Le Règne de l’esprit malin (Mercure de France)/4

Mercure de France 16 juin 1914, Tome 109, n° 408 (p. 774-795).


CHAPITRE QUATRIÈME


1

Le président, qui était un homme plein de prudence et soucieux de l’opinion, ne se hasarda pas à cette démarche avant d’y être forcé. Il attendit donc encore quelques jours. Mais au lieu qu’elles s’arrangeassent, comme il continuait d’espérer que ce serait le cas, les choses se gâtèrent encore : le 7 de janvier le plus beau des chalets de la commune fut emporté par une avalanche, le 10 tout un hameau brûlait.

Alors le président commença d’avoir peur, rapport aux responsabilités qu’il se sentait avoir quand même. Il mit ses habits du dimanche, il se rendit chez le curé.

La cure était un gros bâtiment nu de pierre grise, à deux étages, qui s’appuyait d’un bout à l’église et dominait de l’autre une pente de prés très raide, terminée dans le bas par un profond ravin. Ce qui frappait le plus, c’était l’épaisseur des murs. Les escaliers voûtés étaient extrêmement larges. Comme il y avait beaucoup trop de chambres, la plupart ne servaient pas.

Le président dut monter au second, suivre un long vestibule dallé, arriva devant une porte capitonnée, dut tirer à lui tout d’abord cette porte ; alors on vit qu’il y en avait une autre en sapin, où il heurta et une voix dit : « Entrez. » Il y avait un fusil de chasse dans un coin. Il y avait une petite table avec dessus un journal déplié. Les meubles, un canapé, un fauteuil, trois ou quatre chaises, étaient recouverts de velours bleu, mais complètement fripés et crasseux, et quelques-uns crevés par place étaient comme piqués de petites touffes de crin. C’était triste, en désordre, il faisait assez sombre, vu les petites dimensions de la fenêtre ; et, s’ajoutant à la chaleur terrible, il y avait ensemble une odeur de vieille pipe et une odeur de renfermé.

Le président sentit que la tête lui tournait. Heureusement que le curé le fit asseoir.

C’était un grand, gros homme rouge, avec une bouche froncée, des cheveux noirs coupés ras sur le front, des épaules comme un lutteur, des yeux gris, des mains carrées ; il passait pour aimer par-dessus tout à braconner.

On voit beaucoup de gens se tromper ainsi sur leur vocation (à moins qu’ils ne l’aient pas choisie), mais, de toute façon, ils en sont mécontents : et par conséquent mécontents d’eux-mêmes, ce qui se passait pour notre curé. Et travaillé d’ailleurs par un sang inutile et une trop grosse santé, on ne le voyait guère que de mauvaise humeur, sauf les jours qu’il partait rôder dans les environs du village, ayant démonté son fusil qu’il emportait sous sa soutane, sauf aussi quand il recevait quelque visite de collègues, auquel cas il leur faisait faire un bon repas avec plusieurs viandes et toutes sortes de vins. Il s’était rassis à sa table, le président en face de lui.

— Alors, dit-il, qu’est-ce qui vous amène ?

Le président n’avait pas encore ouvert la bouche ; il n’ouvrit pas la bouche de sitôt. Le torse raide, les pieds joints sous sa chaise, son chapeau qu’il tenait à plat sur ses genoux, vieux, la figure toute en plis, les oreilles très-écartées, il se contentait de bouger les lèvres, comme s’il lui fallait d’abord se préparer.

Enfin il dit : « Monsieur le curé, il faut que vous me pardonniez si je vous dérange, mais on aurait besoin de vous. Peut-être bien que vous savez. C’est que c’est un bien triste temps pour nous, monsieur le curé. On ne comprend plus ce qui arrive… Bien sûr qu’il y a eu des malheurs, mais enfin des malheurs il y en a toujours. Non, ce n’est pas tellement ça que quelque chose, comment dire ? comme une influence dans l’air, quelque chose qui serait sur nous… Quelque chose comme une mauvaise fièvre, mais une fièvre de la tête, qui fait que les bons deviennent mauvais et les mauvais pires encore. Et voilà que notre grand chalet des Entraigues a été emporté, voilà que les Esseries ont été détruites par le feu ; voilà qu’il meurt des hommes, des femmes, des enfants, comme jamais il n’en est mort ; voilà que toute sorte de maladies, qu’on n’explique pas, se déclarent… Mais ce n’est pas encore tellement ça, comme je vous ai dit, monsieur le curé… Tout ça c’est déjà du passé, et on en prendrait son parti. De quoi on a peur, c’est de l’avenir. Car tout n’est pas fini, sans doute… On est tous tombés d’accord là-dessus qu’il allait encore survenir des choses. Et on s’est demandé s’il n’y aurait peut-être pas un moyen, avec votre permission, monsieur le curé, et si vous vouliez bien nous donner un conseil…

Il n’alla pas plus loin : le curé depuis un moment ne le quittait plus du regard. Plus l’autre allait, plus il devenait rouge, et une veine se gonflait sur son front.

— Tout ça ne m’étonne pas ! dit-il.

Il donna un coup de poing sur la table. Il n’était plus rouge, il était violet.

— Ces morts, ces deuils, , ces maladies, que les maisons brûlent, que les bêtes crèvent, n’avez-vous pas tout mérité ?… Ah ! bien oui, par exemple, je vous conseille de vous plaindre ! (Il donna un second coup de poing sur la table.) Ne vous ai-je pas prévenus ? Des menteurs comme vous, des voleurs comme vous, des fornicateurs comme vous ! L’étonnant c’est que la punition ne soit pas plus terrible encore. Il faut que le bon Dieu soit patient : plus que moi ! Ça n’est pas des brebis que j’ai à paître, c’est des diables. Et quand un malheur vous arrive, vous n’avez pas l’air de savoir pourquoi !…

Il souffla brusquement, il se serra le nez :

— Je dis que vous sentez mauvais, vous empoisonnez le cadavre. Et écoutez-moi bien, il n’y a qu’un remède, c’est de vous corriger… Que les menteurs cessent de mentir, les blasphémateurs de blasphémer, et ainsi de suite, après quoi on verra… C’est simple ! comme vous voyez.

