Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 88-98).




CHAPITRE X.


La matinée du lendemain fut pour moi d’une longueur désespérante. J’attendais avec impatience le moment où, dans l’après-midi, je pourrais de nouveau pénétrer dans le pensionnat voisin, et donner ma première leçon dans cet aimable séjour. La récréation avait lieu à midi, le goûter à une heure ; je tuai le temps comme je pus ; enfin deux heures sonnèrent à Sainte-Gudule et marquèrent l’heureux instant que j’attendais depuis la veille.

Je rencontrai M. Pelet au bas de mon escalier. « Comme vous avez l’air rayonnant ! me dit-il. Que s’est-il donc passé ? Je ne vous ai jamais vu comme ça.

— J’aime probablement ce qui est nouveau, répondis-je.

— Très-bien, je comprends ; mais soyez sage. Vous êtes bien jeune, trop jeune pour le rôle que vous avez à remplir ; croyez-moi, prenez garde.

— Mais quel danger y a-t -il ?

— Je n’en sais rien ; seulement ne vous abandonnez pas à de trop vives impressions : c’est tout ce que je vous recommande. »

L’idée de ces vives impressions dont la cause existait probablement, puisque j’avais à les craindre, faisait vibrer mes nerfs d’une façon délicieuse, et je ne pus m’empêcher de sourire. Mes élèves masculins, vêtus de blouses, ne m’avaient jamais fait éprouver d’autre émotion que la colère ; et le calme plat où se traînaient mes journées était le véritable fléau de mon existence. J’allais donc vivre ! Je m’éloignai rapidement de M. Pelet ; et, tandis que je franchissais l’étroit couloir, j’entendis son rire, un véritable rire français, libertin et moqueur.

Une minute après, je sonnais à la porte voisine et j’étais introduit de nouveau dans le vestibule que j’avais vu la veille. Je suivis la portière qui descendit une marche, tourna à gauche et me fit entrer dans une espèce de corridor ; une porte latérale s’ouvrit, et Mlle Reuter, aussi gracieuse que potelée, apparut à mes yeux. Une simple robe de mousseline de laine dessinait admirablement sa taille ronde et son buste aux proportions heureuses ; un col et des manchettes de dentelle complétaient sa toilette, et de charmantes bottines parisiennes faisaient valoir son pied délicat et bien fait ; mais quelle gravité sur sa figure ! Un air affairé, un regard froid et presque sévère remplaçaient la grâce et l’affabilité que je m’attendais à voir ; le « bonjour, monsieur » qu’elle m’adressa fut assurément très-poli, mais il avait quelque chose de si méthodique et de si banal qu’il étendit comme un linge mouillé sur mes vives impressions. La portière s’était retirée en apercevant sa maîtresse, et je marchais lentement à côté de l’institutrice.

« C’est la première classe qui prendra sa leçon aujourd’hui, me dit Mlle Reuter ; je crois que la lecture et la dictée sont les exercices qui vous conviendront le mieux, d’autant plus qu’un professeur éprouve toujours un certain embarras lorsqu’il se trouve en face d’élèves dont il ignore les moyens et le degré d’instruction. »

L’expérience me démontra qu’elle avait bien jugé ; quant à présent, je ne pouvais qu’approuver et me soumettre. Au bout du corridor se trouvait une grande salle, ou plutôt une antichambre spacieuse où nous entrâmes ; une porte vitrée conduisait dans le réfectoire ; en face, une autre porte également vitrée donnait sur le jardin ; un escalier tournant occupait le côté gauche de cette vaste pièce. On entrait dans la classe par une porte à deux battants située près de l’escalier ; au moment d’ouvrir cette porte, Mlle Reuter me jeta un regard pénétrant, sans doute afin de voir si j’étais assez recueilli pour entrer dans son sanctum sanctorum, j’imagine qu’elle me trouva d’un sang-froid satisfaisant, car elle ouvrit la porte et je la suivis dans la pièce où elle entrait. Le bruit d’une assemblée qui se lève, accompagné d’un frôlement de robes, salua notre arrivée ; je franchis, sans lever les yeux, l’étroite allée qui s’ouvrait entre deux rangées de bancs et de pupitres, et j’allai prendre possession d’une chaise et d’une table placées sur une estrade, de façon à dominer la première division. Une sous-maîtresse, également élevée d’une ou deux marches, surveillait l’autre partie de la classe ; derrière moi, et attaché à une cloison mobile qui séparait cette pièce d’une autre salle d’étude, se trouvait un grand tableau noir où je devais élucider, à l’aide d’un morceau de craie, les difficultés grammaticales qui pouvaient survenir pendant le cours de la leçon ; une éponge humide, placée à côté du crayon, me fournirait le moyen d’effacer les mots que j’aurais écrits, lorsqu’ils ne seraient plus nécessaires à ma définition. Je remarquai tous ces détails avant de me permettre un coup d’œil sur les bancs qui s’allongeaient devant moi ; j’examinai le morceau de craie, je me tournai pour regarder le tableau, je tâtai du doigt l’éponge afin de voir si elle était suffisamment humide, et, me jugeant alors assez calme pour affronter la vue de mon auditoire, je levai les yeux et je regardai avec assurance autour de moi. Mlle Reuter avait disparu ; la sous-maîtresse, qui occupait l’estrade parallèle à la mienne, restait seule pour me garder ; elle était dans l’ombre, d’ailleurs j’ai la vue basse, et je ne pus que me faire une idée vague de son ensemble ; elle me parut maigre, osseuse, un peu blême, avec une attitude où l’affectation se mêlait à l’indolence. En face de moi, et rayonnant à la clarté que versait une large fenêtre, se trouvait une rangée d’élèves ou plutôt de jeunes filles de quatorze à vingt ans. Rien n’était plus modeste et plus simple que la manière dont elles portaient leurs cheveux. D’assez beaux traits, des joues roses, de grands yeux, des formes développées, abondaient parmi elles. Je fus ébloui ; mon stoïcisme fléchit, mes yeux se baissèrent et c’est d’une voix affaiblie que je murmurai ces mots :

