Le Procès des Thugs (Pont-Jest)/II/4

Lecomte (p. 249-256).


IV

RÊVES D’AMOUR.



Nous avons laissé Nadir au moment où, après avoir répondu au domestique de miss Ada, il se dirigeait vers la Ville-Blanche.

 

Dès qu’il eut tourné l’angle du palais de Moura-Sing, il reconnut parfaitement les pas de l’Hindou qui s’éloignait en courant, et s’étant assuré de nouveau que la rue était déserte, il traversa rapidement tout le faubourg Noir.

Il n’avait pas aperçu deux hommes qui, blottis dans les ombres épaisses que projetaient les hautes constructions du palais, le guettaient bien certainement, car dès qu’il les eut dépassés, ils se mirent à le suivre à une centaine de mètres de distance et en s’abritant le long des murailles, afin de ne pas être découverts.

C’était d’ailleurs, de la part de ces hommes, une précaution presque inutile, car Nadir poursuivait sa route, tout entier à ses réflexions et sans se préoccuper de ce qui pouvait se passer autour de lui.

Il se demandait ce que voulait dire ce rendez-vous si pressant de miss Ada, comment sa liberté, sa vie, à lui, pouvaient être menacées ; et il s’efforçait de grouper les incidents de sa jeunesse, qui lui disaient assez qu’il était le centre vers lequel convergeait tout un monde mystérieux dont le but lui était inconnu.

C’est plongé dans ces réflexions qu’il franchit l’esplanade, passa devant le palais du gouvernement et gagna les gardens, longue avenue ombreuse sur laquelle ouvraient les parcs des hôtels qui avaient leur façades sur la grande rue.

Il eut bientôt reconnu la grille qui fermait de ce côté la maison de miss Ada. La porte en était entr’ouverte.

Il prêta un instant l’oreille, sonda les ténèbres de l’avenue, et n’entendant ni ne voyant rien de suspect, il se glissa dans le jardin.

Il n’y avait pas fait dix pas à tâtons, car l’obscurité y était profonde, qu’il sentit une main qui saisissait la sienne et l’entraînait.

Les deux hommes qui l’avaient suivi s’étaient arrêtés en face de la maison, derrière un platane. Lorsqu’ils furent certains que Nadir avait pénétré dans le jardin, l’un d’eux redescendit l’avenue en courant et l’autre gagna la grille.

Arrivé là, ce dernier tira doucement la porte à lui, et passant le bras à travers les barreaux pour retenir le pêne de la serrure, il réussit à la fermer sans bruit.

Nadir, qui s’était laissé conduire par son guide, entrait à ce même moment dans l’hôtel du colonel Maury.

Sir Arthur Maury était un de ces gentilshommes anglais pleins de morgue et de fierté, qui cachent parfois sous des formes parfaites de gentleman ces vices honteux qui abaissent certains membres de l’aristocratie anglaise au niveau de leurs jockeys.

On disait qu’il n’était venu prendre du service aux Indes qu’à la suite des plus scandaleuses aventures, et on ne s’expliquait pas qu’il eût amené, seule avec lui, à Hyderabad, miss Ada, fille d’un second mariage, tandis qu’il avait laissé en Europe les enfants de son premier lit, deux fils et une fille.

Cette fille s’appelait Ellen ; Ada avait pour elle la plus vive et la plus sincère amitié, et bien qu’elle eût quitté Londres enfant, elle était en correspondance régulière et fréquente avec elle, malgré les ordres de son père.

Ce qu’on ne pouvait ignorer, ce qui avait promptement frappé les yeux et autorisé les suppositions les plus fâcheuses, c’est le peu d’affection que le père et la fille avaient l’un pour l’autre.

Ils vivaient sous le même toit comme des étrangers. C’est à peine si, les jours de réception, ils s’asseyaient à la même table.

Cette mésintelligence avait pris une forme plus déterminée, plus âpre, depuis le jour où miss Ada avait reçu de Londres une lettre dont le signataire lui était inconnu, mais qui lui révélait un secret terrible.

Enfant, elle n’avait pas pensé à sa mère que pour mêler son nom à ses prières ; jeune fille, elle l’avait plus fréquemment regrettée dans son isolement et elle avait alors questionné son père, sans se douter, dans son ignorance du passé, que cette demande si naturelle dût éveiller contre elle la colère, la haine même de sir Arthur.

