Le Règne de l’esprit malin (Mercure de France)/1

Mercure de France 1er juin 1914, Tome 109, n° 407 (p. 533-552).


CHAPITRE PREMIER


I

L’homme arriva vers les sept heures, mais il faisait grand jour encore, parce qu’on était en été.

IL était petit, maigre, et un peu boiteux, semblait-il ; il portait sur le dos un sac de grosse toile grise, qui avait l’air de peser lourd.

Il n’y eut pourtant point d’étonnement parmi les femmes qui causaient entre elles devant les maisons, quand elles le virent venir, et les hommes, occupés, eux, dans les granges ou dans les jardins, c’est à peine s’ils levèrent la tête : sûrement que ça devait être un ouvrier de campagne en quête d’ouvrage, comme on en voit passer tous les jours.

Quelques-uns ont une faux au bout du manche de laquelle ils attachent leur baluchon, d’autres portent leurs bottes pendues autour du cou ; il y en a des vieux, des jeunes, des grands, des petits, des moyens, des gras et des maigres ; quels qu’ils soient et d’où qu’ils viennent, on sait assez qu’ils ne valent pas cher. C’est toujours la même mauvaise graine, saoulons, fainéants, querelleurs ; et difficiles avec tout ça, capricieux, portés sur leur bouche : la honte des honnêtes gens.

Un de plus qui passait, voilà ; il faisait très beau, il faisait tout rose. Il y avait ce soir-là, on peut le dire, du contentement dans les cœurs. Outre le beau temps qui durait, l’année s’annonçait de plus en plus comme devant être une bonne année : les vignes d’en bas venaient bien, on avait déjà eu de l’herbe en abondance, le foin ne manquerait pas non plus, et, quant au froment, qui commençait seulement à changer de couleur, rarement on l’avait vu si dru, si bien fourni, si fort de tige. Raisons de se réjouir, n’est-ce pas ? quand même il ne faut pas se trop fier aux choses, mais le contraire serait pis peut-être, et à trop s’en méfier on les découragerait. Il faut quelquefois savoir se laisser aller, surtout quand les signes vous y autorisent, comme c’était le cas cette année-là ; alors on se laissait aller.

On vit les hommes revenir des champs ; ils s’abordaient la pipe à la bouche, ou, s’appelant de loin, échangeaient des plaisanteries, tandis qu’autour de la fontaine les filles se poussaient du coude et éclataient de rire à tout moment.

Dans le ciel qui avait verdi, des petits nuages passaient ; les grands rochers d’en haut la montagne étaient roses ; une douceur habitait toute chose ; cent ou deux cents maisons sont là qui se serrent autour d’une haute église à clocher carré, c’est un palier dans la montagne. C’est sept ou huit gents habitants logés un peu haut, mais bien abrités contre les vents du nord et ceux du sud, par deux chaines parallèles, entre lesquelles s’allonge une vallée qu’ils dominent, et ainsi ils sont au chaud et ont jusqu’à des figuiers dans les bas s’ils veulent, tandis que les hauts sont en pâturages, et plus haut encore viennent des glaciers.

Il y avait l’organisation de tous les villages : un président, trois ou quatre municipaux, un conseil de commune, un secrétaire du conseil, un maître d’école, un curé ; il y avait deux auberges, deux boutiques ; et, devant l’église, s’étend une place où on se réunit après la messe.

C’est d’ailleurs bien le seul espace découvert qu’on trouve dans tout le villages à part elle, il est en effet tout entier en petites rues même souvent pas assez larges pour que puisse y passer un char, les mulets seuls peuvent y passer ; et tortueuses encore tellement qu’on ne voit pas à plus de dix pas devant soi,

Toutes les cheminées s’étaient mises à fumer, on savait bien ce que ça voulait dire. Quand il fait rose ainsi sur les grands rochers en haut la montagne et qu’en bas les cheminées fument, c’est que l’heure de la soupe ne va pas tarder à venir.

On le voyait d’ailleurs assez ; sur tous les chemins des gens s’en venaient, se dirigeant vers le village ; les rues, elles aussi, étaient pleines de monde, il passait pas mal de mulets ; — ainsi, dans la joie d’un beau soir, quand même les barrières en bois sec des jardins semblent reprendre vie, ça va, ça vient, c’est cette odeur de soupe qui sort par les portes ouvertes et des femmes se tiennent penchées sur les foyers dans les cuisines,

Puis il se fit un grand silence, et il n’y avait plus personne dans les rues, parce qu’on était en train de manger.

L’homme était entré à l’auberge. Quand il y entra, l’auberge était vide et il alla s’asseoir à une des tables du fond. Il avait déposé sous le banc son sac, et, s’étant accoudé, il attendit qu’on vînt. Ce fut le patron qui vint, un nommé Simon. Il dit à l’homme :

— Qu’est-ce que vous voulez ?

— Donnez-moi un demi de vin, dit l’homme. Et puis j’aimerais bien aussi avoir quelque chose à manger.

— On a du pain et du fromage.

— Eh bien, donnez-moi du pain et du fromage.

Il ne fit pas beaucoup de façons, comme on voit ; Simon n’en fit guère plus. Il alla chercher du pain et du fromage qu’il apporta sur une assiette avec le demi de vin blanc, et l’homme se mit à manger.

