Le Procès des Thugs (Pont-Jest)/II/5

Lecomte (p. 256-268).


V

MISS ADA MAURY.



Moins de quinze jours après ces événements, les chefs du complot que sir William Dudley croyait avoir découvert étaient jugés, condamnés à mort et pendus au lieu ordinaire des exécutions, c’est-à-dire à mi-chemin de Golconde et d’Hyderabad, le long de la vieille muraille qui relie la citadelle à la ville.

Romanshee et ses complices avaient marché à la mort avec le fanatisme ordinaire des Hindous.

Jusqu’au dernier moment, le vieux brahmine n’avait eu pour ses juges qu’un sourire de mépris, qui avait semblé leur dire qu’il était certain d’être vengé.

Sa fille Sita était parvenue à échapper à toutes les recherches.

Quant à Nadir, soit que les preuves eussent manqué contre lui, soit que le gouverneur préférât attendre le départ de Bombay de Moura-Sing pour le juger, il était toujours enfermé dans un des cachots les plus sombres du fort de Golconde et tenu au secret rigoureux.

Sir Arthur Maury et les aides de camp de sir William Dudley pouvaient seuls pénétrer jusqu’au prisonnier.

C’était pour fêter ce que le gouverneur d’Hyderabad appelait avec emphase la délivrance de la province, qu’il donnait, le soir du jour où nous sommes arrivés, un grand bal dans son palais.

Sir Arthur et miss Ada étaient tout naturellement au nombre des invités, mais la jeune fille songeait peu à ce bal, bien qu’elle eût reçu le matin même du capitaine George, une lettre par laquelle il la suppliait de s’y rendre et de lui accorder un moment d’entretien.

Romanshee, brahmine de la pagode de Vischnou.


Elle avait passé une partie de la journée dans son appartement avec Sabee ; elle lui avait donné des ordre nets, précis, que la jolie Mahratte devait exécuter sans retard.

Cela fait, elle s’était étendue sur une chaise longue de rotins et elle y sommeillait depuis plusieurs heures, sans souci des bruits du dehors, bruits de fête et de joie, pendant que son cœur était brisé, lorsque Sabee vint la prévenir que son père désirait la voir.

— Je suis aux ordres de sir Arthur, dit-elle, sans dissimuler l’ennui que lui causait cette visite.

— Il me suit, maîtresse, répondit la jeune Indienne.

— Qu’il entre !

Et elle se souleva de son siège. Son père venait, en effet, de franchir le seuil de son appartement.

Le gentilhomme anglais était en grande tenue de soirée, l’épée au côté, prêt à se rendre au bal du gouverneur.

C’était à cette époque un homme de cinquante-cinq ans à peine, paraissant encore assez jeune, grâce à sa taille svelte et élancée.

Sa physionomie pouvait plaire au premier aspect, lorsqu’on n’avait pas eu le temps de reconnaître sur son visage les ravages que les passions honteuses et brutales y avaient faits, avant qu’on eût été frappé de la mobilité et de la fausseté de son regard.

En apercevant sa fille en costume de maison, il ne put réprimer un mouvement de mauvaise humeur, quelque effort qu’il fit pour se contenir.

— Il est donc vrai, miss Ada, lui dit-il, avec un accent hautain, que vous ne viendrez pas ce soir au Gouvernement ?

— Je vous en demande pardon, mon père, répondit-elle, mais je suis souffrante et ne sortirai pas.

— Je désire cependant que vous veniez à cette soirée.

— Je regrette de ne pouvoir vous satisfaire ; cela m’est impossible.

— Impossible !

— Du reste, je n’ai rien de prêt ; je ne pensais pas que vous tinssiez autant à ma présence dans ce monde que j’aime fort peu, vous le savez. Jusqu’ici vous ne m’aviez jamais reproché de m’en éloigner.

— Cela peut être, mais j’y tiens pour cette fois, j’y tiens beaucoup. Votre garde-robe ne manque pas de toilettes ; mettez la première venue. Je vais vous attendre chez moi.

— Ce serait inutile : je vous le répète, je n’irai pas à ce bal.