— Votre mère est morte, miss Ada, lui avait-il répondu durement, malgré les pleurs qui inondaient ses yeux ; vous feriez mieux de ne m’en parler jamais.

Depuis ce jour-là, la jeune fille n’avait plus questionné son père, et c’est peu de mois après qu’elle avait reçu d’Europe cette lettre étrange dans laquelle on lui disait :

« Miss, votre mère vit toujours. Lorsque vous viendrez en Angleterre, si vous voulez la voir, adressez-vous à Jack Thompson, Dog’s lane, près du pont de Londres. »

C’était écrit sur un papier tâché, sordide et d’une écriture évidemment contrefaite.

Vingt fois, elle avait été sur le point d’interroger ce nouveau sir Arthur, mais n’osant le faire, elle avait refermé en elle la pensée fixe, opiniâtre, de fuir cette maison d’où sa mère était exilée et ce pays qui n’était pas le sien.

Tout ce qu’elle savait de sa mère, c’est qu’elle était d’origine plébéienne — Son père le lui avait souvent reproché, — que sir Arthur ne l’avait épousée que pour la fortune immense qu’elle lui avait apportée en dot, et que, maintenant qu’elle avait vingt ans, cette fortune lui appartenait par moitié, quoique son père ne lui eût jamais offert de lui rendre des comptes.

Elle était trop fière pour jamais soulever cette question, à laquelle peut-être sir Arthur n’aurait su comment répondre.

Seule alors, sans famille, d’un tempérament nerveux et impressionnable, dont aucune des aspirations ne trouvait d’aliment dans le mode d’existence qu’elle avait dû accepter pour se soumettre aux usages créoles, elle n’avait eu de refuge pour son esprit que dans la lecture des poëtes de sa patrie, et son imagination s’était exaltée encore aux récits de leurs amours et de leurs haines.

Byron, avec son doute désespérant, sa mélancolie contagieuse, vint achever chez elle l’œuvre commencée par le fantastique de Shakspeare ; et il allait la livrer dans défense aux premiers combats de son cœur.

Les adorateurs ne pouvaient lui manquer au milieu de ce monde oisif auquel elle appartenait.

Les uns la voulaient pour cette riche fortune qu’on lui connaissait ; les autres la désiraient seulement parce qu’elle était vraiment belle et charmante : belle de la fraîcheur de son teint, de ses longs cheveux d’or et de ses grands yeux profonds ombragés de longs cils ; charmante de son triste sourire et du timbre adorable de sa voix.

Mais elle avait évincé tous les soupirants les uns après les autres.

Seul, le capitaine George Wesley, aide de camp du gouverneur, avait paru pendant quelque temps avoir des chances de succès, lorsque subitement, à son grand désespoir, car il était follement épris de miss Ada, il eut le sort commun.

Ce fut le lendemain du jour où le prince Moura-Sing avait présenté Nadir chez sir Arthur Maury.

À la vue de ce bel Hindou, qui réunissait si bien en lui les divers types de ses héros aimés, sa curiosité s’éveilla d’abord, puis elle voulut le connaître davantage.

Pour lui plaire, George lui-même le lui amena.

La liberté des mœurs anglaises et créoles les autorisait à de longues promenades, pendant lesquelles les récits poétiques et imagés de l’Hindou la firent vivre dans ce monde étrange qu’elle aimait, et la conduisirent doucement sur la pente fatale où glissa rapidement son cœur, si privé d’affections.

Elle s’aperçut bientôt qu’elle aimait Nadir d’un amour profond, désespéré, contre lequel elle ne voulait pas lutter, car elle sentait que rien ne pouvait la défendre ; puis le jeune homme lui sauva la vie, et, en lui donnant toute son âme, elle s’efforça de se persuader qu’elle ne faisait que payer une dette sacrée.

Nadir avait semblé répondre à cet amour et en être fier, mais tout à coup ses visites étaient devenues moins fréquentes et miss Ada avait fini par ne plus le rencontrer.

Nous avons dit par quel sentiment de défiance contre lui-même le bel Hindou s’était éloigné et évitait de se trouver avec celle qu’il ne voulait pas aimer.

La fille de sir Arthur avait été très-affectée de cette brusque rupture, et après en avoir cherché vainement les causes, elle avait chargé sa femme de chambre Sabee, jeune et jolie Mahratte qui avait toute sa confiance et qui l’adorait, de lui rendre compte des faits et gestes du fugitif.