Une grosse lampe de cuivre, pas encore allumée, pendait au plafond ; il commençait à faire sombre. L’homme mangeait sans se presser, comme fait quelqu’un qui n’a pas très faim, mais il faut manger, et c’est l’heure. Simon était ressorti tout de suite ; l’homme resta seul. Il toussa un peu, il semblait enrhumé. Il bougeait lentement ses mâchoires sous l’espèce de barbe courte qu’il avait, une barbe pas plus longue au menton que sur les joues, et dont on ne distinguait pas bien la couleur. Il semblait qu’il eût les yeux gris, mais la chose n’était pas sûre, parce qu’ils étaient petits et très enfoncés. On remarquait pourtant qu’il avait le nez de travers. Et ce qu’on remarquait aussi, c’est que sa peau pendait en gros plis autour de son cou, de ses mains et de sa figure, et paraissait moins une peau qu’une espèce d’autre vêtement, qu’il aurait porté à même la chair, et qu’il aurait pu ôter, par exemple, pour peu que l’envie lui en fût venue.

Il y avait bien ainsi quelque chose d’un peu inquiétant dans son aspect, mais il ne semblait pas s’en douter, ni en ressentir de la gêne, comme la plupart de ceux qui sont dans le même cas. Bien au contraire, son maintien était assuré, et son air parfaitement calme. C’était un de ces hommes qui, où qu’ils se trouvent, semblent chez eux, comme s’ils s’étaient dit une fois pour toutes : « On me prendra comme je suis », et parce qu’ils n’ont point de chez eux, ils se trouvent partout chez eux. Et il continua de boire et de manger, jusqu’à ce que son assiette et sa chopine fussent vides, sur quoi il se bourra une pipe, — et la nuit venait tout à fait. Il disparut dedans. On ne distingua plus que le vague reflet, provenant du fourneau où le tabac se consumait, qui éclairait, par moment, sa figure. Il toussa de nouveau, huit heures avaient sonné,

C’est à ce moment que Simon rentra, et il tira un tabouret de dessous une des tables. Il monta dessus. Il frotta l’allumette contre son pantalon.

On vit le feu prendre lentement à la mèche encrassée et la petite flamme mit assez longtemps à en faire le tour.

Des lampes Congo, ça s’appelle, on en voit dans tous les villages, l’abat-jour est de porcelaine blanche bon-marché, le récipient de cuivre est percé, au milieu, d’un trou par où s’établit un courant d’air qui active la combustion.

— Vous n’avez pas encore l’électricité par ici ? dit l’homme.

Simon souffla dans le verre, avant de le remettre en place :

— Non, dit-il, pas encore ; et puis on n’en a pas besoin.

— C’est vrai, dit l’homme, avec ces inventions on se complique trop la vie. C’est comme leurs chemins de fer, j’aime encore mieux mes jambes : elles ne me coûtent pas si cher.

Et il se mit à rire, mais Simon ne riait pas, lui, parce qu’il était assez méfiant de caractère et long à se livrer, surtout avec des inconnus.

D’ailleurs, à ce moment, la porte venait de s’ouvrir et, l’un après l’autre, trois hommes entrèrent. Ils regardèrent et virent que quelqu’un était là, mais firent comme s’ils n’avaient rien vu, et après seulement un bonsoir jeté à Simon s’assirent tous trois à la même table, dans l’angle opposé de la pièce, et le plus loin de l’homme qu’ils pouvaient. Simon était descendu à la cave, sans qu’ils eussent eu besoin de lui rien commander : il connaissait leurs habitudes. Et déjà tout l’air de la salle avait commencé à bleuir, s’épaississant de plus en plus, — dans quoi la lampe pâlissait et rétrécissait sa lumière, devenue comme un petit œil.

C’est que d’autres hommes étaient arrivés et de toutes ces pipes sortait une grosse fumée, celle de ces âpres tabacs un peu humides, pas hâchés fin, des boutiques de village, où le paquet coûte deux sous et dessus on voit l’image en noir d’un beau militaire, en habit à plastron, qui se tient debout, l’arme au pied.

Le temps passa, les conversations s’étaient engagées ; Simon, ayant servi les derniers survenus, avait été s’asseoir, lui aussi, à une des tables et s’était mis à boire, lui aussi,

Bientôt on ne s’entendit plus, parce que le ton des voix peu à peu s’était élevé. On discutait maintenant, on se disputait presque ; de temps en temps, quelqu’un donnait un coup de poing sur la table, à la suite de quoi venait un silence, puis le bruit recommençait.

L’homme profita d’un de ces silences : « Pardon, Messieurs ! » dit-il et tout le monde se retourna.

Alors on vit qu’on l’avait oublié, qui reparut brusquement devant vous, et n’avait point quitté sa place, où était : sa chopine et son assiette vides, et lui se tenait accoudé devant. Il y eut de l’étonnement, et toutes les bouches s’ouvrirent. Mais lui n’en parut nullement troublé, ni de les voir tous se tourner vers lui : et, portant bonnement la main à son chapeau, c’est sans hâte qu’il répondit :

— Excusez-moi si je vous dérange, mais c’est que j’aurais un petit renseignement à vous demander.

On voyait qu’il savait vivre. Et la gène fut plutôt pour eux, d’où ils ne seraient point sortis peut-être, si Lhôte, le maréchal ferrant, n’eût été là, parce qu’heureusement plus alluré qu’eux tous et plus adroit à s’exprimer, et en ayant plus l’habitude.

— Dites seulement, et on verra bien si on peut vous le donner, le renseignement.

L’homme ne bougeait toujours pas.

— Je vous remercie bien, dit-il.

Puis il parut réfléchir :

— C’est que voilà, reprit-il, ça va peut-être vous surprendre. Je viens de loin, vous comprenez, et vous ne me connaissez pas. On a été si longtemps. par les routes qu’on ne se rappelle même plus tous les pays par où on a passé. Et d’ordinaire, quand j’arrive dans un endroit, c’est pour repartir tout de suite. Mais, ce soir, comme je montais chez vous, je ne sais pas ce qui m’a pris : est-ce vos beaux vergers d’en bas, le temps, vos champs de blé, vos vignes ? ou bien simplement que vous m’avez plu : mais voilà que je me suis dit : Si tu te reposais un peu ? Tu as assez couru comme ça, tu commences à t’essouffler, tu prends de l’âge. Pourquoi ne t’arrangerais-tu pas pour l’installer dans le pays, quand même on ne sais pas encore qui tu es ?

