

— Allez seulement voir.

— Impossible, je vous dis, moi qui suis là et j’ai des yeux…

— Moi, je vous dis, j’ai des oreilles. On l’a entendue dans tout le village.

— Comment est-ce que ça s’est fait ?

— On n’en sait rien.

— C’était pourtant une femme robuste !

— Bien sûr.

— Et elle n’était pas malade.

— Elle ne s’était jamais mieux portée.

— Peut-être que son panier était trop lourd ?… Ou bien elle s’est fatiguée ?

On hochait la tête, ce n’était pas ça.

Le boulanger Tronchet, tout petit et tout rond, roula hors de chez lui comme une boule blanche ; le mitron continuait de pétrir. L’aiguille bleue marqua midi. On sonna la grosse cloche. Etienne, fils d’Etienne, petit-fils d’un troisième Etienne, était en ce temps-là sonneur ; les deux autres Etienne avaient été sonneurs. Petit-fils et fils de sonneur, on a les cloches dans le ventre. Il sonna parfaitement bien. Il y avait une femme qui coupait dans un saladier des betteraves conservées et elle avait les mains en sang. Elle cria quelque chose par la fenêtre à une voisine, laquelle lui cria des choses à son tour. Plus loin, sur un perron, au bas duquel était arrêté un mulet, cet homme qu’on voyait de dos avait une veste de laine. Et un grand malaise venait. Est-ce qu’on n’a pas remarqué quel vilain nuage est monté au ciel, il doit bien y avoir deux heures et il marche avec le soleil ?

Longtemps on met ainsi des chiffres sous des chiffres, finalement on arrive au total. Et, reprenant toutes ces choses, ils commençaient à être effrayés, chacun faisant le calcul à part soi. Musy pendu, le pouce de Baptiste, les enfants atteints par le croup, les femmes tombant du haut mal, les bêtes qui avaient crevé, les garçons qui s’étaient battus, Lude, à présent, cette Héloïse, sans compter tout ce qu’on ne savait pas : ça n’était quand même pas naturel !

On cherche à faire voir un progrès qui se fait. Sentez-vous, quand vous respirez, parmi le goût frais de cet air, une fine odeur de vanille, c’est l’odeur de la fumée du bois de mélèze. Il y a ce bois rouge dont on fait les crayons, il abonde dans le pays. Et son principe résineux, en même temps que ce parfum, répand partout une apparence bleue, où les toits peu à peu s’embrouillent, tandis qu’on voit bouger en haut des cheminées comme autant de petits drapeaux…

Joseph cependant était descendu. Tout de suite il voulut le voir. On n’osait pas le lui montrer. Mais il se fâcha tellement qu’on dut bien céder, pour finir.

Il avait gardé son chapeau sur la tête, il sentait encore la forêt. Il ramenait l’odeur d’en haut, une odeur de mousse et d’écorce ; et le froid d’en haut restait pris dans les plis de ses vêtements. Il s’approcha du lieu où on avait posé l’enfant, qui était couvert d’une toile. On tira de côté cette toile, il ne dit rien.

Il gardait la tête baissée. Au bout d’un moment, il commença :

— Est-ce que le curé est arrivé à temps ?

— Non, il n’est pas arrivé à temps.

— Alors il est perdu pour le ciel.

Il parlait d’une voix sourde, il répéta : « Pas même ça !… pas même ça !… » « Mon Dieu ! dit-il, pauvre petit ! » « Pauvre petit, reprenait-il, quel mal est-ce qu’il a fait, quand même, pour qu’il soit tellement puni ? Ou bien est-ce nous qui avons péché ?… »

Mais il avait beau chercher, il ne trouvait rien ; et on voyait son dos s’affaisser peu à peu, comme dans un talus, quand survient le dégel, la terre qui s’éboule.

Il n’avait point encore demandé des nouvelles de sa femme ; tout à coup il dit : « Et, elle, où est-ce qu’elle est ? »

On le mena dans la chambre : là fut la seconde station. Seulement, cette fois, on n’eût pas besoin de la lui montrer : il n’avait pas franchi la porte qu’elle se mit à rire, et quel rire ! mais on le prévint. On lui dit : « Elle a la fièvre, tu comprends ? »

