Le Règne de l’esprit malin (Mercure de France)/2

Mercure de France 1er juin 1914, Tome 109, n° 407 (p. 552-572).


CHAPITRE DEUXIÈME


1

Les signes, à vrai dire, ne commencèrent à se montrer que beaucoup plus tard ; il y avait bien trois ou quatre mois que Branchu était installé au village.

N’empêche qu’octobre étant venu (mais, en somme, qu’est-ce que ces choses ont à faire les unes avec les autres ? on les met comme elles viennent, simplement), un matin que Baptiste le chasseur tirait un lièvre, son fusil lui éclata dans les mains, et il eut le pouce emporté. On l’assit sur un tas de fagots devant chez lui et les femmes allèrent chercher une cuvette, où elles lui dirent de tremper la main ; en un rien de temps, l’eau fut rouge. Et lui, quoique solide, en voyant son sang qui coulait, une fadeur lui venait à la bouche qui le fit devenir tout pâle : « Mon Dieu, disaient les femmes, le voilà qui prend mal ! » Cependant, de dedans le corps, la machine à pression du cœur continuait de pousser un jet mince, et on ne put l’arrêter que quand on se fut procuré un bon paquet de toiles d’araignées, qu’on appliqua où il fallait.

Trois jours après, un nommé Mudry, qui était cousin de Baptiste, tombait d’en haut une paroi d’une centaine de mètres et se fendait la tête en deux.

La petite Louise, la fille du sonneur, prit le croup. Deux bêtes crevèrent, la même nuit, dans la même étable. Un fenil tout neuf brûla.

Mais tout cela n’était encore que des événements extérieurs à vous ; il peut y avoir ce qu’on appelle des coïncidences, même un proverbe dit qu’un malheur ne vient jamais seul. Le plus inquiétant fut donc ce qui se passait au-dedans des gens, parce que leur nature changeait rapidement, et pas dans le sens qu’il aurait fallu, et la mauvaise graine en eux levait vite, tandis que la bonne était étouffée.

Il y eut l’exemple de Trente-et-Quarante, qui avait eu un enfant d’une autre femme que la sienne, et, comme il lui coûtait cher à entretenir, et, cette femme, il ne l’aimait plus, — un soir donc que le petit dormait, la mère ayant été chercher de l’eau à la fontaine, il le mit dans un sac qu’il noua par le bout, et, se laissant aller à la pente, droit devant lui, jusqu’à la plaine, il le jeta dans la rivière qui coule là. Il avait attaché une grosse pierre au paquet, on ne voyait déjà plus rien dans la rivière. Et Trente-et-Quarante se sentit heureux.

Il y eut aussi cette bataille de garçons, une nuit de la fin de la vendange qu’ils remontaient en troupe au village, et il est vrai qu’ils avaient un peu bu, et le vin nouveau est méchant, mais jamais jusqu’alors les choses n’avaient été si loin.

À ce qu’on raconta depuis, la dispute avait commencé au sujet d’une fille que l’un d’eux s’était vanté d’avoir embrassée quand ce n’était pas vrai. Pourquoi donc s’en vantait-il ?

On peut bien taquiner quelqu’un, mais à la condition de savoir s’arrêter, sitôt qu’on voit que la plaisanterie tourne mal ; ce Joseph fit tout le contraire.

Et l’autre, alors, le véritable amoureux, qui se nommaït Jean, il m’avait plus pu se retenir, il avait dit à Joseph :

— Tais-toi ! sans quoi…

— Sans quoi ?… avait demandé Joseph.

Ils étaient une quinzaine, il faisait complètement nuit : cela se passait tout en-haut du dernier raidillon qu’on prend pour éviter les lacets de la route, c’est-à-dire à quelques pas du village ; les deux voix tout à coup étaient montées dans le silence, et elles résonnaient au loin.

Ils s’étaient jetés l’un sur l’autre. Et ceux qui les accompagnaient, au lieu de chercher à les séparer, comme on tâche toujours de faire, ils s’étaient trouvés tout de suite partagés en deux partis ennemis, qui les excitaient tour à tour : « Vas-y Joseph ! » « Vas-y Jean ! » eux qui n’avaient pourtant pas besoin d’être excités, parce qu’une égale fureur leur avait enflammé les moëlles.

Trois fois ils s’étaient relevés, trois fois ils étaient retombés ; une petite lune sortit de derrière les nuages. Lune, tu es témoin, c’est le soir sur la route, et c’est le temps de la vendange, et aussi on a beaucoup bu ; mais ça n’explique pas quand même pourquoi ils se tiennent comme ça couchés l’un sur l’autre, et celui qui est dessus tape dans la figure à celui qui est dessous. Et à présent, est-ce qu’on comprend mieux ? Ils ne sont plus seulement deux à se battre, mais tous ceux qui sont là se sont empoignés. Des cris rauques venaient, on ouvrait les fenêtres. Les hommes sortaient avec des lanternes, ils disaient : « Qu’est-ce qu’il arrive ? » et puis voyant que la lune éclairait : « Mon Dieu ! là-bas ! » et les femmes : « Mon Dieu ! mon Dieu ! » et les femmes aussi sorties et jusqu’à des enfants en chemise, bien que la nuit fût froide, et la bise soufflait.

Les plus courageux s’étaient approchés, quelques-uns armés de bâtons ; mais vainement essayèrent-ils d’intervenir, il fallut attendre que la bataille prît fin d’elle-même, vu le manque de combattants.

Quatre restaient étendus sur la route. Et le lendemain matin le sang n’était pas encore sec, qui avait fini par former des flaques ; et on eut beau jeter de l’eau dessus : longtemps encore une sorte de croûte brune resta collée à la chaussée que le vent peu à peu fit s’écailler et emporta.

