Le Procès des Thugs (Pont-Jest)/II/3

Lecomte (p. 242-249).


III

LES PRÊTRESSES DE VISCHNOU.



Schubea avait eu bon goût : ces femmes étaient toutes jeunes et charmantes.

L’une d’elles surtout fixa immédiatement les yeux du prince.

Elle portait le nom de la gracieuse épouse de Vischnou, Laschmi, et brillait au milieu de ses compagnes comme jadis son aïeule Laïs parmi la foule qui l’escortait lorsqu’elle se rendait au temple de Vénus.

Les attaches de ses pieds et de ses mains étaient d’une finesse extrême ; ses grands yeux, ombragés de longs cils noirs, avaient des regards d’un charme infini.

Son costume se composait d’une chemise diaphane tissée avec des fils d’ananas, de larges pantalons de mousseline de soie tombant jusqu’à ses chevilles roses et délicates, et d’une jupe courte et ample faite d’une riche étoffe brodée d’or.

Par-dessus tout cela, elle avait drapé, avec une coquetterie et un art parfaits, un long voile de mousseline qui faisait le tour de sa taille et retombait gracieusement sur ses épaules, après avoir couvert un des côtés de sa poitrine.

Les bas de ses jambes et ses poignets étaient ornés de larges bracelets ciselés, et les doigts de ses petits pieds cambrés étaient, comme ceux de ses mignonnes mains, chargés de bagues précieuses où se mêlaient diamants et rubis.

À son cou, qui supportait une tête petite comme celle d’une impératrice romaine, se roulait en plusieurs tours un lourd collier de perles, et les lobes de ses oreilles étaient percés de quantité de petits trous à chacun desquels se balançaient, avec un cliquetis harmonieux, des anneaux d’or larges comme des sequins.

Elle n’avait pas suivi la mode hindoue, c’est-à-dire que nul cercle ne traversait ses narines roses et mobiles, tandis que les autres bayadères portaient cet étrange ornement qui descendait jusqu’à leurs lèvres.

On eût dit que la gracieuse créature ne voulait aucun obstacle à ses baisers.

Elle ne mâchait pas non plus de bétel, cela se reconnaissait à la blancheur de ses dents ; mais ses ongles ovales et transparents étaient rougis par le henné, et, sur son front, s’étendait en travers une large raie jaune tracée avec du safran.

Sa chevelure, admirablement longue et soyeuse, était relevée de chaque côté de sa tête par des bandelettes d’argent et tombait en arrière, sur son cou, en boucles éparses avec un provoquant désordre.

Au moment de s’élancer, souple et flexible comme un liane des jungles, la jeune fille échangea un coup d’œil rapide avec le chef des porteurs, qui, accroupi le long du palanquin de sa maîtresse, était à peu près dans l’ombre.

Le vieux Seler, s’il eût été moins occupé lui-même des prêtresses de Vischnou, aurait peut-être reconnu dans cet homme le misérable mendiant de la cour du palais d’Hyderabad, celui qui, aussitôt après le départ de la caravane, avait si rapidement disparu.

Quant à Schubea, dès l’arrivée des danseurs, il avait, à travers le massif d’amandiers, gagné le derrière de la tente, et il en avait fendu la toile d’un coup de poignard.

Puis il y avait pénétré, et sans qu’un seul gémissement des nattes eût trahi son passage, il s’était glissé jusqu’au palanquin de Gaya.

La jeune fille, cédant à la fatigue, dormait déjà.

Après s’en être assuré, il avait doucement posé sur sa couche, tout autour d’elle, des fleurs et des baies d’un rouge vif, dont les âcres et pénétrantes senteurs avaient arraché à Gaya un soupir d’enivrement, sans toutefois la tirer de son sommeil, et il avait laissé retomber sans bruit les tentures du palanquin, comme pour ensevelir la gracieuse enfant dans son nid parfumé.

Il s’était ensuite étendu dans les hautes herbes et, rampant comme un reptile, avait atteint la rive du fleuve.

Arrivé là, il avait fait entendre un cri rauque, guttural, semblable à celui du guamala, l’oiseau-diable.

On lui avait répondu du rivage opposé.

Il s’était alors dépouillé de ses vêtements et s’était jeté dans la rivière pour la traverser à la nage.

