Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 99-106).




CHAPITRE XI.


Nous avions causé si longtemps, l’institutrice et moi, que le dîner était presque fini lorsque j’arrivai chez M. Pelet. L’exactitude aux repas était l’une des règles principales de la maison ; et, si l’un des maîtres flamands se fût présenté au réfectoire après que la soupe eût été servie, notre principal l’aurait salué d’une réprimande publique et certainement privé de potage et de poisson pour le punir de sa faute ; mais dans la circonstance, ce gentleman, aussi partial que poli à mon égard, se contenta de hocher la tête et dépêcha civilement un domestique à la cuisine, tandis que je déployais ma serviette en disant mon Benedicite mental. Le susdit domestique m’apporta donc de la purée de carotte (c’était un jour maigre), et, avant de renvoyer la morue qui composait le second service, M. Pelet eut soin de m’en réserver un morceau. Le dîner fini, les élèves se précipitèrent dans la cour, où les suivirent Kint et Vandam, les deux maîtres d’étude. Pauvres garçons ! que je les aurais plaints, s’ils avaient eu l’air moins stupides et moins étrangers à tous les événements d’ici-bas, que je les aurais plaints de cette obligation de se trouver sans cesse et en tous lieux sur les talons de ces gamins incultes ! même en dépit de leur épaisseur, je me sentais disposé à me traiter de privilégié impertinent, tandis que je me dirigeais vers ma cellule, où m’attendait sinon le plaisir, du moins la liberté. Mais je devais jouir, ce soir-là, d’une faveur plus grande encore.

« Eh bien, mauvais sujet ! me cria notre chef d’institution comme je mettais le pied sur la première marche de l’escalier ; où allez-vous donc ? venez que je vous gronde un peu !

— Je vous demande pardon, monsieur, d’être arrivé si tard ; ce n’est vraiment pas ma faute, lui dis-je en le suivant dans son salon particulier.

— C’est précisément ce que j’ai besoin d’apprendre, » me répondit M. Pelet en m’introduisant dans une petite pièce confortable où brûlait un bon feu de bois.

Il sonna, dit au domestique d’apporter le café, me désigna un fauteuil, et je me trouvai au coin d’une bonne cheminée, en face d’un homme aimable et à côté d’un guéridon chargé d’une cafetière, de deux tasses et d’un sucrier abondamment rempli. Tandis que M. Pelet choisissait un cigare, ma pensée se reportait vers les deux maîtres d’étude que j’entendais s’égosiller dans la cour, où leur voix enrouée n’obtenait aucun résultat.

« C’est une grande responsabilité que la surveillance des enfants, remarquai-je.

— Plaît-il ? dit M. Pelet en me regardant.

— Il me semble, répondis-je, que MM. Yandam et Kint doivent être parfois bien fatigués de leur besogne.

— Des bêtes de somme ! » murmura le chef d’institution d’un air méprisant.

Je lui offris une tasse de café.

— Servez-vous, mon ami, me dit-il d’un ton affable, et racontez-moi ce qui vous a retenu chez Mlle Reuter ; les leçons finissent à quatre heures, dans son établissement comme dans le mien ; et il en était plus de cinq lorsque vous êtes revenu.

— Mlle Reuter désirait causer avec moi.

— Ah ! vraiment ! et sur quel sujet ? puis-je le demander ?

— Je ne saurais trop vous le dire ; elle a parlé de tout et de rien.

— Un sujet fertile ! La conversation s’est-elle passée devant les élèves ?

— Non monsieur ; elle m’a fait, comme vous, entrer dans son salon.

— Et sa mère, cette vieille duègne qui vient souvent ici, était-elle présente à l’entretien ?

— Non, j’ai eu l’honneur de me trouver en tête-à-tête avec Mlle Reuter.

— C’est charmant ! dit M. Pelet en regardant les tisons avec un malin sourire.

— Honni soit qui mal y pense ! répliquai-je d’un ton significatif.

— C’est que, voyez-vous, je connais un peu ma petite voisine.

— Dans ce cas, monsieur, vous pourrez peut-être m’aider à comprendre pourquoi elle m’a fait asseoir devant elle pendant une heure, à cette fin de me débiter un discours interminable sur les questions les plus frivoles.