Quant à Jean, il garda le lit six semaines. Là aussi fut l’étonnement que lui, qui, au fond, était dans son droit, eût tout le mal, et Joseph rien. Il avait la mâchoire complètement cassée, le front fendu, un pied foulé, outre des plaies sur tout le corps ; une grosse fièvre le prit, on le veillait, le médecin qu’on avait appelé par la d’abord d’une fracture du crâne, on crut même un moment qu’il n’en réchapperait pas : et pendant ce temps Joseph faisait le beau par le village, disant : « Il me connaît, il ne reviendra plus s’y frotter. » Et riait en se rengorgeant. Et ce qui devait arriver finalement arriva, qui fut qu’il prit à Jean son amoureuse, bien qu’il ne songeât point à elle, mais ce fut elle qui vint un jour, et elle lui avait passé le bras autour du cou : « Ce n’est pas lui, c’est toi que j’aime, parce que tues le plus fort. »

Il n’y avait là aucune justice, on pense qu’elle avait quitté le pays. On le vit bien avec le ménage de Clinche, qui était pourtant autrefois un homme raisonnable et doux, et sa femme une brave femme, et ses enfants de gentils enfants et faciles à élever : brusquement l’humeur de Clinche changea et toutes les fois qu’il rentrait chez lui, maintenant, il se répandait en paroles dures et en reproches pas mérités.

Tout prétexte lui était bon. Tantôt c’était la soupe qui était trop chaude ou trop froide ; tantôt une odeur, disait-il, qu’il y avait dans la cuisine, et l’odeur le faisait tousser ; tantôt le ménage n’était pas en ordre, ou bien, quand il était en ordre, il reprochait à sa femme de perdre son temps ; il cherchait de toute façon l’occasion d’une querelle ; hélas ! on voit venir les coups.

Ils vinrent. Car d’abord sa femme ne répondit point. Docile de nature et pétrie à l’obéissance, elle s’étonnait seulement de voir son mari si changé, mais on sait assez que les hommes changent : et elle prenait patience se disant : « Ça passera. »

Mais, comme ça ne passait point et qu’au contraire il devenait toujours plus exigeant et plus brutal :

— Oh ! Jean, lui dit-elle un jour, ne se contenant plus, comment peux-tu avoir tout oublié ? Rappelle-toi le temps que tu venais, tu ne me parlais pas si durement alors, les mots n’étaient jamais trop doux, et moi je disais non, mais tu m’as fait pitié, quand tu venais la nuit pleurer sous ma fenêtre, et il m’a bien fallu céder. Et maintenant c’est toi qui ne veux plus de moi. Comme tu es quand même injuste !…

Il répondit :

— Fous-moi la paix ! Regarde le temps que tu perds, quand rien ne va dans le ménage. Empoigne-moi ce balai, je te dis, et plus vite que ça, sans quoi !

Et il leva la main sur elle. Alors les enfants se mirent à pleurer.

Cela l’irrita davantage encore :

— Taisez-vous, disait-il.

Mais les cris redoublaient à mesure qu’il criait plus fort.

C’est l’enfer dans cette maison, on entend le petit Henri qui supplie son père : « Papa, s’il te plaît, ne me fais point de mal ! Papa, papa, ne me bats pas ! » et il se traîne à genoux dans la cuisine, mais l’autre ne peut plus l’entendre, parce que sa colère le rend sourd et aveugle à tout : il tape sur le petit Henri comme il a tapé sur sa femme, et tout le village le sait, à cause de ces cris qui viennent, jusqu’à ce qu’un coup de vent passe et alors tout est emporté. Seulement le vent tombe de nouveau et la petite voix de nouveau sort de dedans l’ombre, et se lamente de nouveau, et de temps en temps un sanglot l’étrangle, tandis qu’elle se meurt en une longue plainte, comme celle du vent lui-même, quand il s’engage entre deux poutres ou il souffle au trou d’un mur.


2

Lude sortit ce soir-là sans savoir pourquoi, ni où il irait, mais un besoin de bouger l’avait pris et, comme sa femme lui demandait s’il rentrerait bientôt, il répondit : « Est-ce que ça te regarde ? »

Elle fut étonnée, parce que son mari l’aimait bien, mais dans ce ménage aussi, depuis quelque temps, tout était changé, l’homme ne parlant plus, et passant toutes ses soirées les bras croisés, devant le feu, sans dire un mot, comme noyé dans ses pensées.

Quelque chose le travaillait, et il ne savait pas bien quoi, mais c’est un poids intérieur dont on voudrait bien se débarrasser : alors on part droit devant soi comme la bête trop chargée, qui espère en se secouant de faire tomber son fardeau.

Ainsi il fit et sortit du village. Depuis la veille, le ciel était couvert. C’est simplement un changement dans la direction du vent, mais ce peu de chose suffit pour que l’aspect des lieux soit entièrement autre à l’œil, parce que le brouillard venait et les belles couleurs avaient été ôtées. Là où auparavant brillait le joli jaune d’or des feuilles, des arbres tendaient leurs bras nus ; le gazon brouté jusqu’à la racine avait perdu son éclat ; un ciel bas pesait sur les crêtes : et il vous venait, comme aux choses, une terrible peine à vivre. C’est ce qui passait pour Jean Lude. Là était ce travail qu’on a vu, parce qu’il pensait : « Comment ai-je pu supporter jus-qu’ici cette existence de misère ? »

Un accablement le tenait, mais ce n’était pas tant de quoi il s’étonnait que de ne pas l’avoir ressenti plus tôt, cet accablement, songeant à la façon dont ils avaient vécu jusqu’alors, lui, sa femme et sa fille.

Pourtant il n’en avait jamais souffert, pour dire ; même peu de gens avaient été plus heureux que lui : et on le citait comme un modèle de mari dans la commune.

