Le Procès des Thugs (Pont-Jest)/III/13

Lecomte (p. 500-509).


XIII

LE CABARET DU CHAT NOIR.



Si, quelques jours après les événements que nous venons de raconter, nous pénétrons à neuf heures du matin dans un petit cabaret situé à l’entrée de Scotland Yard et connu sous le nom de Black Cat’s tavern, nous retrouverons une de nos vieilles connaissances, master Stilson lui-même, dans un personnage assis devant une table, sur laquelle brille, comme un gobelet d’argent, une pinte de pale ale à peine entamée.

Le gros geôlier de Golconde, devenu policeman par vengeance, a bien le physique de l’emploi. Sa physionomie est sombre et renfrognée.

Depuis qu’il s’est fait le compagnon du capitaine Wesley, on ne l’a pas vu rire une seule fois, et la fade boisson qu’il a devant lui et qu’il touche seulement du bout des lèvres dit assez avec quelle fidélité il a tenu son serment.

Cependant, malgré le flegme et le calme que lui ordonnent ses nouvelles fonctions, maître Stilson paraît préoccupé.

Il attend bien évidemment quelqu’un, car déjà plusieurs fois il est allé sur le pas de la porte de la taverne pour inspecter la rue.

Ce manège durait depuis près d’une heure, lorsque l’ex-guichetier se dérida tout à coup et poussa un soupir de satisfaction.

Un nouveau client venait d’entrer dans le cabaret.

C’était le digne Bob.

L’honnête tavernier jeta d’abord autour de lui ce regard inquiet et rapide des gens qui craignent toujours de faire une fâcheuse rencontre ; puis, ayant reconnu Stilson, il se dirigea de son côté et s’en vint tomber près de lui, comme s’il fût brisé de fatigue, sur le large banc qui garnissait tout un côté de la salle.

Maître Bob, en effet, paraissait tout à la fois souffrant et fort ému. Stilson s’était aperçu qu’il traînait la jambe, et de plus, il portait sur le côté droit du front un large emplâtre qui, si cela eût été possible, l’eût rendu plus laid encore que ne l’avait fait dame nature.

— Que diable avez-vous donc là ? lui demanda le policeman volontaire, et qu’y a-t-il de nouveau ?

— Ah ! permettez, mon digne ami, que je me remette un peu, répondit le tavernier en gémissant ; je suis rompu et ce ne sera pas trop d’un bon verre de brandy pour me rendre la mémoire.

Passant immédiatement du désir à l’exécution, Bob appela la servante du cabaret et lui ordonna de lui apporter un flacon d’eau-de-vie.

— Parfait ! dit-il, après avoir avalé d’un seul trait un grand verre de sa liqueur favorite, parfait ! Tiens ! que buvez-vous là ? Du pale ale ! Un gaillard comme vous. Allons donc, goûtez-moi ce brandy !

— Non, je ne bois pas de liqueur, répondit sèchement Stilson.

— Ah bah ! Votre Honneur serait-elle de quelque société de tempérance ? poursuivit Bob avec ironie ; teetotaller peut-être ! Mon compliment sincère, mais moi, j’aime mieux boire de tout que de ne pas boire du tout.

Le brave guichetier allait probablement se fâcher de ces plaisanteries qui ravivaient ses plaies, mais l’entrée du capitaine George dans la taverne le calma fort à propos.

Le jeune officier s’était rapidement rapproché de nos deux personnages.

— Eh bien, demanda-t-il à Bob, as-tu réussi ?

— Oui, monsieur, et j’ai failli y laisser ma peau. La phrase a fait un tel effet que j’ai pensé que le mulâtre allait m’achever. Voilà ma situation perdue, car pour cent livres, je ne passerais pas aujourd’hui dans Star lane.

— Voyons, raconte-moi comment les choses se sont passées.

— Ça vous intéresse donc beaucoup ?

— Maître Bob, je vous ai déjà donné vingt livres. En voici cinq, et je n’en resterai pas là si vous me servez bien ; mais faites-moi le plaisir de ne pas oublier que je vous paye pour me dire la vérité. Souvenez-vous aussi que le cabinet de sir Richard Mayne est de l’autre côté de la rue. Vous pouvez voir d’ici les fenêtres de l’honorable chef de la police métropolitaine.

Le premier argument du capitaine George avait certainement sa valeur, et le misérable le prouva en prenant les cinq livres qu’il fit lestement disparaître dans sa poche ; mais le second était peut-être plus puissant encore, car on sait que le nom de sir Richard Mayne avait, pour de fort bonnes raisons, le privilège de rendre Bob souple comme un gant.

