Le Purgatoire — Souvenirs d’Allemagne/17

Librairie Edgar Malfère (p. 220-234).

à René Le Gentil


CHAPITRE XVII

la vie quotidienne
(Octobre 1916).


Même pendant les représailles, les journées de Vöhrenbach étaient longues. Le problème de chaque matin comportait des solutions restreintes et peu variées, et plus d’un prisonnier se demandait au réveil par quels chemins il arriverait à l’appel du soir. Les travaux intellectuels, qui semblent les seuls raisonnables, finissent vite par fatiguer. Il n’est pas de pire endroit qu’une prison pour se pousser dans la connaissance du Dalloz ou pour se pénétrer des secrets du moteur à explosion. Quant aux lectures simples, elles supposent une santé physique et morale qu’on n’a pas toujours. Et l’on en vient tout naturellement à bricoler. Plus d’un officier rapportera de sa captivité un violon d’Ingres.

Les Russes avaient mis à la mode l’art des tapis. Les blessés aussi, dans les hôpitaux de France, exécutaient de ces réseaux de fils de coton ou de soie. Les ventes de charité vous en ont donné le dégoût. Pour un prisonnier, la confection d’un petit tapis était son premier travail manuel. Il en achevait deux ou trois, de la taille d’un mouchoir de poche, et, pour passer à un autre genre d’exercice, il accrochait au mur son métier rectangulaire ou octogonal qui ne servirait plus. D’autres soucis l’appelaient. Généralement, il se tournait soit vers le Tarso, soit vers le Kerbschnitt.

Le Kerbschnitt, c’est la sculpture par entailles. On prend une planche de noyer d’Amérique, qui est une matière tendre, on y trace des dessins géométriques, et, avec un canif spécial, on creuse le bois. On obtient ainsi des panneaux qui rappellent certaines armoires bretonnes ou des bahuts basques. Une importante maison allemande alimentait la kantine en objets bruts, mais ornés de dessins tout prêts, que l’artisan n’avait plus qu’à sculpter : coffrets de toutes les tailles et de toutes les formes, petits bancs, ronds de serviettes, nécessaires de bureau, cadres à portraits, portemanteaux, tabourets, et jusqu’à des fauteuils et des tables. La kantine procurait tout ce qu’on désirait.

Le tarso est plus délicat, sans exiger un apprentissage extraordinaire. On prend une planche de noyer d’Amérique ; on y trace un dessin quelconque : fleurs, fruits, guirlandes, paysages ; avec un couteau à lame minuscule, on marque une incision profonde le long de toutes les lignes du dessin ; ensuite, soit avec des liquides particuliers, soit avec des couleurs à l’eau, on peint le motif à volonté ; enfin, quand la peinture est sèche, on vernit la planche avec du vernis-tampon, à la manière des ébénistes. Il faut des jours, et des semaines quelquefois, pour que le résultat soit satisfaisant. Mais alors le succès récompense l’ouvrier ; le vernis s’est étalé merveilleusement, il a comblé les incisions marquées par le couteau, et le panneau terminé imite, à s’y tromper, la marqueterie. Les objets qu’on traite au tarso sont les mêmes que ceux qu’on sculpte. On en vend qui sont préparés. Mais rien ne vous empêche d’effacer la garniture boche avec du papier de verre et de la remplacer par une décoration de votre goût. Les raffinés vont plus loin, et, dans ces incisions au couteau qui doivent abuser le regard, ils introduisent de l’étain ou du cuivre. L’effet n’est peut-être pas plus heureux, mais l’achèvement de l’œuvre demande plus de temps, et le prisonnier ne souhaite pas autre chose.