Il était grand, mince, assez maigre, il avait le cou long et la pomme d’Adam saillante : il avait le regard très doux. Et une grande bonne volonté était écrite sur sa figure, comme on voit chez ceux qui ont accepté, mais se disent : « Faisons au moins que j’utilise pour le mieux le peu qui m’a été donné. »

Seulement, voilà, il n’acceptait plus. Il ravala sa salive. Cela fit monter sa pomme d’Adam. Il avait la bouche un peu sèche, comme quand on commence à être malade et il se demandait : « Qu’est-ce que j’ai ? » sans comprendre, tout en continuant de monter.

Il arriva bientôt sur un petit replat, où le chemin se dédoublait.

À cause du brouillard, on ne voyait plus le village. Cet étage d’en bas, où il était bâti, était recouvert comme d’un linge, sous lequel tout disparaissait, à part la pointe du clocher, qui en sortait par une déchirure. Et plus loin, à l’endroit où s’ouvrait la vallée, le même voile s’étendait, et, partant de ce versant-ci, allait s’attacher au versant d’en face, dont il ne laissait voir que la partie d’en haut. Ainsi le vide était comblé. Mais on le devinait quand même : Et qu’il y avait l’air dessous ; cela se devinait aussi, à cause d’un mouvement qui passait quelquefois, glissant à sa surface comme une vague sur un lac ; puis un lambeau en était arraché ; qui venait lentement vers vous.

On aurait dit des bouffées de fumée de pipe ; quand un vieux fume contre un mur : elles se prenaient aux buissons. Une première passa au-dessus de Jean, il en venait déjà une deuxième ; et elles se multipliaient rapidement, l’air ayant recommencé de s’agiter.

On sait assez comme le brouillard monte : lui, du moins, le savait assez ; et, comme il faisait de plus en plus sombre, voilà qu’à tout le reste s’ajoutait encore pour lui une terrible impression de solitude, séparé qu’il était ainsi dés autres hommes, rien que soi-même ; et seul, dans le soir qui tombait, au carrefour des deux chemins.

L’un continuait de monter : l’autre allait à plat, prenant là côte de flanc. Il parut hésiter un instant encore, puis il s’engagea sur celui qui allait à plat.

Où il s’acheminait ainsi, il ne le savait toujours point. C’était toujours ce simple besoin de mouvement qu’on a vu, à quoi il avait dès l’abord cédé : et quand il s’était arrêté, cela avait été un besoin de s’arrêter dont il n’avait pas été maître, et maintenant il marchait de nouveau. Il fut mené de cette façon-là jusqu’à un lieu nommé Prézimes ; et il continuait de rouler dans sa tête les mêmes pensées désolées, quant à sa dure vie et à sa pauvreté.

« Quatorze heures de travail l’été, six de sommeil, rien d’autre que de la soupe, une seule chambre pour nous trois, est-ce juste, se disait-il, est-ce juste ? D’autres ont tout ce qu’ils veulent, nous rien. D’autres, quand ils ont besoin d’un habit neuf, ils n’ont qu’à ouvrir leur porte-monnaie ; nous, on est obligés de garder nos vieux habits toute notre vie, même au delà de notre vie, puisqu’on nous les laisse dans le cercueil ! »

— Nom de Dieu ! il dit cela tout haut, et il levait le poing.

Il avait de nouveau fait halte, et se trouva planté, comme si c’était fait exprès, juste devant un de ses champs, dont le côté d’en haut était ourlé par le chemin et qui, s’enfonçant au dessous de lui, semblait cousu contre la pente.

Il n’y avait aucun arbre dans ce champ, aucun buisson non plus, aucune rigole, rien qui pût servir de point de repère, sauf trois ou quatre pierres pointues mises debout, qui partageaient l’espace labouré en rectangles à peu près égaux ; et, voilà, le champ du milieu était à lui, les deux autres n’étaient pas à lui.

Il regardait d’un regard. fixe et vide, qui était seulement une apparence de regard, parce que le vrai tourné en dedans ; puis survint tout à coup l’éclair de cette idée et dans le noir de son cerveau elle traça un trait de feu : « Je n’aurais, se dit-il, qu’à déplacer un peu, les bornes pour que ma misère prit fin. ».

Cinq ou six pieds carrés de gagnés ne sont pas grand’chose, mais ce n’était là qu’un commencement : à quoi il s’obstinait déjà, c’était la volonté de ne plus être pauvre, et de s’enrichir n’importe comment.

On s’est montré trop bête ; on a été puni. Mais maintenant il s’agit de faire voir que l’intelligence vous est venue et on sait ce qu’on veut et on s’entend sur les moyens. Il semblait que le ciel se fût brusquement éclairci et cette solitude même qui lui pesait si lourdement l’instant d’avant, il sentait lui venir comme de la tendresse pour elle, parce que, grâce à elle, personne ne pouvait le voir.

Il jeta encore un regard tout autour de lui : non, personne ; on est comme dans une chambre avec des parois de brouillard ; il n’eut plus qu’à se laisser faire. Un mouvement le porta en avant. Il descendit dans le champ, il prit dans ses deux mains la première borne venue. Elle n’était pas enfoncée très profond, elle céda tout de suite, et il la déplaça de deux mètres sur le côté. Puis il passa à la suivante : il y en avait ainsi sept ou huit.

Un corbeau cria au-dessus de lui. On entendait au loin grincer une charrette aux essieux mal graissés…

Quand il revint, il faisait nuit. Sa femme était en train de faire la soupe. Il s’approcha d’elle, il l’embrassa.

Il semblait tout à fait redevenu le Jean Lude d’avant, et comme la petite rentrait et elle disait bonsoir à son père :

— Viens ici, Marie, dit-il, et il la prit sur ses genoux.