Sir Arthur, qui s’était déjà dirigé vers la porte, s’arrêta brusquement, se demandant s’il avait bien entendu ; mais la fermeté du regard de miss Ada était la confirmation de ses paroles.

— Ce n’est pas une prière que je vous fais maintenant, c’est un ordre que je vous donne, reprit-il, emporté par la colère et en se rapprochant du siège où elle était tombée.

— Je n’aurais pu me rendre à une prière, répondit doucement et avec dignité la jeune fille, je n’obéirai pas davantage à un ordre.

— Vous ne savez donc pas ce qu’on a dit après l’arrestation de Nadir ?

— Je méprise ce que dit le monde.

— Mais vous voulez donc, malheureuse, dit alors sir Arthur, franchissant les bornes qu’il s’était peut-être imposées à lui-même, vous voulez donc qu’on pense que vous portez le deuil de ce misérable ?

— Est-il donc mort ? ne put s’empêcher de s’écrier Ada, en se levant pâle comme un fantôme.

— Vous voyez bien que vous l’aimez ! Vous ne niez même plus maintenant !

La jeune fille retomba brisée.

Elle venait de se trahir devant l’homme auquel, au prix de son sang, elle n’aurait jamais voulu faire un pareil aveu.

— Mort ! murmurait-elle, mort !

Et, sans souci de la colère de son père, elle ne retenait pas ses larmes brûlantes.

— Ce n’est pas vrai, miss, entendit-elle soudain une voix douce et amie lui dire bas à l’oreille, Roumee l’a vu aujourd’hui.

C’était Sabee qui, blottie derrière une tenture, avait été le témoin muet de cette scène, et s’était glissée jusqu’à sa maîtresse.

Ada prit la tête de la jeune fille dans ses deux mains et lui mit un long baiser sur le front, en levant au ciel ses grands yeux pleins d’une expression ineffable de joie et de reconnaissance.

— Renvoyez cette fille ! dit brutalement sir Arthur, qui depuis quelques instants se promenait de long en large dans l’appartement.

Ada fit un signe et Sabee, après lui avoir baisé la main, sortit de la chambre :

— Écoutez-moi, reprit alors le colonel, et jouons franc jeu, miss Ada, maintenant que j’ai appris de vous-même ce secret honteux qui nous déshonore. Vous ne m’avez jamais aimé ; on vous a raconté je ne sais quelles sottes histoires que vous vous êtes empressée de croire, et vous vous êtes donné le droit de ne plus me considérer comme votre père. Ardente à recueillir toutes les calomnies qu’on vous a débitées sur mon compte, vous vous plaisez, depuis que vous êtes jeune fille, à jouer dans ma maison un rôle de martyre. Je vous ai laissé faire, et, vous me rendrez cette justice que pas une femme de votre âge n’a jamais été plus libre ni plus maîtresse de ses actions. Je pensais que votre orgueil aurait au moins le respect de votre nom.

— Sir Arthur… voulut interrompre miss Ada.

Mais son père ne l’écoutait pas ; il semblait se griser de sa colère même.

— Au lieu de cela, poursuivit-il, vous avez indignement abusé de ma confiance, et aujourd’hui nous sommes, vous et moi, la risée de la ville entière. On répète partout : La fille de sir Arthur Maury aime Nadir. Eh ! parbleu ! aimez qui bon vous semble, au fond, cela m’est fort égal ; seulement ce que je ne veux pas, c’est qu’une folle passion nous rende ridicules tous les deux. Vous comprenez alors pourquoi j’exige que vous veniez à ce bal. C’est parce que je ne veux pas qu’on murmure à mon oreille : La belle Ada Maury pleure chez elle la mort de son amant ! M’avez-vous compris, maintenant, miss, et allez-vous m’obéir ? Répondez-moi, j’attends !

— Vous voyez bien, sir Arthur, répondit la jeune fille en levant sur son père son regard indigné par le cynisme de ses dernières parole, que je ne puis me soutenir, qu’il me serait impossible de faire un pas.

— Oh ! miss Ada, gronda le colonel, vous abusez singulièrement de ma patience ; prenez garde !

