Le Procès des Thugs (Pont-Jest)/III/12

Lecomte (p. 493-500).


XII

LES SUITES D’UN CRIME.



Lorsque la voiture que Villaréal avait prise en sortant de Star lane arriva à l’hôtel de Bedford square, la comtesse était rentrée dans son appartement depuis longtemps déjà.

Elle ne pensait certes pas que son mari pût tenir aussi rapidement la promesse qu’il lui avait faite. Peut-être qu’au moment même où sa mère entrait chez elle, la jeune femme désespérait en rêve de la revoir jamais.

Cependant, quelque hâte qu’il eût de lui annoncer l’heureux résultat de ses démarches, le comte ne voulut pas qu’on la réveillât.

Pressentant quel serait le désespoir d’Ada lorsqu’elle retrouverait sa mère privée de raison, il préférait, en conséquence, remettre cette entrevue pénible pour le moment où il pourrait y assister, ainsi que Saphir.

Or, il tenait à accompagner le docteur, et bien qu’il fût loin de supposer que les choses dussent être aussi dramatiques que nous les avons vues devenir chez M. Berney, il désirait néanmoins être témoin de ce mouvement populaire, afin de juger par lui-même de ce qui serait possible dans une circonstance analogue, et de la plus ou moins grande rapidité que la police anglaise apporterait dans la répression.

Il confia donc la pauvre idiote à la femme de chambre de la comtesse, en lui recommandant, pour le cas où Saphir arriverait avant son retour, de l’introduire auprès de sa mère.

Nous savons déjà que Yago avait conduit la courtisane chez son maître sans se douter qu’il avait été suivi.

Saphir oublia bien vite auprès de celle que nous devons appeler dès de moment lady Maury la scène qu’elle avait eue avec Edgar ; et la malheureuse Mary elle-même, momentanément du moins, s’éloigna de son souvenir.

Lorsque Villaréal rentra chez lui avec Harris, ils trouvèrent les deux femmes dans les bras l’une de l’autre.

Saphir était folle de joie de voir que sa mère était enfin enlevée à Bob ; si cela avait été possible, son amour pour le comte en aurait encore grandi.

Quant à la pauvre idiote, elle répondait instinctivement aux caresses de son enfant, en portant autour d’elle des regards étonnés qui semblaient avoir par instants des éclairs d’intelligence.

On eût dit que l’infortunée se souvenait ou faisait des efforts douloureux pour se souvenir.

Ses yeux allaient de ses vêtements presque sordides aux tentures luxueuses de l’appartement.

Appuyée sur sa fille, elle examinait les meubles les uns après les autres, les soulevait, cherchant évidemment à se rendre compte de leur usage, comme le fait un enfant qui ne sait pas encore et qui, par le toucher, s’efforce de comprendre.

Saphir guidait sa mère et répondait à toutes ses questions, espérant à chaque instant qu’elle allait revenir à la raison et qu’elle apprendrait enfin, elle, la pauvre fille vendue, le secret de sa naissance.

Cette scène touchante durait depuis plus de deux heures lorsque Villaréal et Harris, après avoir assisté à l’incendie de la manufacture de M. Berney, rentrèrent à l’hôtel et pénétrèrent dans le salon où les deux femmes les attendaient.

En apercevant le comte, qui avait eu soin, ainsi que le docteur, de changer de vêtements, Saphir se précipita vers lui pour le remercier, mais remarquant son air soucieux et préoccupé, elle s’arrêta dans son élan expansif.

Cependant, elle voulait savoir pourquoi sa mère avait été conduite dans cet hôtel plutôt que sans celui de Dove’s street.

Le comte lut sans doute ce désir dans les regards de la jeune fille, car il la prit par la main, l’attira doucement dans un des angles du salon et lui dit :

— Vous vous étonnez, mon enfant, que je vous aie fait venir chez moi au lieu de conduire votre mère chez vous ?

— Oui, je m’avoue que cela m’étonne et m’inquiète, répondit Saphir en rougissant, car Villaréal pressait affectueusement ses mains dans les siennes.