Il disait :

— Est-ce qu’on aime bien son papa ?

Elle répondit :

— Oh ! oui, on aime bien son papa.

Il faisait chaud dans la cuisine, et c’est bon ces pièces fermées quand le vent souffle et la nuit est dehors. Nous, on se tient sous les saucisses qui sont pendues à des perches dans la large cheminée, avec des quartiers de lard, parce qu’on vient de tuer le cochon ; et voilà, on se dit : « La nourriture est assurée. » On se dit : « J’ai ma maison, ma femme, ma fille », et une chaleur vous vient dans le cœur. On a le cœur dans du coton, comme quand l’oiseau par le mauvais temps revient à son nid et s’y blottit la tête sous l’aile : on ne demande rien de plus. Car lui, d’avoir fait ce qu’il avait fait, il se sentait comme renouvelé ; toute amertume était passée.

On apporta la soupe, il y avait longtemps qu’il n’avait mangé de si bon appétit. Adèle alla coucher la petite.

Elle revint, il la fit asseoir près de lui. Il lui prit les mains, il l’enveloppa toute de son regard. Et elle aussi avait chaud maintenant, et elle aussi était toute joyeuse, en sorte que, dans ses yeux, on voyait briller un feu doux, puis elle cligna un peu des paupières.

— Ah ! petite timide, dit-il ; allons, viens qu’on t’embrasse à la place du cou que tu aimes, mais c’est du joli, dis donc, après douze ans de mariage : se conduire ainsi, oui, c’est du joli !

Puis recommençant :

— Tant pis, viens quand même.

Elle n’avait eu qu’à s’avancer encore un peu, Il s’était fait un grand silence.

Tout à coup, il lui demanda :

— Écoute, que dirais-tu si on devenait riches ?

Elle s’était non moins brusquement redressée, ne s’attendant guère à la question ; lui se mit à rire.

— Réponds-tu ? disait-il,

— Jean, disait-elle, je ne comprends pas.

— Comment ? tune comprends pas ? Eh bien, je te demande si tu serais contente au cas où on deviendrait riche, car c’est quand même une chose possible… Même, reprit-il (et il donna un coup de poing sur la table), même ça ne serait que. juste !…

Et il recommençait, criant presque : « Il y a assez longtemps que nous sommes pauvres, c’est bien notre tour ! » et de nouveau elle avait peur.


3

Beaucoup de femmes se mirent à tomber du haut mal.

Elles passaient dans la rue, on les voyait s’arrêter : elles renversaient la tête, elles étendaient les bras, et puis tombaient à la renverse, se débattant terriblement, tandis qu’une sorte d’écume leur venait aux coins de la bouche et leur regard était tout blanc.

Et il était difficile de ne pas voir que jamais tant de maux ne s’étaient abattus à la fois sur le pays : mais quand les gens en recherchaient la cause, là ils commençaient à ne plus s’entendre : les uns accusaient l’air, d’autres l’eau des fontaines, d’autres encore le changement de saison ; certains assuraient qu’il ne s’agissait que d’une épidémie de grippe : eussent-ils eu, les uns ou les autres, raison, cela n’expliquait toujours pas d’où venaient les querelles, les mauvaises pensées, et les accidents, qu’on a vus.

Seul Luc avait son explication, c’était d’ailleurs toujours la même :

— Il a le visage de la fausseté, disait-il, et le mouvement de ses mains est un mouvement de mensonge ! Car il semble qu’il soit chez lui et occupé à son travail : où il est, en réalité, c’est au fond de vos cœurs, et les ronge en dedans, comme fait le ver dans le fruit.

Ainsi parlait-il, élevant la voix, et il continuait de se promener dans le village, ameutant les gens par ses cris. Cela ne semblait pourtant pas avoir causé le moindre tort au nouveau cordonnier, bien au contraire ; sa boutique ne désemplissait plus. On aimait à venir lui tenir compagnie, à cause des histoires qu’il racontait, à cause aussi qu’il savait écouter les vôtres : et il y avait toujours, dans sa boutique, cinq ou six personnes d’installées, pas toujours les mêmes, bien sûr, mais sitôt qu’une sortait, une autre entrait. Ainsi c’était comme si elles ne changeaient pas. Et Branchu, pendant ce temps, tapait son cuir et tirait son ligneul, l’air nullement préoccupé des bruits qui pouvaient courir sur son compte, l’œil et le regard vifs, la langue non moins vive, son petit œil gris qui brillait, et plus adroit que jamais de ses mains et plus leste, si bien que ce qu’il abattait d’ouvrage en quelques heures était quelque chose d’inimaginable, et qui ne s’était jamais vu.

Il savait si bien vous distraire qu’on en oubliait qu’il fût là : tant de choses passaient en images devant vos yeux qu’on perdait de vue la réalité.

Et tout à coup, alors, montait au loin la voix de Luc, faible encore et comme étouffée, mais qui grandissait peu à peu : et ces mêmes mots revenaient : « aveuglement, malédiction, malheur sur vous » et tout le reste ; on était tiré de ses rêves, il vous fallait bien relever la tête, et certains impatientés disaient : « Il nous embête, ce vieux-là, » Mais Branchu ne se troublait point. Son petit marteau à bout arrondi continuait de se lever, et son alène de percer des trous dans le cuir :

— Voyons, disait-il, qu’est-ce que ça peut bien vous faire ? En quoi est-ce que ça vous touche ?

Et posant son doigt sur son front :

— C’est un malheureux, voilà tout :

— Bien sûr, répondait-on, nous ça ne nous touche pas, mais vous !… Et puis c’est tout de même injuste !