Sabee lui avait appris alors que Nadir vivait très-retiré, ne voyant que Moura-Sing et Romanshee, et tout entier, disait-on, à quelque œuvre mystérieuse qu’elle n’avait pu découvrir.

Depuis cette révélation, miss Ada ne sortait plus de son hôtel et passait toutes ses soirées sous les grands arbres du parc, rêvant toujours à celui qu’elle ne pouvait oublier.

C’est là qu’elle se trouvait, à demi-couchée sur un banc de mousse dissimulé par des bouquets d’aloès, au moment où Moura-Sing faisait ses adieux à son ami, lorsqu’elle entendit tout à coup prononcer à quelques pas d’elle le nom de Nadir.

Elle prêta l’oreille et reconnut la voix de sir Arthur.

Le colonel s’entretenait avec le gouverneur d’Hyderabad, sir William Dudley.

— Il faut en finir, mon cher colonel, disait ce dernier ; je n’ai pas encore de preuves du complot, mais il est hors de doute pour moi que le brahmine Romanshee prépare un soulèvement dans la province. Je le fais surveiller depuis un mois et j’ai pu intercepter deux courriers qui lui étaient envoyés du Nord. Le mouvement du Dekkan doit coïncider avec celui des Sicks. Un de ces courriers apportait un ordre de ralliement. Je parierais qu’il est question de quelque bhili, ou réunion de ces misérables Étrangleurs que nous croyions à tort disparus à jamais.

— Qu’avez-vous décidé ? demanda sir Arthur à son interlocuteur.

— D’abord d’arrêter Romanshee et les principaux brahmines de la pagode de Vischnou, car ce sont toujours ces prêtres maudits qui sont à la tête de toutes les insurrections, et ensuite de nous assurer de Nadir.

— De Nadir ?

— Oui, Romanshee l’aime trop pour ne pas lui avoir réservé un rôle de premier ordre dans toute cette affaire. Lequel ? je l’ignore, mais je me méfie de ce rêveur, à qui le père de Moura-Sing me paraît avoir légué toute la haine de sa race pour nous. Lorsque je le saurai dans un bon cachot de la citadelle, je serai plus tranquille ; et vous aussi, mon cher colonel, car si j’en voulais croire les on-dit, il s’est pris d’une belle passion pour miss Ada depuis qu’il lui a sauvé la vie.

— Oh ! cette passion-là m’inquiète peu.

— Je le pense bien, mais elle vous inquiétera moins encore désormais, car en ce moment même on arrête le vieux brahmine et ses amis, et demain Nadir sera votre pensionnaire à Golconde. Vous avez fait remettre au prince ses lettres de recommandation pour Londres, je sais qu’il doit partir au point du jour ; il n’y a donc même pas de danger qu’il aille se plaindre au Nizam et qu’il réclame son ami. Faites-moi le plaisir de m’accompagner jusqu’au Gouvernement, où ces dames nous attendent pour prendre le thé. Je vous donnerai là mes dernières instructions.

Miss Ada n’en avait pas entendu davantage ; elle s’était empressée de rentrer dans son appartement, où elle avait ordonné à Sabee de se mettre à la rechercher de Nadir et de le lui amener par la petite porte du parc.

Or, à cette heure avancée de la soirée, la jolie Mahratte avait toujours à ses ordres un brave cipaye du nom de Roumee, qui était son fiancé et attendait dans les environs de l’hôtel que son service permît à la jeune fille de venir le rejoindre.

Sabee s’était mise à la fenêtre et avait fait entendre un roucoulement si parfaitement imité qu’on eût dit qu’un couple de pigeons bleus venait de se blottir dans les massifs.

Cinq minutes après, Roumee était arrivé, sa fiancée lui avait dit à l’oreille quelques mots entrecoupés de baisers, et le cipaye avait disparu.

Nous savons avec quelle adresse il avait rempli sa mission et quel en avait été le résultat.

Moins d’une heure après son départ, Sabee, qui guettait à la grille le retour du soldat indigène, avait saisi la main de Nadir et l’avait entraîné jusqu’à la maison.

Ils n’avaient pas échangé un seul mot en traversant le parc.

Lorsque miss Ada les entendit monter les degrés du perron, elle se prit à trembler.

Seulement alors elle comprit tout ce que sa démarche avait d’imprudent, quoique son père ne vint jamais chez elle.