S’il comprit, on ne le sut pas, il se tenait debout devant le lit. Elle ne le regarda point. Où elle regardait, c’était en dehors de ce monde. Le reflet de la fièvre faisait comme un trait blanc dessus le globe de son œil. Il y avait déjà un assez long moment qu’elle ne bougeait plus, et ses bras étaient allongés, de chaque côté de son corps comme s’ils n’étaient plus à elle. Elle ne parlait plus du tout. Mais brusquement ce rire était venu et il faisait d’autant plus peur qu’on n’en devinait pas la cause. Lui, cependant, se tenait là. Qu’allait-il faire ? se demandait-on. Est-ce qu’il n’allait pas éclater en sanglots, ou bien se jeter sur elle pour tâcher delà faire taire ? Allait-il lui prendre la main ? il ne fit rien de tout cela. Il était venu, il la considéra, puis il dit : « Ce n’est plus elle. On me l’a changée. » Et il se détourna, comme d’une étrangère, secouant lentement la tête, tandis qu’il recommençait : « Qui est-ce qui me l’a changée ? »

Puis, avec colère, encore une fois : « Qui est-ce qui me l’a changée ? » cependant qu’il frappait du pied et ses mâchoires se serraient. On l’avait pris par les épaules : « Joseph ! disait-on, Calme-toi ! » Mais continuellement ramené à une pensée toujours la même, comme dans un remous tout tend au point central, vainement lui rappelait-on que c’était chez ; elle l’effet du délire :

— Non, recommençait-il, on me l’a changée !

Il était revenu ; avec les autres ; dans la cuisine, on approcha un banc, il s’y laissa tomber. Il pendait là dans ses habits qui semblaient devenus trop larges. On lut parlait, il ne semblait pas entendre ; on l’appelait, il ne répondait pas. Le gros Hugues Communier s’approcha de lui, et, lui posant la main sur l’épaule :

— Voyons, Joseph, tu n’es pas un homme. Ta femme pourrait avoir besoin de toi.

Il leva vers lui deux yeux vides et sa bouche resta fermée, tandis que simplement il haussait les épaules, comme pour répondre : « Qu’est-ce que j’y peux ? Moi non plus, je ne suis plus rien. »

Le retour n’en fut que plus brusque. Soudain on le vit qui se redressait.

— Écoute, Communier…

Puis avec un effort :

— J’aimerais bien savoir comment la chose s’est passée…

Et Communier fut tout content de voir Joseph reprendre1 goût aux choses :

— Tant que tu voudras, c’est à ton service…

Il se mit à tout raconter.

Il montra comme quoi Héloïse était sortie de chez elle vers les dix heures, qu’elle avait une commission à faire à la boutique, qu’elle s’était arrêtée à causer près de la fontaine, enfin tout ce qu’on a vu ; il continua :

— Pour rentrer elle a pris par la rue de derrière…

À cet endroit, Joseph leva la tête.

— Elle a causé de nouveau avec Julie. C’est tout de suite après que ça s’est passé… Julie a assisté à tout…

Joseph l’interrompit :

— Est-ce qu’elle pourrait montrer la place ?…

— Bien sûr, puisqu’elle a tout vu.

— Et où est-ce que c’était ?

— Juste devant chez le nouveau cordonnier.

Il s’était mis debout ; il dit : « Je savais bien » ; il n’avait plus rien de commun avec le Joseph d’un moment avant. Quelque chose s’était tendu subitement dans sa figure, où les traits reprenaient leur place et les plis s’étaient effacés. Une rougeur lui vint ; ses yeux se mirent à luire :

— Je pensais bien, répéta-t-il.

Et, tendant la main devant lui, d’une voix forte :

— Nous sommes punis de ne pas l’avoir écouté plus tôt. Lui seul a vu la vérité, quand même on se moquait de lui. Et maintenant, pour notre malheur, il est mort…

Et comme on lui demandait : « Qui entends-tu par là ? » il dit : « Luc, bien sûr ! »

Et il reprit :

— Il n’est plus là, mais je prends sa place. Venez-vous ?

Il sortait déjà.

On n’avait pas bien compris tout de suite ; mais peu à peu on se rappela ce que Luc avait dit, quand il prophétisait, rapport au nouveau cordonnier ; qui sait s’il n’avait pas vu juste ? Ainsi va le progrès que c’est en un point, tout d’abord, que telle ou telle idée prend forme, et ailleurs elle n’est encore qu’à l’état de pressentiment, mais l’exemple est contagieux ; déjà ils étaient six à la partager, cette idée ; c’étaient les six qui se trouvaient avec Joseph. Il y avait le grand Communier, Meyru, Brandon, Tonnerre, et les deux frères Jan ; ils dirent à Joseph :

— C’est ça, on va avec toi !