« Oh ! moi… » et Branchu alors haussait les épaules et il s’était déjà remis à son travail, mais à ce moment Luc apparaissait ; il n’était point timide, certes ; qu’il fût seul et eux sept ou huit, ne le faisait nullement reculer ; et, debout devant la boutique, sa vieille barbe remontée et ses yeux qui jetaient du feu, comme quand on bat le briquet :

— N’avez-vous point honte, vous ! Car les autres sont sourds, et aveugles, mais vous c’est volontairement que vous vous refusez à entendre et à voir. Traîtres, je vous dis, et transfuges, et artisans de votre perdition…

Et sa voix grandissait toujours, mais il était interrompu, quelqu’un venait d’ouvrir la fenêtre : une énorme pierre tombait dans le ruisseau ; et il disparaissait sous les éclaboussures, cependant que tous éclataient de rire, et Branchu comme tout le monde, mais on aurait dit malgré lui.

À quelques jours de là, un matin, vers onze heures, comme Lhôte rentrait chez lui, il vit des gens devant sa porte. Elle s’ouvrait sur un perron, en haut d’un petit escalier ; sur ce perron, des femmes se tenaient, qui discutaient avec des gestes. Elles se turent tout à coup. Et Lhôte s’avançait toujours, ne comprenant pas ce qui se passait.

Mais l’une des femmes accourut : « Lhôte, Lhôte, ne viens pas (elle lui barrait le chemin), ne viens pas, Lhôte, c’est trop triste. Laisse, on la soignera sans toi… Tu attendras qu’elle aille mieux, parce que sans ça… parce que sans ça… »

Il l’écarta violemment, et monta en courant l’escalier. C’est qu’il devinait bien de qui il s’agissait.

If trouva sa mère couchée sur la table de la cuisine, à côté de laquelle elle était tombée tout de son long, pendant qu’elle rangeait dessus les assiettes du diner.

Elle ne bougeait plus ; pourtant elle n’était point morte, comme on voyait à ses yeux restés ouverts et qui n’étaient pas privés de regard ; sûrement même qu’elle voyait et entendait tout, seulement elle ne pouvait plus faire un geste, l’âme désormais prisonnière, enterrée vive dans le corps, comme dans un autre tombeau.

Il se mit à genoux et, s’accoudant sur le bord de la table, il tendait sa figure en supplication vers elle : « Maman ! appelait-il, maman ! » (ainsi les tout petits, bien qu’il eût passé l’âge, mais quand on souffre, on redevient enfant) « maman, n’entends-tu pas ? c’est moi. »

En même temps, il se penchait vers elle, mais elle restait immobile, ses yeux ne se tournèrent même point de son côté ; il semblait qu’elle fût de pierre, comme ces statues qu’on voit couchées dans les églises, avec un cœur en plus, pourtant, et quelle douleur dans ce cœur (si elle entendait son fils l’appeler).

Les femmes se poussaient du coude, et tout bas elles se disaient : « Bien sûr ! personne n’y peut rien, c’est la grande paralysie ! »

On voit souvent de ces paralysies, c’est même une des maladies le plus fréquentes chez les vieux, ceux qui sont usés jusqu’au fond, alors les grandes ficelles cassent : et on sait assez, d’autre part, que les médecins n’ont jamais réussi à guérir ces maladies-là, qui viennent de plus loin et de plus haut que nous.

C’est ainsi que quand Luc parla de faire venir le docteur, les femmes secouèrent la tête.

— Mon pauvre Luc, y penses-tu ? Le docteur n’y pourra rien et ça te coûtera tout de suite dans vingt francs !

Il vit sans doute qu’elles avaient raison : il n’insista pas, Il approcha un tabouret de la table, il s’y assit, les bras croisés.

Et celle qui était sur la table continuait d’être immobile, avec sa vieille figure en bois, ses lèvres tirées et pincées, son grand nez crochu, ses yeux enfoncés, et sous sa tête à bonnet blanc, un coussin recouvert d’une étoffe à carreaux. Elle ne respirait plus, autant dire, tant était incertain le mouvement de va et vient qui lui soulevait la poitrine, et le cœur est-ce qu’il battait ? on ne le sentait plus battre en tout cas. Pourtant quelque chose disait qu’elle continuait de vivre, et là était l’angoissant de la chose, la contradiction qu’on sentait entre ce corps qui restait chaud et cette raideur, comme à un cadavre.

Les gens entraient, sortaient, certains parlaient un peu d’autres ne disaient rien du tout ; qu’ils parlassent ou non, cela revenait tout à fait au même. Et Lhôte n’avait toujours pas bougé. Ainsi un long temps se passa, déjà on sentait que le soir venait. Les gros souliers à semelles de bois continuaient de claquer sur le perron et la porte d’être poussée ; il neigeotait, il faisait gris et une odeur de drap mouillé flottait pesamment sous le plafond bas.

A un moment donné, quatre heures sonnèrent ; la porte s’ouvrit une fois de plus, Branchu entra.

On ne s’étonna point de le voir, parce qu’on le savait lié d’amitié avec Lhôte ; on s’écarta pour le laisser passer.

Il s’avança jusqu’à la table où la vieille était, et Lhôte près d’elle ; il posa la main sur l’épaule de Lhôte, Lhôte leva la tête, le regardant de ses yeux troubles, sans paraître comprendre ce qu’on lui voulait.

— Lhôte, dit Branchu, tu ne me reconnais pas ?

Il fit signe que oui, puis laissa retomber sa tête : un grand silence était venu.

Alors on vit Branchu se tourner vers la vieille, et il prit sa main qui était posée à côté d’elle sur la table, et il souleva cette main qu’il garda un moment entre ses doigts, puis la remit où elle était.

Et, un instant encore, il parut réfléchir et continuait de se taire ; quand il éleva de nouveau la voix, à peine si on la reconnut.

— Lhôte, que dirais-tu si je la guérissais ?