Il éclata de rire.

— Autant vouloir que les rivières remontent à leur source et que la neige tombe en été… Ah ! tonner…

Il s’interrompit au milieu du mot, se rappelant soudain le respect qui est dû à l’habit qu’il portait : il se calmait d’ailleurs, il s’épongea le front, il paraissait gêné ; le président n’avait point bougé de dessus sa chaise et n’osait plus lever les yeux.

Et il y eut alors un instant de silence, à la suite de quoi le curé se leva. Il alla prendre son fusil :

— Jetez-y un coup d’œil, monsieur le Président, c’est une belle arme… Ah ! c’est vrai, vous ne chassez pas… Le président s’était levé, lui aussi ; il secoua la tête, il ne chassait pas, en effet.

— Un hammerless, dit alors le curé, la meilleure marque, un Saint-Etienne ! C’est un fusil de cinq cents francs, mais je l’ai eu d’occasion. Regardez-moi ça !

Il le retournait dans sa main, et faisant jouer le ressort :

— C’est aussi soigné de travail qu’un mouvement d’horlogerie, plus soigné de travail que mes paroissiens.

Et il rit encore une fois, d’un rire qui sonnait un peu faux, pendant que le président le considérait d’un air stupide, n’y comprenant plus rien sans doute et gardant sur le cœur le poids de ces reproches que, personnellement, il n’avait pas mérités…

On a eu un bon mouvement, c’est ainsi qu’on vous en récompense ! D’autres à sa place ne se seraient certes pas dérangés. Et il se disait : « Une autre fois, quoi qu’il arrive, je ne me dérangerai pas. »

Mais voilà que, comme il arrivait devant chez lui, la plus grosse des cloches laissa tomber un long coup sourd. C’est quand ils frappent seulement avec le bout du battant contre le rebord de bronze. On dirait que la voix monte de tellement profond qu’elle a de la peine à sortir et que c’est malgré elle qu’elle se fait entendre. C’est comme un gémissement qui vient, puis un autre et encore un autre : et ceux qui sont sur les chemins, ceux qui travaillent dans les bois, ceux qui arrachent les pommes de terre, ceux qui avec une petite scie à main sont en train d’abattre les haies, le berger qui garde ses chèvres, la vieille qui fait un feu de bois mort, tous s’arrêtant soudain ou s’interrompant dans leur travail : « Pour qui est-ce qu’on sonne ? » se demandent-ils, et ils se signent.

Boum !… Il y a quand même grande peine chez les hommes. Où qu’on soit, quoi qu’on puisse faire, on est en face de la mort. Elle ne permet pas qu’on l’oublie : qu’un instant on n’y pense pas, et elle se rappelle à vous.

Boum !… Mon grand-père et ma grand’mère sont morts, ma tante Fridoline est morte, mon petit frère Jean est mort, mon petit frère Pierre est mort, ma sœur Martine va mourir ; moi aussi, je dois mourir.

Boum I… Seigneur, notre Dieu, protégez-nous dans notre affliction, ; on ne peut rien sans vous, sans vous on n’est rien, on a terriblement besoin de vous, Seigneur notre Dieu, dans notre misère, ayez pitié de nous, Seigneur.

Boum !… On ne m’avait pourtant pas dit qu’il y avait quelqu’un de si malade. Je n’ai pas vu passer le Saint-Sacrement. Est-ce peut-être le vieux Borchat ? On lui avait mis des sangsues. Si seulement c’était lui ! il ne servait plus à rien.

Boum !… Il faisait un jour tout gris. Ils étaient au moins une centaine d’hommes et une centaine de femmes, ils étaient tout noirs dans du blanc. Les hommes allaient devant et les femmes derrière. Il y avait sur la bière un drap à ornements d’argent, qui étaient des têtes de mort au-dessous de deux os croisés, et les porteurs marchaient au pas afin d’éviter les secousses. Ils montèrent la rue du village, ils passèrent devant la fontaine. On voyait pendre au bord des toits comme des barbes de glaçons. Le grand tilleul qui n’avait plus de feuilles semblait un arbre en fil de fer. On n’entendait point d’autre bruit, que celui de tous ces gros souliers ferrés rabotant ensemble la route gelée, et, en haut, l’éclatement lourd des coups de la grosse cloche, sous lesquels, par moment, tout était écrasé. On tourna la nef, vint la grille. Elle surmonte un petit mur. À des croix de bois peintes en noir, sont pendues des couronnes de perles, avec au milieu un verre bombé sous lequel on voit un bouquet, une inscription, deux mains qui se serrent. On suivit l’allée du milieu. Joseph marchait au premier rang. A ce moment déjà, on dut le soutenir. Mais quand le trou fut là, ce fut bien autre chose : deux hommes le prirent chacun sous un bras…

Est-ce qu’on est seulement entré à l’église ?… Il ne sait plus rien, il ne sent plus rien. Ils étaient deux hommes à le tenir chacun sous un bras, et lui flottait entre eux comme un arbre scié par la base. Tantôt il penchait tout entier de côté, tantôt il tombait en avant. Mais il était solidement tenu, en sorte qu’il assista à tout. Et il lui fallut assister à tout. Il vit descendre son passé, son espoir, sa raison de vivre ; mon Dieu ! est-ce possible, c’est mes entrailles qui s’en vont, c’est le cœur de mon cœur, c’est la pensée de ma pensée. C’est le meilleur de moi, la promesse de mieux encore ; elle était ma seule vendange, la vraie richesse de mon grenier. Un beau fruit avait mûri pour moi ; ris sont venus et ils l’ont retranché. Il se tordit tellement qu’on dut lui dire de se tenir tranquille, et cependant il s’était mis à plaindre, comme si on fouillait au-dedans de lui avec un couteau. Pauvre ! c’est Joseph Amphion : un enfant lui était promis, l’enfant est mort, sa femme est morte. Mais c’est aussi que maintenant il s’était mis à réfléchir, et il recommençait en lui : « Est-ce que j’ai toujours été bon pour elle ?… Est-ce que j’ai toujours été avec elle comme je lui avais juré d’être, lui ayant passé l’anneau au doigt, certain jour, et quand son visage se tournait vers moi, qui était un soleil pour moi… Et encore, ces derniers jours, quand elle se débattait dans son dit, et moi, injustement, je disais : « Ce n’est plus elle ! » peut-être que si j’étais venu et si je l’avais seulement embrassée, elle aurait été délivrée par l’opération de l’amour… Elle, elle m’aurait reconnu ; elle, elle m’aurait dit : « C’est toi ! » ô méilleure que moi, toute belle, et pourtant c’est toi qui t’en vas ! On a coupé le noyau de ma chair, on a ôté la bonne amande. » A ce moment, des mottes tombèrent sur la caisse, il poussa un cri, on l’emmena.

