Le Purgatoire — Souvenirs d’Allemagne/18

Librairie Edgar Malfère (p. 235-245).

à Henry de Forge


CHAPITRE XVIII

les évasions


La vie des officiers prisonniers était assez insupportable pour que tous n’eussent qu’un désir constant et qu’un rêve : s’évader. Au premier abord, puis à la réflexion, l’entreprise paraissait le plus souvent impossible. Quel espoir de déjouer la surveillance des gardiens, de nuit et de jour, quand un épais réseau de fils de fer vous entoure et qu’une sentinelle est installée de trente en trente mètres le long de la barrière ? Comment franchir tant d’obstacles ? La raison démontrait la vanité du rêve. Et le rêve s’obstinait. Une seule issue : le hasard, mais guetté, cherché, provoqué, et voulu. Quand on examine la solidité du filet qui nous enfermait, on ne comprend pas que tant de prisonniers aient pu en sortir. Car, si le nombre est restreint de ceux qui ont passé la frontière, le nombre est considérable de ceux qui ont quitté leur camp. Beaucoup ont échoué au-delà. Il faut des forces peu communes pour arriver jusqu’au bout. La volonté ne suffit pas à soutenir dans l’épreuve un corps fatigué par un régime déprimant. Combien de malheureux, qui avaient parcouru à pied des centaines de kilomètres à travers l’Allemagne, sont tombés épuisés à quelques pas de la frontière suisse !

L’échec ne décourageait pas. En l’espace de deux mois, un lieutenant a tenté trois évasions. En quatre ans, le capitaine Derache, des chasseurs, ne s’est jamais résigné au sort des captifs, et c’est au douzième essai qu’il a réussi. On rapportait de lui une évasion sublime. Il était prisonnier dans un camp des bords de l’Elbe. Les environs étudiés, il se prépara. Seul, sans aide et sans confident, il creusa une galerie que nul ne soupçonna. Il l’étayait de caisses démolies et de boîtes de conserves vides. Il se débarrassait de la terre avec des ruses compliquées. Cette galerie le mena jusqu’à un égout. Le capitaine Derache s’équipa et partit. Longtemps, il marcha dans les immondices. Il apercevait une clarté au bout de l’affreux chemin. Hélas ! tout s’écroula. Comme dans la scène des Misérables, une grille fermait la sortie de l’égout. De l’autre côté, c’était le jour, l’Elbe et la liberté. Mais la grille, scellée au mur, en haut, à droite et à gauche, barrait la route. Que faire ? Le capitaine secouait la grille maudite. Elle tenait bon. Soudain il sentit que par le bas elle n’était pas scellée. Sans hésiter, il s’enfonça dans les ordures, plongea, se glissa sous la grille, piqua une tête vers l’Elbe, traversa la rivière à la nage, et se redressa. Il était libre. Tant de courage méritait une meilleure récompense. Malheureusement, deux jours plus tard, le capitaine Derache rencontra des gendarmes. Il reçut deux balles au bras, fut repris, et, parce qu’il avait commis un crime immense, on l’enferma dans une forteresse, où, pendant six mois, on le tint au secret.

Il y eut des évasions tragiques. À Villingen, un officier russe fut tué par une sentinelle. Les sentinelles criaient : « Halte ! » une seule fois, et tiraient. D’autres tentatives, vite connues dans les autres camps, causaient des joies délicieuses. Ainsi l’évasion de ces vingt-sept officiers qui, la même nuit, sortirent par une fenêtre d’un des forts d’Ingolstadt, traversèrent à la nage le fossé d’eau qui entourait la prison, et gagnèrent tous la campagne, sans éveiller l’attention des gardiens. Pour que la kommandantur ne s’inquiétât pas de leur santé, ils lui laissèrent un bref billet et l’informèrent qu’ils s’en allaient en emmenant avec eux une ordonnance, « pour leur cirer les chaussures ». Impertinence bien française.

Ces événements étaient une de nos grandes distractions. Longtemps à l’avance, on savait quel officier « travaillait » son projet, et l’on discutait entre amis les chances du camarade. Une évasion se montait avec autant de soins qu’une offensive du front, mais nous disposions de moyens limités. L’art consistait à faire tout avec rien. La question des vêtements était la moindre. Il y avait toujours dans les camps des pantalons, des vestons et des casquettes ou des chapeaux. D’où venaient-ils ? Où se cachaient-ils ? Mystère. Autant de problèmes dont la solution nous importait peu. Nous avions aussi des cartes, des boussoles, de l’argent boche. Il ne restait plus à démêler que le point principal : sortir du camp. Ici chacun gardait pour soi son idée. Et les imaginations avaient du travail.