Et, comme s’il se parlait à lui-même : « C’est un secret que j’ai pour ces maladies-là, et les médecins n’y ont rien compris. Mais où est l’empêchement, moi, je le sais, car il m’a été indiqué… C’est un caillot qui se forme dans le sang, et il faut seulement qu’il circule, donc trouver la place où il est, comme quand un tuyau de fontaine est bouché… Lhôte, permets-tu que j’essaie ? »

Lhôte ne répondait toujours point, mais ses yeux terriblement agrandis ne quittaient plus ceux de Branchu.

Alors on vit Branchu s’approcher plus encore, il étendit les bras, ses mains s’ouvrirent, il les tenait ouvertes au-dessus du corps couché devant lui. Et lentement il abaissa ses mains. Il es posa à plat sur la poitrine de la vieille. Puis il se mit à les promener de droite et de gauche, n’appuyant qu’à peine pour commencer, mais appuyant de plus en plus ; elles descendirent, elles montèrent ; elles cherchaient le cœur maintenant ; elles gagnèrent le cou, puis les joues, puis le front, et tout à coup il se mit à peser, rejetant le buste en arrière ; un grand soupir se fit entendre.

— Voilà, dit Branchu, en s’écartant, ça n’est pas plus difficile que ça, et il se frottait les mains.

Puis, comme rien ne remuait plus dans la pièce :

— Venez seulement, reprit-il, n’ayez pas peur.

Et, là-dessus, pour la deuxième fois, il se mit à rire (la première fois c’était à propos de son enseigne quand il disait qu’il aurait dû la peindre en rouge), il se mit donc à rire, et ce rire rompit quelque chose dans l’air.

Tous s’avancèrent en même temps, et au milieu du cercle ainsi formé, la vieille Marguerite changeait peu à peu de couleur. Ses yeux jusqu’alors fixes se déplacèrent sous les paupières qui les recouvraient à demi ; ses mains se cherchaient sur sa jupe ; on la vit remuer les lèvres, comme quand on veut parler. Et voilà, tout à coup, elle dit : « Où est-ce que je suis ? » et elle essaya de redresser sa tête.

— Est-il possible ! disaient les gens, mais c’est qu’elle est ressuscitée, et ils se pressaient autour d’elle. « Lhôte ! tu n’entends pas, elle a parlé. » Lhôte seul paraissait n’avoir rien entendu, et les gens vinrent, et ils le prirent parle bras, et l’amenèrent.

Il regarda, la vieille regardait, bientôt leurs yeux se rencontrèrent, et sur la vieille bouche sans dents, un sourire maintenant venait, qui bougea d’abord au-dessus, comme un papillon avant qu’il se pose, puis descendit, puis se fixa ; et la vieille tendit les bras à son fils.

Et lui n’avait peut-être point compris jusqu’alors : quand ce signe vint, il comprit. Et il se laissa tomber en avant.

C’est qu’on ne pouvait plus douter, même elle semblait complètement guérie. Tout de suite elle avait voulu s’asseoir. Elle avait pris son grand fils par le cou, elle disait : « Est-ce toi ? est-ce bien toi ? Mon Dieu ! que c’est drôle ! » Et les femmes qui l’entouraient s’étaient déjà mises à parler, ayant hâte de lui apprendre ce qui lui était arrivé, vu qu’elle ne savait rien encore : « Vous êtes tombée tout à coup, on est venues, on vous a relevée, vous étiez comme morte, heureusement que ce Branchu… »

Et il n’avait eu, n’est-ce pas ?… mais elles n’allèrent pas plus loin, parce que Lhôte s’était mis debout, et levant la main, solennellement :

— Je sais qui il est, c’est Jésus !

Cependant un grand bruit venait de devant la maison. Une poussée se fit ; la porte, cédant brusquement, battit contre la muraille. Où est-ce qu’on va mettre tout ce monde ? pas moyen de le laisser entrer. Néanmoins le monde entrait, nul n’eût réussi à l’en empêcher, trop de curiosité vous pousse, et on se bousculait autour de la vieille Marguerite, à qui on disait : « Est-ce vrai ? » et elle disait : « Vous voyez ! »

Elle semblait toute contente ; même elle avait l’air rajeunie, le teint plus frais, les yeux plus vifs. On lui avait fait du café qu’elle buvait, tenant sa tasse des deux mains, dans un vieux fauteuil de paille où on l’avait installée, et autour d’elle les voisines, à mesure qu’on s’approchait, recommençaient toute l’histoire, avec des gestes importants. Ainsi, dans le désordre qui était survenu et parmi toute cette foule, Lhôte un moment fut oublié. Quant à Branchu, depuis longtemps il n’était plus là.

Mais voilà que soudain, du milieu de l’obscurité qui avait maintenant envahi la cuisine, une voix monta de nouveau, la voix de Lhôte se fit entendre et elle était sourde, en dessous, comme quand on sort d’une méditation : « C’est Jésus qui est revenu ! »

On monta sur un banc pour allumer la lampe, et Lhôte s’avança au milieu de la pièce, et il recommençait : « Entendez-vous, vous qui êtes là ? parce que les maux vont cesser et il y aura la source d’eau vive où tout ce qui souffre boira ! » Il était pâle, parmi sa barbe noire. Est-ce bien le bon compagnon beau parleur d’autrefois, et l’homme à tablier de cuir qui fait fumer le sabot du mulet, tout en échangeant des plaisanteries avec celui qui tient la bête ? Ses yeux, en tout cas, sont des autres yeux, une flamme s’y est allumée. Et il lève de nouveau la main :

— Je vous le dis à vous qui m’écoutez, le Seigneur est parmi nous. Il s’était fait menuisier l’autre fois, le voilà maintenant qui s’est fait cordonnier. Mais peu importe que le métier change ; à quoi on le reconnaît, c’est qu’il guérit les malades et redresse les morts dans leur cercueil !