Plusieurs Hindous l’attendaient sur l’autre bord, blottis dans les roseaux.

Ils se levèrent à son approche.

— Tout est prêt, leur dit-il, venez.

Et ces hommes ayant saisi divers instruments cachés dans la vase, il les entraîna vers un gigantesque banian dont les racines immenses s’étendaient jusqu’au milieu du fleuve.

— Là, leur dit-il, en leur désignant le pied du géant des forêts ; hâtez-vous !

Deux des Hindous, sans prononcer une parole, se courbèrent sur le sol et se mirent à creuser une large fosse.

Le silence lugubre du lieu n’était troublé que par leur respiration haletante et par les grondements du torrent, auxquels répondaient dans le lointain, comme par une ironie sinistre, les sons joyeux des instruments qui accompagnaient les danses des prêtresses de Vischnou.

Schubea, après s’être assuré que ses hommes l’avaient bien compris et qu’ils n’abandonneraient leur tâche que lorsqu’elle serait complètement terminée, fit signe de le suivre à ceux qui étaient inoccupés.

Il s’était dirigé vers une clairière voisine que de grands arbres cachaient à tous les regards.

— Ici ! leur avait-il dit, en leur en désignant le centre. Choisissez le bois le plus sec et des lianes mortes et travaillez sans bruit. Que tout soit disposé dans un instant !

Et, regagnant la rive, il traversa le fleuve de nouveau, reprit ses vêtements et réapparut près de la tente de son maître, qui ne s’était même pas aperçu de son absence.

Au moment où il arrivait, Laschmi était plus séduisante que jamais.

Moura-Sing dévorait des yeux chacun de ses pas.

Rien, du reste, n’était gracieux comme le mouvement à l’aide duquel elle se couvrait pendant quelques instants le visage de son long voile de mousseline, pour le laisser tomber tout à coup en se renversant en arrière et en découvrant touts les richesses de sa taille fine et cambrée.

Elle s’éloignait parfois lentement, les yeux baissés, dans une attitude de pudeur et de chasteté impossible à rendre, les bras croisés sur sa poitrine, comme pour comprimer les battements de son cœur, sa petite tête courbée, inclinée pour ainsi dire jusqu’à terre, et glissant plutôt que marchant sur les nattes fines qui tapissaient le sol.

Arrivée auprès du prince, elle hésitait un instant, paraissait lutter contre un esprit invisible, faisait quelques pas en tremblant et en lançant à travers son voile des regards suppliants.

Puis, semblant céder à une puissance irrésistible, elle s’élançait brusquement et venait en deux bonds tomber à ses genoux, les lèvres humides de désirs, les yeux brillants de volupté, le sourire plein de ravissantes promesses, sa petite veste de soie entr’ouverte et ne cachant plus les trésors de sa poitrine, ses bras étendus comme pour recevoir sur son sein palpitant l’amant de son choix.

Moura-Sing, et Seler, qui s’était accroupi à peu de distance de lui, étaient sous le charme de cette danse lascive. Ils semblaient subir une influence magnétique irrésistible.

Schubea lui-même, qui se tenait debout derrière son maître, ne quittait pas la danseuse du regard et l’encourageait du geste.

Soudain, à un signe imperceptible que ce dernier fit aux musiciens, ceux-ci précipitèrent la mesure et Laschmi s’élança de nouveau, bondissante, folle, éperdue, semblable à une bacchante.

Son long voile de mousseline à la main, tantôt elle le déployait comme pour s’en faire un abri mystérieux, tantôt elle le roulait autour d’elle en écharpe ou en ceinture.

Ses grands yeux lançaient des éclairs, ses petits pieds battaient le sol avec une rapidité vertigineuse.

Tout à coup, au moment où elle venait de se laisser tomber dans une pose pleine de grâce et d’abandon sur le coussin où Moura-Sing était étendu, et à l’instant où elle le couvrait pudiquement de son voile, il jeta un cri en portant la main à sa gorge et tomba en arrière en battant l’air de ses bras.

Schubea venait de jeter au cou de son maître un foulard rouge, qui, dans sa main nerveuse, ne pardonnait jamais.

Le malheureux prince, toujours maintenu par le meurtrier, gisait sur le sol, l’écume aux lèvres.

