Le Purgatoire — Souvenirs d’Allemagne/19

Librairie Edgar Malfère (p. 246-259).

à Jacques Péricard


CHAPITRE XIX

l’hôpital d’offenburg
(Août 1916).


La Kommandantur ayant décidé de m’envoyer d’urgence à l’hôpital, le samedi 22 août 1916 je pris le train pour Offenburg. On me fit accompagner par un soldat qui avait une tête de vieillard ahuri, et qui chargea son fusil devant moi au moment du départ. En outre, le doktor Rueck, médecin du camp, devait me conduire. Il ne connaissait pas Offenburg, et l’occasion lui était bonne d’y aller aux frais du gouvernement.

J’avais déjà vu ces paysages de la Forêt-Noire. Ils ne m’avaient point paru magnifiques. Je les trouvai cette fois tout à fait odieux, car le doktor Rueck, bavard insupportable, ne se lassait pas de m’en vanter les charmes. À ses exclamations, je ne répondais rien, mais il ne désarmait pas. Tout lui était motif à phrases. Visiblement, il désirait m’étonner. Il me montra les blés du plateau de Donaùeschingen et me dit :

— La moisson sera très belle.

— Il ne faut pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué, répliquai-je.

Le sens du proverbe lui échappa, et il parla d’autre chose. Il m’apprit que le Danube sort d’un petit ruisseau clair que nous suivions, et qui s’appelle le Begg. La science du médecin me laissait indifférent.

À Donaùeschingen, on changeait de train. En attendant l’express d’Offenburg, je me promenai sur le quai. Les gens me regardaient d’un air curieux, mais sans plus d’hostilité manifeste qu’au mois de mars dernier. L’échec de Verdun, puis la défaite sur la Somme, leur avaient mis du plomb dans l’aile. Des soldats, permissionnaires ou convalescents, me croisaient, me regardaient aussi, et ne disaient rien. Quelques-uns me saluèrent. Le doktor Rueck me souligna cette déférence.

— Chez vous, dit-il, la foule injurie nos officiers quand ils passent.

— Non sans raison, répondis-je. L’Allemagne a attaqué la France. Malgré les déclarations de vos journaux, vous ne l’ignorez pas, monsieur, puisque vous appartenez à l’élite qui pense. Il est donc naturel que les agresseurs ne soient pas l’objet d’ovations enthousiastes, avouez-le.

Le médecin juif n’avoua rien. Il préféra fuir ce genre de discussion en achetant, à la marchande du quai, la Frankfùrter Zeitùng, plus, à mon intention, le Simplicissimus. Il m’en exhiba la première page avec un geste qui signifiait :

— C’est tapé, ça, hein ?

Le dessin illustrait cette idée cruelle que l’Angleterre — Dieu la punisse ! — se servait de la France comme d’un bouclier. On y voyait un soldat français couvert de blessures, sur un cheval de bois, au milieu d’un réseau de fils de fer. Et un soldat anglais au sourire machiavélique poussait le cheval vers l’ennemi. Rien de plus sournois. Je haussai les épaules.

L’express, entrant en gare, fit diversion.

Le vagon de deuxième classe où nous montâmes avait un couloir central. Tout un compartiment était occupé par une famille belge, deux hommes, quatre femmes, une fillette, qui revenaient d’un camp d’internement et qui retournaient chez eux, à Charleroi, sous la surveillance d’un feldwebel. Je m’inclinai devant ces malheureux. Mon geste ne fut pas du goût du doktor Rueck. Je le sentis à l’arrogance avec laquelle il me commenta le « crime de Carlsruhe ». La presse allemande n’était pleine que de cris d’épouvante, d’horreur et de réprobation. Songez que, las de tendre le cou sous les bombardements des villes ouvertes, les Français s’étaient avisés de lâcher quelques bombes à Carlsruhe, capitale du Grand-Duché de Bade. L’une d’elles était tombée sur un cirque au moment d’une représentation, et un grand nombre d’enfants avaient été tués.

— C’est la guerre ! répondis-je au médecin, en lui renvoyant une expression populaire dont les Allemands nous fermaient la bouche à chaque instant. Et j’appuyai :

— C’est la guerre que vous avez voulue. Il ne fallait pas nous donner l’exemple en désignant Paris comme objectif à vos avions et à vos zeppelins.

— Mais Paris est une place fortifiée !

— Autant que Carlsruhe.