— C’est qu’il est temps, poursuivit le comte, sans paraître remarquer l’émotion de la jeune fille, que vous appreniez des choses que vous ignorez ; il est temps que vous vous prépariez à une existence tout autre que celle que vous avez menée jusqu’ici.

— Comte ! interrompit Saphir en baissant les yeux.

— Oh ! ce n’est pas un reproche que je vous adresse, ma pauvre enfant ; je sais que votre existence vous a été faite ainsi par les méchants et la fatalité ; mais vous avez trouvé en moi un ami qui ne vous abandonnera jamais.

Après ces premiers mots d’explication, Villaréal raconta rapidement à Saphir de quelle machination infernale sa mère avait été victime et les conséquences terribles qui s’en étaient suivies, sans lui dire toutefois que le complice de cet odieux attentat était là, près d’elle, la dévorant du regard et s’imposant comme châtiment de ne jamais l’appeler sa fille.

En effet, pendant que cet entretien avait lieu entre le comte et la jeune femme, Harris, les yeux fixés sur l’enfant de son crime, s’efforçait de retenir ses larmes, car il tremblait, lui, le sceptique et le misérable d’autrefois, d’entendre sortir de la bouche de la courtisane la malédiction qu’il méritait si bien.

Il craignait surtout d’être deviné par elle, ce qui lui eût fait perdre à jamais l’espoir de devenir le protecteur de celle dont il ne pouvait s’avouer le père.

Quant à lady Maury, enfouie dans un grand fauteuil et la tête entre ses mains amaigries, elle était retombée dans l’immobilité et le mutisme.

Les vains efforts tentés par son cerveau l’avaient accablée. De nouveau elle était seule, dans l’isolement de sa folie.

— Ce n’est pas tout, Sarah, car c’est le nom que vous devez reprendre et porter désormais, continua le comte ; vous avez une sœur.

— Une sœur ! exclama la pauvre fille.

— Oui, une sœur aînée. Ah ! ne craignez rien : elle vous aimera comme son enfant et remplacera pour vous la mère qui n’a pu vous protéger et vous défendre. Laissez-moi la prévenir. Dans peu d’instants je vais l’amener près de vous.

Et après avoir, une dernière fois, pressé avec affection les mains de Saphir, Villaréal fit signe à Harris de l’attendre et disparut par la porte qui conduisait dans l’appartement de la comtesse.

Ada dormait au moment où il entra dans sa chambre à coucher.

L’espoir que son mari lui avait donné lui avait permis pour la première fois depuis bien longtemps de trouver un peu de sommeil.

Aussi fut-elle singulièrement surprise lorsque, réveillée doucement par lui, elle le vit à son chevet.

— Qu’y a-t-il donc de nouveau, mon ami ? demanda-t-elle en levant vers lui ses grands yeux interrogateurs.

— Il y a, ma chère Ada, répondit le comte, que j’ai tenu ma promesse.

— Ma mère ?

— Votre mère est là, chez vous, mais il va vous falloir du courage, la pauvre femme a beaucoup souffert, la raison l’a abandonnée. Peut-être ne vous reconnaîtra-t-elle pas.

— Oh ! mon amour la guérira. Allons vite la rejoindre.

En disant ces mots, Ada, qui s’était enveloppée dans un peignoir, se dirigea rapidement vers le salon.

L’absence du comte avait été si courte que Saphir avait eu à peine le temps, en revenant à elle, après les étranges révélations qui lui avaient été faites, de lever les yeux sur Harris, dont elle ne s’était pas occupée jusque-là.

Frappée de la fixité et de la douceur de son regard, elle s’était approchée de lui et s’était aperçue alors que ses yeux étaient humides.

— Vous pleurez, lui dit-elle, vous aussi ; pourquoi ?

— Parce que je vous aime, moi aussi, répondit Harris en s’efforçant de rester maître de lui, et parce que, comme le comte, je veux être votre protecteur et votre ami, si vous voulez, mon enfant, de ma protection et de mon amitié. Ne me refusez pas, Sarah.

— Sarah ! comme lui vous m’appelez Sarah ! Merci. Vous savez donc tout ?

— Oui, je sais tout. C’est pour cela que je vous plains et que je vous offre mon affection.

— Oh ! je l’accepte, monsieur, je l’accepte de tout cœur. Soyez béni pour ces bonnes paroles.