La mort avait dû être instantanée.

— Les Thugs ! les Thugs ! avaient gémi quelques voix aussitôt étouffées.

Puis, après une lutte de quelques instants, le silence se fit lugubre, troublé seulement par le râle des mourants et les dernières vibrations dans l’air des accords joyeux de l’orchestre des bayadères.

Parmi les morts étaient Seler et les anciens serviteurs que Moura-Sing avait amenés d’Hyderabad.

Laschmi, sa tâche infâme accomplie, s’était rejetée en arrière, et, debout, la lèvre frémissante, elle promenait ses yeux hagards sur ces couples horribles faits des victimes et des bourreaux.

Schubea se releva après s’être assuré que le prince était mort.

On eût dit que les autres assassins n’attendaient que son signal, car ils se redressèrent tous, les yeux levés au ciel, où la lune venait de se voiler, leurs longs cheveux épars et le pied sur la poitrine des cadavres.

— À l’œuvre, maintenant, glorieux fils de Kâly, à l’œuvre ! leur cria Schubea, la déesse sera satisfaite, l’heure de la délivrance a sonné !

Et, laissant le corps inanimé de Moura-Sing à ses chiens, qui lui léchaient les mains et le visage, il pénétra sous la tente et souleva les rideaux du palanquin de Gaya.

La pauvre enfant avait été réveillée par le bruit ; mais ses lèvres et ses narines avaient une teinte bleuâtre, et ses petites mains crispées pressaient son front comme s’il eût été le siège d’une atroce douleur.

En reconnaissant Schubea qui se penchait sur elle avec un horrible sourire, que lui permettait de distinguer la torche qui l’éclairait en plein visage, elle voulut jeter un cri d’effroi ; mais la voix s’arrêta dans sa gorge, et elle retomba sans force sur sa couche empoisonnée.

Les lois de Kâly défendant à ses sectateurs d’étrangler une danseuse, le misérable l’avait endormie en lui faisant respirer des feuilles d’upas et des baies de mancenillier.

Elle était sans défense à sa merci.

Elle comprit instinctivement qu’elle était perdue.

Schubea la prit dans ses bras sans qu’elle tentât même de faire un mouvement à son contact infâme ; et il l’emporta comme il eût fait d’un enfant.

Les danseurs et mes musiciens avaient rejoint leurs palanquins, et les Étrangleurs, pliant sous le poids des cadavres, parmi lesquels étaient ceux de Moura-Sing et de Seler, se dirigèrent vers le fleuve.

Il s’y jetèrent en traînant les morts derrière eux, et atteignirent bientôt la rive opposée, malgré la rapidité du courant.

Quelques secondes après, Schubea les rejoignit, tenant dans ses bras Gaya, que la fraîcheur de l’eau avait fait sortir de son engourdissement.

Elle avait tenté de crier, mais, de sa large main, il lui avait fermé la bouche, et, pâle, inanimée, l’œil hagard, ne cherchant plus à se défendre, elle dut assister au plus affreux spectacle.

Une fosse était là béante, profonde, se perdant sous les racines du banian.

Les Étrangleurs y jetèrent pêle-mêle les corps des victimes et ceux des chiens, dont l’instinct, si on les avait laissé vivre, aurait pu faire découvrir le lieu de sépulture de leurs maîtres.

Lorsque le dernier cadavre eut disparu, les sinistres fossoyeurs les couvrirent de terre en la tassant au fur et à mesure. Puis, quand le sol fut nivelé, ils ramenèrent avec soin autour de l’arbre les lianes qu’ils en avaient écartées sans les arracher.

La puissance de la végétation devait, en moins de vingt-quatre heures, les réunir assez au banian pour que l’œil le plus exercé ne pût rien soupçonner de la fosse qu’elles cachaient.

Il ne restait plus à accomplir que le dernier acte, le plus cruel de ce drame sanglant.

Schubea, chargé de son fardeau, prit le chemin de la clairière.

Ses hommes le suivirent.

Ceux des misérables qu’il y avait laissés avaient, eux aussi, terminé leur tâche.

Au centre de cette clairière s’élevait un large amas de bois résineux et d’herbes desséchées.

Schubea s’en approcha, posa la jeune femme à terre, et, par un raffinement de cruauté, s’efforça de lui faire reprendre ses sens.