— Elle sondait votre caractère.

— Je l’avais pensé.

— A-t-elle trouvé votre côté faible ?

— Quel est-il ?

— Le sentiment, mon cher ! Toute femme qui voudra jeter la ligne dans ton cœur, mon pauvre Crimsworth, y rencontrera une source inépuisable de sensibilité. »

Mon sang bouillonna dans mes veines et me jaillit au visage.

« Certaines femmes le pourraient assurément, monsieur.

— Mlle Zoraïde est-elle de ce nombre ? Parle franchement, mon fils ; elle est jeune encore ; un peu plus âgée que toi il est vrai, mais juste assez pour unir la tendresse d’une petite maman à l’amour d’une épouse dévouée ; n’est-ce pas que cela t’irait supérieurement ?

— Non, monsieur ; je n’éprouve point le désir d’avoir une mère dans la femme que j’épouserai.

— Elle-est alors un peu trop vieille pour vous ?

— Nullement ; je ne lui trouverais pas un jour de trop, si elle me convenait sous d’autres rapports.

— Et sous quels rapports ne vous convient-elle pas, William ?

— Elle est assurément fort agréable ; elle a une taille charmante, et j’admire ses cheveux et son teint.

— Bravo ! mais son visage, qu’en dites-vous ?

— Qu’elle a un peu de dureté dans les traits, particulièrement dans la bouche.

— Vous avez raison, dit M. Pelet, qui se mit à rire en lui-même ; la coupe de ses lèvres annonce du caractère, de la fermeté ; mais, ne trouvez-vous pas qu’elle a le sourire aimable ?

— Dites plutôt fin et rusé.

— C’est encore vrai ; toutefois c’est à ses sourcils qu’elle doit surtout cette expression de finesse artificieuse ; les avez-vous remarqués ? »

Je répondis négativement.

« Vous ne lui avez donc pas vu baisser les yeux ?

— Non.

— C’est dommage ; observez-la pendant qu’elle brode ou qu’elle tricote : on la prendrait alors pour la personnification de la paix intérieure, tant il y a de sérénité dans l’attention qu’elle donne à son ouvrage, en dépit de la discussion qui s’agite autour d’elle ou des intérêts importants dont s’occupent les personnes qui l’entourent ; elle n’a pas l’air de savoir ce qui se passe ; son humble esprit féminin est tout entier à son aiguille ; ses traits sont immobiles ; pas le moindre sourire d’approbation, ou le plus léger signe de blâme ; ses petites mains poursuivent assidûment la tâche modeste qu’elle a entreprise ; pourvu qu’elle puisse achever cette bourse, terminer ce bonnet grec, elle sera contente, c’est toute son ambition. Un homme vient-il à s’approcher d’elle : un calme plus profond, une modestie plus grande encore se répandent sur ses traits et l’enveloppent tout entière ; observez alors ses sourcils, et dites-moi s’il n’y a pas du chat dans l’un et du renard dans l’autre.

— Je ne manquerai pas de le remarquer à la première occasion.

— Ce n’est pas tout, continua M. Pelet ; la paupière s’agite, les cils pâles se relèvent pendant une seconde, l’œil bleu darde son regard furtif et scrutateur entre les plis du voile qui l’abrite, et disparaît de nouveau dans l’ombre. »

Je ne pus m’empêcher de sourire ; M. Pelet en fit autant.

« Pensez-vous qu’elle se marie un jour ? demandai-je après quelques instants de silence.

— Les oiseaux s’apparient-ils ? répondit l’instituteur.

Elle a certainement l’intention de se marier dès qu’elle trouvera un parti convenable ; et personne mieux qu’elle ne sait le genre d’impression qu’elle est capable de produire ; personne plus qu’elle n’aime à vaincre sans bruit, et je serais bien étonné si elle ne laissait point sur ton cœur l’empreinte de ses pas insidieux.

— Oh ! certes non ! Mon cœur n’est pas une planche sur laquelle on puisse marcher.

— Mais le doux attouchement d’une patte de velours ne lui ferait aucun mal !