— Les forts…

— Bombardez les forts qui sont autour de Paris, soit. Mais ne confondez pas Notre-Dame avec un blockhaus de mitrailleuses ou un dépôt de munitions.

Le médecin n’insista pas. Il n’y a pas moyen de discuter avec les Français. D’ailleurs, je discutais en allemand, à voix haute, et il valait mieux que les civils du vagon n’entendissent point les insanités que je débitais. Du moins, j’eus la paix jusqu’à Offenburg, où nous arrivâmes vers onze heures.

Le trésorier du camp de Vöhrenbach, en réglant mon compte, m’avait célébré les splendeurs d’Offenburg, dont la population atteignait le nombre de 80.000 habitants. Le doktor Rueck, de son côté, accusait 18.000 âmes. Un infirmier de l’hôpital, plus tard, descendit jusqu’à 12.000. Quoi qu’il en soit, la ville n’offre au premier abord rien de particulier. Quelconque, elle a des maisons sans caractère. Les boutiques ouvertes sont médiocres. Il y en a beaucoup de fermées. Les boulangeries ont des vitrines vides, et l’on peut compter en passant les quartiers de viande accrochés à l’intérieur des boucheries.

— On a l’air de souffrir de la guerre ici, observai-je devant le médecin, non sans une perfidie légère.

— Oh ! non, protesta l’autre. C’est que les ménagères ont fait leurs provisions ce matin.

— Évidemment.

Je n’attendais pas cette explication.

L’hôpital où l’on me conduisit, le Garnison-Lazarett, se trouve presque en dehors de la ville. Il se compose de plusieurs bâtiments, de dimensions moyennes, disséminés au milieu d’un grand parc planté de beaux arbres et clos par une haute grille de fer. Les formalités ne traînèrent pas. Le docktor Rueck me présenta au gestionnaire, lui expliqua pourquoi l’on m’hospitalisait et, outre quelques papiers, lui remit mon argent personnel, que la Kommandantur de Vöhrenbach lui avait confié au départ. Les pourparlers terminés, il se retira, non sans me souhaiter, Dieu sait avec quel esprit ! d’avoir la visite de mes compatriotes de l’aviation.

La chambre qu’on me réservait, au premier étage du bâtiment central, était petite, et haute de plafond. Une fenêtre s’ouvrait sur le parc. Le lit touchait à la fenêtre. Une table, une chaise de bois, rien de plus. Telle était la cellule où l’on m’enferma à clef. Je venais en effet d’un camp de représailles, et d’emblée on m’accordait le régime des arrêts de rigueur. On plaça une sentinelle dans le corridor, devant ma porte, et, peu de temps après mon installation, j’en vis une autre qui se promenait sous mes fenêtres. On me traitait comme un sujet d’importance.

J’étais arrivé à l’heure du repas de midi. On me servit d’abord une soupe au riz, gluante et fade. Puis on m’apporta deux tranches de veau, et des haricots blancs trop cuits. Mon assiette était pleine à déborder. Cela n’empêcha pas l’infirmier d’y vouloir ajouter une louche de compote d’abricots et de prunes. J’eus toutes les peines du monde à lui faire entendre que ce genre de mélanges ne convenait pas à mes habitudes. Mais ce fut une histoire sans fin pour obtenir une autre assiette. Quant au pain, j’en avais emporté de Vöhrenbach, heureusement.

Un infirmier maigriot, vêtu de blanc et coiffé de la calotte grise de soldat, m’annonça qu’il était à ma disposition. Il parlait une langue bizarre, mi-française, mi-boche. Il avait la mine rusée. Tout de suite, il me raconta ses affaires intimes, sans doute pour m’amener à en faire autant. Je ne démêlai pas bien s’il vivait à Bâle avant la guerre et s’il avait rejoint son poste à la mobilisation, ou si, de naissance suisse, il s’était engagé dans l’armée allemande le 1er août 1914. Mais il ne m’échappa point que le gaillard était infirmier au Lazarett d’Offenburg depuis le premier jour. Il parlait avec une volubilité exaspérante. Il sautait d’un sujet à l’autre, me certifiait que le dernier bombardement de Carlsruhe avait causé des dégâts sérieux, me demandait où j’avais été pris, me pronostiquait la fin de la guerre pour le mois d’octobre, et mêlait tout, comme son collègue mêlait la viande, les haricots et la compote. Je l’écoutais par moments.