— Prenez garde !… et à quoi donc dois-je prendre garde ? fit résolûment la jeune fille en se levant brusquement et en s’appuyant sur le dossier de son siège.

Elle venait de puiser dans son exaltation et dans l’ardeur de son amour le courage et l’énergie nécessaires pour la lutte.

— Oui, prenez garde ! répéta sir Arthur en se rapprochant d’elle jusqu’à la toucher.

— Ah ! reprit-elle en faisant vivement un pas en arrière, il est donc vrai que sir Arthur Maury bat les femmes ! Pourquoi ne frapperait-il pas la fille après avoir frappé la mère ?

— Malheureuse ! hurla le gentilhomme en levant la main, prêt à briser ce roseau qui lui résistait.

Mais sa fille l’arrêta d’un regard.

— Tenez, lui dit-elle en précipitant ses paroles comme si elles lui brûlaient les lèvres au passage, franchise pour franchise ! sir Arthur, et dans cette scène horrible entre nous, loyauté pour loyauté ! Oui, j’aime cet homme, ce misérable, comme il vous plaît de l’appeler ; je l’aime d’un amour insensé, je l’aime de toutes les forces de mon âme. Savais-je d’abord qui il était, et n’est-ce pas dans votre maison même que je l’ai vu pour la première fois ? Il est trop tard maintenant, je ne puis arracher mon cœur de ma poitrine. Et vous voulez que j’aille ce soir me donner en spectacle à toutes les jalousies de votre monde ! Puisqu’il est mort, laissez-le-moi pleurer et ne me forcez pas à montrer à tous vos amis mes larmes et mon désespoir.

— Non ! mille fois non ! vous m’obéirez !

— Dussiez-vous être assez lâche pour laisser tomber votre main sur moi, je vous l’ai dit, je ne vous suivrai pas, je n’irai pas à ce bal !

— Vous êtes bien la digne fille de votre mère ! dit le colonel, honteux du rôle qu’il jouait et du peu de succès de ses menaces.

— Ma mère ! Vous eussiez mieux fait, monsieur, de ne pas prononcer ce nom sacré, car son souvenir me force à vous dire : Vous m’avez caché ce que vous avez fait de ma mère ; j’ai le droit, moi, de ne pas vous rendre compte de ce que j’ai fait de mon cœur.

Sir Arthur, qui avait ouvert la porte en jetant à sa fille sa dernière insulte, la tira violemment à lui en jurant, et elle entendit le bruit de ses pas se perdre dans l’escalier qui conduisait au perron où sa voiture l’attendait.

— Ma mère !… avait-elle murmuré, en tombant épuisée sur sa chaise longue, ma mère !

Le bruit de la grille qui se fermait derrière la voiture du colonel la fit revenir à elle. Sabee était à ses genoux.

— Pauvre maîtresse ! lui disait la jolie enfant, ne pleure pas. Roumee va venir, tu vas le voir.

— Tu as raison, Sabee ; assez de faiblesse ! À l’œuvre maintenant ! Où est Roumee ?

— Il est dans le jardin et n’attend que mon signal pour monter.

— Appelle-le, ou plutôt va le chercher, car on pourrait t’entendre.

— Oh ! il n’y a personne à l’hôtel, maîtresse ; tout le monde est allé voir l’entrée du bal au Gouvernement. D’ailleurs les domestiques pourraient être là qu’ils ne me comprendraient pas.

En effet, penchée à la fenêtre, la jeune fille fit entendre ce roucoulement que nous connaissons déjà, et miss Ada ne put s’empêcher de sourire, car elle se rappelait que ce n’était pas la première fois que, dans le calme de la nuit, elle surprenait ce bruit amoureux.

— Mes habits ? demanda-t-elle à Sabee, qui avait rougi au sourire de sa maîtresse.

— Les voici ! répondit-elle en tirant à elle un assez volumineux paquet qu’elle avait caché derrière des rideaux.

Elle l’ouvrit.

C’était un costume complet d’aide de camp. Rien n’y manquait, ni l’épée à la poignée de nacre, ni les épaulettes d’or, ni les aiguillettes scintillantes.