Al parlait posément, sortant ses mots l’un après l’autre, comme on sortirait des écus, en vue d’une somme à payer, mais une somme connue d’avance ; — ainsi fit-il, puis s’arrêta, et il ajouta seulement :

— Je suis cordonnier, je m’entends à mon métier. Vous n’auriez pas besoin d’un cordonnier, par chez vous ?

La proposition surprit, en effet : on le connut assez au silence qui l’accueillit. Ça n’est pas tellement l’habitude que le premier passant venu vienne vous déclarer qu’il s’installe chez vous. Ces gens, on n’en connaît ni le père ni la mère, le pays où ils sont nés pas davantage ; on ne sait même pas leur nom. On crache de côté quand on les voit venir, — et ils passent, et on a craché, voilà tout. Mais il y avait quelque chose, chez cet homme, qu’il n’y avait pas chez les autres, dont on sentait l’effet sans bien se rendre compte de ce que c’était : pourquoi pas, pensaient-ils, après tout ? Et ils se regardaient, attendant que Lhôte parlât.

Et Lhôte, en toute autre occasion, aurait sans doute répondu : « Passez votre chemin, on n’a pas besoin de vous ! » c’est même bien ce qu’il eût voulu répondre, n’empêche qu’il répondit juste le contraire :

— Comme ça se trouve ! dit-il. On vous aurait demandé de venir que vous ne seriez pas venu plus à propos. Il n’y a pas trois jours que le vieux Porte est mort, et c’est hier qu’on l’a enterré. Et on était bien ennuyés, rapport à savoir qui prendrait sa place, vu qu’il était cordonnier comme vous, et sa boutique est à louer. Seulement (ici Lhôte parut hésiter)… seulement il faudrait la somme, oh ! pas grand’chose ! mais il faudrait bien dans les cinquante francs, vu qu’il y a les outils et un terme du loyer qu’il n’a pas payé.

L’homme dit :

— Ça, ça me regarde…

Il se tut. Il recommença (mais plus bas, et comme s’il se parlait à lui-même :)

— Bien entendu qu’il faudra de l’argent : j’y ai pensé, j’en ai…

Puis, haussant de nouveau la voix :

— Et quand est-ce qu’on pourrait voir ?

— Demain matin, dit Lhôte…

Et les autres :

— Oui, demain matin.

Ils parlaient tous à la fois, ayant fini par se défaire de leur timidité et aussi de leur méfiance ; mais c’est que l’affaire les intéressait, et puis l’homme n’avait pas bronché quand il avait été question d’argent.

— Même que c’est une jolie boutique, dit quelqu’un, et bien située.

— Et que la clientèle est faite, dit un autre.

— Et qu’on a beau n’être pas riche, dit un troisième, on paie comptant.

— Merci, Messieurs, dit alors l’homme (et il toucha de nouveau l’aile de son chapeau), merci surtout à vous là-bas qui ayez une barbe noire.

Lhôte dit :

— Je m’appelle Lhôte et je suis maréchal-ferrant.

— Eh bien, monsieur Lhôte, dit l’homme (il disait M. Lhôte, on en était flatté), vous vous êtes montré d’une grande complaisance envers moi : vous me permettrez bien de vous rendre la politesse,

Et frappant avec le fond de son verre sur la table :

— Eh ! patron.

Comment se fit-il que les rôles eussent été si vite intervertis ? mais rien qu’à la façon dont Simon s’empressa d’accourir, on put voir combien l’homme avait gagné en importance.

— Trois litres pour ces messieurs, et ce que vous avez de meilleur !

Là fut le grand coup, ces trois litres, à quoi personne ne s’attendait. Il y eut tellement de surprise, au premier moment, que personne, pas même Lhôte, ne pensa à remercier ; avaient-ils seulement bien entendu ? Trois litres ! et ils n’étaient que huit, et pour la peine qu’ils avaient eue, encore ! Fallait-il que l’homme fût riche, ou généreux ! De toute façon, ils n’en revenaient pas. Et ce fut seulement quand le patron reparut, portant les trois litres demandés, deux de la main gauche et un de la droite, qu’ils retrouvèrent la parole.

Ils dirent tous ensemble, les uns : « Oh ! merci », les autres : « Vous êtes bien bon ! » puis personne ne parla plus. Et il fallut que Lhôte une fois de plus intervînt, avec une proposition à laquelle chacun applaudit :

— On ne sait pas bien s’exprimer, nous autres, mais vous nous feriez plaisir en venant boire avec nous.

En ce disant il se tournait de côté, et tout le monde à présent reprenait :

— C’est ça, venez, vous nous feriez plaisir.

L’autre ne fit pas de difficultés : « Le plaisir sera pour moi », avait-il dit, et il se leva donc et vint. Il prit place à côté de Lhôte. Et bientôt ils se trouvèrent tous réunis autour de la même table, où ils étaient bien un peu serrés, mais on aime à se sentir les coudes dans ces moments d’expansion.

On remplit les verres, la conversation devint générale. Ils étaient dix ensemble, y compris le patron, et il ne tarda pas à y avoir cette bonne chaleur du dedans qui résulte de l’introduction du vin, et vous dégèle, comme quand un rayon de soleil tombe l’hiver sur la terre durcie, et voilà qu’elle s’amollit. L’homme s’était mis à leur parler du pays, et combien le pays tout de suite lui avait plu : ils en furent agréablement chatouillés dans leur amour-propre. Ils opposèrent bien pour la forme la peine qu’ils avaient quand même et les difficultés d’être dans la montagne, où on manque de tout chemin : au fond ils étaient de l’avis de l’homme. On a beau en dire tout le mal qu’on veut, on a un goût dans le cœur pour sa terre. On l’aime jusque dans la haine qu’on a pour elle, qui vous vient de la peine qu’elle vous donne ; on ne la quitte guère que forcé, et c’est pour y revenir.