Il était trop tard, Sabee venait d’ouvrir la porte du boudoir où sa maîtresse l’attendait, et après s’être effacée pour laisser passer Nadir, elle s’était hâtée de rejoindre son amoureux.

La fille de sir Arthur appela à son aide tout son courage et s’avança vivement vers l’Hindou :

— Nadir, lui dit-elle rapidement, vous m’avez jadis sauvé la vie, c’est à mon tour aujourd’hui de sauver la vôtre ; voici ce que le gouverneur disait à mon père il y a quelques instants à peine.

Et Ada rapporta à l’Hindou, mot pour mot, la conversation qu’elle avait entendue.

À la nouvelle de l’arrestation de Romanshee, le jeune homme, qui avait pris les mains de la fille de sir Arthur et les baisait avec respect, se releva avec un éclair de colère dans les yeux.

— Arrêter Romanshee ! dit-il ; ah ! pardonnez-moi, miss, mais il faut alors que je vous quitte à l’instant, que je sauve mon vieux maître ou que je meure avec lui. Je n’oublierai jamais le service que vous venez de me rendre ; ma vie vous appartient tout entière, mais laissez-moi partir.

— Vous ne sortirez pas, Nadir, reprit Ada en se mettant entre l’Hindou et la porte vers laquelle il s’était déjà dirigé, car vous trouveriez autour de la pagode cent hommes pour vous arrêter. Le brahmine est déjà à Golconde. Qui sait si vous arriveriez vivant dans le cachot qui vous attend ? Or, moi, je ne veux pas que vous mouriez !

La jeune Anglaise avait prononcé ces mots avec une telle exaltation que Nadir en avait tressailli. Comprenant combien il était aimé, il avait également senti que son amour pour l’étrangère était plus grand encore qu’il ne le croyait.

La fille de sir Arthur avait baissé la tête en rougissant. Nadir la contemplait avec admiration. Tous deux, ils gardaient le silence.

Ce fut l’Hindou qui reprit le premier la parole.

— Vous êtes une noble jeune fille, miss, lui dit-il, et Brahma m’est témoin que je suis obligé de faire appel à tout mon courage pour ne pas vous dire combien je vous aurais aimé s’il ne s’élevait pas entre nous une barrière infranchissable. Mais vous n’êtes ni de ma religion, ni de ma race ; notre amour serait un double blasphème. Moi aussi, j’avais fait de beaux rêves ; je m’étais dit qu’il pouvait y avoir pour nous, loin de ces hommes que je hais, une existence de bonheur infini. J’oubliais pour vous la mission mystérieuse qui devait m’être bientôt révélée ; j’oubliais l’enfant qui est ma fiancée et que je ne puis aujourd’hui laisser seule, puisque les vôtres ont arrêté son père ; son père, qui va peut-être emporter dans la tombe le secret dont un peuple entier a fait son espoir et son avenir.

Miss Ada l’écoutait, les yeux remplis de larmes. Ses mains suppliantes étendues vers lui, elle semblait lui dire : Parle, oh ! parle encore ! lorsque l’hôtel, silencieux depuis le départ de sir Arthur, s’anima tout à coup.

Des bruits de pas nombreux se faisaient entendre dans les couloirs ; le jardin était subitement sorti des ténèbres ; on parlait jusque sous les fenêtres du boudoir de la jeune fille.

Tremblante, éperdue, elle prêta l’oreille, et se jeta au-devant de Nadir comme pour lui faire rempart de son corps.

Au même instant, la porte de l’appartement vola en éclats, Ada se sentit violemment repoussée, et lorsqu’elle revint à elle, ce fut pour jeter un dernier regard à Nadir, qu’un groupe de soldats anglais entraînaient brutalement.

Elle poussa un cri de douleur et de désespoir et tomba dans les bras de Sabee, qui était accourue à son secours.

Une heure plus tard, l’ami de Moura-Sing gravissait, les fers aux mains, le chemin rocailleux qui mène à la citadelle de Golconde, et il était jeté dans le cachot où Romanshee l’avait précédé.

Le lendemain, au point du jour, on le sépara du brahmine, mais cette nuit avait suffi au fils adoptif de Moura-Sing pour tout apprendre, et lorsque, par les ordres de sir Arthur Maury, on le transféra dans un autre cachot, il emportait avec lui, cachée dans les plis de son turban, cette seconde émeraude gravée dont le vieux radjah lui avait parlé avant de mourir.