Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeQuartLivre/8

Alphonse Lemerre (Tome IIp. 296-298).

Comment Panurge feiſt en mer noyer le marchant &
les moutons.


Chapitre VIII.


Sovbdain, ie ne ſçay comment, le cas feut ſubit, ie ne eu loiſir le conſyderer. Panurge ſans autre choſe dire iette en pleine mer ſon mouton criant & bellant. Tous les aultres moutons crians & bellans en pareille intonation commencerent ſoy iecter & ſaulter en mer apres à la file. La foulle eſtoit à qui premier ſaulteroit apres leur compaignon. Poſſible n’eſtoit les en guarder. Comme vous ſçauez eſtre du mouton le naturel, tous iours ſuyure le premier, quelque part qu’il aille. Auſſi le dict Ariſtoteles lib. 9. de hiſto. animal. eſtre les plus ſot & inepte animant[1] du monde. Le marchant tout effrayé de ce que dauant ſes yeulx perir voyoit & noyer ſes moutons, s’efforçoit les empecher & retenir tout de ſon pouoir. Mais c’eſttoit en vain. Tous à la file ſaultoient dedans la mer, & periſſoient. Finablement il en print vn grand & fort par la toiſon ſus le tillac de la nauf, cuydant ainſi le retenir, & ſauluer le reſte auſſi conſequemment. Le mouton feut ſi puiſſant qu’il emporta en mer auecques ſoy le marchant, & feut noyé, en pareille forme que les moutons de Plolyphemus le borgne Cyclope emporterent hors la cauerne Vlyxes & ſes compaignons. Autant en feirent les aultres bergiers & moutonniers les prenens vns par les cornes, aultres par les iambes, aultres par la toiſon. Lesquelz tous feurent pareillement en mer portez & noyez miſerablement.

Panurge à couſté du fougon tenent vn auiron en main, non pour ayder aux moutonniers, mais pour les enguarder de grimper ſus la nauf, & euader le naufraige, les preſchoit eloquentement, comme ſi feuſt vn petit frere Oliuier Maillard, ou vn ſecond frere Ian bourgeoys, leurs remonſtrant par lieux de Rhetoricque les miſeres de ce monde, le bien & l’heur de l’aultre vie, affermant les plus heureux eſtre les treſpaſſez, que les viuans en ceſte vallee de miſere, & à vn chaſcun d’eulx promettant eriger vn beau cenotaphe[* 1], & ſepulchre honoraire au plus hault du mont Cenis, à ſon retour de Lanternoys : leurs optant ce néant moins, en cas que viure encores entre les humains ne leurs faſchat, & noyer ainſi ne leur vint à propous, bonne aduenture, & rencontre de quelque Baleine, laquelle au tiers iour ſubſequent les rendiſt ſains & ſaulues en quelque pays de ſatin, à l’exemple de Ionas. La nauf vuidee du marchant & des moutons, Reſte il icy (diſt Panurge) vlle ame moutonniere[* 2] ? Où ſont ceulx de Thibault l’aignelet ? Et ceulx de Regnauld belin[2], qui dorment quand les aultres paiſſent ? Ie n’y ſçay rien. C’eſt vn tour de vieille guerre[3]. Que t’en ſemble frere Ian ? Tout bien de vous (reſpondit frere Ian). Ie n’ay rien trouué maulzois ſi non qu’il me ſemble que ainſi comme iadis on ſouloyt en guerre au iour de bataille, ou aſſault, promettre aux ſoubdars double paye pour celleuy iour : s’ilz guaignoient la bataille, l’on auoit prou de quoy payer : s’ilz la perdoient, c’euſt eſté honte la demander, comme feirent les fuyars Gruyers apres la bataille de Serizolles : auſſi qu’en fin vous doibuiez le payement reſeruer. L’argent vous demouraſt en bourſe. C’eſt (diſt Panurge) bien chié pour l’argent. Vertus Dieu i’ay eu du paſſetemps pour plus de cinquante mille francs. Retirons nous, le vent eſt propice. Frere Ian, eſcoutte icy. Iamais homme ne me feiſt plaiſir ſans recompenſe, ou recongnoiſſance pour le moins. Ie ne ſuys point ingrat, & ne le feux, ne ſeray. Iamais homme ne me feiſt deſplaiſir ſans repentence, ou en ce monde ou en l’aultre. Ie ne ſuys poinct fat iusques là. Tu (diſt frere Ian) te damne comme vn vieil diable. Il eſt eſcript, Mihi vindictam[4], & cætera. Matiere de breuiaire.


  1. Cenotaphe. tombeau vuide : onquel n’eſt le corps de celuy pour l’honneur & memoire duquel il eſt erigé. Ailleurs eſt dict Sepulchre honoraire, & ainſi le nomme Suetone
  2. Ame moutonniere. mouton viuant & animé
  1. Le plus ſot… animant. — Ηάντων ναὶ τῶν τετραπόδων ϰάϰιστον ἐστι.
  2. Thibault l’aignelet ?… Regnauld belin. Le premier est le berger de la farce de Pathelin ; le second est, suivant les commentateurs, le Regnault de la chanson citée par Rabelais, t. I, p. 152, l. dernière ; mais cette conjecture est fort douteuse.
  3. Tour de vieille guerre.

    C’eſt tour de vieille guerre.

  4. Mihi vindictam. « A moi la vengeance… » Allusion à ce passage de S. Paul (Épître aux Hébreux, X, 30) : « Scimus enim qui dixit : Mihi vindicta, et ego retribuam. »