Et les autres s’en allèrent derrière lui, rentrant chez eux, mais ils n’étaient guère moins misérables. Ils ne disaient rien, ils n’auraient rien pu dire. La cloche s’était tue, un pesant silence régnait. Sous l’ombre du ciel qui pendait très bas, et enveloppait le village, comme pour montrer à l’avance l’isolement où il allait entrer, ils revenaient par petits groupes, et arrivés devant chez eux, l’un après l’autre, courbant la tête, s’enfonçaient sous la porte basse comme la bête dans son trou…


2

Pourtant ils ne pensaient pas que les choses iraient si vite. Quinze jours tout au plus passèrent et trois autres femmes, trois jours de suite, furent frappées de la même façon qu’Héloïse : les trois fois Branchu était là. Ce fut le grand coup qui ouvrit les yeux. Puis vint ce cinquième enfant.

Ils étaient une dizaine d’hommes arrêtés au bout de la rue, quand cette pauvre Herminie passa, et il se trouva qu’au même instant Branchu sortit de chez lui. Il semblait ne plus se cacher. Il se tourna vers Herminie. Il avait les mains dans ses poches et il souriait drôlement. Ils ont bien dit depuis que ses yeux avaient changé de couleur et une mauvaise expression lui était venue autour de la bouche. Ce qui est sûr, c’est que c’est juste dans le temps que son regard se posait sur Herminie qu’elle sentit cette douleur ; quelque chose se tordit en elle, et elle cria elle aussi, et elle leva les bras elle aussi, puis s’abattit comme pliée en deux, tandis que ses jambes fondaient sous ses jupes. L’autre se mit à rire (à ce qu’on raconte), et il dit tout haut (à ce qu’on raconte) : « C’est le cinquième, ça va bien !… »

L’étonnant est que les hommes n’eussent point pensé à se jeter sur lui, mais la rapidité de la chose fut telle qu’ils n’en eurent pas le temps, et, une fois qu’ils furent revenus de leur surprise, ils jugèrent que le plus pressé était d’aller porter secours à Herminie, qui se débattait sur le chemin.

En sorte que Branchu put disparaître tout à son aise et personne ne vit de quel côté il s’était dirigé. Mais déjà tout le village était en mouvement. Quatre hommes suffirent à emporter Herminie, les autres se mirent à courir de rue en rue, et ils s’arrêtaient à chaque porte, heurtant ou l’ouvrant toute grande et criaient : « Venez-vous ? » à quoi on répondait : « Qu’est-ce qu’il y a ? » mais eux étaient déjà repartis ; alors on se précipitait à leur suite. Le rassemblement se fit sur la place. Ils s’étaient armés de tout ce qui leur tombait sous la main, les uns avaient empoigné une fourche, d’autres un simple manche d’outil ; certains s’étaient munis de leur fusil de chasse, certains brandissaient une faux ; il y en avait qui étaient tête-nue, ou bien ils portaient, enfoncés jusqu’aux oreilles, des bonnets en peau de lapin : mais là-dessous, ou là-dedans, toutes les bouches s’ouvraient ensemble, avec un bruit de torrent débordé.

Quelques-uns arrivaient encore ; ils demandaient :

— Qu’est-ce que c’est ?

— Vous ne savez pas ?

— Non, on ne sait pas.

Et la nouvelle était une fois de plus reprise, une fois de plus commentée ; cependant, des bras se levaient, des têtes étaient secouées ; et plusieurs éclataient de rire, dans leur rage parce qu’on pensait : « Comment a-t-on pu se laisser faire, comment n’a-t-on pas deviné plus tôt ? Pauvres femmes ! un rien de plus, et elles y auraient toutes passé ! »

Ils ne cherchaient point d’ailleurs à connaître, malgré l’inouï de la chose, de quels moyens Branchu avait pu se servir pour en arriver à ses fins : supprimons-le d’abord, se disaient-ils, là est le vrai. C’est la raison pourquoi ils s’étaient rassemblés, et en si grand nombre. Mais, contre un homme de cette espèce, plus ils seraient nombreux, mieux cela vaudrait. C’est un jeteur de mauvais sort : ils faisaient bloc. Il en venait toujours, ils furent plus de cent. La place de l’église se trouvait trop étroite. Et il ne leur manquait plus maintenant qu’un chef, mais il leur en fallait bien un tout de même, parce que, sans cela, chacun tirant de son côté, ils n’aboutiraient qu’au désordre, et rien ne se fait sans un plan.

Il y eut bien du temps perdu, il faut le dire. Par bonheur, le grand Communier les dépassait tous de la tête. C’est ce qui fit qu’on s’adressa à lui. « Est-ce qu’on va ? » lui criait-on, « allons, décide-toi, c’est toi qui commande. » Les voix se couvraient l’une l’autre comme les tuiles sur un toit. « Dépêchons-nous ! sans quoi il va se sauver ! » Et le grand Communier, bien que pris au dépourvu, leva le bras ; tous se turent.

— On va d’abord aller voir s’il n’est pas chez lui. Les uns passeront par devant, les autres par derrière.

Cette fois tout s’ébranlait : une bande prit par la rue, l’autre par derrière les maisons, et on vit bientôt paraître celle qu’on cherchait, qui était la bonne, qui n’avait jamais semblé si petits, mais jamais non plus si tranquille, ni si claire, ni si soignée.