Il m’apprit qu’à l’hôpital deux soldats français étaient en voie de guérison, et qu’on y avait eu récemment un lieutenant très gentil, dont il oubliait le nom. Il m’apprit encore que le médecin-chef passait la visite dans la matinée et que je ne le verrais pas avant le lundi matin, parce qu’il se reposait le dimanche. Charmante organisation ! Et voyez cette discipline allemande : on n’a pas le droit d’être malade le dimanche. De ce verbiage à mécanique, je retins que le Suisse offrait de m’acheter, à la kantine ou en ville, tout ce que je désirais. Je le chargeai de retirer mon argent au bureau de l’hôpital et de me procurer tous les matins la Frankfùrter Zeitùng.

Le personnel féminin de l’hôpital comprenait des infirmières de la Croix-Rouge, dames ou jeunes filles d’Offenburg, et des diaconesses, qu’on appelle Schwester, sœur. Le Suisse me prévint, avec un rire gras, que les infirmières ne s’occuperaient pas de moi. À deux heures, ce fut en effet une Schwester qui entra chez moi. Elle était petite, mince, souriait toujours, et ne savait pas un mot de français.

Wie geht’s ? fit-elle d’une voix chantante. Et elle me posa sur mon état de santé des questions précises.

Elle portait au bras un panier plein de morceaux de pain. Elle m’en posa un sur le coin de la table, pendant qu’un infirmier me versait un immense verre de café au lait.

La mixture était une triste lavasse, mais en somme la nourriture avait ici un mérite d’abondance que le camp de Vöhrenbach ignorait. Je profitais, il est vrai, du régime des soldats allemands soignés au Lazarett ; toutefois, je notai que le gouvernement impérial et royal, s’il rationnait avec âpreté les civils, gâtait en revanche ses troupiers, blessés ou malades, avec une habileté remarquable. À l’hôpital d’Offenburg, on mangeait. Cuisine boche et cuisine de guerre, bien entendu, dont un Français s’accommode mal, mais cuisine copieuse. Le soir de mon arrivée, à six heures, j’eus de la semoule, des pruneaux et du thé. J’ai dit ailleurs que l’Allemand, même en temps de paix, se contente d’un repas léger pour finir la journée, et, le plus souvent, d’un peu de charcuterie. Et nos coutumes sont différentes.

Il n’y avait pas le moindre éclairage dans ma chambre. La nuit tombée, il ne me restait que la ressource de dormir. En Allemagne, on dort au commandement.

La captivité en commun ne pousse pas l’homme à cette dionysie chantée par leur Nietzsche. La réclusion dans une chambre d’hôpital, croyez-vous qu’elle incite aux molles rêveries ? Le soldat, meurtri dans sa chair, qu’on laisse seul en face de la solitude, tout à ses chagrins intimes, sur quoi se greffent l’horreur de l’exil et l’incertitude de l’avenir, que voulez-vous qu’il fasse pendant une longue journée de dimanche ? J’avais emporté quelques livres de Vöhrenbach. Pas un ne fixa ma pensée. Depuis l’aurore, j’étais debout. La fenêtre, ouverte sur le parc, ne me donnait vue que sur des arbres de premier plan. Spectacle émouvant s’il en fut.

La Frankfùrter Zeitùng me tira de l’engourdissement. En cette fin de juillet, la lecture d’un journal était un réconfort à ne pas négliger. L’offensive de la Somme inquiétait les Boches. L’offensive russe d’autre part les occupait aussi. Les critiques militaires pataugeaient dans des dissertations vaseuses qui sentaient le désastre de vingt lieues. Quinquina de qualité supérieure pour un prisonnier.

Au lavabo, qui se trouvait en face de ma chambre et dont je n’étais séparé que par un étroit couloir, je rencontrai l’un des deux soldats français dont le Suisse m’avait parlé. Côte à côte sous les robinets bruyants, au milieu des Boches, à moitié nus comme nous et comme nous penchés sous l’eau froide, nous causions. Je lui résumai le communiqué du jour. Il me regardait avec des yeux hagards.

— Qu’y a-t-il ? lui demandai-je.

— Nous avons attaqué ? me demanda-t-il à son tour.

Ce fut moi qui demeurai stupide.

— On ne nous a rien dit, fit-il encore.

— Comment ! vous ne savez pas que les Français et les Anglais mènent la vie dure aux Boches depuis le 1er juillet ?