Ce ne sont là qu’ouvrages de jeunes filles. D’aucuns, plus ambitieux, construisent eux-mêmes les coffrets avant de les décorer et de les vernir. Ils achètent à la kantine une planche de noyer, ou de poirier, ou de citronnier, ou d’acajou, ou de palissandre, de l’épaisseur et des dimensions qu’il leur plaît, car la kantine fournit tout, et ils exécutent le montage de la boîte dont ils rêvent, en queue d’aronde, comme les meilleurs professionnels. De la boîte au meuble, la distance n’est pas grande. Des officiers ont construit de jolies choses au milieu des laideurs qui les entouraient, et j’ai vu des classeurs ou des étagères qui étaient de véritables objets d’art. Cependant que certains s’usaient les yeux sur des dentelles compliquées, d’autres s’appliquaient à ces sparteries d’aspect rude qu’on nomme du makramé, et quelques-uns, qui ne doutaient de rien, s’exerçaient à relier en toile ou en cuir les livres de la bibliothèque ou de leurs camarades.

Mais tout camp de prisonniers possède des spécialistes auxquels tout le monde pense et dont personne ne parle : ce sont les topographes, qui, parmi les gardiens qui vont et viennent, trouvent le moyen de reproduire à la main, à un nombre indéterminé d’exemplaires, la carte indispensable à celui qui va s’évader. Ils se dévouent pour tous avec une ardeur que rien ne démonte. Le temps n’a plus de prix en prison. Une carte est-elle découverte par la kommandantur ? Peu importe. Le topographe en reproduit une nouvelle, et l’incident est clos.

Enfin, bon nombre d’officiers tiennent un journal de captivité en double ou en triple expédition, de crainte que l’une d’elles ne soit confisquée par les Boches trop curieux. On collectionne les ordres odieux, les mots significatifs, les anecdotes ridicules. Celui-ci inscrit ponctuellement sur un carnet les menus qu’on lui a servis depuis qu’il est en Allemagne ; un autre enregistre le contenu des colis qu’il reçoit de France ; un troisième possède tous les communiqués officiels, aussi bien ceux des empires centraux que ceux des puissances de l’entente, et l’on a souvent recours à lui pour trancher une discussion d’où l’on ne sortait pas.



Les prisonniers ont le droit de s’abonner à des gazettes dont la kommandantur autorise la lecture. On s’arrange pour que, dans une même chambre, on ait des feuilles différentes, afin de pouvoir confronter les nouvelles, et tel s’abonne pour un mois à la Frankfùrter Zeitùng ou à la Koelnische Zeitùng, terrible aux Français, et tel choisit le Lokal Anzeiger de Berlin, qui est un organe officieux, ou la Neùe Freie Presse de Vienne, tandis que tel enfin préfère Der Bùnd de Berne. On ne peut pas lire tous les journaux allemands : le Vorwaerts, par exemple, et les cahiers où pérore Maximilien Harden nous sont interdits. En revanche, certaines feuilles suisses, telles que le Bùnd ou le Berner Tagblatt, sont permises. Inutile, j’imagine, d’insinuer que ces journaux sont pour nous d’une neutralité suspecte. Et la preuve en est qu’on me refusa à Vöhrenbach un abonnement aux Basler Nachrichten, qui ne paraissaient pas assez neutres sans doute à monsieur le Censeur. Car il y a des neutralités que l’Allemagne n’admet pas : celle du Journal de Genève ou de la Gazette de Lauzanne n’entrait pas plus dans nos camps que la partialité de l’Action Française ou du Figaro.