Quel bouleversement c’était ! Il n’y avait pas que les hommes faits, et ceux, dans la force de l’âge : même les trop vieux, les infirmes, même les femmes et les enfants, tout coulait dehors, criait, aux fenêtres, appelait en haut des perrons. Il y avait aussi des filles presque amusées, comme il arrive à leur âge où on s’amuse de tout, et ou les voyait au tournant des rues, qui couraient par bandes, de toutes leurs forces, tandis que leurs jupes troussées découvraient, sur leurs gros mollets, des bas de laine bien tendus.

Ce fut Communier qui s’avança et il heurta à la porte. Il dit : « Y a-t-il quelqu’un ? » Il avait un fusil, lui, il se mit à donner des coups de crosse dans le panneau de sapin, et il recommençait : « Ouvrez, si vous êtes là. » Il ne vint aucune réponse. Mais peut-être que Branchu faisait le sourd. Alors la chose ne traîna point.

Parce que maintenant, outre Communier, ils étaient deux ou trois à ébranler de coups la porte, et elle pliait sous le choc. Ils n’eurent qu’à cogner plus fort, on entendit un bruit d’éclatement. Et tous se précipitèrent. Ceux qui se tenaient devant la maison entrèrent les premiers, mais ceux qui étaient postés derrière survinrent presque en même temps ; il y eut une terrible poussée, sous la pression de laquelle la maison tout à coup parut se soulever. Bientôt les vitres volèrent en éclats. « Allez-y, criait-on, allez-y ! » On y alla. C’est ainsi qu’est la colère : plus on lui fournit d’aliments et plus il faut lui en fournir. On vit la belle enseigne, avec ses deux peintures, se mettre à pendre par un bout, et l’autre qui se balançait : puis elle se fendit en deux sur le pavé. Cependant quelqu’un avec une perche attaquait d’en-dessous la toiture : les lourdes plaques d’ardoise dont elle était recouverte se soulevèrent en un point, dégringolèrent avec fracas ; un premier trou se fit, un deuxième, un troisième ; les chevrons se montrèrent à nu ; les meubles en même temps étaient jetés par les fenêtres, pêle-mêle avec les outils et du cuir à pleines brassées : à peine eut-on le temps de s’écarter que déjà les murs s’écroulaient.

A une des fenêtres d’une maison voisine, un petit vieux s’était montré ; il criait : « Malheureux ! malheureux ! savez-vous ce que vous faites ? » c’était le propriétaire, personne ne l’écoutait.

Il put crier tant qu’il voulut et jusqu’à ce que sa voix mourût d’épuisement, ou ne se tournait même pas vers lui ; il y avait bien trop à voir. C’est que jamais ouvrage ne s’était fait si vite, on n’avait jamais vu de si bons ouvriers. Et ils ne se reposèrent point qu’ils n’eussent mené à bien leur tâche, quoique à bout de souffle et tout en sueur ; mais, celas de débris, encore il leur fallut le travailler, et ils se démenaient dessus, le piétinant comme des fous, acharnés au goût de détruire jusque dans la destruction.

Mais c’est qu’on est heureux, n’est-ce pas ? de sentir sa force. Jusqu’à présent, on s’est moqué de nous : montrons, une bonne fois, qui on est. Et ils retournaient à ces ruines, comme pour les ruiner encore, dispersant les décombres à coups de pied tout autour d’eux.

Puis il y eut retombement, parce qu’ils ne savaient plus que faire ; d’ailleurs la fatigue venait.

On résolut pourtant d’aller fouiller les bois au-dessus du village, où on pensait que l’homme s’était réfugié, mais ils n’étaient plus si nombreux, et l’élan manquait.

Ils s’engagèrent sur la pente qui domine le village, y cherchant des traces de pas. Ils n’en aperçurent aucune, bien qu’elles dussent être de très loin visibles, dans tout ce lisse et tout ce blanc. Et, sur les chemins où il y en avait, là il n’y en avait que trop, et trop embrouillées, pour qu’il fût possible de s’y reconnaître, outre que des mulets avaient passé par là et il y avait leurs salissures, couleur de rouille. Ils poursuivirent donc, les uns sur un des chemins, les autres sur l’autre, et arrivèrent presque en même temps à la forêt. A cet endroit, les chemins se perdirent. Et ils eurent beau battre les buissons, fouiller les recoins, aller regarder partout sous les arbres, nulle part ils ne découvrirent rien qui pût seulement indiquer que personne eût poussé si loin. De temps en temps, un gros oiseau, gris de plumage, montait lourdement vers le couvert des branches enchevêtrées formant toit, où il se heurtait, éperdu ; ils firent aussi lever un lièvre, qu’ils ne réussirent même pas à attraper. A part quoi, rien, mais rien du tout, et autour d’eux, plus ils montaient, plus s’accumulaient en masses carrées, qui allaient se superposant, comme pour leur fermer le passage, toutes ces raides formes blanches qui avaient été des troncs abattus, des buissons, des blocs de rocher. L’après-midi s’avançait, bientôt ils perdirent courage. Et quand la première forêt fut traversée, après quoi venait une sorte d’étage plat, occupé par des prés et où quelques fenils se voyaient, et qu’ils se furent rassemblés là, et se furent aussi comptés, afin de s’assurer que personne n’était resté en route, il devint évident qu’ils ne seraient jamais de force à aborder l’autre forêt qui se levait plus en arrière, plus raide celle-là, plus redoutable encore, et immédiatement adossée aux rochers.

Ils piétinèrent un moment sur place ; puis quelqu’un dit : « Si on veut être rentré avant la nuit, il ne nous faut pas tarder plus longtemps. »


3

Ils eurent cette honte de revenir comme ils étaient partis. Du café chaud les attendait pourtant, on avait allumé des grands feux dans les cuisines ; et, assis devant, leur tasse à la main, une vapeur montait de leurs habits qui se séchaient. Ils disaient :

— On a fait ce qu’on a pu.

On disait :

— C’est sûr, il y a un sort.

Et on se parlait à l’oreille, vu que c’étaient des choses dont on n’ose pas parler tout haut ; même des femmes se signaient.

Toutefois il y avait aussi des choses dont on osait parler ; c’est ainsi qu’on racontait que Joseph, quand on avait été le chercher, avait refusé de venir, et le bruit courait que personne n’avait vu Lhôte depuis que Branchu avait disparu.