Aussi s’efforça-t-il de sourire en répondant à son interlocuteur :

— Je plaisantais, capitaine, je plaisantais, pas autre chose ! La preuve c’est que je vais vous dire tout ce qui s’est passé. Vous allez voir que je ne suis pas précisément un imbécile.

— Je ne l’ai jamais pensé un instant, maître Bob ; je vous écoute.

— Vous vous rappelez que lorsque je vins vous trouver Russell place, le lendemain de la nuit où vous m’aviez ordonné de surveiller la maison de Bedford square, je pus seulement vous dire qu’elle était habitée par le comte de Villaréal, sa femme et le mulâtre, et que jamais on n’y voyait entrer de visiteurs.

— C’est fort bien. Alors je t’ai chargé de surveiller Yago, tandis que moi, je me promettais de guetter le comte de mon côté. Seulement, comme pour des motifs que j’ignore, tu semblais croire que le mulâtre ne s’empresserait pas de te prendre pour confident, j’ai réduit ton rôle à celui-ci : te rencontrer avec lui dans une foule comme par hasard, et lui dire à haute voix quelques mots en hindoustani, mots que j’écrivis même sur un bout de papier afin que tu pusses les lire à ton aise jusqu’à ce qu’ils fussent gravés dans ta mémoire : Sahib Yago, Bunde-ne su, adut asil kee.

— C'est-à-dire : Bonjour, seigneur Yago, que je suis heureux de vous revoir ! Cinq minutes après votre départ, je savais ça comme le God Save the Queen.

— Alors ?

— Alors, pendant que vous cherchiez en vain à rencontrer le comte de Villaréal, car vous m’avez dit que nous n’aviez pu l’apercevoir une seule fois…

— C’est vrai.

— Moi, je perdais également mon temps à poursuivre ce satané Yago. Ce diable de mauricaud ne sortait jamais qu’en voiture, et je désespérais vraiment de satisfaire Votre Honneur, lorsque, hier soir, il me vint une idée.

— Voyons cette idée.

— Au moment où le domestique du comte de Villaréal passait, toujours en voiture, à l’angle de Bedford square, que j’ai choisi comme poste d’observation, je me suis laissé adroitement attraper par les chevaux, et je suis tombé à terre en poussant les cris d’un homme à demi-mort. Du reste, j’avais fait si bien les choses, en toute conscience, que j’avais failli être tué par un coup de brancard à la tête et que j’avais une jambe très-sérieusement endommagée. C’est à peine si je puis marcher, je vais vous faire voir.

— C’est inutile, dit vivement Wesley en arrêtant Bob, qui se préparait à mettre son mollet à nu pour découvrir la blessure qu’il n’y avait reçue qu’en imagination ; c’est inutile, je te payerai ta tête et ta jambe, continue.

— Ah ! très-bien, dit effrontément l’ex-convict, c’est que, voyez-vous, capitaine, je ne dis jamais que la vérité.

— J’en suis convaincu, infernal bavard.

— Or donc, il faisait déjà nuit, le cocher crut qu’il m’avait écrasé, il arrêta ses chevaux, et Yago, qui ne m’avait pas reconnu, se précipita vers moi pour me secourir, ainsi que les quelques personnes que l’événement avait attirées.

« C’est alors qu’entrouvrant un œil, malgré les atroces douleurs que je ressentais, je dis au mulâtre la phrase en question : Sahib Yago, bunde-ne su, adut asil kee. C’est bien ça, n’est-ce pas, capitaine ?

— Oui, oui ; après ?

— Après ? Ce fut comme un coup de foudre. Yago, qui s’était penché sur moi, se releva brusquement, et je le vis pâlir sous sa face de nègre. Mais le gaillard est très-fort, car il redevint aussitôt maître de lui, et il se contenta de me demander pourquoi je lui avais parlé ainsi.

— Tu lui répondis ?

— Je lui répondis tout simplement que c’était parce que j’étais véritablement enchanté de le voir, et qu’il n’y avait rien d’extraordinaire que je connusse deux ou trois mots d’Hindoustani, puisque j’étais allé en Australie, où il y a beaucoup de ses compatriotes. Car je suis allé en Australie, Votre Honneur, comme tant d’autres, pour chercher de l’or.