La jeune fille disposait le tout sur le lit, lorsqu’on frappa à la porte.

Elle alla ouvrir : c’était Roumee.

Roumee était, comme Sabee, de la race mahratte, et il aimait assez la jeune femme de chambre de miss Ada pour donner sa vie à la maîtresse dès que la servante le lui ordonnerait.

Notre ciel froid ne connaît pas ces passions aveugles, ces dévouements enthousiastes, ces abnégations sublimes !

L’Hindou appartenait au deuxième régiment de cipayes et faisait partie des serviteurs militaires de la maison du capitaine George Wesley, l’aide de camp de sir William.

— Eh bien ! lui dit la fille de sir Arthur, dès que la porte de sa chambre fut refermée derrière lui, as-tu réussi ?

— Voici, miss, ce que Sabee m’a demandé. Je n’ai pas pu venir plus vite, car pour m’emparer de ce que vous désiriez, j’ai dû attendre le départ du capitaine.

— Donne, donne vite !

Elle saisit le papier que lui présentait l’Hindou, le déplia et lut avidement les quelques lignes qui y étaient tracées.

Il fallait que cet écrit fût pour elle d’une importance extrême, car au fur et à mesure qu’elle en prenait connaissance, ses traits reflétaient la satisfaction la plus vive.

Voici ce que disait cette pièce que Roumee avait dérobée à son chef :


« Ordre au commandant de la forteresse de Golconde et aux officiers chefs des postes de garde, de laisser librement et à toute heure pénétrer dans le fort et communiquer avec les prisonniers le capitaine George Wesley, aide de camp du gouverneur.

« Signé : Lord William Dudley. »


— Merci ! dit vivement miss Ada à Roumee lorsqu’elle eut terminé sa lecture, mais ce n’est pas tout. Quel est le régiment de garde aujourd’hui ? Comment se nomment les officiers ? Quant au commandant de la prison, il doit être au bal du Gouvernement.

Au moment de l’exécution de son projet insensé, miss Ada songeait seulement aux difficultés presque insurmontables qu’elle voyait se dresser devant elle.

— Rassurez-vous, miss, répondit Roumee. La garde est montée cette nuit dans la forteresse par une compagnie du 2e régiment, arrivée de Ceylan depuis quelques jours à peine. Aucun d’eux ne connaît encore le capitaine George.

— Bien.

— Du reste, il est probable que l’officier sera endormi, et que le sous-officier de veille, pour ne pas déranger son chef, prendra sur lui de laisser passer le porteur de ce permis.

— Peut-être, mais le guichetier ?

— Oh ! miss, ne vous inquiétez pas de lui. Je fais, moi, mon affaire du gros Stilson. Nous sommes de vieilles connaissances. Vingt fois j’ai accompagné le capitaine à la prison, et j’ai pris avec moi de quoi le rendre sourd, muet et aveugle.

Le cipaye montrait à la jeune fille une grosse bouteille de whisky qu’il cachait sous son vêtement.

— C’est bien, tu es un brave garçon ; je ne serai pas ingrate.

— Je suis payé d’avance, miss, et j’aime Sabee cent fois plus depuis qu’elle m’a fourni l’occasion de vous prouver que l’Hindou n’oublie pas un bienfait. Un jour que, pour une faute légère, j’avais été condamné à recevoir cinquante coups de fouet, vous avez demandé et obtenu ma grâce. Je m’en souviens !

— Ne parlons plus de cela et va nous attendre à la petite porte du jardin. Sabee, donne-lui-en la clef.

— Il en a une, maîtresse, répondit étourdiment la jolie Mahratte.

— Comment, il en a une ? dit Ada.

— Oh ! pardon, reprit la jeune fille en baissant la tête, mais Roumee et moi nous nous aimons tant !

— Ce n’est pas le moment de vous gronder, interrompit en soupirant miss Ada ; hâtons-nous ! Va, Roumee… et sers-toi de ta clef.

L’Hindou était à peine hors de sa chambre que la fille de sir Arthur avait déjà laissé tomber son peignoir, et qu’aidée de Sabee, elle procédait à son déguisement.