Cependant, l’Allemagne ne nous condamnait pas à ne lire que des journaux de langue allemande. Je dis : de langue, car c’est tout ce que n’avaient pas d’allemand la Gazette des Ardennes, le Petit Bruxellois, et le Continental Times. Les Français et les Anglais pouvaient tous comprendre la lettre, sinon l’esprit de ces horribles papiers. La Gazette des Ardennes, la plus notoire, était une arme aussi dangereuse que les gaz asphyxiants. Elle attaquait le moral des populations envahies et des camps de prisonniers. On ne songe pas sans angoisse au désespoir qui a dû frapper les esprits faibles et livrés à eux-mêmes, quand on leur prouvait que tout allait en France et chez les alliés comme dans le pire des mondes. Pour quiconque ne savait pas lire, les articles étaient bien écrits. Pas un numéro de la Gazette des Ardennes ne paraissait sans contenir des « morceaux choisis » de Clemenceau ou de Gustave Hervé. Admirez le système : on découpe, dans un éditorial quelconque, un ou deux paragraphes où se font jour des restrictions, ou des protestations, ou des plaintes sur les affaires et leur conduite et leurs conducteurs, et le tour est joué. Le lecteur accuse Clemenceau de trahison et pleure sur les destinées de la France, sans songer que, dégagé du contexte qui l’éclairait ou l’excusait, le paragraphe immonde ne signifie peut-être plus ce que l’auteur voulait qu’il signifiât. En outre, il serait nécessaire de comparer les originaux et les reproductions, car rien ne prouve que la Gazette des Ardennes n’ait jamais publié de faux Clemenceaux ou des Hervés de commande. À Vöhrenbach, on s’amusait des turlupinades de la Gazette des Ardennes. On n’était dupe ni des lamentations « d’un bon Français », ni de l’apitoiement sans signature d’un Boche sur les malheurs de la France livrée aux Anglais. Mais quand la kommandantur nous demandait de lui remettre nos vieux journaux pour que les soldats français eussent quelque chose à lire dans leurs camps de misère, elle prêchait dans le vide.

Tous les soirs, vers cinq heures, on nous affichait le communiqué boche sur le mur du poste de police. C’était un des moments de la journée les plus importants. On se groupait autour du papier officiel. Un capitaine traduisait à haute voix pour tous ses camarades. Mais on lui réclamait souvent le texte exact, qui nous intéressait en particulier aux jours de nos offensives. Le communiqué boche réalisait alors des prodiges d’expressions, et il exécutait, suivant les circonstances, une admirable gymnastique de phrases, de périphrases et de litotes charmantes. Avec un peu d’habitude, sans être très fort en allemand, on se rendait compte de la valeur de nos succès, rien que par les circonlocutions dont l’état-major de Berlin enconfiturait ses échecs. Le vocabulaire de la défaite était d’une richesse inouïe. Quels poètes que ces Allemands ! Et d’abord, qu’on le sache, les vaillantes troupes du kaiser avaient toujours repoussé l’ennemi. À y regarder de près, c’était vrai, car le communiqué ne disait pas si l’ennemi avait été repoussé sur sa ligne de départ ou après avoir enfoncé le front allemand sur dix kilomètres de profondeur. D’ailleurs on repoussait l’ennemi de tant de façons ! On l’avait contenu, ou arrêté, ou chassé, ou refoulé ; ou bien, on s’était retiré devant lui, à moins qu’on n’eût évacué la position planmässig, conformément au plan fixé. Au fond, les Allemands ne faisaient que ce qu’ils voulaient, et l’échec de Verdun était conforme au plan, et conformes au plan aussi les pertes de la Somme. Avec des principes pareils, on n’est jamais vaincu. Le communiqué boche nous offrit souvent des joies insoupçonnables.

Les murs de la plupart de nos chambres étaient tendus de cartes, et de bonnes cartes, vendues à la kantine. Tous les fronts, nous les avions, même celui de Mésopotamie, à une échelle sérieuse. Le front français tenait en cinq feuilles au 1/100.000e, tirées pendant la guerre d’après notre carte au 1/80.000e. Le front russe, au 1 /250.000e, allait du plafond jusqu’à un mètre du sol. Des ficelles, retenues par des épingles, suivaient les variations de la ligne. Dans une chambre, les gains réalisés au cours de la bataille de la Somme étaient peints de couleurs différentes pour qu’on pût juger des progrès de chaque mois. À côté de ce tableau de victoire, on avait affiché froidement la carte des environs de Vöhrenbach et de la frontière suisse. Elle était trop apparente pour que la Kommandantur s’avisât de la chercher à cette place. Malheureusement, un jour, Sabre de Bois, dit Barzinque, visitant la chambre, s’arrêta devant le point faible. Mais un lieutenant s’empressa de le renseigner :

— C’est le front de la Somme, monsieur. Voyez-vous ? Toute cette partie en jaune, c’est l’avance des Français pendant le mois de juillet. Cette tranche bleue, c’est la portion conquise par les Anglais en août. La zone rouge

— Oui, oui, répondit lentement Barzinque.