— Alors, c’est vrai, disaient-ils à l’homme, vous vous plairiez chez nous ?… tant mieux ! El nous aussi on sera contents de vous avoir.

Et l’homme maintenant leur posait des questions : combien d’habitants ? sept ou huit cents ; quels métiers ? guère de métiers, c’est tout paysan, par chez nous ; qui était curé, qui était président de commune, et ainsi de suite ; ils répondaient, ils eurent à faire ; puis commencèrent les choses un peu salées, qui sont le second étage du vin.

Et c’étaient des allusions, des jeux de mots, des phrases à double sens, des expressions souvent pas très fines ; c’est notre nature qui veut ça : qu’on l’écarte un instant, elle vous revient renforcée ; mais l’homme ne semblait nullement mal à l’aise, bien qu’il restât très calme, lui, et il n’avait guère bu.

À l’occasion il plaçait son mot, et on riait plus que jamais. Le tout dura jusqu’à dix heures, auquel moment l’homme demanda à Simon s’il n’aurait pas une chambre pour la nuit, et Simon répondit avec empressement qu’il en avait une.

Il fallait seulement qu’il allât la préparer. Il dut pour cela monter à l’étage. Et ce fut pendant qu’il était monté que Lhôte enfin hasarda une question qu’il avait depuis longtemps sur la langue :

— Excusez-moi, dit-il, en se tournant vers l’homme, si peut-être je suis indiscret, mais on aimerait tous savoir à qui nous devons cette bonne soirée, parce qu’on a eu du plaisir, ça n’est pas pour dire, mais on a eu beaucoup de plaisir.

L’homme dit :

— Si je comprends bien, vous aimeriez savoir mon nom.

Lhôte recommença :

— Si on n’était pas indiscret…

Alors l’homme :

— Mon père s’appelait Branchu ; c’est un nom facile à se rappeler : Branchu, comme qui dirait Cornu.

C’était un nom facile à se rappeler, en effet, bien qu’il n’y en eût point de cette espèce dans le pays, mais des Cornu, il s’en trouvait à la vallée ; on se dit que l’homme ne venait peut-être pas de si loin qu’on pensait.

On entendait Baptiste aller et venir dans la chambre du premier, et il avait appelé sa femme pour qu’elle vînt l’aider à faire le lit.


2

Rendez-vous avait été pris pour le lendemain matin, et la chose s’arrangea sans peine.

C’était dans une petite rue qui, partant de l’église, allait, par un grand demi-cercle, rejoindre, du côté du nord, le chemin qui coupait le village en deux ; la maison n’avait qu’un rez-de-chaussée ; c’était un simple cube de pierre, et pas neuf, comme on voyait bien.

Lhôte accompagnait le nommé Branchu.

Ils allèrent heurter à une maison voisine, qui était celle du propriétaire, qui était un vieux.

Il toussait, et il disait en regardant Branchu d’en-dessous :

— Ah ! c’est vous qui voulez louer. C’est que j’ai eu tant d’ennuis avec le précédent locataire !

Et, là-dessus, parlant beaucoup, il commença à se plaindre de lui. Ce Porte buvait tout ce qu’il gagnait. Et le malheur était que, quand il rentrait saoul, personne ne l’ignorait au village, tellement il faisait de bruit, et déjà dans la rue, et, unie fois dans sa chambre, plus encore, — poussant de grands soupirs, se frappant la poitrine, et se lamentant sur lui-même avec des larmes et des cris.

— Porte, Porte, tu es maudit ! Il y a un poison en toi qui détruit tout, même la joie. Et tu vas chercher la joie dans le vin, mais à peine l’as-tu trouvée que tu la sens qui t’abandonne, et tu retombes à ton chagrin. Il y a un poison en toi, mon pauvre Porte. Tu ne devrais plus boire, puisque le vin ne sert à rien ; tu n’as pas la force, Porte ! Mon Dieu, mon Dieu ! Mon Dieu, mon Dieu !

Il criait des choses ainsi, puis recommençaient les soupirs et les frappements de poitrine. On ne pouvait plus fermer l’œil. Heureusement qu’il était mort.

Ces choses-là, l’homme les savait depuis la veille, vu qu’on les lui avait racontées à l’auberge ; il n’en dut pas moins les entendre à nouveau, parce que le vieux était bavard, et savait bien d’ailleurs à quoi il voulait en venir.

— Vous comprenez, reprenait-il, ce qu’il me faudrait, cette fois, c’est un locataire tranquille… Il à aussi que Porte me devait trois mois de loyer… Et puis (jetant alors à Branchu un regard de côté), il faudrait qu’on me paie une année d’avance, sans quoi j’aimerais mieux ne pas louer du tout… ça ferait cent francs pour l’année, plus les 25 francs en retard ; 100 et puis 25, ça ferait 125…

Il bredouillait un peu. Branchu fut beau à voir. (Encore fallait-il savoir que le loyer avait été doublé, Porte ne payant que 5 francs par mois.) N’empêche qu’il prit son portefeuille, en tira trois billets :

— Voilà cent cinquante francs, payez-vous !

On vit le vieux tendre la main, la retirer ; elle tremblait, sa main.

C’est que l’argent est rare chez nous ; on n’y voit guère de l’or, moins souvent encore de ces papiers à images : il en venait trois à la fois !