— Non, nous ne savons rien. Nous sommes pourtant ici depuis deux mois. Mais on ne nous a rien dit. N’est-ce pas, nous ne comprenons pas l’allemand, nous autres. Alors, on ne sait rien.

J’emmenai mon compagnon dans ma chambre, et, dépliant sur le lit les cartes que j’avais moi-même consultées peu d’instants avant, je lui révélai en gros les résultats obtenus par les Anglais, et par les Russes, et par nous. Le malheureux était fou de joie. Il ne me quittait pas du regard.

— C’est bien vrai, mon lieutenant ?

— Comment ? Si c’est vrai ? Voyez la carte, ces lignes successives en rouge, en bleu, en jaune. Est-ce que vous croyez que je suis fou ?

— Ah ! c’est si beau, qu’est-ce que vous voulez, on ne peut pas y croire tout de suite. Il faut réfléchir. Alors, ils n’ont pas dépassé Verdun ?

Un gouffre s’ouvrait devant moi.

— Dépassé Verdun ? fis-je. Mais ils ne l’ont jamais pris.

— Pas pris ? Ça, c’est épatant.

— Ils vous ont dit qu’ils l’avaient pris ?

— Il y a belle lurette, mon lieutenant.

Et, soudain :

— Vingt-deux ! dit-il. Voilà la sœur. Je m’en vais. Qu’est-ce qu’elle va me casser !

La Schwester avait la mine courroucée. Grande, large, la figure épaisse, les yeux durs, la voix rude, c’était un cuirassier déguisé en religieuse. Elle parlait le français, celle-là, et très bien. Elle marcha sur moi.

— Vous lisez l’allemand ? dit-elle, sur un ton de colère.

— Oui, madame.

— Qui vous a donné ce journal ?

— Je l’ai acheté.

— Ah !

Elle allait dire autre chose, mais elle se ravisa, et elle sortit après m’avoir servi, comme à regret, un bol de bouillon. Madame la diaconesse ne semblait pas avoir inventé la charité chrétienne. La petite Schwester de la veille était plus sympathique.

Wie geht’s ?

Elle revint dans l’après-midi, à deux heures, avec son même sourire et sa même voix chantante. Elle m’apportait le café au lait, le pain, et trois gâteaux secs. Un feldwebel d’administration l’accompagnait. Il me compta six biscuits de guerre, marque Vendroux, et me demanda d’émarger sur un cahier. La Schwester m’expliqua que ce Liebesgabe (don d’amour) était offert aux prisonniers par la Croix-Rouge française.

L’hôpital devenait un paradis. Je regorgeais de biens. Le Suisse présuma que je lui abandonnerais le Liebesgabe ; mais j’appelai mon compagnon du lavabo. Il entra timidement.

— La sœur ne vous a rien dit ? fit-il.

— Non. Pourquoi ?

— Elle nous a défendu de vous parler, et elle a dit que, si elle nous voyait avec vous, elle nous punirait.

— Alors, sauvez-vous ! Et emportez ça, vite !

Mais il ne se hâtait pas de ramasser les biscuits, les cigarettes, et les quelques friandises que je lui avais préparées. Je lui conseillai de ne pas s’attarder chez moi.

— Oh ! fit-il, moi, je m’en f…

La méchante Schwester, bien allemande, joignait donc la sournoiserie à la haine. Pourquoi menacer mes compatriotes moins élevés dans la hiérarchie militaire, et pourquoi ne pas même m’informer de sa décision ?

Mais il était écrit que j’en verrais d’autres encore.

Vers quatre heures, je lisais. Ma porte s’ouvrit. Je me retournai. La grande diaconesse entra, et je me levai. Elle introduisit chez moi une madame savamment endimanchée, qui me contempla comme on contemple un tigre dans une ménagerie. Je fis demi-tour sans rien dire, et repris ma lecture.

Une demi-heure plus tard, la même scène recommença, pour une nouvelle visiteuse. J’étais le phénomène de l’endroit. Mais je n’avais aucune envie de me prêter à ce genre de sport. Je dis à la Schwester :

— Madame, un officier français n’est pas ici pour servir d’amusement aux dames d’Offenburg. Vous n’avez pas compris mon geste de tout à l’heure. C’est pourquoi je mets les pieds dans le plat. Je vous prie de me laisser en repos ; sinon, je vous expulserai, au mépris de vos règlements, et je me plaindrai auprès de la Croix-Rouge de votre conduite un peu trop singulière pour une Schwester.

