Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeQuartLivre/65


Comment Pantagruel haulſe le temps auecques
ſes domeſticques.


Chapitre LXV.


En quelle Hierarchie (demanda frere Ian) de telz animaulx veneneux mettez vous la femme future de Panurge ? Diz tu du mal des femmes (reſpondit Panurge) Ho guodelureau moine culpelé ? Par la gogue Cenomanique, diſt Epiſtemon, Euripides eſcript, & le prononce Andromache[1], que contre toutes beſtes veneneuſes a eſté par l’inuention des Humains, & inſtruction des Dieux remede profitable trouué. Remede iuſques à preſent n’a eſté trouué contre la male femme. Ce guorgias Euripides, diſt Panurge, tous iours a meſdict des femmes. Auſſi feut il par vengeance diuine mangé des Chiens : comme luy reproche Ariſtophanes. Suiuons. Qui ha ſi parle[2].

Ie vrineray præſentement, diſt Epiſtemon, tant qu’on vouldra. I’ay maintenant, diſt Xenomanes mon eſtomach ſabourré à profict de meſnaige. Ia ne panchera d’vn couſté plus que d’aultre. Il ne me fault, diſt Carpalim, ne vin ne pain. Treſues de ſoif, treſues de faim. Ie ne ſuys plus faſché, diſt Panurge, Dieu mercy & vous. Ie ſuys guay comme vn Papeguay, ioyeulx comme vn Eſmerillon, alaigre comme vn Papillon. Veritablement il eſt eſcript par voſtre beau Euripides, & le dict Silenus[3] beuueur memorable.

Furieux eſt, de bons ſens ne iouiſt,
Quiconques boyt, & ne s’en reſiouiſt.

Sans poinct de faulte nous doibuons bien louer le bon Dieu noſtre createur, ſeruateur, conſeruateur, qui par ce bon pain, par ce bon vin & frays, par ces bonnes viandes nous gueriſt de telles perturbations tant du corps comme de l’ame : oultre le plaiſir & volupté que nous auons beuuans & mangeans. Mais vous ne reſpondez poinct à la queſtion de ce benoiſt venerable frere Ian, quand il a demandé. Maniere de haulſer le temps ? Puys (diſt Pantagruel) que de ceſte legiere ſolution des doubtes propouſez, vous contentez, ainſi ſoys ie. Ailleurs, & en aultre temps nous en dirons d’aduentaige, ſi bon vous ſemble. Reſte doncques à vuider ce que a frere Ian propouſé. Maniere de haulſer le temps ? Ne l’auons nous à ſoubhayt haulſé ? Voyez le guabet de la hune. Voyez les ſiflemens des voiles. Voyez la roiddeur des eſtailz, des vtacques, & des eſcoutes. Nous haulſans & vuidans les taſſes s’eſt pareillement le temps haulſé par occute ſympathie de Nature. Ainſi le haulſerent Athlas & Hercules, ſi croyez les ſaiges Mythologiens[4]. Mais ilz le haulſerent trop d’vn demy degré : Athlas, pour plus alaigrement feſtoyer Hercules ſon hoſte. Hercules, pour les aterations precedentes par les deſers de Lybie. (Vraybis, diſt frere Ian interrompant le propous, i’ay ouy de pluſieurs venerables docteurs, que Tirelupin ſommelier de voſtre bon pere eſpargne par chaſucn an plus de dixhuyct cens pippes de vin, par faire les ſuruenens & domeſticques boyre auant qu’ilz ayent ſoif.) Car, diſt Pantagruel continuant, comme les Chameaulx & Dromodaires en la Carauane boyuent pour la ſoif paſſee, pour la ſoif præſente, & pour la ſoif future, ainſi feiſt Hercules. De mode que par ceſtuy exceſſif haulſement de temps aduint au Ciel nouueau mouuement de titubation & trepidation tant controuers & debatu entre les folz Aſtrologues.

C’eſt, diſt Panurge, ce que l’on dict en prouerbe commun.

Le mal temps paſſe, & retourne le bon,
Pendent qu’on trinque au tour de gras iambon.

Et non ſeulement, diſt Pantagruel, repaiſſans & beuuans auons le temps haulſé, mais auſſi grandement deſchargé la nauire : non en la façon ſeulement, que feut deſchargee la corbeille de Æſope[5], ſçauoir eſt vuidans les victuailles, mais auſſi nous emancipans de ieuſne. Car comme le corps plus eſt poiſant mort que vif, auſſi eſt l’home ieun plus terreſtre & poiſant, que quand il a beu & repeu. Et ne parlent improprement ceulx qui par long voyage au matin beuuent & deſieunent, puys diſent. Nos cheuaulx n’en iront que mieulx. Ne ſçauez vous que iadis les Amycleens ſus tous Dieux reueroient & adoroient le noble pere Bacchus, & le nommoient Pſila[6] en propre & conuenente denomination ? Pſila en langue Doricque ſignifie aeſles. Car comme les oyſeaulx par ayde de leurs aeſles volent hault en l’air legierement : ainſi par l’ayde de Bacchus, c’eſt le bon vin friant & delicieux, ſont hault eleuez les eſpritz des humains : leurs corps euidentement alaigriz : & aſſouply ce que en eulx eſtoit terreſtre.


  1. Andromache. — Andromaque, v. 269.

    … Δεινὸν δ’ἑρπετῶν μὲν ὰγρίων
    Ἂϰη βροτοῖσι θεῶν ϰαταστὴσαί τινα

    Ἃ δ’έστ’ ἐχίδνης ϰαὶ πυρὸς περαιτέρω,
    Οὐδεὶς γυναιϰος φὰρμαϰ’ ἐξευρηϰέ πω
    Καϰῆς……

  2. Qui ha ſi parle. Que celui qui a quelque chose à dire, à déclarer, parle ! Formule qui était devenue le nom d’un jeu. Voyez t. I, p. 80, l. 16, 2e col.
  3. Silenus. Dans Le Cyclope v. 168. Les deux vers qui suivent sont cités dans les Serées de Bouchet (t. I, p. 4), mais le premier hémistiche du second y est ainsi modifié :

    Qui boit bon vin…

  4. Si croyez les ſaiges Mythologiens. Ils racontent qu’un jour Hercule porta le ciel sur ses épaules pour soulager Atlas.
  5. La corbeille de Æſope. « Il prit le panier au pain : c’eſtoit le fardeau le plus peſant. Chacun crût qu’il l’avoit fait par beſtiſe : mais dés la diſnée le panier fut entamé, & le Phrygien déchargé d’autant. » (La Fontaine, Vie d’Éſope)
  6. Pſila. Pausanias, III, XIX, 6.