« Prenez vos cahiers de dictée, mesdemoiselles. »

Ce n’est pas ainsi que j’avais ordonné aux petits Flamands de M. Pelet de prendre leurs livres de lecture. Les pupitres s’ouvrirent, et, derrière les tablettes dressées qui me dérobaient le visage des chercheuses de cahiers, j’entendis ricaner et chuchoter.

« Je vais pouffer de rire, disait l’une.

— As-tu vu comme il a rougi, Eulalie ?

— C’est un blanc-bec.

— Tais-toi, Hortense ; il nous écoute. »

Les pupitres se fermèrent et les têtes reparurent. J’avais remarqué les trois élèves dont je viens de citer les paroles, et je ne me fis aucun scrupule de les regarder d’un œil ferme lorsqu’elles brillèrent de nouveau après cette éclipse passagère. Leur impertinence m’avait rendu tout mon courage ; ce qui m’avait profondément troublé, c’était l’idée que ces jeunes filles, au front si pur sous leurs cheveux modestement lissés, étaient presque des anges ; maintenant j’étais soulagé, elles avaient détruit d’un mot l’illusion qui oppressait mon cœur.

Ces trois jeunes filles étaient à peine à un demi-mètre du bas de mon estrade, et comptaient parmi les plus grandes de la classe ; on les nommait Eulalie, Hortense et Caroline. Eulalie était grande et bien faite ; ses cheveux blonds encadraient une de ces figures de vierge qu’ont souvent représentées les peintres de l’école hollandaise ; pas un angle dans toute sa personne, rien qui dérangeât l’harmonie de ses lignes courbes, de ses formes arrondies ; pas même l’ombre d’un sentiment ou d’une pensée qui troublât la fraîcheur de son teint pâle et transparent ; sans les battements réguliers de sa poitrine et le mouvement de ses paupières, on aurait pu s’y tromper et la prendre pour quelque belle madone de cire.

Hortense, d’une taille moyenne et peu gracieuse, avait, plus de vivacité qu’Eulalie, et sa figure vous frappait davantage ; elle était brune, un peu haute en couleur, avec des yeux où pétillaient la folie et la malice ; elle pouvait avoir de la raison et du bon sens ; mais rien dans sa physionomie ne révélait ces qualités.

Caroline était petite, bien qu’évidemment parvenue au terme de sa croissance ; ses cheveux aussi noirs que l’aile d’un corbeau, ses yeux bruns, ses traits d’une régularité parfaite, sa peau olivâtre, unie et transparente sur le visage, pâle et mate sur le cou, formaient un ensemble que certaines personnes considèrent comme l’idéal de la beauté. Comment, avec cette pâleur et cette pureté de lignes vraiment classique, arrivait-elle à paraître voluptueuse ? je ne saurais l’expliquer. Peut-être ses lèvres et ses yeux s’entendaient-ils pour produire ce résultat qui ne restait douteux pour aucun spectateur : sensuelle aujourd’hui, elle serait galante avant dix ans ; l’histoire de ses folies futures était déjà gravée sur son visage.