Pour ce qui était de Lhôte, on disait vrai ; il n’était pas rentré chez lui de tout le jour et maintenant la vieille Marguerite sa mère se rongeait le cœur à l’attendre. D’ailleurs tout ce qui venait de se passer l’avait jetée dans un grand trouble, parce que, elle, elle avait été guérie par cet homme et elle était au seuil de la mort quand cet homme était venu, qui n’avait eu qu’à la prendre par la main pour la ramener à la vie : alors, c’est une dette de reconnaissance, quand même ; on donnerait tout ce qu’on a qu’on ne pourrait pas la payer : et voilà maintenant qu’ils disent que c’est un méchant, cet homme, et ils ont tout cassé chez lui et ils lui ont couru après.

Elle était seule, elle écoutait : des bruits venaient encore du village, bien qu’il fût déjà tard, mais personne ne semblait vouloir aller se coucher, ce soir-là, c’était comme une autre nuit de Noël, une fausse nuit de Noël. Minuit sonna, elle attendait toujours, des gens continuaient d’aller et de venir devant sa porte ; on entendait causer dans les maisons voisines ; et redressant péniblement sa tête (assise ainsi devant le feu, dans son vieux corsage noir plat et sa grosse jupe à beaucoup de plis), toutes les fois qu’un de ces bruits de pas ou une de ces voix se faisait entendre, elle se disait : « Est-ce lui ? »

Mais il ne venait pas, et c’est ainsi que peu à peu tout redescendit au silence, parce qu’une heure avait sonné et deux heures allaient sonner. Il ne viendrait plus ; elle devint toute triste. Et elle se décida enfin à aller se mettre au lit, ne pouvant quand même rien faire, et le feu brûlait inutilement.

Elle entra dans sa chambre et commença de se déshabiller. C’est alors qu’il lui sembla qu’une main tâtonnait au trou de la serrure, pourtant elle n’avait pas entendu marcher. Mais, prêtant mieux l’oreille, en effet quelqu’un avec une clef devait chercher à ouvrir, et c’était une très vieille serrure compliquée, avec un loquet à secret, et celle clef déjà pesait près d’une livre. Il y eut pourtant pour finir le craquement qu’elle attendait. Alors elle n’hésita plus ; à moitié déshabillée, elle courut à la cuisine. Juste au moment qu’elle y arrivait, la porte lentement s’ouvrit (et elle ne grinça point, la porte) et elle vit son fils entrer. Il ne fit aucun bruit, lui non plus, elle crut tout d’abord voir entrer un fantôme ; elle eut peur et se recula. Mais, lui, ayant levé la main, lui fit signe de se taire. Et elle vit alors que ses souliers étaient enveloppés de chiffons.

Il avait refermé la porte avec les mêmes précautions qu’il avait prises pour l’ouvrir, il s’était avancé vers elle, et avant qu’elle eût eu le temps d’ouvrir la bouche :

-— Mère (il parlait très bas et très vite), mère, prépare-moi du pain, du fromage, de la viande séchée et une bouteille de vin. Tu mettras le tout dans un panier. Et donne-moi aussi les couvertures, mère, les plus chaudes, tu sais, celles qui sont dans mon lit…

Elle ne fît attention qu’à sa dernière phrase, et elle dit :

— Et toi ?…

Mais il repartait déjà :

— Mère, s’il te plaît, dépêche-toi, parce qu’il est déjà très tard et la nuit sera bientôt passée…

Et, comme elle ne bougeait toujours point, il alla lui-même ouvrir le râtelier et prenait dedans les provisions mises de côté sur des assiettes…

— André ! dit-elle.

Il se retourna.

— André, tu es mon fils, dis-moi tout…

Il lui demanda :

— Quoi te dire ?

Elle dit :

— Me dire à qui tu portes tout ça.

Alors il répondit :

— Est-ce bien vrai, mère ? tu n’as pas encore compris ?

Il s’était redressé, et elle voyait ses beaux grands yeux noirs briller à la lueur de la chandelle. Elle voyait que c’était son fils et qu’il était grand et beau. Elle voyait que ses habits étaient tout trempés de neige fondue et il y avait à ses genoux deux larges ronds d’humidité. Des gouttes pendaient dans sa barbe.

Elle courut à lui, et, le prenant par le cou :

— André, rappelle-toi que je suis ta mère. On a toujours vécu ensemble, il fait froid dehors, tu seras malade : André, s’il te plaît, reste avec moi. On ne saura rien…

Elle reprit :

Il ne saura rien…

Elle continua :

— Et puis ils disent que c’est un méchant homme.

Mais il l’avait durement repoussée et il avait haussé la voix :

— Et toi, aurais-tu oublié ? Quand ils t’avaient couchée sur cette table, rappelle-toi et qu’ils disaient : « Elle est perdue », et moi j’étais venu me mettre à côté de toi, t’ayant appelée bien des fois sans que tu m’eusses répondu, alors je n’osais même plus le regarder… Ça n’est pas bien vieux, tout ça, mère, moi je ne l’ai pas oublié…

Elle avait laissé retomber ses bras, elle ne disait plus rien.

Et il recommença alors : « Faisons vite ! » A peine si elle se tenait debout. Il avait été prendre un gros panier : il y déposa tout ce qu’il fallait en fait de provisions, le pain, la viande, le fromage, plia dessus les couvertures, et elle, inutilement, pendant ce temps, s’agitait : ses mains étaient trop hésitantes, elle ne faisait que le gêner.

Il n’en était pas moins déjà prêt. Il se dirigea vers la porte. Et, comme il sortait, il reprit :

— Je reviendrai la nuit prochaine ; tâche que je n’aie pas besoin d’attendre cette fois.

Il était déjà loin, quand elle s’aperçut qu’il ne l’avait pas embrassée.

Il revint comme il avait dit. Il y eut trois nuits qui passèrent. Il y eut une quatrième nuit qu’il gelait plus fort que jamais et une grosse toux grinçait dans sa poitrine. Elle n’y put plus tenir, elle se disait : « C’est à cause de cet homme : peut-être qu’il va mourir à cause de cet homme. Et il est vrai que cet homme m’a guérie, mais s’il devait en être ainsi, il aurait mieux valu qu’il m’eût laissée mourir. » Peu à peu la haine se levait en elle, parce que la haine va avec l’amour. Plus l’amour croissait d’un côté, plus la haine croissait de l’autre. On ne partage pas son cœur en deux comme une pomme ; elle vit qu’il lui fallait le donner tout entier. Et c’est ainsi que cette quatrième nuit elle suivit son fils et connut le lieu où il se rendait, — marchant secrètement derrière lui au clair de lune.