Dix minutes au plus suffirent à sa transformation, malgré son inexpérience et celle de sa femme de chambre.

Le costume d’aide de camp, fait sur les mesures données par Sabee, lui allait à merveille ; jamais la garnison d’Hyderabad n’avait possédé un aussi gracieux officier.

Grâce au mode de coiffure adopté dans la colonie pour préserver le cou des ardeurs du soleil, elle avait pu dissimuler ses longs cheveux dans qu’il lui eût été nécessaire de recourir au sacrifice qu’elle était disposée à accomplir.

Sabee ne lui cachait pas son admiration, mais Ada l’écoutait à peine, pressée qu’elle était de s’échapper et craignant toujours que quelque nouvel obstacle vint s’opposer à son départ.

— Je suis prête, éclaire-moi, dit-elle à Sabee en bouclant son ceinturon et en s’enveloppant dans un large manteau qui devait dissimuler ce que sa démarche avait de peu militaire.

Quelques instants après, elles avaient gagné, par l’escalier de service, la porte de la maison qui ouvrait sur le vaste jardin de l’hôtel.

La nuit était profonde, car depuis quelques instants la lune s’était cachée derrière les gros nuages noirs que chassait l’orage, et les ombres des massifs étaient tellement épaisses que les deux femmes distinguaient à peine le sable de l’allée qui conduisait à la porte où Roumee les attendait.

— Remonte, dit Ada à Sabee, en s’enfonçant résolûment sous les grands arbres, et conserve de la lumière pour que les gens de l’hôtel me supposent chez moi. Si par hasard sir Arthur rentrait et voulait me voir, tu lui diras que je me suis couchée très-souffrante et que je dors.

— Soyez prudente au moins, maîtresse, murmura la fidèle servante.

Mais la fille de sir Arthur était déjà loin.

Le jardin lui était trop familier, à elle qui y passait de longues heures de rêverie, pour que, dans les plus profondes ténèbres, elle n’y trouvât pas facilement son chemin. Elle en atteignit rapidement la porte de sortie.

Nous savons déjà que cette porte donnait sur une avenue de platanes qui descendait directement jusqu’à la place du Gouvernement.

Au moment où elle mettait les mains à tâtons sur la serrure, il lui sembla entendre des bruits de pas au dehors.

Elle prêta l’oreille.

Quelqu’un était évidemment là qui attendait.

Ce ne pouvait être que Roumee.

Ada ouvrir alors, se glissa par la porte entre-bâillée et la tira doucement à elle.

En se retournant, elle étouffa un cri de terreur, et, s’appuyant chancelante contre le mur, ramena précipitamment sur son visage les plis de son manteau.

Un officier de l’armée d’Hyderabad était en face d’elle, et elle l’avait promptement deviné plutôt que reconnu.

C’était le capitaine George Wesley !

Quant à Roumee, il lui sembla qu’il se tenait blotti à quelques pas de là, derrière l’un des arbres de l’avenue.

Elle se sentit perdue.

Bien qu’il n’eût pas reçu de réponse à la lettre pressante qu’il avait écrite à miss Ada, le capitaine s’était néanmoins rendu au bal dans l’espoir de la rencontrer, mais lorsqu’il avait vu le colonel Maury entrer seul dans les salons du gouverneur, il avait quitté le palais, pour ne pas donner à ses amis, qui connaissaient son amour, le spectacle de son désespoir.

Instinctivement, il s’était dirigé vers l’hôtel de sir Arthur.

Sachant que les fenêtres de l’appartement de la jeune fille ouvraient sur le jardin, c’est de ce côté qu’il était venu, espérant entrevoir son ombre, entendre le son de sa voix.

Puis le mouvement des lumières dans cette partie de la maison, habituellement calme, avait éveillé sa jalousie, et il s’était, malgré lui, décidé à un espionnage qui répugnait à ses sentiments de galant homme.

C’est au moment où, honteux de lui-même, il allait se retirer, que la porte du jardin s’était ouverte pour livrer passage à un inconnu qui, sortant à pareille heure de la demeure de celle qu’il aimait, ne pouvait être qu’un rival heureux.