— On sera calmes pour commencerait Joseph, on lui demandera une explication… Mais pour peu qu’il ne réponde pas comme on l’entend, pour peu seulement qu’il hésite…

Il n’allait pas plus loin, mais il levait le poing et on sentait en lui une résolution terrible…

C’est de cette façon que les sept hommes se mirent en route pendant que les femmes continuaient de s’empresser autour de la malade. Ils n’eurent pas un long chemin à faire, c’est une centaine de mètres au plus. Ils allaient entre les petites barrières penchées des jardins, ils furent bientôt au tournant : la belle enseigne bleue et jaune et ses deux peintures se voyaient de loin.

Joseph s’avança le premier, Brancha était chez lui. Joseph heurta à la vitre, Brancha leva la tète. Et les gens qui accompagnaient Joseph avaient un peu peur qu’il ne cédât trop vite à la colère et ne se laissât aller dès les premiers mots aux injures, peut-être aux coups ; là encore leur étonnement fut grand. Car Branchu avait tout de suite ouvert la fenêtre, demandant à Joseph ce qu’il désirait ; Joseph ne sut pas que répondre.

Sa langue était embarrassée, ce qu’il se mit à dire n’avait guère de sens.

Mais c’est que tout était si calme, si en ordre dans la boutique ! Il y a là un homme qui est en train de cirer son ligneul ; il tourne vers vous une figure claire et les yeux de quelqu’un qui ne songe qu’à son travail. On heurte à sa fenêtre, il pose son marteau, range son cuir sur une chaise : est-ce comme cela que se conduisent ceux qui ont quelque chose à se reprocher ?…

— Soyez assez bon pour entrer, disait Branchu à Joseph.

Et puis, apercevant Communier et les autres :

~ Et ces messieurs aussi, s’ils veulent me faire ce plaisir…

Peut-être qu’il croyait qu’il s’agissait d’une commande. Et que lui répondre, en effet ? La raison venait qui disait : « Il n’est pas suffisant pour accuser quelqu’un que ce quelqu’un ait le nez de travers… Ce n’est pas une raison, non plus, parce qu’une femme est tombée devant chez lui pour que ce soit lui qui l’ait fait tomber… » Et quand l’invitation de Branchu fut venue, Joseph fut pris au dépourvu.

Il ne répondit rien, se contentant de secouer la tête ; et il s’en retourna, les autres avec lui. Il eut l’air de quelqu’un qui s’est trompé d’adresse. Ils revinrent par la ruelle. Il y eut de nouveau les petites barrières des jardins. Et pendant qu’ils s’éloignaient ainsi, Branchu se tenait penché à sa fenêtre, l’air lui aussi de ne pas bien comprendre, l’air de se dire, lui aussi, que sans doute on s’était trompé.

Quatre heures venaient, dans du rose. Le gros nuage pourtant n’avait pas quitté le soleil. A mesure que le soleil s’avançait, il s’avançait pareillement et était dessus comme une paupière. Mais ses rayons, qui dépassaient, avaient été frapper plus bas une brume amassée en haut de la montagne, et de là venait un reflet d’un violet doux sur toutes choses. Le grand clocher de pierre avec sa croix trempait dedans.

On voyait derrière une pente noire, dont le bout pointu, dressé dans le vide, surmontait de très haut le pays d’alentour ; son sommet aussi, on apercevait une croix : c’est un vrai Calvaire. Par les petits chemins qui y montent en serpentant, on imaginerait très bien la foule des soldats aux cuirasses brillantes, les curieux et les Saintes Femmes. Et là-haut il y aurait les trois gibets, dont on n’apercevrait qu’un seul. Il y aurait ces bras qui attendent. Mais il ne semble pas que le Christ soit parmi nous, quoi que Lhote puisse dire.


5

Cœurs abandonnés que nous sommes, il n’y, a pas de Présence pour nous.

Il y a seulement cette rumeur dans le village ; il y a seulement que dans la maison de Joseph une lampe s’est allumée ; il y a seulement qu’Héloïse a toujours la fièvre et rit toujours, n’étant plus elle ; il y a seulement aussi que maintenant Joseph est seul dans la cuisine, et de nouveau a cédé sous le poids.

Il entend ce rire qui vient, et les femmes disent des choses ; on n’a pas pensé à entretenir le feu, le feu s’éteint.

Il a encore tenu bon pendant un moment, puis un picotement s’est fait sentir au coin de ses paupières, il a poussé deux grands soupirs.

Et les larmes enfin sont venues, tandis qu’il se tient immobile là, — silencieuses larmes d’homme, qu’il ne pense même pas à essuyer, en sorte qu’elles lui coulent tout le long du visage, tombant une à une de son menton.