Lorsqu’elle fut assez revenue à elle pour comprendre ce qui se passait, il l’aida à se relever, et, sans lui dire un mot, lui montra le bûcher.

Gaya jeta un cri de terreur.

Tout son corps était en proie à un tremblement nerveux dont le tressaillement se reproduisait sur les muscles de son visage.

— Si Moura-Sing était mort dans son palais, au milieu de ses femmes et de ses serviteurs, toi, sa favorite, n’aurais-tu pas été brûlée avec lui ? lui dit alors Schubea.

La pauvre enfant courba la tête et laissa tomber ses bras, qu’elle avait étendus vers son bourreau pour lui demander grâce.

Avec ce fatalisme de la femme hindoue, elle se résignait, elle était prête au sacrifice.

Sa pâleur était extrême, ce qui rendait encore plus grands ses yeux cerclés de khol, et plus rouges ses lèvres teintes par le bétel. Elle murmurait des versets de Védas.

Schubea la reprit entre ses bras et l’étendit sur le bûcher, ses longs cheveux noirs répandus autour d’elle.

Au même instant, une fumée épaisse s’éleva et les flammes jaillirent.

L’écho redit un cri épouvantable, et la plus horrible des luttes commença.

La jeune femme, aux premiers baisers de ces langues de feu qui montaient en serpentant sur ses épaules, sentit se réveiller en elle l’instinct de la conservation et l’amour de la vie, et elle tenta d’échapper à la mort avec l’acharnement du désespoir.

Mais les serviteurs de Kâly étaient là et la repoussaient.

Sa voix était déchirante.

Dans son délire, elle appelait sa mère, Moura-Sing, Brahma, Vischnou, tous ses dieux, qui restaient sourds à ses prières.

Ses bras se tordaient ; mais sa beauté, sa jeunesse, ses tortures pouvaient-elles fléchir l’impassibilité fanatique de ces hommes, dont les lueurs sinistres du bûcher éclairaient les physionomies hideuses, les faces de mandrilles ?

Trois fois Gaya parvint à sortir des flammes qui la dévoraient et qu’elle entraînait avec elle comme une robe de feu.

Son beau corps était en lambeaux, les chairs s’en détachaient calcinées et pantelantes.

Trois fois elle fut impitoyablement rejetée dans le foyer avec un hourrah en l’honneur de la grande déesse.

Bientôt sa voix étouffée, à peine perceptible, ne se fit plus entendre que par hoquets saccadés, et son cadavre carbonisé mêla sa cendre à celle du bûcher.

L’œuvre infâme était achevée ; il ne restait plus qu’à en faire disparaître les traces.

Chacun s’approcha alors, et prenant dans son pagne ces cendres encore brûlantes, alla les jeter au loin dans les fourrés.

Puis, de l’eau puisée à la rivière fut répandue à profusion sur le sol, qu’on recouvrit d’herbes et de lianes arrachées çà et là au loin, voile artificiel qui devait suffisamment masquer la terre jusqu’à ce que la végétation l’eût tapissée de nouveau.

Cela fait, Schubea donna un ordre à ses hommes et, suivi de son lugubre cortège, il reprit le chemin du campement.

Lorsqu’il y arriva, la caravane était reformée et prête à se mettre en marche.

Les chevaux sellés n’attendaient que leurs cavaliers ; les beras, groupés autour des palanquins, n’avaient plus qu’à les charger sur leurs épaules ; les serviteurs allaient et venaient comme si le maître eût encore besoin de leurs services, et les massalchi allumaient leurs torches de résine odorante pour éclairer le chemin.

On pouvait apercevoir au loin, du côté de Rangoum, les palkees des bayadères qui retournaient à la pagode.

Schubea sauta à cheval et fit un geste.

Les porteurs, entonnant leur chanson monotone, soulevèrent leurs palanquins vides dont les rideaux étaient soigneusement baissés, et la caravane s’ébranla pour se diriger vers Bombay.

Le colonel s’entretenait avec le gouverneur d’Hyderabad..


Elle laissait derrière elle deux pèlerins qui, après avoir échangé avec Schubea quelques paroles rapides et mystérieuses, allaient reprendre à pied et en mendiant la route d’Hyderabad.