Véritable dédale de passages, de couloirs et de souterrains…


Tremblante, éperdue, miss Ada vit le jeune homme se rapprocher d’elle, la main sur la poignée de son épée, un éclair de haine et de colère dans les yeux.

— Monsieur, dit l’officier dès qu’il ne fut plus qu’à quelques pas d’elle, je me nomme le capitaine George Wesley et j’aime miss Ada Maury. Vous sortez de son hôtel, au milieu de la nuit, par une porte dérobée, qui est celle des serviteurs, des voleurs ou des amants ; j’ai le droit de vous demander qui vous êtes.

La jeune fille appela Dieu à son aide et ne répondit pas.

— Vous vous taisez, continua George ; alors, visage découvert et en garde ! Un de nous doit mourir ici.

Le capitaine avait tiré son épée du fourreau ; il attendait le bon vouloir de son adversaire.

— Ai-je donc affaire à un lâche, reprit-il avec colère après quelques instants de silence, et dois-je me servir du plat de mon épée au lieu d’engager le fer avec vous ?

Et son arme levée allait retomber sur le visage de la jeune fille, lorsque soudain, de la porte du jardin qui s’était ouverte pendant cette scène, une femme s’élança au devant du coup qui allait atteindre miss Ada.

C’était Sabee, qui avait suivi sa maîtresse pour s’assurer qu’elle avait bien trouvé Roumee à son poste, et aussi peut-être dans l’espoir de donner un dernier baiser à son amoureux.

Il était temps que l’intervention pacifique de la jeune fille se produisit, car Roumee, qui avait tout entendu, s’était rapproché. Or il n’aurait pas hésité à dégager la fille de sir Arthur, même au prix d’un meurtre.

— Êtes-vous fou, capitaine George ? avait dit la jolie Mahratte à l’officier, en lui saisissant vivement le bras ; vous allez frapper miss Ada.

— Miss Ada ! sous ce costume ? balbutia George en jetant son épée et en se précipitant vers la jeune fille, mais…

— Moi-même, monsieur, interrompit miss Ada, qui avait laissé tomber les plis de son manteau et relevé sa coiffure, frappez maintenant !

— Ah ! pardon, miss, pardon ! je ne pouvais vous reconnaître…

— Et, supposant que j’avais un amant, vous vouliez le tuer…

La présence de Sabee lui avait rendu tout son calme et tout son sang-froid.

C’était l’officier qui se taisait à son tour.

— Vous demandiez tout à l’heure à l’homme que vous pensiez être mon amant, de quel droit il sortait de chez moi à pareille heure, poursuivit l’Anglaise ; dites-moi donc vous-même de quel droit vous m’espionnez, et comment il se fait que je vous trouve à cette porte ?

— Je vous ai demandé pardon, miss. Si vous saviez combien je suis malheureux ! Lorsque j’ai vu votre père arriver sans vous au bal, j’ai perdu la tête et suis venu errer par ici, sans intention, sans but, je vous le jure. Ce n’est pas la première fois que, pendant la nuit, je cherche à surprendre votre ombre et à entendre votre voix.

— Je vous pardonne, George, répondit Ada d’un ton plus doux et visiblement émue de cet amour, en échange duquel elle n’avait pu rendre au jeune officier qu’une sympathie réelle, mais à une condition.

— Laquelle ? s’empressa-t-il de demander.

— Vous allez ramasser votre épée, retourner au bal du gouverneur et y retenir le plus longtemps possible sir Arthur, dans le cas où vous le verriez disposé à le quitter.

— Mais…

— Oh ! pas un mot de plus ! Demain, plus tard, vous aurez l’explication de ma conduite, car je sais que vous êtes un cœur honnête auquel on peut se fier. En attendant, partez ; votre absence a peut-être été déjà remarquée.

— J’obéirai, miss !… votre main en gage de pardon et d’oubli.

— La voici, George ; mais, en échange, je veux votre parole de ne pas me suivre.

— Je vous la donne, Ada, répondit le capitaine en remettant au fourreau son épée que lui présentait Sabee.