Mais Branch reprit :

— Tenez ! je vous dis. Et quant à savoir si je suis tranquïlle, vous n’avez qu’à me regarder.

Pour le coup, le vieux était décidé. Il prit les trois billets, les compta, les recompta, les compta encore une fois, les plia en deux, les mit dans sa poche ; et alors, seulement, en hésitant, comme à regret :

— Comme ça, disait-il, je vous redevrais… je vous redevrais vingt-cinq francs…

— Gardez-les ! dit Branchu.

Lhôte retint une exclamation de surprise. Mais on conçoit assez que, dans des conditions pareilles, la suite des négociations n’offrit pas de difficultés. Tout de suite la clef avait été trouvée, tout de suite la porte ouverte, et déjà Branchu était entré, suivi du vieux, qui s’empressa d’aller ouvrir les contrevents :

— Voilà, vous êtes chez vous ! J’espère que vous vous y trouverez bien ; c’est confortable, vous voyez, et pas de meilleure situation pour un métier comme le vôtre…

Confortable, c’était une façon de parler. Il n’y avait qu’une grande pièce sur le devant, une autre petite pièce sur le derrière. Et la grande pièce comportait une sorte de renfoncement où on pouvait à la rigueur loger un lit, celle de derrière servant de cuisine, mais pour l’instant elles étaient vides toutes les deux. Il semblait bien que Porte eût dû laisser du moins une paillasse et des outils ; il n’y avait trace, ni de paillasse, ni d’outils. Le vide de la main, voilà ce que c’était. Tout avait disparu, sauf une affreuse saleté qui constituait tout le mobilier, outre une épouvantable odeur, un tas de débris dans un coin et quelques objets inutilisables, une caisse crevée, des bouteilles, des déchets de cuir, un chapeau sans ailes, une vieille paire de bretelles. Et Lhôte avait bien un peu honte, mais Branchu, lui, ne semblait nullement déçu (malgré l’énormité de la somme versée) ; il dit : « C’est juste ce qu’il me faut. »

Alors le vieux encouragé :

— Il y a bien encore un peu de désordre, mais un bon coup de balai, et il n’y paraîtra plus.

Telle fut au total la scène, après quoi Branchu emmena Lhôte boire un verre à l’auberge et tout de suite après se mit en quête d’un maçon. Il fit les nettoyages lui-même, ayant emprunté une brouette au propriétaire, qui se crut obligé de s’offrir à l’aider, mais Branchu refusa ; et il vint lui-même avec sa brouette et débarrassa les deux pièces de tout ce qu’elles contenaient, qu’il charria jusqu’au ravin.

Le lendemain, le maçon arrivait, et la première chose qu’il fit fut de passer les murs au lait de chaux, à l’intérieur comme À l’extérieur. On ne s’y reconnaissait déjà plus. L’espèce de barre de crasse qui régnait à hauteur d’appui tout autour de la chambre qui servait d’atelier disparut, elle-même, à la seconde couche, et les taches furent cachées, et cette poussière collante qui avait pris sur les moindres saillies.

Ce fut soudain beau blanc partout, comme une crème, avec un air de propreté qui vous donnait appétit, et le soleil venant dessus, cela projetait un reflet jusque dans les chambres des maisons voisines.

Cependant le maçon avait commencé de peindre la porte, quand il eut fini, Branchu lui fit recouvrir le plancher de terre battue d’un revêtement de ciment.

Il ne resta alors que les plafonds, qu’on passa également en peinture, et on les peignit en bleu-ciel.

Mais la merveille des merveilles fut, quelques jours après, un samedi soir que tout le village était venu voir où on en était des réparations : au-dessus de la porte, une belle enseigne pas encore sèche était accrochée, où on lisait en lettres jaunes sur fond bleu :

BRANCHU CORDONNIER A FAÇON

À gauche, en guise d’ornement, il y avait une bottine de dame à tige rouge ; à droite, une botte d’homme en cuir noir, qui se tenait toute raide, comme s’il y avait eu une forme de bois dedans.

On admira beaucoup l’enseigne, jamais on n’en avait vu une si belle dans le pays. Branchu devait l’avoir peinte lui-même, et sans doute en cachette, car personne ne l’avait vu y travailler. Sûrement qu’il voulait vous faire la surprise ! Quel drôle d’homme c’était ! et d’où est-ce qu’il avait tant d’argent ?

On discutait là-dessus quand justement il se montra, venant de l’auberge sans doute, parce qu’il y logeait toujours, et c’était que le menuisier du village, à qui il avait commandé ses meubles, ne les lui avait pas encore apportés.

Les uns, en le voyant venir, firent mine de s’en aller ; d’autres eurent l’air de ne pas le voir (certains malgré tout restaient méfiants), plusieurs néanmoins s’avancèrent. Lui, à son ordinaire, gardait un air très calme, un air très à son aise, et comme on lui parlait de son enseigne et on le félicitait :

— Voilà, dit-il, j’ai beaucoup hésité, J’aurais peut-être mieux fait de peindre le fond en rouge… Couleur de flamme, c’est ma couleur.

Et pour la première fois, il se mit à rire.


3

A quelques jours de là, le menuisier apporta les meubles ; dès le lundi matin Branchu s’absenta. Personne ne le vit partir.

Il ne rentra que le samedi suivant, et un homme l’accompagnait, lequel menait un mulet par la bride.

La bête était lourdement chargée et semblait avoir fait un long chemin ; son poil était tout eu sueur, elle avait le mors blanc d’écume.

Branchu aida l’homme à la décharger, et, se haussant sur la pointe des pieds jusqu’en haut des sacs posés sur le bât, ils en dénouërent les cordes. Ainsi un premier gros paquet rond fut descendu, enveloppé dans de la toile à sac, puis un second paquet tout pareil au premier ; dessous alors on découvrit une sorte de sacoche en cuir de forme plate, où il devait y avoir des outils.