Elle redescendit, et n’eût qu’à aller trouver Communier. Elle lui dit : « C’est seulement à la condition que, si mon fils était avec lui, vous ne lui fassiez pas de mal, parce qu’il n’a jamais eu de mauvaises intentions, lui, et cet homme l’a trompé. » Communier dit qu’il y consentait, alors elle raconta tout.


4

Le jour parut comme ils étaient déjà en route, et ils s’étaient partagés en deux troupes, dont l’une avait pris les devants, ayant à tourner par les bois, de manière à cerner l’endroit où l’homme s’était réfugié.

D’après ce que la vieille Marguerite avait dit, c’était dans une épaisse haie en haut d’un champ nommé les Moilles, à la corne d’un bois, du côté du levant ; et un peu au-dessous commence une côte rocheuse, qui dégringole presque à pic vers la vallée.

A mesure que le jour grandissait, ils voyaient mieux combien le brouillard était épais, mais ils n’avaient pas à s’en plaindre. A peine s’ils s’apercevaient d’un rang à l’autre et celui qui allait devant semblait pour celui qui allait derrière comme sa propre ombre qui le précédait. Seulement ils ne songeaient qu’à pouvoir s’approcher de l’homme sans avoir été découverts, et cette force de brouillard, quoique pas commode pour se diriger, les servait mieux que le plus beau soleil. Ils s’étaient entendus pour ne faire aucun bruit, c’est pourquoi ils ne parlaient pas. Et heureusement qu’il y avait aussi de la neige : on est dedans comme dans du coton, on est dans de la ouate, on est dans de la plume ; et, jusque parmi les rocailles, c’était silencieux sous eux et autour d’eux comme pour qui va tirer la perdrix (cette perdrix de chez nous qui est la rouge, qu’il faut surprendre). Ils avaient de nouveau leurs bâtons, leurs fourches, leurs manches de fourche : et ceux qui avaient des armes à feu, Communier leur avait dit : « Bien sûr que s’il se sauve, vous lui tirez dessus. »

Ils étaient cependant arrivés à la côte et ils l’avaient prise de flanc. De très loin, au-dessous d’eux, venait le bruit de la rivière ; par ci par là la neige n’avait point tenu ou s’était éboulée, en sorte qu’ils marchaient sur le sol gelé. Il fallait faire attention, vu l’escarpement de l’endroit et aussi le verglas qu’il y avait par place. Mais ils avaient le pied montagnard, puis ce n’était pas la première fois qu’ils couraient les pentes l’hiver : il faut bien aller faire le bois, plusieurs aussi étaient chasseurs, quelques-uns même chasseurs de chamois. Et, étant arrivés au-dessous du lieu, où, d’après ce qu’on leur avait dit, l’homme se tenait caché, ce champ nommé les Moilles, qu’ils n’apercevaient pas encore, parce que la crête le leur cachait, ils se mirent à grimper droit devant eux.

A ce moment, le vent commença à souffler. Il se fit tout à coup des cavernes dans le brouillard, qui s’illumina par en haut. Comme dans une construction qui semble faite d’un seul bloc, mais brusquement on distingue les pierres, parce qu’elles commencent à se déplacer, ainsi on sentait tout autour de soi jouer les masses l’une sur l’autre et silencieusement elles basculaient. Déjà, on voyait des sapins montrer leurs cimes en dents de scie ; par une déchirure ouverte à leur hauteur, l’autre versant de la montagne apparut, et, à un nouveau coup de vent, comme ils approchaient de la crête et qu’ils allaient y arriver, cette crête elle-même se dépouilla tout d’un coup.

Rien ne pouvait être plus contrariant pour eux, comme ils virent. Instinctivement, ils s’étaient baissés, et c’est en se baissant ainsi qu’ils franchirent ces derniers pas. En effet, tout à coup un grand rayon de soleil vint, qui les frappa sur le côté et on vit monter dans le ciel, comme d’un bond, sa boule rouge. Ils tendirent le cou et regardaient. Ils ne furent pas surpris de voir que le pré des Moilles tout entier s’offrait à la vue, et également les bois au-dessus, où il y avait seulement (restes du brouillard disparu) comme des coussins blancs posés de ci de là. Mais où leurs regards s’arrêtèrent surtout, ce fut sur la haie en face d’eux, une haute haie épineuse, qui s’allongeait tout au travers du champ. Elle s’adossait à un talus. C’était la hauteur même de ce talus qui la faisait paraître si haute. La neige dont elle était couverte avait recourbé les branches d’en haut qui surplombaient à la façon d’un toit : dedans il y avait des espèces de niches. Et, devant l’une d’elles, la neige était foulée et des traces de pas venaient y aboutir.

Ils surent tout de suite ce que cela signifiait, et se mirent à courir, se déployant en un grand demi-cercle, tandis que l’autre troupe apparaissait à la lisière de la forêt. Rien cependant ne bougea dans la haie, et c’est tout à leur aise qu’ils purent s’approcher. On distinguait nettement l’espèce de porte qu’il y avait. Deux ou trois des plus courageux s’avancèrent. Et, voilà, dans la haie, dont les branches entrelacées faisaient penser aux mailles d’un panier, et garnies de neige en dessus, il y avait comme une chambre dans la haie, et dans cette chambre Branchu qui dormait.

Il faisait envie, tant il était bien. Il était enroulé dans plusieurs couvertures, une autre pliée en quatre lui servait d’oreiller, et, outre qu’un épais matelas de feuilles mortes était disposé sous lui, on voyait, qui sortait à portée de sa main, de dedans un panier recouvert d’un linge bien blanc, le bout doré d’un pain et le cou d’une bouteille.