Et il s’en alla sans insister.

Lorsque les armées allemandes avaient remporté un succès, nous en étions informés avant l’heure du communiqué. Brusquement, dans le courant de l’après-midi, les cloches de l’église entraient en branle et, durant quelques minutes, elles sonnaient à toute volée. Chaque jour de victoire était jour de Pâques. L’airain s’en donnait comme s’il se reposait depuis des années. Et rien ne nous poignait le cœur comme cette ivresse sonore d’où nous venait un désespoir affreux, tel un mauvais songe. Quel tumulte pendant ces mois de mars et d’avril 1916 ! Quand la musique commençait, une angoisse voilait nos yeux :

— Verdun ?

Un matin, les cloches sonnèrent à tout casser. Quel événement allait-on nous annoncer ? La prise de Paris ? Ou la fin de la guerre ? Pleine de sollicitude, la Kommandantur nous afficha cette brève nouvelle :

« Le sous-marin Deutschland est en Amérique. »

Et les journaux se réjouirent pendant trois jours. On doit le reconnaître, l’effort allemand méritait un peu d’attention : un submersible de commerce, d’un fort tonnage, avait déjoué la surveillance des marines alliées et fourni une longue course. La menace n’était pas grosse de conséquences et le raid ne demeurerait qu’un raid, mais enfin, soyons généreux, l’Allemagne avait exécuté un joli tour de force. Ce fut du délire lorsque, quelque temps plus tard, échappant encore aux Anglais et rompant le blocus, le sous-marin rentra à son port de départ. L’Allemagne y perdit la tête, et les gazettes publièrent sérieusement que le Deutschland avait ramené du nickel, du caoutchouc et de l’or en lingots pour une somme telle qu’il n’eût pas fallu moins de dix fois le tonnage du Deutschland pour le transporter. La prouesse tournait à la tartarinade. L’Allemagne grisée ne cacha pas que le Deutschland repartait sans délai pour un nouveau voyage. C’était narguer l’Angleterre. Le sous-marin partit en effet. Mais les cloches restèrent muettes. Des semaines passaient. Le silence persista.

Pour en finir, un officier arrêta monsieur le Censeur, lui fit part de nos inquiétudes, et lui demanda ce que le Deutschland était devenu. Monsieur le Censeur eut un regard si dur, que l’on comprit : le sous-marin se reposait dans un port de la côte anglaise.

Les écoliers de Vöhrenbach consacraient leurs vacances à des jeux dont je ne me serais pas étonné, s’ils les avaient menés autrement. Mais ils me dévoilaient toute l’âme de la race.

Vous devinez qu’ils jouaient « à la guerre ». Tous les enfants de France n’ont pas eu de divertissement plus savoureux. Pourtant, quel désaccord entre les gosses de chez nous et ceux de là-bas !

Chez nous, vous savez comment on pratique ce jeu si amusant. Nous sommes trois petits garçons et une petite fille. La petite fille, c’est l’infirmière. Jacques se coiffe du bicorne de général. Paul devient son officier d’ordonnance, et Pierre fait le cheval, parce qu’il est plus jeune. Et, tout de suite, le désordre éclate. L’infirmière prétend que le général est blessé, même avant la bataille, et le général se laisse dorloter. Pendant ce temps, Pierre jette sa bride et se transforme en artilleur, et l’officier d’ordonnance, abandonnant son poste, passe dans l’aviation. Notre grand Poulbot a pour toujours fixé de ces scènes qui vous désarment. Mais qu’aurait-il extrait des jeux de Vöhrenbach ?