Celui qui pouvait s’aboucher avec une sentinelle, se faufilait à une heure convenue sous les fils de fer, quand l’homme acheté était de faction. Procédé très simple, dont l’efficacité ne dura point. En effet, après chaque évasion, la Kommandantur augmentait le nombre des sentinelles, et bientôt elles furent si rapprochées les unes des autres qu’il fallait la complicité de trois d’entre elles pour passer : la corruption devenait pour ainsi dire chimérique.

En outre, j’ai observé que de nombreux camarades, qui comptaient sur les factionnaires, étaient presque toujours repris au milieu même du réseau. Et je me demande si les Boches, au dernier moment, ne se ressaisissaient pas : ils avaient reçu déjà un peu de pain, quelques boîtes de conserves, ils n’espéraient peut-être plus rien du prisonnier qui s’évadait, et ils avaient à gagner en prévenant la Kommandantur.

Le mieux était de sortir de toute autre façon. Un matin, alors qu’un brouillard très épais couvrait tout le camp, un capitaine résolut de tenter froidement la chance. Entre deux guérites, il coupa les fils de fer avec une cisaille. Personne ne le voyait, il ne voyait personne et il n’entendait rien. Patatras ! Le dernier fil coupé, il se trouva nez à nez avec un Boche qui faillit lui marcher dessus. Le scandale fut moins grand que vous ne présumez. Le capitaine aurait dû être traduit en conseil de guerre, à cause du bris de clôture dont il s’était rendu coupable. Mais la Kommandantur ne lui infligea que quatorze jours d’arrêts de rigueur, parce que la cisaille avait été vendue par la kantine.

Les déguisements avaient des adeptes. On racontait des histoires merveilleuses propres à susciter des imitations. Les anciens nous disaient qu’à Mayence, un lieutenant français était sorti de la citadelle par le porche, en plein midi. Les hommes de garde lui avaient même rendu les honneurs. Quoi d’étonnant, puisqu’il portait une tenue très correcte d’officier allemand, et jusqu’au sabre ? Ailleurs, un capitaine s’était habillé en ecclésiastique sans se faire remarquer, il avait frappé à la kommandantur et, se présentant comme un prêtre suisse, chargé par la Croix-Rouge de visiter les prisonniers, ainsi qu’en témoignaient ses papiers en règle, il avait parcouru son camp en compagnie des officiers boches. On lui avait tout montré. Il s’était entretenu avec quelques-uns de ses camarades, il avait inscrit des notes sur son carnet, et toute la kommandantur le reconduisit jusqu’à la porte avec les marques du plus profond respect.

À Vöhrenbach, les déguisements furent moins romanesques, mais aussi curieux. Le plus commun était celui de nos ordonnances, qu’on surveillait un peu moins que les officiers. Toutes les après-midi, vers deux heures, une dizaine d’ordonnances, conduites par deux soldats allemands en armes, allaient chercher à la gare les colis arrivés par le train du jour. Elles emmenaient une charrette à bras. À la gare, on ne les serrait pas de si près qu’une fuite fût très malaisée. C’était un bon hasard à courir. Un lieutenant le courut. Il s’échappa. Mais on remarqua sa disparition au moment de rentrer. Il n’avait pas eu le temps d’aller très loin. On le reprit. Et l’ordonnance, qui lui avait prêté ses vêtements, fut expédiée vers un camp de troupe.