Si je considérais ces trois jeunes filles d’un air calme, il y avait encore plus d’assurance dans les regards qui répondaient aux miens. Eulalie, les yeux fixés sur moi, semblait attendre, avec certitude de l’obtenir, le tribut spontané que méritaient ses charmes. Hortense me regardait avec audace et me dit en ricanant et avec une aisance impudente :

« Dictez-nous quelque chose de facile pour commencer, monsieur. »

Caroline rejeta la tête en arrière, et, me favorisant d’un sourire de sa façon, elle découvrit ses dents admirables, qui étincelèrent entre ses lèvres épaisses comme celle d’une quarteronne aux veines embrasées ; aussi belle que Pauline Borghèse, elle eut en ce moment l’air presque aussi impur que Lucrèce Borgia. Elle était d’une illustre famille, et plus tard, ayant su la réputation qu’avait acquise sa noble mère, je ne m’étonnai plus des qualités précoces de la fille.

Je compris tout d’abord que ces trois demoiselles se considéraient comme les reines du pensionnat et s’imaginaient éclipser par leur splendeur le reste de leurs compagnes. En moins de cinq minutes elles m’avaient révélé leur caractère ; en moins de temps encore ma poitrine s’était cuirassée d’indifférence et mon regard voilé d’austérité.

« Écrivez, mesdemoiselles, » repris-je d’une voix aussi froide que si je me fusse adressé à Jules Vanderveld et Compagnie.

La dictée commencée, mes trois belles m’interrompirent continuellement par des remarques et des questions inutiles auxquelles je répondis brièvement, lorsque toutefois je crus nécessaire d’y répondre.

« Monsieur, comment dit-on point et virgule en anglais ?

— Semi colon, mademoiselle.

— Semi-collong ! quel drôle de mot. (Ricanement.)

— J’ai une si mauvaise plume que je ne peux pas écrire.

— Mais, monsieur, vous allez trop vite ; on ne peut pas vous suivre.

— Je n’y comprends rien, moi. »

Ici un murmure ayant éclaté, la sous-maîtresse ouvrit les lèvres pour la première fois :

« Silence, mesdemoiselles ! » dit une voix sèche.

Mais le silence fut loin de se rétablir ; au contraire, les trois jeunes filles du premier banc n’en parlèrent qu’un peu plus haut.

« C’est si difficile, l’anglais !

— Je déteste la dictée.

— Quel ennui d’écrire ce que l’on ne comprend pas ! »

Les autres élèves commencèrent à rire, le désordre était partout ; il devenait indispensable de prendre une mesure efficace.

« Passez-moi votre dictée, mademoiselle, » dis-je à Eulalie d’un ton bref ; et, me penchant au-dessus de ma table, je pris son cahier avant qu’elle me l’eût présenté. « La vôtre, mademoiselle ! » continuai-je, mais avec plus de douceur, en m’adressant à une jeune fille maigre et pâle qui appartenait à la seconde division et que j’avais remarquée comme étant à la fois la plus laide et la plus attentive de la classe ; elle quitta sa place et m’apporta son cahier, qu’elle me donna en me faisant la révérence d’un air grave et modeste. La dictée d’Eulalie était couverte de ratures, de pâtés, et remplie d’erreurs plus ou moins ridicules ; celle de la pauvre laide, que l’on appelait Sylvie, était clairement écrite, elle contenait peu de fautes d’orthographe et pas un seul contre-sens.

Je corrigeai les deux exercices à haute voix, en m’arrêtant sur chaque faute ; et lorsque j’eus fini :

« C’est honteux ! dis-je à Mlle Eulalie en déchirant sa dictée, dont je lui rendis les morceaux. Quant à vous, mademoiselle, poursuivis-je en adressant un sourire à Sylvie, c’est bien ; je suis content de vous. »

Sylvie parut satisfaite ; Eulalie enfla et rougit comme un dindon furieux ; mais la mutinerie fut étouffée. Un silence affecté remplaça les provocations de mes trois coquettes, dont l’air maussade et taciturne me convenait beaucoup mieux que l’arrogance ; et je continuai ma leçon sans être interrompu.

La cloche annonça la fin des études ; j’entendis la nôtre que l’on sonnait en même temps et celle d’un collège public situé dans le voisinage. L’ordre fut immédiatement détruit : chaque élève se leva avec précipitation ; je me hâtai de prendre mon chapeau et de quitter la classe avant la sortie des externes qui, au nombre d’une centaine environ, étaient emprisonnées dans la salle voisine, et dont le départ s’annonçait avec bruit.

J’entrais à peine dans le corridor, lorsque j’aperçus Mlle Reuter qui s’avançait vers moi.

« Entrez un instant, » me dit-elle en ouvrant la porte d’une salle à manger d’où elle venait de sortir.

La porte n’était pas refermée que les externes se précipitaient dans le corridor et arrachaient leurs manteaux, leurs chapeaux et leurs cabas, des patères auxquelles ils étaient suspendus. La voix aigre d’une sous-maîtresse dominait cette clameur sans parvenir à mettre un peu d’ordre au milieu des élèves, qui semblaient ignorer ta discipline ; et pourtant j’étais dans un pensionnat qui passait pour l’un des mieux tenus de Bruxelles.