À Vöhrenbach, les jours de congé, une troupe sort du village. Ils sont cinquante, ou quatre-vingts, ou cent. Ils marchent par quatre, au pas, bien alignés.

Ils ont des fusils. Un chef les guide. Ils chantent la Wacht am Rhein, et ce n’est pas une chanson pour rire ; c’est un chœur à deux voix, parfaitement mené. Ils s’avancent vers le camp des prisonniers. Je les regarde. Ces gosses m’inquiètent. Ils longent les fils de fer. Soudain, des commandements. La formation se dilue. Des colonnes par un se meuvent. Les gosses vont à l’assaut du bois de sapins qui couronne la colline. Ils tirent des coups de fusil. Un clairon sonne la charge. Les petites colonnes s’étendent en lignes de tirailleurs. Est-ce possible ? Je rêve sans doute. Ces gosses… Le plus âgé n’a pas douze ans. Chez nous…

Des camarades sont à côté de moi. Ils regardaient eux aussi et tous se demandaient s’ils ne rêvaient pas. Et nous ne disions rien, rien, rien.

De temps à autre, la kommandantur nous offrait la comédie. Sans le vouloir, bien entendu. Elle avait tellement la hantise de l’évasion, qu’elle en soupçonnait vingt projets à la fois. Monsieur le Censeur a-t-il lu une lettre qui ne lui a pas semblé très catholique ? Sabre de Bois a-t-il vu, par le trou de la serrure, des préparatifs inquiétants ? Le médecin juif a-t-il recueilli des bribes de conversation ? En toute hâte, le Freiherr von Seckendorff s’alarme et il ordonne que des fouilles soient faites.

Un officier entre dans la chambre,

— Monsieur X*** ?

— Présent.

— Le commandant du camp m’a dit de visiter vos bagages.

— Visitez-les.

Et le prisonnier, que l’incident avait distrait, reprend ses occupations, comme si l’affaire ne l’intéressait pas.

L’Allemand est décontenancé,

— Vos bagages, monsieur, où sont-ils ?

— Là, monsieur, sous mon lit et sur cette planche.

Si c’est le Lièvre effrayé qui opère, il rougit jusqu’aux oreilles, qu’il a très grandes. Si c’est Barzinque, brute épaisse, il tire à lui la cantine et l’ouvre sans scrupule. Il remue tout, déplie le linge, plonge les doigts dans les poches des vêtements, ouvre les boîtes et farfouille à plaisir. Seule, la colère de ne rien trouver le trouble. Le Lièvre effrayé, lui, procède plus vite et plus sommairement. Ces bassesses indignes le gênent. Il pourrait mettre la main sur une boussole sans se rendre compte qu’il touche une boussole. Il a hâte de s’acquitter. Il exécute l’ordre, parce qu’il est soldat, mais il l’exécute mal. Et puis, il ne nous croit pas assez nigauds pour laisser traîner nos secrets dans une malle. Le plus délicat reste à accomplir.

— Monsieur X*** ?

— Présent.

— Je dois vous fouiller aussi.

— Faites, faites.

Le prisonnier se lève, se plante devant le Boche, et attend. Barzinque n’hésite pas. Le Lièvre effrayé voudrait bien s’en aller.

— Votre portefeuille, je vous prie ?

— Prenez-le.

Le prisonnier ne bouge pas. S’il ne savait pas que son impassibilité écrase l’Allemand, il poufferait.

— Vous n’avez plus rien, monsieur ?

— …

— Vous avez une carte et un kompass (boussole) ?

— …

— Vous avez aussi de l’argent allemand ?

— …

— Le colonel dit que, si vous les donnez, il ne vous punira pas. Mais, si vous ne les donnez point, vous recevrez des arrêts de rigueur, et toute la chambre comme vous.