Rien de plus délicat que de franchir ces terribles fils de fer. L’homme le plus courageux ne s’y essayait qu’en tremblant, non point de la crainte des sentinelles et de leurs fusils, mais de la peur de ne pas réussir. Au dernier moment, les genoux fléchissent, la sueur coule sur le front, le cœur bat violemment. Et, à peine sorti du dangereux passage, brisé déjà par cet effort, le prisonnier va courir tous les dangers. À vol d’oiseau, le camp de Vöhrenbach n’est guère à plus de quarante kilomètres de ce point de la frontière suisse qu’on appelle la boucle de Schaffhouse. Mais le pays est montagneux, ce qui ne rend pas la marche facile. En outre, toute cette région est fortement gardée. Des patrouilles de gendarmes, à cheval ou à bicyclette, parcourent les routes. Il ne faut pas songer à se risquer sur les chemins ou les sentiers muletiers. Les douaniers ont aussi leur zone de surveillance. Des réseaux de fils de fer entravent les issues naturelles. Des chiens policiers aident les gendarmes et les douaniers. Ils constituent l’écueil le plus rude. Comment dérouter un chien ? En frottant d’ail la semelle des chaussures ? Mais le procédé n’est pas infaillible. Et à tous ces obstacles matériels, ajoutez la fatigue physique et morale qui courbe les épaules, coupe les jarrets et trouble l’esprit. Le prisonnier voit partout des gendarmes. La fièvre le tient. Le plus souvent, quand il échoue, il a les yeux hagards et le rire nerveux de l’homme touché par la folie.

Un jour, un lieutenant était à bout de forces. Instinctivement, malgré les conseils de la plus élémentaire prudence, il se sentait attiré par la route. Depuis quarante-huit heures, il n’avait mangé que des limaces et des herbes, et la frontière était à douze kilomètres de lui. Il s’effondra dans un fossé et il pleura. La machine refusait de lui obéir, et sa volonté elle-même faiblissait. Allait-il crever là ? Il renonça, et, se levant pour un dernier coup de collier, il n’eut assez de ressort que pour arriver jusqu’à une ferme. La fermière était seule. Le lieutenant parlait l’allemand comme un maître. Il demanda à manger. La fermière lui servit une omelette au lard. Le malheureux renaissait. Aurait-il pu, si légèrement restauré, reprendre sa marche ? C’est douteux. Mais le quart d’heure de Rabelais l’obligea à se découvrir.

— Je ne peux pas vous payer. Je n’ai pas d’argent. Je suis officier français et je me suis évadé.

La fermière sourit.

— Vous plaisantez. Vous, un officier français ? Racontez ça à d’autres, pas à moi.

— Je vous en assure.

— Vous parlez trop bien l’allemand.

— Je vous ai dit la vérité.

Les gendarmes vinrent chercher le lieutenant dans cette ferme. S’il avait eu quelques marks en poche, il était sauvé.

La réussite d’une évasion ne tient parfois qu’à un fil.

Un capitaine, qui parlait l’allemand sans difficulté et pour cette raison n’avait pas hésité à prendre le train, comme un vulgaire civil, était attablé dans un hôtel de Cologne. Nul ne soupçonnait qu’il fût un prisonnier en promenade. Il avait commandé correctement son repas, et la kellnerin ne lui avait rien trouvé de suspect. Elle lui apporta le premier plat.

Danke sehr, dit le capitaine.

La kellnerin le regarda d’un air surpris, sans plus.

Au plat suivant :

Danke schön, dit le capitaine.

Cette fois, la kellnerin se rendit à la caisse. La caissière prévint le gérant. Le gérant sortit. Bref, au dessert, interrogé par un gendarme, le capitaine dut s’avouer vaincu. Et savez-vous ce qui avait éveillé l’attention de la servante ? Peu de chose : la politesse de l’officier français. En effet, dans un hôtel, dans un restaurant, dans une brasserie, jamais un allemand ne dit « merci beaucoup » ou « merci bien » à une kellnerin. Cela ne se fait pas. On tolère à la rigueur un « merci » tout court, un Danke brutal, mais il est plus élégant de se taire. Ainsi l’exige la bienséance boche. Le capitaine paya cher sa politesse.

De même, mais ceci se conçoit avec moins de peine, un lieutenant se fit reconnaître et arrêter au guichet d’une gare, tandis qu’il demandait son billet. Pourtant il parlait bien l’allemand, mais son allemand était trop livresque. Il lui manquait cette souplesse du langage familier. En France, vous dites à l’employé de l’Ouest-État :

— Auteuil, deuxième, retour.

Vous ne lui dites pas :

— Voulez-vous me délivrer un billet de deuxième classe, aller et retour, à destination d’Auteuil ?

Le lieutenant fut repris comme l’avait été le capitaine.