« Eh bien, vous avez donné votre première leçon, me dit Mlle Reuter d’une voix calme et posée, comme si elle n’eut point eu conscience du chaos dont nous n’étions séparés que par une simple muraille. Avez-vous été content de vos élèves, ou leur conduite vous a-t-elle donné quelque motif de plainte ? Ne me cachez rien ; vous pouvez avoir en moi la confiance la plus entière. »

Je me sentais heureusement la force de diriger ces demoiselles sans qu’on vînt à mon aide ; l’éblouissement que j’avais éprouvé tout d’abord était presque entièrement dissipé ; le contraste que présentait la réalité avec la peinture que je m’étais faite d’un pensionnat de jeunes filles, m’amusait beaucoup plus qu’il ne me désappointait ; j’étais donc peu disposé à me plaindre de mes élèves.

Merci mille fois, mademoiselle, répondis-je ; tout s’est fort bien passé.

— Et les trois jeunes personnes du premier rang ? demanda-t elle en me regardant d’un air de doute.

— Elles ont été fort convenables. »

Mlle Reuter cessa de me questionner ; mais je vis dans son regard astucieux et pénétrant, où la sagacité remplaçait l’éclat et la chaleur, qu’elle m’avait parfaitement compris : « Soyez aussi discret que vous voudrez, disait ce regard froid et positif, je ne suis pas dupe de vos paroles ; je sais parfaitement ce que vous me dissimulez. »

Et, par une transition aussi douce qu’imperceptible, l’institutrice eut bientôt changé de ton et de manière. Son visage perdit sa froideur : elle sourit, me demanda, en bonne voisine, des nouvelles de M. et de Mme Pelet, et se mit à causer de la pluie et du beau temps. Je répondis à ses questions ; elle continua de babiller, je la suivis dans tous ses détours ; bref elle aborda tant de sujets divers et parla si longtemps, qu’il était facile de voir qu’elle avait un but en me retenant ainsi. Rien, dans ses paroles, ne trahissait une intention quelconque ; mais, tandis que ses lèvres proféraient des lieux communs pleins d’affabilité, ses yeux ne quittaient pas mon visage : non pas qu’elle me regardât en face, mais du coin de l’œil et comme à la dérobée ; elle cherchait à s’assurer de mon véritable caractère, à deviner mon côté faible, à découvrir les points saillants de ma nature, mes excentricités et mes goûts, dans l’espoir de trouver une crevasse où elle pût mettre le pied afin de s’y établir et de se rendre maîtresse de ma personne. N’allez pas croire qu’elle songeât à se faire aimer ; l’influence qu’elle voulait conquérir était tout simplement celle d’un diplomate habile qui a besoin de dominer les gens qu’il doit gouverner. J’étais désormais attaché à son établissement : il fallait bien qu’elle me connût et qu’elle cherchât à quel sentiment ou à quelle idée j’étais accessible, afin de prendre sur moi l’autorité qu’elle voulait avoir sur toutes les personnes de sa maison.

Je m’amusais de ses efforts et je prenais plaisir à retarder la conclusion qu’elle devait tirer de cet examen ; je commençais une phrase où je laissais percer une faiblesse qui éveillait son espérance, et, déployant tout à coup une fermeté qui détruisait son espoir, je voyais son regard plein de ruse passer de la joie à l’abattement. Le dîner qu’on annonça vint mettre un terme à cette petite guerre, et nous nous séparâmes sans avoir ni l’un ni l’autre remporté le moindre avantage ; il m’avait été impossible d’attaquer Mlle Reuter et j’avais manœuvré de façon à déjouer ses plans d’attaque. Je lui tendis la main en sortant, elle me donna la sienne : une main petite et blanche, mais glacée. Je cherchai ses yeux et l’obligeai à me regarder ; son visage avait repris l’expression que je lui avais trouvée en arrivant : il était calme et froid. Je partis désappointé.

» J’acquiers de l’expérience, me disais-je en revenant chez M. Pelet. Voyez cette petite femme ! ressemble-t-elle aux créatures que l’on trouve dans les livres ? À en croire les romanciers et les poëtes, la femme ne serait pétrie que de sentiments bons ou mauvais, parfois violents et toujours spontanés. En voici un exemple aussi frappant qu’irrécusable ! une nature en apparence toute féminine, et dont la froide raison est le principal ingrédient ; non, le prince de Talleyrand n’était pas plus insensible que Zoraïde Reuter. »

J’appris plus tard que l’insensibilité s’alliait à merveille aux penchants énergiques.