Le tout fut entré dans la pièce de devant, où l’établi était déjà installé, et celui que tout le monde connaissait maintenant sous le nom de Branchu (et on lui donnera ce nom par la suite) paya l’homme du mulet, ce qui fit 15 fr. 30. Et l’homme s’en retourna d’où il venait, non sans s’être pourtant arrêté à l’auberge, où il raconta qu’il était de Borne-Dessous, qui est uue petite ville dans la vallée, qu’il avait là une entreprise de transports et que, ce que son mulet avait transporté ce jour-là, c’étaient des cuirs de diverses sortes et tout ce qu’il faut à un cordonnier qui s’établit.

Il disait vrai, comme on le vit dès le lendemain, qui fut le jour que Branchu ouvrit boutique. Partout, des peaux pendaient aux murs, et l’établi était couvert d’objets tout neufs, marteaux, tranchets ; alènes, avec de-la poix dans : un pot, et des clous plein des boîtes et aussi des chevilles.

Lui-même se tenait assis sur une espèce de chaise basse, sans dossier ; et bien qu’il fût de très bonne heure encore, ayant assujetti devant lui une petite enclume à bout rond, il tapait dessus avec son marteau.

Il faisait beau temps ce jour-là ; le soleil, qui se levait justement, régnait en haut de la montagne, d’où montaient, comme en fuite, vers le sommet du ciel, des petits nuages tout ronds ; et, comme la fenêtre de la boutique était ouverte, un rayon venait d’y entrer.

Mais on met sa main sur ses yeux s’il faut ; d’ailleurs, lui, ce soleil ne semblait pas l’incommoder : vêtu de neuf, avec un beau tablier de toile verte tout neuf et une-chemise de flanelle coton à rayures dont les manches étaient troussées, il avait l’air tout heureux au contraire de la lumière et du beau temps.

Voilà un homme en train, on se dit : enfin un cordonnier convenable, on se dit : quelqu’un qui a bonne façon, tant mieux, ça nous manquait, et on n’en ramasse pas à la pelle : plus très jeune, c’est vrai, mais qu’est-ce que ça fait ? et d’ailleurs pas très vieux non plus, et qui a l’air d’être en santé et de ne pas marchander sa peine.

Beaucoup de gens allaient et venaient dans la ruelle ; ils pensaient : « Ça nous change du père Porte : quel vieux dégoûtant c’était là ! ».

Il faut dire que cette ruelle était une des plus fréquentées du village ; hommes, femmes, enfants, tout le temps il passait du monde ; midi n’avait pas encore sonné que personne n’ignorait plus que Branchu s’était mis au travail.

Pourtant il s’écoula bien quatre ou : cinq jours avant que la pratique vînt. On a ceci dans l’esprit qu’en veut voir, et, avant de se lancer même dans une petite commande, se renseigner si d’autres que vous ont été contents de la leur. De la prudence, n’est-ce pas ? avant tout. Branchu eut donc le temps d’achever une belle paire de bottines à boutons et à claque vernie, qu’il pendit à un des montants de la fenêtre, n’ayant pas de vitrine où l’exposer.

Elles firent envie à beaucoup de filles, ces bottines, comme on verra ; mais elles étaient toujours pendues à leur clou, quand un matin Lhôte arriva avec une paire de bottes, et il dit : « Il faudra me les ressemeler. »

Ce fut lui qui vint le premier, pour dès raisons de politesse : il n’eut pas à s’en repentir. Le soir déjà ses bottes étaient prêtes. Il demanda ce qu’il devait, l’autre lui répondit que ça faisait deux francs. Deux francs, c’était bien 1x moitié de ce qu’on payait d’ordinaire : alors Lhôte fut inquiet quand même et il se hâta de rentrer chez lui, afin d’examiner l’ouvrage de plus près.

Il n’en pouvait croire ses yeux : non seulement le cuir était de la meilleure qualité, mais elles étaient à double semelle, et entièrement cousues à la main.

Il essaya ses bottes, jamais il ne s’était senti si bien dedans.

C’est pourtant étonnant, n’est-ce pas ? de payer si peu et d’être si bien servi ; voilà des bottes que je porte depuis quatre ans, elles ont l’air de bottes neuves, et encore qu’il me les a cirées, avec un cirage on ne sait pas avec quoi il est fait, mais il brille qu’on a presque honte et tout le monde va vous regarder les pieds. Il faudra que j’attende à dimanche de les mettre.

La meilleure réclame, c’est le client lui-même qui la fait. On le vit bien dès le lendemain, de nombreuses personnes se présentèrent, et même les bottines à boutons avant la fin de la semaine étaient vendues.

Ce fut Virginie Poudret qui en fit l’acquisition, si on peut se servir du mot, mais c’est une petite histoire qu’il faut qu’on mette à cette place afin de mieux faire voir où les choses en étaient : donc, trois ou quatre fois, les filles, quand elles se promenaient le soir, et, se donnant le bras, elles allaient par bandes, avaient admiré lesdites bottines, sans qu’aucune d’elles osât se risquer à en demander seulement le prix.

Mais Virginie était coquette et le dimanche allait venir. Elle eut une idée. « Le mieux, se dit-elle, c’est que les autres ne sachent rien. Il ne me mangera pas, cet homme ; si c’est trop cher, je n’aurai qu’à m’en aller. »

Elle arriva vers les midi, c’est-à-dire au moment où tout le monde est en train de manger la soupe ; Branchu sortit de sa cuisine.