Pour ceux qui restaient, les évasions étaient d’admirables sujets de joie. La colère des Boches nous amusait. Ils ne savaient pas la dissimuler. Quand un officier manquait à l’appel, on sentait que le vieil oberst de Seckendorff mourait d’envie de cravacher les autres. Ce qu’il n’admettait pas, cet honnête homme, c’est qu’un prisonnier qui s’évadait fût secondé par ses camarades. J’ai relaté la triple fuite qui eut lieu pendant les représailles, un soir où, à point, l’éclairage de la cour avait refusé de fonctionner. Seckendorff devint fou. Il fit installer deux nouvelles lampes à arc. Il fit placer des sentinelles dans tous les corridors de la prison. Les chambres 9, 11 et 15, convaincues d’avoir aidé au malheur de la Kommandantur, furent consignées. On leur imposa des appels supplémentaires. On défendit de fumer aux officiers de la Stùbe 15, parce que l’évadé était un récidiviste dangereux. La fureur du vieil oberst n’avait pas de mesure. Il nous harangua vigoureusement. Mais il revenait à ses moutons :

— Che ne comprends pas… che ne comprends pas…

Il aurait tant voulu trouver moins de fraternité parmi nous ! Alors il décida que, sous peine de graves punitions, l’officier le plus ancien de chaque chambre serait dorénavant obligé de rendre compte, à chaque appel, des prisonniers absents.

Les représailles battaient leur plein. Les esprits étaient excités. Un tumulte de protestations se déchaîna parmi nous.

— Ah non !

— Nous ne sommes pas des espions.

— Nous sommes officiers.

— Ça ne se fait pas en France.

— À la gare !

— On refuse.

— Le règlement…

— Saint-Angeau…

Monsieur le Censeur allait tomber d’apoplexie. Il hurla, d’une voix rauque :

— Silence, messieurs !

— On refuse.

— Silence !

Déjà le poste accourait.

Un capitaine s’avança :

— C’est notre devoir d’aider nos camarades à s’évader, comme c’est notre devoir de nous évader nous-mêmes.

Il avait parlé sur un ton calme, mais ferme. L’oberst en fut démonté.

— Oui, oui, certainement, bafouilla-t-il.

Puis, se redressant :

— Mais c’est mon droit de vous punir !

Et tous les prisonniers répondirent en chœur, d’un seul élan :

— Oui, oui.

Cette fois, la ganache ne comprenait plus. D’un geste d’impatience, il nous congédia, mais il ne nous imposa pas l’ordre inadmissible qu’il avait jugé acceptable.

Dès qu’un évadé était repris, la Kommandantur se hâtait de nous annoncer cette bonne nouvelle, car la joie que nous manifestions à chaque fuite l’exaspérait. Mais comment ajouter foi à une nouvelle de source boche ? Nous répondions :

— Ce n’est pas vrai.

— Agence Wolff !

Alors, on nous montrait les coupables. Même s’ils avaient été arrêtés à la frontière hollandaise, on les ramenait au camp de Vöhrenbach. De cette façon, nous ne pouvions plus douter, et Monsieur le Censeur et toute la Kommandantur relevaient la tête comme pour nous dire :

— Hein ! On ne s’évade pas d’ici. L’Allemagne vous garde bien, mes gaillards !

La punition d’arrêts de rigueur, qu’on infligeait à l’officier repris, n’était fixée par aucun règlement, du moins à notre connaissance. La Kommandantur disposait de nous à son gré, et le criminel « recevait » tantôt sept jours Strengarrest et tantôt quatre semaines, au petit bonheur.

Je viens d’écrire le mot : criminel. C’est en effet sous cet aspect que les évadés reparaissaient aux yeux de la Kommandantur. Car comment expliquer les traitements injustifiés qu’elle leur réservait ? On les enfermait au camp dans une petite salle spéciale, mal éclairée, froide, où on ne leur servait que l’ordinaire, où on leur refusait leurs colis et où on leur défendait de fumer. Barzinque s’acquittait de cette mission avec un acharnement sans pareil. Il bousculait l’officier, l’injuriait, et procédait sur-le-champ à la fouille réglementaire avec des gestes de soudard ivre qui viole une enfant. Il poussait un cri de triomphe en confisquant la boussole, la carte, l’argent et les papiers que le malheureux n’avait pas détruits. Un jour, il ouvrait un portefeuille. Il en tira le portrait d’une jeune fille, d’une fiancée. Il s’écria :

— Ah ! ces Françaises ! Toutes des p… !

Mais il eut raison de se retirer précipitamment sur cette courageuse infamie, car l’officier levait déjà le poing pour l’assommer.