Le Puits de la véritéAlbert Messein (p. 113-114).



DEGAS



Cet homme qui ne s’est jamais laissé prendre à rien qu’à son art, qui est à la fois un grand peintre et un grand dédaigneux, est aussi l’un des hommes les plus cruellement spirituels de Paris et on ne sait pas si, en ce genre, il donnerait des leçons à M. Hébrard ou s’il en recevrait. C’est lui qui, visitant l’atelier d’un de ses confrères, J. P. L., disait, en se retirant et en désignant le pauvre aplomb d’un palais érigé sur une vaste toile par ce confrère, pourtant célèbre : « Prenez garde, ces pierres vont vous écraser, je me sauve, » ou quelque chose d’approchant. Il passe pour méchant, il n’est peut-être que perspicace, et il l’a trop montré. Parler de lui, faire son éloge, c’est se créer autant d’ennemis qu’il a persiflé de médiocres talents. Ce serait s’en créer beaucoup, car il est inépuisable en sarcasmes. Aussi rencontre-t-on rarement son nom dans les gazettes. Il s’en moque. Aussi bien, cela n’a-t-il pas empêché un de ses tableaux de monter aux environs d’un demi-million, l’autre jour, lors des enchères de la collection Rouart. Degas est le Chardin ou le Rembrandt du foyer de la danse. On ne peut imaginer des sujets plus artificiels et une peinture plus naturelle. Et quelles couleurs ! Je me souviens d’une danseuse entrant en scène, vue de l’orchestre, qui m’est restée dans les yeux comme une fleur de rêve, comme un gros papillon des tropiques, dont elle avait l’éclat et la riche sobriété. Les tableaux de Degas me font un peu l’effet des beaux poèmes de Mallarmé, dont ils ont le mystère extérieur et la vie intérieure. Ce ne sont jamais que des tableaux de genre, mais d’un genre si renouvelé, si inattendu, si frappant, d’une telle maîtrise technique, d’une telle poésie et, en même temps, d’un sens si aigu du réel ! Le demi-million ne m’étonne pas plus qu’il n’a ébloui Degas. Je ne l’ai vu qu’une fois, chez Gauguin, qui partait pour Tahiti. C’était un petit homme alerte, quoique âgé déjà. Je suis content de l’avoir vu.


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