Beaucoup de gens n’étaient pas loin d’être de son avis ; d’autres restaient incrédules ; mais enfin, n’est-ce pas ? on ne pouvait nier qu’il ne se fût fait un grand miracle : si d’autres pourtant allaient suivre ! et ainsi on se réservait.

On vit par la porte qui restait ouverte tant de gens entrer encore qu’on ne savait pas d’où ils pouvaient bien venir, et, où ils regardaient maintenant ce n’était plus vers la mère, mais vers le fils, qui continuait de parler. La nuit s’offrit à eux tous ensemble, parce que tous ensemble ils suivaient Lhôte qui sortait. Même il y avait parmi eux plusieurs malades, mais, où est l’étoile, ils le savaient bien et vers quelle étoile ils se dirigeaient, parce que Lhôte marchait devant eux. « Peut-être ? » se disait-on. En effet, est-on sûr de rien ? et il y a au-dedans de nous une telle soif de croire qu’on va au-devant même des promesses de l’eau, surtout quand on a eu tant de soucis, tant d’occasions de tristesse, et on a eu le cœur opprimé par tant de malheurs. Ainsi Lhôte allait devant eux et il tourna à gauche, sitôt la fontaine passée. Une petite neige continuait de tomber, fine, venant d’en bas, d’en haut, de tous côtés, comme elle fait quand le vent souffle, et on avait ces aiguilles froides qui se posaient en fondant sur vos cils. Aucune étoile cependant, mais là-bas tout à coup on vit briller la lampe. Et c’était bien l’image visible de cette autre étoile au-dedans de nous. Là-bas se trouvait la boutique, où il devait s’être réinstallé, comme l’indiquait la lumière ; ils s’en allaient tous de ce côté-là.

C’est de cette façon qu’on vit Lhôte enfin prendre les devants, et il alla frapper à la porte. La porte s’ouvrit, puis se referma. Et ils se poussaient tous pour voir du moins par la fenêtre, puisqu’il ne leur était pas possible d’entrer. Les malades demandaient : « Est-ce qu’il ne nous guérira pas aujourd’hui ? Ce serait bien triste d’attendre. » Certains toussaient. Un pauvre petit garçon, qui marchait avec des béquilles, ne pouvant rester plus longtemps debout, s’était assis dans la boue.


4

Ils ne purent pas entrer, parce que la porte de Branchu resta fermée et on expliqua ensuite qu’il ne guérissait que certaines maladies, la paralysie en particulier, mais aux autres il ne pouvait rien.

Lhôte eut seul, tout d’abord, la permission d’entrer ; il s’était tout de suite agenouillé devant Branchu, à ce que certains racontèrent, mais Branchu l’avait relevé.

On l’avait vu secouer la tête, comme s’il répondait à une demande de Lhôte : sans doute que Lhôte lui parlait des malades qui attendaient dehors, et Branchu devait répondre qu’il ne pouvait rien pour eux ; alors Lhôte n’avait plus insisté, non pas qu’il eût renoncé à sa foi, mais on ne discute pas les volontés du maître.

Les uns après les autres, les gens s’en retournèrent donc chez eux. Il semblait bien que tout fût fini. Et si Branchu eût été là jusqu’à la fin, rien de ce qui arriva ne serait arrivé sans doute ; mais il ne fut pas là jusqu’à la fin, comme on va voir.

Car il allait être huit heures et, d’habitude, à huit heures, le village est endormi. Il se passe, en effet, que l’hiver on n’a rien à faire et, plutôt que de tant brûler de pétrole, on préfère se mettre au lit. Silence alors sur tous ces petits toits serrés l’un contre l’autre, quand une grosse lune ou bien du brouillard est au ciel, et ce qu’on entend seulement, c’est le bruit sourd de la fontaine, comme un petit tambour mouillé. Mais, ce soir-là, des voix continuaient de venir et au loin vaguement une rumeur bougeait, comme si plusieurs personnes eussent continué à causer dehors, malgré la neige ; tout à coup un appel monta. Et ceux qui étaient dans la boutique (ils y étaient maintenant quelques-uns, qui avaient rejoint Lhôte) s’étaient mis à écouter.

Et alors donc cette grosse voix vint, qui dominait toutes les autres, et on comprenait très bien ce qu’elle disait :

— Écoutez, je vous dis, pendant qu’il en est temps encore parce que, pour vous mieux tromper, il s’est changé en son contraire, et, ayant en vue votre perte, il feint de venir vous sauver… C’est comme quand on a mis du miel sur une assiette pour les mouches et dessous est la glu, qui signifie la mort…

— Ça n’est pas difficile de savoir qui c’est, dit quelqu’un. Tout de même il faudrait le faire taire.

— Le faire taire ? dit Lhôte, je m’en charge…

Mais Branchu le retint par le bras,’et déjà la voix s’éloignait. Sans doute que le pauvre Luc faisait de nouveau le tour du village, s’arrêtant devant les maisons pour appeler, « parce que, disait-il, c’est la dernière qui sonne ».

Le silence revint. Il y eut un moment de gêne. Tout à coup, Branchu dit : « Savez-vous ? ne restons pas là. » Et, comme il faisait souvent, il les emmena tous à l’auberge.

Du moins, là-bas, était-ce mieux chauffé, avec aussi plus de lumière, et les commodités du vin qui aident à la conversation : quand ils se furent assis à une des grandes tables, ils se sentirent plus à leur aise.

Branchu parlait beaucoup ; les autres lui répondaient, il entrait des gens qui disaient à Branchu :

— Est-ce vrai que vous faites des miracles ?