— …

La cérémonie est terminée. Fut-elle plus sinistre que ridicule ? Quand Barzinque s’en va, fier comme un âne qui porte un sac d’éponges, ou quand le Lièvre effrayé s’éloigne en se cognant à tous les meubles, tant il est confus, tous les prisonniers de la chambre éclatent de rire, et quelqu’un conclut toujours :

— On les aura.

Les officiers de l’armée française ont à maintes reprises rendu hommage au dévouement de leurs ordonnances. Mais quel hommage ne devons-nous pas aux nôtres, nous, officiers prisonniers ? À Vöhrenbach, ils étaient une trentaine de soldats, et presque tous ne méritent que des éloges. Certes, quelques-uns ne faisaient pas toujours un joli métier, quand ils espionnaient pour le compte de la kommandantur. Hélas ! la faim est mauvaise conseillère, et nous les oublierons, ces malheureux, pour donner toute notre gratitude aux autres. Car les autres étaient magnifiques.

Il n’y avait pas d’évasion d’officier où ne fût mêlée au moins une ordonnance. Souvent, le soldat quittait le grenier pour s’installer dans le lit d’un lieutenant, ou bien, revêtu d’une capote prêtée, il se glissait parmi nos rangs au moment de l’appel. Il dépensait des prodiges de ruse, pour tromper les Allemands et tromper aussi certains camarades à l’affût. Il n’ignorait pas ce qu’il risquait, la cellule et le retour dans un camp de troupe, bagne horrible. Mais il risquait tout d’un cœur ardent.

Et quelle insolence dans leur attitude en face des geôliers ! Ils avaient de splendides audaces. L’Allemagne les habillait de façon à les rendre minables et souvent grotesques. Elle leur posait sur les bras et les jambes une bande à la peinture rouge. Ils grandissaient d’autant. Ô soldats de chez nous, si simples sur le champ de bataille, si dignes dans les camps d’esclavage ! Comment noter cet héroïsme de toutes les heures dont vous ne vous relâchiez jamais et cette vertu française qui flambait en vos yeux tristes ?

Quelquefois, une animation fébrile pénétrait au camp de Vöhrenbach, je veux dire parmi nos gardiens. C’est lorsqu’on attendait la visite d’un secrétaire de quinzième classe de l’ambassade d’Espagne. On balayait, on lessivait, on astiquait, on corsait l’ordinaire du jour, on hurlait, on chambardait tout. Cependant les prisonniers souriaient, dédaigneux du spectacle qu’on préparait.

Mise en scène parfaite. On gardait les apparences d’une haute impartialité. L’envoyé du roi Alphonse entrait à la Kommandantur, causait avec ces messieurs, se faisait montrer tous les locaux, examinait les poubelles, goûtait la purée de choux, admirait le paysage, et constatait que l’air de la Forêt-Noire est un air très sain. Après quoi, dans la chambre du colonel français assisté des chefs de bataillon, les prisonniers délégués par leurs camarades soumettaient leurs réclamations au secrétaire de l’ambassade. On avait toute liberté pour se plaindre. Les Allemands n’assistaient pas à l’entretien. À quoi bon ? Le secrétaire prenait des notes, et, la séance terminée, allait présenter ses observations respectueuses à la kommandantur. Quand il s’en allait, il nous laissait de belles promesses ; puis, comme par hasard, les officiers qui s’étaient plaints faisaient partie du prochain convoi pour un autre camp.

Qu’est-ce que l’Allemagne pouvait craindre des remontrances espagnoles, si les remontrances espagnoles se produisaient ? L’Allemagne ne se soucie pas plus du jugement des neutres que des condamnations de l’histoire. Lorsque des bandits sont devant la cour d’assises pour avoir égorgé une dizaine d’innocents, il serait plaisant de leur rappeler la boutade célèbre : « Méfiez-vous de l’assassinat. Il conduit au vol, et de là à la dissimulation. » L’Allemagne se fichait des reproches oiseux. Entre deux visites de l’envoyé du roi Alphonse, nous portions des lettres de protestations à la Kommandantur. Monsieur le Censeur souriait et les fourrait au panier.