— Oui, pour cela ou toute autre chose, ça m’est égal. Ce qu’il y a d’important, c’est que tu as réussi comme je le désirais. Je suis content de toi, et pour te le prouver, voici cinq livres à ajouter aux vingt-cinq que je t’ai déjà données. Quant à toi, mon brave Stilson, je crois que, sans manquer à ton serment, tu peux t’offrir un verre de sherry ou de brandy, à ton choix.

— Non, pas encore, capitaine, répondit le brave homme en soupirant.

— Comment ! sans manquer à son serment ! exclama Bob. Votre ami a juré de ne plus boire ! Quelle imprudence ! moi qui le prenais pour un teetotaller par goût !

Et dans le but unique, sans doute, de démontrer sa répugnance pour de tels engagements, le tavernier de Star lane vida son verre pour la dixième fois au moins.

La nouvelle générosité du jeune officier l’avait mis si bien en joie, qu’il avait même oublié les blessures si graves qu’il avait reçues en se jetant à côté des roues de la voiture de Yago.

— Maintenant, mes garçons, dit George Wesley en se levant, attendez-moi ici vingt minutes. Je crois qu’à mon retour j’aurais des ordres intéressants à vous donner.

— Si ce n’est pas être trop indiscret, où allez-vous, capitaine ? hasarda Bob.

— En face, chez le préfet de police.

— Ah ! pas de bêtises, au moins, poursuivit vivement le tavernier redevenu sérieux tout à coup. Votre Honneur sait que sir Richard Mayne et moi nous sommes en délicatesse, et vous ne voudriez pas, pour prix de ses services, compromettre un pauvre père de famille.

Comme George Wesley savait parfaitement que toute la famille du misérable se composait uniquement de la vieille Mab, sa servante, il ne put s’empêcher de rire de son appel à la pitié, mais il le rassura néanmoins et disparut en traversant Scotland yard.

C’était au fond de cette impasse que se trouvait l’hôtel du chef de la police métropolitaine.

Enchanté de ce qu’il venait d’apprendre, car il n’y avait plus de doute pour lui, le comte de Villaréal et Nadir n’étaient qu’un seul et même personnage, et la comtesse était bien certainement miss Ada, le jeune officier gravit lestement l’escalier qui menait au cabinet de sir Richard Mayne.

Malheureusement, l’huissier auquel il s’adressa dans l’antichambre lui dit qu’il devait attendre, car le préfet avait déjà quelqu’un chez lui.

Presque au même instant la porte du cabinet de sir Richard s’ouvrit, et le capitaine George ne put retenir un mouvement de surprise, en reconnaissant miss Emma Berney dans la personne que le gentilhomme anglais reconduisait avec des marques évidentes de respectueuse sympathie.

La jeune fille était pâle et sous le coup d’une émotion si violente qu’elle passa auprès l’ami de son père sans lever les yeux.

Quant à sir George, il n’eut pas le temps de réfléchir à tout ce que cette rencontre avait de singulier, car l’huissier l’ayant averti que le chef de la police l’attendait, il se hâta de se rendre à cette invitation, en ne songeant plus qu’au but de sa visite.

Miss Emma se jeta aux genoux de son père ; mais celui-ci fut inflexible.


Sir Richard Mayne était à cette époque un homme d’une cinquantaine d’années à peu près, mais il paraissait plus jeune encore, grâce à sa taille svelte et élancée.

C’était le type complet de l’aristocratie anglaise, dans ce qu’elle a de particulièrement fin et distingué.

Avec ses longs favoris et sa tournure militaire, on l’eût pris volontiers pour un officier de horse-guards habillé en bourgeois.

La population londonienne savait qu’à des formes extrêmement courtoises, il alliait une grande énergie et un courage à toute épreuve.

On l’avait vu plusieurs fois charger à la tête de ses hommes, notamment pendant les derniers troubles qu’avaient suscités les fenians.

Par tempérament, sir Richard était doux et bon, mais on le trouvait armé d’une rigueur inflexible lorsqu’il s’agissait de faire respecter la loi.

Ce n’était pas la première visite que le capitaine George faisait à l’honorable chef de la police métropolitaine, car sir Richard Mayne salua le jeune officier, en l’appelant par son nom, avant que de lui demander ce qui l’amenait de nouveau.

Ces échanges de politesse accomplis, George Wesley prit immédiatement la parole.

— Sir Richard, dit-il, vous vous souvenez qu’il y a trois mois à peu près, je suis venu vous prier de m’accepter parmi les constables volontaires que vous engagiez à Londres, en vue des mouvements populaires qui étaient à craindre.