Branchu haussait les épaules :

— Des miracles, moi ! Hélas ! non, mon pauvre ami, ni moi, ni personne en ce monde. Mais on a appris un peu de médecine, qui nous permet des fois de rendre service aux gens.

Et d’autres aussi venaient, qui disaient :

— Êtes-vous Jésus ou bien le démon ?

Alors Branchu se mettait à rire : « Ni Jésus, ni le démon, entre deux, hélas ! entre deux… » Et Lhôte à ce moment étrangement le regardait.

On voit assez que personne ne savait plus que croire et c’est aussi que les esprits n’avaient pas eu le temps de bien s’asseoir : Néanmoins une considération nouvelle, qu’on sentait, entourait Branchu, et une espèce de respect. Beaucoup le saluaient très bas, comme on ferait à un monsieur, et, bien qu’on se trouvât à l’auberge, les gens n’avaient plus avec lui aucune familiarité. On devait avoir pris le moyen parti et se dire : « C’est quelqu’un de très savant, qui le cache, » Ces personnes-là sont à ménager. Il n’y avait que Lhôte qui gardât son humble attitude, comme celui qui est devant son maître et on n’est plus rien, soi-même, parce qu’il est là.

Cependant Branchu faisait bien les choses. Est-ce qu’il avait son idée ? mais jamais le vin n’avait coulé si abondamment. À tous ceux qui entraient, aussitôt un verre était apporté et la part qu’ils voulaient d’un litre jamais vide.. L’échauffement intervenait, et les fumées. Il ne restait que ses amis et les amis de ses amis ; il semblait content de les avoir là et chercher. à les retenir, les entretenant par le vin (sauf Lhôte qui ne buvait pas). Ainsi la soirée se trouva assez avancée. Et c’est à ce moment, comme si c’était fait exprès, que la voix monta de nouveau, qui était assez rapprochée et se rapprochait toujours plus :

— C’est la dernière qui sonne, sans quoi vous êtes déjà condamnés… Parce que la porte d’en bas est ouverte où fume le soufre, et la flamme se montre où vous brûlerez éternellement. Il vous mène d’une main douce, et vous ne sentez que la main ; mais moi je vous fais voir le lieu où il vous mène, afin que vous puissiez encore lui échapper…

Quelques-uns s’étaient mis à rire ; Lhôte, lui, s’était levé. Et comme Branchu lui faisait signe de se rasseoir : « Non, disait-il, en hochant la tête, non, voyez-vous, ça n’est pas juste ; et je vous obéis, parce que c’est vous, mais ça n’est pas juste… »

— Voyons, disait Branchu, tu te rappelles bien ce que je t’ai dit. Il n’a plus sa tête, c’est un malheureux.

Et, avec un faux air de vouloir arranger les choses : « Après tout il ne fait de mal à personne, tout au plus m’en fait-il à moi… Et bien sûr que, pour la réputation du village, il vaudrait mieux qu’il fût enfermé, mais rien ne presse. » Et il allait ainsi, — et soudain il ne fut plus là.

Comment cela se fit, nul ne le sut jamais. I y avait pas mal de fumée, pas mal de gens s’étaient levés dans le feu de la discussion, parce qu’on s’était mis à discuter sur le cas de Luc, et les uns disaient qu’en effet le mieux serait de l’enfermer, les autres que ce n’était pas nécessaire : peut-être que Branchu profita du désordre ; quand on leva les yeux pour voir où il était, on s’aperçut qu’il avait disparu…

Et voilà que Luc à présent s’était posté devant l’auberge, et il recommençait :

— Eh ! là-haut, vous n’entendez pas ? C’est pourtant pour vous que je viens, et pour toi, Lhôte, particulièrement, parce que tu as le cœur pur, mais il s’est adressé aux fausses nourritures. Écoute, toi aussi, ce que j’ai à te dire… Vois-tu, il vaudrait mieux que ta mère fût morte que d’avoir été guérie par celui qui l’a guérie : il vaudrait mieux qu’elle fût morte, Lhôte, car il n’y a pas que le corps.

Lhôte mit si peu de temps à courir à la fenêtre qu’on ne put le retenir, et s’y penchant, après l’avoir ouverte :

— Répéterais-tu ce que tu viens de dire ?

— Je le répéterais.

— Et si je sors ?

— Je le répéterai quand même, Lhôte, parce que c’est la vérité.

Alors les choses ne traînèrent pas. L’autre n’avait pas fini sa phrase que déjà Lhôte était dehors. Et tout le monde l’avait suivi. Mais il faisait tellement nuit qu’on ne vit pas bien ce qui se passa, sauf que les deux hommes se parlaient de tout près, et Lhôte avait recommencé : « Ce n’est pas lui qui est Satan, c’est toi ! » Puis il y eut un bruit comme quand un corps tombe, et de nouveau la voix de Lhôte : « Eh ! vous autres… » Ils venaient, parce qu’ils étaient excités. Luc était étendu par terre. « On va le prendre par les pieds », reprit Lhôte. Et, riant tous très fort, à part Lhôte qui ne riait point, ils s’attelèrent à ce corps comme des chevaux à une charrette, parce que Luc ne bougeait plus. Mais une charrette légère, et puis dans la neige fondante un corps glisse facilement. « Où est-ce qu’on va ? » « À la fontaine ! » Elle était tout près de là. Il y avait un grand bassin de bois, plus large encore que profond.

Le froid de l’eau le fit revenir à lui ; il se traîna jusqu’à sa porte. Il se coucha, une grosse fièvre le prit ; c’était une pneumonie. Ainsi s’en alla, le cinquième jour, le seul qui eût vu clair peut-être dans ces choses, bien qu’il ne comptât pas au nombre des intelligents, mais c’est qu’il y a d’autres yeux…

C. F. RAMUZ.
(A suivre.)