Et Saphir, par un mouvement charmant de confiance et d’abandon, laissa tomber ses mains dans celles que le docteur lui tendait en tremblant.

C’en était trop pour le malheureux. Il attira la jeune fille à lui par un mouvement convulsif, involontaire, la serra vivement dans ses bras, toucha son front de ses lèvres et se rejeta bien vite en arrière en étouffant un sanglot.

Au même instant, le comte et la comtesse entraient dans le salon.

— Ma mère ! ma mère ! dit Ada en se jetant aux genoux de l’idiote et en lui faisant un collier de ses bras nus, sans s’inquiéter autrement des personnes qui étaient là. Elle ne les avait même pas aperçues.

À cette voix qu’elle entendait pour la première fois, à cette étreinte affectueuse qui n’était pas celle de Saphir, la seule, hélas ! dont elle eût l’habitude depuis bien longtemps, la folle leva les yeux et contempla avec une espèce de terreur cette belle jeune femme qui la tenait entrelacée et dont les lèvres n’interrompaient leurs baisers que pour lui dire des paroles d’amour.

Pendant un instant la comtesse put croire que sa mère allait se souvenir, car la pauvre femme, les yeux fixés sur les siens, cherchait évidemment à se rendre compte de ce qui se passait.

La taverne de maître Bob.

Ce n’était là qu’une lueur fugitive dans ce cerveau voué aux ténèbres ; car à une dernière tentative de la jeune femme qui lui disait : « Mère, c’est moi, Ada, votre petite fille, celle que vous aimiez tant ! » la folle baissa la tête et murmura :

— Ma fille ?… Saphir, Saphir !

La malheureuse ne savait même plus, des noms de son enfant, que celui que la prostitution lui avait donné.

Ada se releva les yeux remplis de larmes et le désespoir peint sur son visage.

— Vous le voyez, dit-elle à Villaréal, ma mère ne me reconnaît même pas.

— Espérez, mon amie, lui répondit celui-ci et tendez la main à votre sœur.

En disant ces mots, il avait montré à la comtesse la jeune fille, qui l’examinait curieusement et n’osait faire un pas.

— Ma sœur ?

— Oui, votre sœur ; lorsque sir Arthur Maury a chassé de chez lui sa femme, pauvre victime d’un crime dont il était le véritable auteur, elle portait Sarah dans son sein. C’est bien là la vérité, n’est-ce pas, docteur ?

— C’est vrai, madame, répondit Harris, je vous le jure.

Sans attendre ce serment, miss Ada avait ouvert ses bras à Saphir ; mais celle-ci, comme si elle n’eût osé répondre à cet appel, courba la tête en murmurant dans un sanglot :

— Oh ! non, madame ; non, si vous saviez !

— Je ne veux rien savoir, ma sœur chérie, dit Ada en attirant la jeune fille sur son cœur. Je ne veux comprendre qu’une seule chose, c’est que nous serons deux à l’aimer, à prier pour elle. Je ne veux avoir qu’une espérance, c’est que Dieu voudra peut-être qu’un jour la raison de notre pauvre mère se réveille sous nos baisers. Vous la soignerez, n’est-ce pas, docteur ? Vous la guérirez ?

— Je tenterai tout pour réussir. C’est là du moins, madame, ce que je vous promets de faire.

— Ah ! tenez, mon ami, dit la comtesse de Villaréal sans abandonner la tête de Saphir qui reposait sur son épaule ; je vous aimais bien, mais maintenant que vous m’avez rendu ma mère et donné une sœur, ma vie tout entière ne me suffira pas pour vous prouver ma reconnaissance et mon amour.

En entendant ces paroles, Saphir s’arracha brusquement des bras de miss Ada et, pâle, tremblante, s’avança rapidement vers le comte.

— Son amour ! lui dit-elle, les lèvres frémissantes et en lui prenant les mains, son amour ! Que veut-elle donc dire ?

Villaréal comprit que la jalousie venait de mordre au cœur la malheureuse enfant. Durant toute cette scène, il avait oublié que Saphir l’aimait, et il voyait maintenant, mais trop tard, combien cette affection était profonde et sincère.