Sans doute qu’il était, lui aussi, en train de manger : il ne s’en montra pas moins très galant. « Combien ça sera ? » il se mit à rire, il disait : « On n’est pas un Juif ! »

Et comme elle le regardait :

— Tenez, Mademoiselle, puisque vous êtes ma première cliente, jolie d’autre part comme vous voilà, ce serait un crime de vous les faire payer. Prenez-les ; elles ne coûtent rien.

Est-ce que l’homme se moquait d’elle ? Virginie devint toute rouge. Mais il lui tendait les bottines. Il fallut bien qu’elle les prit.

Il tint même beaucoup à les lui essayer, à l’effet de quoi il la fit asseoir sur un escabeau, et, s’étant mis à genoux devant elle, il lui ôtait déjà ses souliers.

Vieux durs souliers sans forme, tantôt tout rouges de rosée, täntôt gris comme des cailloux, et une ficelle leur sert de cordon, quel changement ce fut pour Virginie quand elle eut ces bottines aux pieds ! N’empêche qu’elles allaient à la perfection. Comme Branchu disait, elles semblaient faites sur mesure. Et, lorsque Virginie, son paquet sous le bras, s’en retourna chez elle, drôlement dans son cœur de fille (c’est ainsi qu’ils sont, ces cœurs) il lui semblait déjà s’estimer davantage, et une fierté lui venait, qui la faisait se redresser.

Pourtant, elle ne se vanta de rien jusqu’au dimanche, et assista à la messe de dix heures avec toutes les autres filles, sans qu’on se fût douté de ce qui allait se passer. Après la messe, on se réunit sur la place où l’ombre d’un très vieux tilleul (il a, prétend-on, plus de trois cents ans) était une chose précieuse par ces temps de grandes chaleurs ; il y avait les hommes d’un côté, les filles de l’autre ; ce fut là que la chose éclata, comme Virginie approchait et toutes ses amies se trouvaient déjà réunies : elle n’eut qu’à trousser sa jupe, la poussière servit de prétexte, on vit ses pieds, on s’écria.

Et toutes les filles s’étaient retournées : « Regardez-la ! » disaient les unes. « Est-ce possible ? » disaient les autres, et elles cherchaient à se moquer : « Se croit-elle pourtant belle ! C’est dommage que la tête ne ressemble pas aux pieds ! » mais on sentait qu’elles riaient jaune.

Et quelques-unes alors se fâchèrent tout à fait et, haussant les épaules, se mirent à regarder ailleurs ; — la plupart, toutefois, plus curieuses encore que jalouses, vinrent à Virginie qui s’avançait toujours et l’entourèrent et se pressaient autour d’elle : « Combien les as-tu payées… dis ? Est-ce bien celles qu’on avait vues ensemble ?… Quel joli pied elles te font ! Est-ce qu’elles ne sont pas trop petites ? Elles ne te gênent pas un peu ? »

Ainsi venaient des tas de questions auxquelles elles répondaient elles-mêmes, étant terriblement excitées, et pendant ce temps, dans un groupe voisin, Lhôte, lui, faisait admirer ses bottes : « Deux francs, je vous dis, pas un sou de plus ! » et il y avait un reflet qui se déplaçait sur son cou-de-pied comme quand on penche un miroir dans le soleil.

On devine qu’avec tout cela la réputation de Branchu ne fut pas longue à s’établir ; il eut bientôt plus d’ouvrage que n’en auraient pu abattre trois bons cordonniers ordinaires ; comment s’y prenait-il pour en venir à bout tout seul ?

Mais il en venait à bout tout seul, bien que la chose fût à peine croyable, et personne n’eut jamais à se plaindre de lui, et toujours ces prix plus que bas : « Naturellement, disait-on, il se rattrape sur la quantité ; seulement faut-il qu’il soit leste ! » Alors on admirait, parce que c’était admirable, et on a du respect quand même pour les mains du bon ouvrier.

Branchu, du reste, savait s’y prendre, pour entretenir l’amitié des gens : il ne se passait pas de semaine qu’il ne fît une invitation ou deux à l’auberge, et, chaque fois qu’il y entrait, il partageait son litre avec tous ceux qui étaient là. Boire à crédit est une chose qui n’est pas faite pour déplaire ; les gosiers sont reconnaissants.

Et enfin, comme quelques-uns auraient pu s’étonner de ne rien savoir de sa vie, depuis le temps qu’il était dans le pays, il avait eu soin de se mettre à raconter peu à peu son histoire : il était né très loin, quelque part, à la plaine, d’un père et d’une mère qu’il n’avait pas connus, il avait été très durement élevé chez des méchantes gens qui le faisaient coucher sur un tas de copeaux, dans une remise ; un jour, il n’y avait plus tenu, il s’était sauvé ; et alors avait commencé toute une longue vie errante, où dès qu’il avait gagné un franc, il achetait pour un franc de petits objets faciles à vendre et les revendait un franc vingt ; ainsi il avait fini par se mettre une modeste somme de côté, mais il l’avait bien gagnée, et honnêtement gagnée, car on s’use terriblement à courir ainsi ; et il disait : « Vous ne me croirez pas, si vous voulez, mais mes pieds se sont amincis d’un bon centimètre à la longue ; on dirait qu’on les a frottés au papier de verre ! »

Quoi d’étonnant, si, à un moment donné, il en avait eu assez de toujours changer de place, et « me voilà bien content maintenant, reprenait-il, à cause que je suis chez des amis ».

— Ça, c’est vrai ! répondait-on.

Et comme quelques-uns ajoutaient : « Mais, votre métier de cordonnier, où est-ce que vous l’avez appris ? — Ah ! parfaitement, disait-il, j’ai oublié de vous en parler ; c’est en Allemagne, une fois ! »

— En Allemagne !