Après avoir baisé ardemment la main que lui avait abandonnée la jeune fille, il s’éloigna pour disparaître rapidement du côté du palais du Gouvernement.

— Pauvre garçon et brave cœur ! ne put s’empêcher de murmurer Ada, qui l’avait suivi des yeux pendant quelques instants ; c’est peut-être un grand malheur pour moi que de ne pas l’aimer.

Roumee et Sabee s’étaient rapprochés.

— Allons, continua-t-elle, rentre maintenant, Sabee, et nous deux, Roumee, en route ! Pourvu que ce retard ne nous soit pas fatal ! Ne perdons pas une seconde de plus !

Pendant que Sabee se glissait de nouveau par la porte du jardin et la refermait sans bruit, miss Ada et son guide traversaient l’avenue pour la remonter du côté opposé, où l’ombre était plus épaisse encore.

Du reste, elle était complètement déserte. Ils ne rencontrèrent pas âme qui vive sur leur route.

Après cinq minutes de marche, ils prirent une rue transversale qui descendait vers le faubourg, et ils arrivèrent bientôt à la porte de la ville.

Là, ils trouvèrent, derrière un pan de la vieille muraille qui reliait jadis Hyderabad à Golconde, deux chevaux que gardait un ami de Roumee.

Ils sautèrent en selle, et moins d’une demi-heure plus tard, ils avaient franchi les trois milles qui séparent les deux villes.

Ada et Roumee n’avaient pas échangé une seule parole tout le long du chemin.

Chacune d’eux suivait le cours de ses pensées.

Roumee ne dissimulait pas qu’en ce moment il jouait sa tête en trahissant ses chefs. Ada se disait qu’il s’agissait du bonheur de toute sa vie.

Roumee avait arrêté sa monture à cent pas des murailles de la citadelle, auprès d’une batterie abandonnée, dont les lourdes pièces de cuivre enlevées de leurs affûts et à demi enfouies dans le sable semblaient les tronçons épars de gigantesques reptiles.

La jeune fille avait imité le cipaye et elle parcourait d’un regard humide cette masse imposante du fort qui se détachait sur le ciel gris, semblant chercher à y découvrir la prison lugubre où se désespérait peut-être au fond d’un cachot celui qu’elle aimait.

— Miss, lui dit Roumee, vous allez maintenant m’attendre, et si dans une demi-heure je ne suis pas revenu, vous pourrez vous présenter hardiment à la poterne et entrer sans crainte.

« Les hommes de garde seront prévenus de la visite du capitaine George et le vieux Stilson ne sera plus en état de vous reconnaître, je vous le promets.

— Si l’on m’interroge ?

— Vous n’aurez qu’à répondre : Ordre du gouverneur ! en grossissant un peu votre voix. Où allez-vous vous cacher ? Si par malheur quelque ronde passait, nous serions perdus.

— Si je me mettais derrière cet affût renversé ?

— C’est cela ! Bon courage, et dans une demi-heure, miss, pas plus tôt !

Le jeune fille venait à peine de gagner le refuge choisi, qu’elle tressaillit au cri de : Qui vive ? qui vint frapper ses oreilles.

Elle se remit bien vite en reconnaissant le voix de Roumee qui répondait :

— Deuxième cipaye, Hyderabad !

L’amant de Sabee pénétrait dans le fort ; elle n’avait plus qu’à attendre.

Elle fit sonner sa montre, il était onze heures.

À onze heures et demie seulement, elle devait s’avancer à son tour.

Elle avait une demi-heure à donner à ses rêves, à ses espérances, à son désespoir, car devait-elle réussir dans son projet insensé ?

Il lui sembla que ces trente minutes ne finiraient jamais.

Devant elle se dressait, la protégeant de son ombre, cette citadelle sinistre ; au-dessus de sa tête se déroulait un ciel lourd, chargé d’orage, traversé par de gros nuages noirs qui lui semblaient des fantômes menaçants.

Les bruits joyeux de la ville parvenaient jusqu’à elle, les illuminations se mêlaient à l’horizon aux éclairs de la tempête, et elle maudissait cette fête qui insultait à sa douleur.