Il voulut alors en terminer d’un seul coup avec cette situation pénible.

— J’avais oublié de vous dire, Sarah, lui répondit-il d’une voix tout à la fois douce et ferme, que votre sœur, miss Ada Maury, est la comtesse de Villaréal, ma femme bien-aimée.

— Votre femme ! ma sœur ?

Saphir ne put en dire davantage ; car, foudroyée par cette révélation inattendue, qui lui montrait l’abîme ouvert entre son amour et Villaréal, la pauvre fille jeta un cri de douleur et roula inanimée sur le parquet, avant que personne eût pu la soutenir.

En entendant ce cri, la folle bondit du siège sur lequel elle semblait assoupie, et écartant vivement le comte et la comtesse, qui s’étaient penchés pour relever Saphir, elle se jeta sur le corps de son enfant.

Harris, qui n’avait rien compris à cette scène, qui n’en avait vu que les effets, s’était précipité lui-même au secours de la jeune fille.

Sa tête reposait sur les genoux de sa mère ; il s’agenouilla près d’elle, mit la main sur son cœur pour se rendre compte du danger qu’elle courait, et approcha son visage de la bouche entr’ouverte pour s’assurer qu’elle respirait encore.

Or, le cœur de Saphir battait à peine, ses lèvres ne laissaient échapper qu’un souffle insaisissable ; et le docteur, fou de désespoir, croyant qu’il allait perdre celle qui venait à peine de lui être rendue, le docteur la prit dans ses bras vigoureux et la transporta sur une chaise longue, en murmurant à son oreille ces mots qu’il pensait plus puissants que toute sa science :

— Sarah ! ma fille, mon enfant !

— Sa fille ! dit miss Ada avec un gémissement d’horreur et en interrogeant son mari du regard.

Son mari l’interrompit vivement pour lui montrer ce qui se passait à quelques pas d’elle.

En se voyant enlever Saphir, la folle avait suivi le docteur, et tout à coup, au moment où, le visage crispé, l’œil hagard, la physionomie bouleversée, celui-ci s’efforçait de rappeler la jeune fille à la vie ; il se sentit repoussé brutalement, et en relevant la tête, il vit lady Maury, debout, la main étendue vers lui et le dévorant des yeux.

Sous ce regard, il se sentit trembler et fit un pas en arrière.

Lady Maury le rejoignit d’un bond.

Il voulut reculer encore, mais elle le saisit par le bras, et, l’amenant brusquement en face des candélabres qui brûlaient sur la cheminée, elle lui mit le visage en pleine lumière.

Là, elle le considéra quelques instants, et la haine opérant soudain dans son esprit la transformation que l’amour avait vainement tentée, elle s’écria, les yeux pleins d’intelligence et de colère :

— Ah ! Dieu me permet enfin de vous reconnaître, Albert Moore, pour vous dire que vous êtes un misérable et un lâche, et que je préférerais voir mourir à l’instant même cette enfant plutôt que de l’entendre jamais vous appeler son père.

Puis, brisée par cet effort, la pauvre femme tomba dans les bras de miss Ada en versant des pleurs qui devaient achever de la sauver.

— Du courage, docteur, dit Villaréal à Harris, en l’entraînant vers la pièce voisine. L’homme ne se relève vraiment que par l’expiation. Venez, Saphir n’a plus besoin de nous.

La jeune fille, en effet, était revenue lentement à elle.

Sa première action avait été d’appeler doucement la comtesse et de lui dire en lui tendant la main :

— Voulez-vous m’aimer un peu, ma sœur ? Oh ! moi, je vous aimerai tant !

Miss Ada lui répondit par un baiser.

Harris et Villaréal étaient sortis.

Pendant ce temps-là, maître Bob continuait patiemment sa faction.

L’honnête tavernier se disait que c’était une singulière maison que cet hôtel dont les fenêtres, sans qu’il y eût réception, étaient encore éclairées à quatre heures du matin, et il en concluait assez logiquement que son inconnu n’avait pas eu tout à fait tort de lui en confier la surveillance, mais seulement qu’il avait été bien peu généreux de ne lui offrir que cinq livres en récompense de cet important service.