— C’est vrai, monsieur, et je n’ai pas eu à me repentir de cet appel à la bonne volonté de mes concitoyens. C’est par milliers qu’ils sont accourus, comprenant, mieux que ne le font les Français nos voisins, qu’il n’y a rien de plus honorable que de faire partie des défenseurs de l’ordre et de la propriété.

— Eh bien, je dois faire à Votre Honneur un aveu, poursuivit sir George, c’est que je n’avais pas pour but unique d’être utile à la chose publique. J’arrivais des Indes, vous le savez, lorsque j’ai eu l’honneur de vous voir pour la première fois, et je n’étais rentré en Europe que pour me mettre à la poursuite d’un misérable, qui s’était réfugié à Londres après s’être joué de la justice du gouvernement colonial.

— J’ai déjà, en effet, entendu parler de cette affaire, mais j’avoue que jusqu’à présent j’ai hésité à croire tout ce qui m’a été raconté à ce sujet. Un seul fait est évident, c’est que le prince Moura-Sing, que le vice-roi avait muni de lettre de recommandations, n’est pas arrivé à Londres, et que le fils adoptif du radjah s’est évadé mystérieusement du tombeau où il avait été enseveli. Le prince est-il mort ? Jusqu’ici, officiellement du moins, on l’ignore, et ce Nadir est-il en Angleterre, comme on le suppose ? C’est ce que je ne saurais vous dire.

— Eh bien, sir Richard, moi je suis certain que cet homme est à Londres. Il y est sous le nom du comte de Villaréal et il habite Bedford square avec la fille de sir Arthur Maury, qu’il a enlevée.

— La fille du colonel Maury ?

— Elle-même ! Et comme ce Villaréal ou plutôt Nadir poursuit à l’égard de sir Arthur une œuvre de vengeance implacable, car il l’accuse de son arrestation, tout permet de supposer que c’est lui qui a fait assassiner ou tout au moins disparaître les deux fils du colonel et leur ami Edgar Berney.

— Oui, ces trois gentlemen ont disparu depuis plus de quinze jours et mes agents les ont vainement cherchés.

« Il y a tout lieu de craindre qu’ils aient été victimes d’un crime. Qui vous fait supposer que c’est ce Villaréal qui en est l’auteur ? Je comprendrais encore de sa part un attentat contre les fils de sir Arthur, mais contre M. Edgar Berney, pourquoi ?

— Parce que le fils de M. Berney était l’amant de Saphir que Villaréal entretenait. Par jalousie sans doute il a voulu s’en défaire.

— Comment, l’amant de cette Saphir qui fait si grand bruit depuis six mois ! Mais vous me disiez qu’il avait enlevé miss Ada Maury.

— Peut-être a-t-il cessé d’aimer miss Ada, ou peut-être Saphir n’est-elle entre ses mains qu’un instrument, car je dois dire encore à Votre Honneur que Nadir, selon moi, poursuit ici un double but. Si j’en crois ce qui se dit partout aux Indes, depuis le procès des conspirateurs d’Hyderabad, cet Hindou, qu’on prétend le fils de Feringhea, devait jouer le rôle d’une espèce de prophète et prêcher la révolte dans nos possessions asiatiques. N’est-il pas permis de supposer que, ses projets avortés, il ait voulu faire de l’Angleterre son champ de bataille ? Vous allez me trouver bien hardi d’émettre une opinion sur des choses que vous savez mieux que moi, mais je suis poursuivi par cette idée fixe que le comte de Villaréal, comme il se fait appeler, n’est pas étranger à ces attentats nocturnes dont Londres est le théâtre depuis plusieurs mois. Ces attentats, vous l’avez remarqué, sont commis à l’aide d’un procédé d’étranglement absolument hindou.

— C’est vrai.

— De plus, je le crois un des chefs occultes du fenianisme.

— D’où vous vient cette pensée ?

— De ce qu’il est connu d’un misérable tavernier de Star lane, qui l’a vu plusieurs fois dans son établissement, en compagnie des gens les plus mal famés et déguisé en matelot.

— Vous avez peut-être raison, sir George, mais que faire ?

— Que faire ? M’autoriser comme policeman à pénétrer dans l’hôtel de Bedford square pour y arrêter Villaréal.

— Y pensez-vous ? Ne savez-vous pas qu’en Angleterre le domicile est inviolable, et ne connaissez-vous pas l’acte du Parlement de 1769 sur l’habeas corpus, qui, hors du cas de flagrant délit, ne permet d’arrêter personne sans une plainte appuyée de preuves irrécusables ou sans un commencement d’instruction ?