Point de Lhôte d’ailleurs, comme ils pensaient que ce serait le cas : l’homme était seul et il dormait. On ne peut rien imaginer de plus paisible, c’était la confiance de sommeil d’un enfant. L’homme avait la tête penchée de côté, les mains croisées sur la poitrine ; de sa bouche entr’ouverte sortait » un faible ronflement.

L’occasion était trop belle. Ils se dirent vite : « On lui réglera son compte plus tard : contentons-nous pour le moment de l’empêcher de se défendre. » Trois hommes à la fois lui sautèrent dessus, l’un l’empoignant par le cou, l’autre par le bras, le troisième par les jambes ; on leur tendit des cordes, ; une bousculade se fit : déjà Branchu avait été tiré hors de sa cachette, et, tandis qu’un des hommes le main tenait sous son genou, les autres lui attachaient les mains et les pieds. Ainsi il fut solidement ligotté ; même un bout de la corde lui fut passé autour du cou, à quoi on fit un nœud coulant : au moindre mouvement il aurait été étranglé.

Mais il ne semblait nullement penser à s’enfuir, ni à se défendre : il ne s’était même point débattu ; et, couché maintenant sur le dos, dans la neige, les bras noués à la ceinture, il regardait autour de lui en souriant.

Pour eux, qui le tenaient, ils ne s’en inquiétaient guère. Qu’il sourît, ou non, qu’il eût cette figure-là, ou une autre, peu nous importe, l’important est qu’on l’ait pris. Une grosse gaieté leur venait tout à coup, comme il arrive, le péril une fois écarté ; ils se pressaient autour de l’homme, se moquant de lui bruyamment ; ils disaient : « Il faut que ce soit beau, on va lui faire cortège. Communier, tu n’es plus le chef, laisse-lui le commandement ! » Et voilà qu’ils se rangeaient déjà deux par deux sur le chemin, qui passait dans le bas du pré. Un vide fut laissé au milieu de la colonne, on apporta Branchu, voilà bien où était sa place, parce que, nous qui allons devant, nous sommes là pour l’annoncer, et ceux qui viennent derrière lui font escorte, comme à un Roi.

Roi de malheur, on t’a en notre pouvoir maintenant ! On l’apporta, ils éclataient de rire, on voyait ce paquet levé qu’on se passait à bout de bras, puis deux des plus forts l’assirent sur leurs épaules, vu qu’il ne pouvait plus marcher.

Il fut là comme sur un trône, qui est bien la place d’un Roi. Puis le cortège se mit en route. Ils allaient deux par deux sur le chemin pas encore battu, mais où, à cause de leur nombre, ils s’ouvraient sans peine passage ; au-dessus de leurs têtes, leurs bâtons se dressaient, et les canons de leurs fusils ; des cris, des rires montaient de la colonne ; des plaisanteries étaient envoyées, passaient de rang en rang, puis étaient renvoyées ; et tout autour d’eux, par l’espace, brillait en longs reflets le grand blanc de la neige, toute découlante d’un miel de soleil.

Même le soleil qui est de la fête et notre Roi est avec nous ! On le porte, parce que les Rois sont toujours portés et ils ne quittent pas leur trône ; on lui tressera une couronne, on lui mettra en main le bâton de commandement. Ils continuaient de parler beaucoup, ils n’en avançaient pas moins vite. Et bientôt le village fut en vue, qu’on découvrit soudain, du haut des pentes qui l’entourent, tout pelotonné dans son creux, comme un petit chat qui a froid.

Ils ne s’arrêtèrent que juste le temps qu’il fallut pour rétablir l’ordre dans la colonne et changer les deux porteurs.

A ce moment, d’ailleurs, le village se mit lui aussi à bouger, sans doute que d’en bas on avait vu venir le cortège ; beaucoup de gens accouraient déjà à sa rencontre, qui apparurent tous ensemble entre les premières maisons ; une vieille femme allait devant eux. Malgré la peine qu’elle avait, toute raidie par l’âge et voûtée et boiteuse, elle les avait tous devancés et, seule, s’arrêtant au milieu du chemin :

— Est-ce qu’il est avec vous ?

Ils s’avançaient toujours ; ils faisaient tant de bruit qu’on ne comprenait pas ce qu’elle disait. Mais ils avaient tout de suite reconnu la vieille Marguerite, et, qui elle réclamait, ils ne furent pas longs, non plus, à s’en douter.

— Non, crièrent-ils, on ne l’a pas vu.

Ils n’étaient plus qu’à quelques pas d’elle ; elle leva les bras : « Alors à quoi a-t-il servi ? a dit-elle, et elle secouait la tête, « à quoi a-t-il servi que j’aie trahi celui qui m’a guérie, si mon fils n’est pas retrouvé ? »

Puis changeant tout à coup de ton, et tendant ses mains devant elle : « Ah ! mon Dieu ! c’est lui qu’ils amènent ! » elle le regarda et le vit qui était porté. « Quel mal vous a-t-il fait ? quel mal vous a-t-il fait ? » cria-t-elle encore, et elle s’élança comme pour le leur arracher des mains.

Mais ils arrivaient maintenant sur elle, ils l’écartèrent sans plus s’occuper d’elle. On l’entendit qui sanglotait : ses sanglots furent étouffés. La foule en effet s’était rapidement accrue, des cris en venaient maintenant, et, en réponse, de la colonne, d’autres cris s’élevaient, avec toujours ces rires : « C’est notre Roi qu’on vous amène, honorez-le comme on doit à un Roi ! »

Une femme sortit de la foule, qui faisait la haie, et elle lui cracha au visage. Une autre femme vint.

Une troisième femme vint et elle lui cracha au visage. Et tous virent que c’était bien.

Et les porteurs le laissèrent descendre un peu, de façon qu’il fût à portée, et encore des femmes lui crachèrent au visage, néanmoins il ne disait rien.

Ainsi ils arrivèrent aux premières maisons, dont était celle de Joseph. Il sortit tout à coup, on fut étonné de le voir, il tenait à la main une branche d’épines, et, levant cette branche, il frappa l’homme en pleine face, tellement que le sang coula.