Ils voyaient un-pays où il faisait très froid, où le ciel était toujours gris et plein d’hommes à barbe rousse, avec des sentinelles, coiffées du casque à pointe, à l’entrée de chaque chemin.


4

Il n’y eut bientôt que Luc, au village, à ne point tenir pour Branchu, mais non seulement il n’y venait pas : plus le temps passait, plus une sourde irritation le faisait s’élever contre le nouveau venu, et il répétait tout le temps : « Méfiez-vous de cet homme, méfiez-vous ! »

Il est vrai qu’il passait pour n’avoir plus sa tête, et tantôt, la Vierge, tantôt quelqu’un des Saints, tantôt Jésus lui-même lui apparaissaient.

Il avait étudié pour être prêtre, puis pour être notaire ; il n’avait, jamais été prêtre, ni notaire, on ne lui avait même jamais connu aucun métier ; et il vivait depuis longtemps chez une sœur qui l’avait recueilli, sans quoi il eût crevé de faim.

Il passait ses journées à lire dans des gros livres, ou il se promenait dans le village, s’arrêtant devant chez les gens pour les rappeler, comme il disait, « au respect des Commandements » ; sa grosse barbe ébouriffée sortait de dessous un chapeau melon tout cabossé et enfoncé jusqu’aux oreilles : il portait une espèce de longue redingote noire effrangée dans le bas ; les gamins lui jetaient des pierres.

On le voyait alors s’arrêter brusquement, et il se retournait en leur faisant le poing, mais eux déjà s’étaient sauvés.

C’était un de ces hommes, comme on en voit beaucoup, qui, n’ayant point trouvé à se situer dans la vie, ont sauté dans l’imaginaire, et ils en redescendent avec des paroles obscures et des gestes désordonnés. Mais ils n’effrayent personne, étant trop loin de vous. Ils n’étonnent même plus, à la longue. Ils ne sont bons qu’à faire rire.

C’est ainsi que, quand Luc se mit à attaquer Branchu, les gens haussèrent les épaules, et on lui conseilla d’aller crier plus loin. Il n’en tint d’ailleurs aucun compte. Mais à mesure qu’il criait davantage, on lui tournait davantage le dos.

Or il y avait au village un autre cordonnier, nommé Jacques Musy, qui était un pauvre garçon toujours malade, l’air triste, es joues creuses, très maigre, tout voûté, et souvent sa boutique restait fermée plusieurs jours de suite, parce qu’il ne pouvait pas travailler. Souvent, quand il voulait se lever, le matin, il n’était pas capable de se tenir debout, et il restait au lit, vivant d’ailleurs tout seul, sans femme, ni parent, ni personne pour le soigner. C’est assez dire que, dans ces conditions, il lui arrivait fréquemment de vous faire attendre l’ouvrage : s’il n’en avait jamais manqué, c’est qu’on avait pitié de lui. Seulement la pitié, chez l’homme, est un sentiment du dimanche, il ressemble à ces beaux habits qu’on ne met pas tous les jours. On peut avoir bon cœur, l’intérêt passe devant. Quand on sut que Branchu travaillait si bien et à si bon compte, peu à peu Jacques Musy se trouva mis de côté. Il avait beau ne plus quitter sa boutique, et du matin au soir maintenant être là, ne se levant même pas de dessus sa chaise basse, parce qu’il voyait bien de quoi il était menacé : plus personne n’entrait chez lui. Il regardait, il voyait sur la place des petites filles jouer au paradis et à l’enfer, poussant du pied une pierre plate dans des carrés tracés avec un bâton sur le sol ; une heure sonnait, une autre heure ; il toussait un peu, le ciel pouvait être blanc ou noir ; pas une seule paire de souliers à réparer n’était plus posée sur la planche où il les rangeait autrefois. Il patienta ainsi quinze jours, trois semaines, on se demandait de quoi il vivait. On l’apercevait quelquefois, affaissé sur lui-même, la tête dans ses mains, et qui ne bougeait plus, mais chacun pour soi dans la vie. Finalement, un beau matin, sa boutique resta fermée. Sans doute qu’il était malade, on ne s’inquiéta point de lui. Deux ou trois jours passèrent encore. Et ce fut par hasard qu’une voisine le découvrit, le quatrième jour, je crois, et il faut bien dire qu’il sentait déjà, et il avait la figure toute noire. Il s’était pendu derrière sa porte à un simple bout de ligneul, qui est comme on sait de la ficelle enduite de poix, et très résistante ; à cause de sa minceur elle lui était entrée profondément dans le cou : à peine si la tête tenait encore.

Et ce fut là ce qui piqua la curiosité des gens, et dans quel état on l’avait trouvé et les détails de cette espèce ; à l’homme personne ne pensa, personne non plus à son âme. On ne sonna pas les cloches pour lui ; on l’enterra dans un coin comme un chien. Et déjà il était oublié, et l’événement lui-même eût été vite oublié, parce que, des pendus, chez nous, on en voit plus qu’on ne voudrait, si Luc n’eût saisi ce prétexte pour reparaître, et il parlait plus haut, avec plus d’assurance.

— Vous voyez !

On lui disait :

— Qu’est-ce qu’on voit ?

— Si j’avais tort ou non quand je vous disais de vous méfier. Une mauvaise influence est sur nous depuis que cet homme est venu, et les signes vont apparaître… Déjà Jacques Musy est mort.

— Jacques Musy, répondait-on, c’est vrai qu’il s’est pendu, mais pourquoi est-ce un signe ? Ce qui fait le bonheur des uns fait le malheur des autres. Ça s’est toujours vu, ça se verra toujours.

Il y a ainsi une façon de se résigner à la vie qui est peut-être la sagesse ; Luc n’en continuait pas moins de crier, et secouait la tête en s’en allant par les chemins.