— C’est vrai, mylord ! C’est alors à mon tour de vous demander : Que faire ?

— Il faudrait d’abord interroger ce tavernier. Quel homme est-ce ?

— Je l’ignore, mais il paraît craindre singulièrement d’être mis en présence de Votre Honneur.

— Alors il parlera. Vous aurez la complaisance de me l’envoyer. Je lui promettrai l’impunité pour ses méfaits passés. Et cette Saphir ?

— C’est sa fille.

— Sa fille ! Je la ferai venir.

— Elle n’est pas rentrée chez elle depuis la nuit où je l’ai suivie jusqu’à l’hôtel de Villaréal.

— Comment ! elle aussi, disparue !

— Oh ! volontairement, je le crois.

— Tout cela, en effet, est assez étrange, et je vous remercie de vos communications, mais mon respect pour nos lois me recommande la plus grande prudence. Il se peut que vous vous trompiez, et je n’ai pas besoin de vous faire remarquer quelle faute je commettrais s’il se faisait que le comte de Villaréal fût ce qu’il se dit être et non ce que vous le supposez. Je vais prendre tous mes renseignements, le faire surveiller, et j’espère que bientôt, je pourrai vous faire part de ma décision.

— Je me tiendrai aux ordres de Votre Honneur.

— Seulement, je ne pourrai m’occuper de cette affaire que dans quelques jours. La triple condamnation à mort qui vient d’être prononcée par la cour centrale criminelle, va probablement donner lieu à quelques troubles, j’ai des mesures urgentes à prendre et j’ai besoin de tout mon monde.

— Oui, je sais, en effet, que trois des ouvriers de M. Berney ont été condamnés à être pendus. La cour n’a-t-elle pas fixé leur exécution au 10 juillet ?

— Parfaitement. Le lendemain même je m’occuperai de Villaréal, je vous le promets.

Après avoir dit ces mots, sir Richard Mayne se leva, indiquant ainsi au capitaine George que son audience était arrivée à son terme.

Celui-ci sortit après avoir remercié le chef de la police métropolitaine en même temps de son bon accueil et de ses promesses.

Cinq minutes après, le jeune officier retrouvait Stilson et Bob au cabaret du Chat Noir.

Le flacon d’eau-de-vie du tavernier était vide, mais la fiole d’ale du geôlier de Golconde était toujours à moitié pleine.

— Eh bien ! capitaine ? dit ce dernier à sir George.

— Ah ! mon brave Stilson, répondit l’officier en souriant, il faut t’armer de courage, tu en as encore pour quelques jours d’abstinence.

— J’attendrai, répondit philosophiquement le brave homme.

— Quant à vous, maître Bob, poursuivit Wesley, vous pouvez retourner à vos affaires, mais si par hasard il se présentait dans Star lane quelque policeman, ne soyez pas effrayé, vous ne courez aucun danger : sir Richard Mayne fait au contraire grand cas de vous. Il m’a chargé de vous assurer de sa bienveillance.

— By God ! vous ne me trompez pas, au moins, capitaine ?

— Je vous en donne ma parole.

— C’est parfait ! on attendra vos instructions.

Et maître Bob, que le voisinage de sir Richard Mayne inquiétait malgré tout, se hâta de sortie de Black Cat’s tavern et de se diriger à grands pas, c’est-à-dire en oubliant complètement qu’il avait été blessé à la jambe, vers des parages moins dangereux pour lui.

Instinctivement alors plutôt que par réflexion, car il était à peu près ivre, le misérable prit le chemin de Piccadilly, où en arrivant à l’angle de Dove’s street, il se dit que le moins qu’il lui était permis après ce qui s’était passé, était de faire une petite visite à Saphir.

Seulement, il trouva porte close, car la jeune fille, ainsi que l’avait dit le capitaine George, n’avait fait chez elle qu’une fort courte apparition depuis la nuit où Yago l’avait emmenée.

Cette déconvenue permit au vertueux Bob de ne pas regretter la petite trahison dont il se rendait coupable envers Saphir et ses amis ; et pour se consoler tout à fait, il courut si bien les public houses du voisinage que, le soir même, les passants attardés dans Dove’s street furent vivement émus du désespoir d’un pauvre père qui, accroupi sur le pas de la porte de certain hôtel que nous connaissons, fondait en larmes en gémissant sur l’ingratitude de sa fille.

Le tendre Bob pleurait Saphir !