Déjà, elle sortait. Je la suivis, et, m’adressant à la sentinelle qui se pétrifia au garde-à-vous :

— Quant à toi, si tu laisses entrer un civil chez moi, tu auras de mes nouvelles.

Zùm Befehl, Herr Leùtnant ! (À vos ordres, monsieur le lieutenant).

Car c’est de cette façon qu’il faut parler à ces gens-là.

Le lundi matin, monsieur le médecin-chef de l’hôpital d’Offenburg daigna s’occuper de moi. Il m’examina sommairement, dicta des ordres à son aide, et m’autorisa à prendre des bains. Pendant qu’il jetait un coup d’œil sur les bouquins de ma table, je lui demandai si le bureau du Lazarett pourrait m’envoyer l’argent que je lui réclamais depuis l’avant-veille. Il me promit la terre et la lune ; mais, comme il aperçut que je possédais un exemplaire de la Germania de Tacite, acheté à la kantine de Vôhrenbach, il se retira assez précipitamment et tout le monde avec lui, y compris les deux Schwester, la petite, qui souriait, et la grande, qui était renfrognée.

Tout s’acharnait contre moi dans cet hôpital : l’infirmière chrétienne, parce que je lisais la Frankfùrter Zeitùng, et le médecin militaire, parce que j’avais le texte d’un opuscule terrible. Je devinai que le bon vieux Gott me chasserait de ce paradis.

Chaque matin, on m’appliquait le traitement prescrit. On y mettait cinq minutes, mais je ne désirais pas qu’on me frictionnât tout le corps avec des parfums d’Arabie.

Le lundi soir, j’attendais encore mon argent. J’envoyai une lettre réglementaire au médecin-chef du Lazarett. Le mardi soir, j’attendais mon argent et la réponse du médecin-chef. Je lui envoyai une nouvelle lettre, un peu plus sèche. Le mercredi soir, j’attendais toujours. Cette fois, j’écrivis une lettre violente.

Enfin, le jeudi matin, j’obtins satisfaction. À huit heures, le gestionnaire vint lui-même, avec mille excuses, me délivrer ce qui m’appartenait. Mais, à neuf heures, le médecin-chef entra dans ma chambre, m’examina plus sommairement que la première fois, si possible, et m’annonça que je partirais à midi. C’était clair.

La petite Schwester souriait.

— Déjà guéri ? fit-elle.

— Oh ! oui, lui répondis-je. On guérit vite dans les hôpitaux allemands.

Et, me tournant vers la grande :

— N’est-ce pas, madame ?

Elle ne répliqua point. Elle souriait aussi.

L’infirmier suisse était désolé. Au moment où il allait pouvoir réaliser quelques bénéfices, je partais. Il m’aida à préparer ma valise. Je voyais qu’il brûlait de me poser une question.

— Qu’est-ce qu’il y a ? Dites.

Il tira de sa poche un immense mouchoir à carreaux.

— Vous abbelez ça un mouchoir de boche ?

— Oui.

— Et aussi les Allemands, vous les abbelez des Boches ?

— Oui.

— Alors, vous abbelez ça un mouchoir de Allemand ? Bourquoi ? Bouvez-vous m’exbliquer ?

Je crus qu’il se moquait de moi. Mais il tenait son sérieux, et je tins le mien.

— Vous confondez. L’Allemand, c’est un Boche, oui.

— Oui, oui.

Comme je regrettais que le doktor Rueck et la Kommandantur de Vöhrenbach ne fussent pas là !

— Et le mouchoir, c’est un mouchoir de poche.

— Oui, de boche.

— De poche.

— Oui, de boche.

— Vous prononcez mal.

— Je ne combrends bas, dit-il, découragé.

— Moi non plus, mais ça n’a aucune importance.

Je quittai le Lazarett sur cette scène de comédie, sans revoir les deux convalescents français. Un soldat en armes m’accompagna. Il porta ma valise jusqu’à la voiture que j’avais commandée. Quel équipage ! La calèche, en assez bon état, construite pour être attelée de deux chevaux, n’avait qu’une haridelle d’un seul côté du timon. Le cocher me salua respectueusement. Je me mordais les lèvres. Tout l’hôpital était aux fenêtres ou devant la porte. Je m’en allai content, puisque le médecin-chef avait affirmé que j’étais guéri.