— Jusqu’à présent je n’ai pas eu à m’en défendre ; elle ne me fait nullement patte de velours, elle est au contraire avec moi toute cérémonie et toute réserve.

— C’est pour avoir une base plus solide : le respect comme fondation, l’amitié pour premier étage, et l’amour couronnant l’édifice.

— Et l’intérêt, monsieur, croyez-vous qu’il puisse être oublié ?

— Non pas ; c’est le ciment qui doit relier entre elles les pierres de chaque étage. Mais parlons un peu des élèves ; n’y a-t-il pas de belles études à faire, parmi toutes ces jeunes têtes ?

— Des études de caractère probablement curieuses ; mais il est difficile de découvrir beaucoup de choses à une première entrevue.

— Ah ! vous affectez la discrétion ; mais, dites-moi, n’avez-vous pas été un peu ébloui en face de tant de jeunesse et d’éclat ?

— Oui, au premier coup d’œil ; néanmoins j’eus bientôt ressaisi mon empire sur moi-même, et j’ai donné donné ma leçon avec tout le sang-froid désirable.

— Je ne vous crois pas du tout.

— Rien n’est plus vrai cependant. J’avais cru d’abord voir des anges ; elles ne m’ont pas laissé longtemps avec cette illusion. Trois de ces jeunes filles, des plus âgées et des plus belles, entreprirent de me dévoiler la vérité et l’ont fait avec tant d’adresse qu’il ne m’a pas fallu cinq minutes pour savoir ce qu’elles sont : trois franches coquettes, et rien de plus.

— Je les connais parfaitement, s’écria M. Pelet. Elles sont toujours au premier rang à la promenade comme à l’église : une blonde superbe, une charmante espiègle et une belle brune.

— Précisément.

— De ravissantes créatures ; des têtes à inspirer un artiste ; quel groupe on ferait en les réunissant ! Eulalie avec son air calme, son front d’ivoire encadré de bandeaux à reflets si doux ; Hortense avec ses lèvres vermeilles, ses joues roses, son regard piquant et mutin, ses cheveux tordus et nattés, qui s’enroulent en nœuds épais, comme si elle n’avait su que faire de leur opulente abondance. Et Caroline de Blémont ! ah ! quelle beauté parfaite ! quelle figure de houri entourée d’un voile de cheveux noirs ! quelle bouche fascinatrice ! quels yeux splendides ! Votre Byron l’eût adorée ; et vous, froid insulaire, vous jouez l’austérité en présence d’une pareille Aphrodite ? »

J’aurais pu rire de l’enthousiasme du chef d’institution, si je l’avais cru réel ; mais il y avait dans ses paroles, ou plutôt dans la manière dont il les débitait, quelque chose qui trahissait un ravissement de mauvais aloi ; je sentais qu’il jouait la passion afin de gagner ma confiance et de m’entraîner à lui ouvrir mon cœur. Je souris à peine ; il continua : « Avoue-le, William, ne trouves-tu pas que Zoraïde n’est plus qu’une grosse maman, aux charmes épais et vulgaires, en face de la merveilleuse beauté de ses élèves ? »

Cette question me déconcerta ; mon principal s’efforçait évidemment pour des motifs à lui connus, et dont je ne soupçonnais pas la profondeur, de faire naître en moi des pensées et des désirs que réprouvent la droiture et les mœurs. L’iniquité même de cette insinuation en devenait l’antidote, et quand il eut ajouté : « Une belle fortune attend ces trois adorables jeunes filles ; avec un peu d’adresse, un garçon intelligent et distingué comme vous, pourrait se rendre maître de la main et de la bourse de celle des trois dont il aurait voulu se faire aimer. » Je lui répondis par un regard et une exclamation qui le troublèrent ; il se mit à rire d’un air contraint, m’affirma qu’il avait voulu plaisanter et me demanda si j’avais pu croire qu’il parlât sérieusement ; au même instant la cloche qui annonçait la fin de la récréation se fit entendre ; c’était l’un des jours où M. Pelet donnait une leçon de littérature à ses élèves ; il n’attendit pas ma réponse, quitta le salon, et s’éloigna en fredonnant quelque refrain de Béranger.