Ils entraient dans la rue qui tourne, ils passèrent devant la fontaine, ensuite ils montèrent un peu, là se trouvait la place, elle était couverte de monde. Il n’y avait plus de cortège, la foule l’ayant débordé ; on aurait dit, entre les toits, comme une rivière de têtes qui aurait coulé dans le mauvais sens. Et une rumeur s’en élevait qui était comme celle d’une eau violemment heurtée et contrariée, tandis qu’on voyait, au milieu, de même que quand un tronc se dresse hors du courant, sortir le haut du corps de l’homme avec son visage souillé, et ses yeux qui pleuraient du sang.

El les gens qui étaient sur la place, le voyant venir, crièrent :

— Qu’est-ce que vous allez lui faire ?

La réponse fut :

— On va lui couper le cou.

Les gens qui étaient sur la place demandaient de nouveau :

— Et avant, qu’est-ce que vous allez lui faire ?

— On lui arrachera les ongles des mains et des pieds, on lui crèvera les yeux, on lui coupera la langue, on lui enfoncera un fer rouge dans les oreilles…

— Mais encore ? demanda quelqu’un.

Alors une voix dit :

— Et on le clouera par les mains et par les pieds à une porte de grange, comme un oiseau de nuit.

— C’est ça, clouons-le ! cria-t-on de tous côtés.

Il y avait des filles debout sur le banc qui entourait le tilleul et des gamins avaient grimpé jusqu’aux fenêtres de l’église, sur le rebord desquelles ils s’étaient installés, les pieds pendants contre le mur : les filles se prenaient la tête dans leurs mains, les gamins se penchaient en avant pour mieux voir. Un grand mouvement en rond se fit, au centre duquel était pris Branchu, qui parut tourner sur lui-même, après quoi il pencha, et puis se redressa, et puis bascula tout à fait, et on ne distingua plus rien. A ce moment, deux ou trois hommes fendirent la foule : l’un d’eux tenait un marteau à long manche (de ceux dont on se sert pour casser les cailloux) : « Attendez ! leur criait-on, puisqu’on va le clouer… » Ils n’attendirent pas, déjà le marteau s’abattait. Et un mouvement de recul se fit, après ce mouvement en rond ; ainsi un cercle se forma autour de la place où se trouvait l’homme, qui continuait d’être caché : et voilà qu’à présent ils étaient dix au moins qui se précipitaient sur lui, dont l’homme au marteau à long manche, un qui levait en l’air un fléau à battre le blé, un autre une pelle à fossoyer, — lequel marteau, lequel fléau, laquelle pelle montèrent ensemble, retombèrent ; l’homme ne poussa pas un cri.

Ce silence faisait qu’on avait peine à respirer, il grandit, il grandit encore, et ce fut du fond de sa profondeur que ce rire soudain monta.

Le fléau, le marteau, la pelle, tout resta suspendu à mi-course dans l’air ; le cercle s’élargit rapidement autour du point qu’occupait l’homme ; ceux qui étaient au premier rang se retournèrent, bousculant ceux qui étaient derrière eux ; et tout le monde s’enfuyait maintenant, avec des cris, de tous côtés, par tous les débouchés des rues, les filles ayant sauté du banc et les gamins d’en haut le mur. Quelques-uns agitaient les bras au-dessus de leur tête, d’autres se couvraient les yeux de leurs mains, d’autres, éperdus, ayant fait quelques pas dans un sens, revenaient sans qu’on sût pourquoi en arrière ; certains aussi avaient roulé à terre, et avaient été piétinés ; il ne fallut pourtant qu’une minute ou deux pour que la place fût entièrement vide, et toute la partie du village qui y attenait.

Cependant l’Homme était debout, ses liens gisaient à terre ; ils avaient glissé, on eût dit, d’eux-mêmes le long de son corps.

L’Homme était là, qui souriait toujours ; il n’y avait plus aucune trace de sang sur son visage, aucune trace des coups reçus, plus rien de la souillure d’avant ; une fraîcheur de teint, comme à quelqu’un qui sort de son lit, ornait ses joues et l’œil et le dessous des yeux ; ses vêtements de même n’avaient pas un pli, pas une éraflure ; et il souriait donc et regardait autour de lui.

Puis, tirant sa pipe de sa poche, il se mit tout tranquillement à la bourrer, comme il faisait volontiers quand il avait achevé son travail.

Mais quelqu’un arrivait en courant par la ruelle de derrière :

— J’ai tout vu de loin, alors je suis venu…

Et se prosternant devant l’homme :

— Ils t’ont craché à la face, ils t’ont battu d’épines ; maintenant je ne doute plus…

Et de plus en plus Lhôte baissait la voix :

— Et ils ont voulu te crucifier, comme ils ont déjà fait, mais ta puissance s’est révélée à eux, parce qu’il est écrit : « Il révélera sa puissance… »

L’Homme s’était mis à le regarder sans rien dire, soufflant par moment devant lui une bouffée de fumée bleue. Et celle qui devait venir eut le temps de venir aussi.

Parce qu’elle avait guetté son fils, n’étant point entrée avec le cortège dans le village, et l’avait aperçu qui descendait vers le village ; et maintenant elle arrivait :

— Fais de moi ce que tu veux ; je crois ce que tu crois, et j’aime qui tu aimes, seulement ne me quitte plus…

Elle l’appelait ainsi à distance, et vint, et elle aussi se jeta à genoux.

Mais Lhôte s’était redressé :

— Va-t’en ! je ne te connais plus.

Elle tomba, la face dans la neige.

Alors un ricanement se fit entendre, suivi d’un crachotement et d’une petite toux ; on vit que c’était Criblet, surnommé Serpent, qui fut le troisième et dernier.

Il n’allait pas droit, lui, parce qu’il n’allait jamais droit. Il avait perdu son chapeau.

— Que tu sois Jésus ou le Diable, ça m’est bien égal, disait-il, mais je sais qu’avec toi je serai mieux soigné qu’avec les autres : c’est pourquoi je viens, tu comprends.

Il voulut lever le bras, mais ne put, à cause qu’il serait tombé ; il toussa de nouveau, puis s’essuyant la bouche :

— Et tu m’as déjà fait gagner cent francs ; alors… alors, je me suis dit que tu m’en ferais bien gagner cent autres.

Il remonta son pantalon qui tombait.

C. F. RAMUZ.
(A suivre.)