Le Procès des Thugs (Pont-Jest)/II/13

Lecomte (p. 324-338).


XIII

LE TRÉSOR DES ÉTRANGLEURS.



Quinze jours peut-être avant les dernier événements dont nous venons d’entretenir nos lecteurs, les habitants de Tritchinapaly, ville importante du Dekkan méridional et situé à cent soixante lieues dans le sud d’Hyderabad, étaient réveillés par les sons des gongs et des cloches qui appelaient les Hindous à la pagode.

C’était le oupo-pouja, c’est-à-dire la fête des offrandes, que les brahmines allaient célébrer.

Bientôt le vieux pont jeté sur le Kavery et reliant la ville à l’île où s’élève la pagode de Seringham fut envahi par la foudre bruyante et bariolée des fidèles, au milieu desquels les cavaliers et les montures des prêtres se frayaient difficilement passage.

Puis cette vague humaine, houleuse, frémissante, se répandit sur la place qui précède le temple et qui, depuis plusieurs jours, ressemblait à s’y méprendre à un campement de Bohémiens.

C’étaient, d’un côté, de riches marchands venus à cheval et étalant avec orgueil les présents qu’ils apportaient à la pagode ; auprès d’eux, des pèlerins, les pieds nus et la tête rasée.

De l’autre, c’étaient des fakirs se mettant en état de grâce, pour paraître devant leur dieu, par des dévotions préliminaires, et des mendiants exposant aux regards des plaies hideuses.

Puis, des musiciens, des jongleurs, des charmeurs de serpents, les lourdes voitures des brahmines et les coquets palanquins des bayadères, véritables bijoux de bois de rose, autour desquels étaient étendus dans leurs pagnes de mousseline blanche les bâhis endormis.

Toutes les sectes, toutes les castes de l’Inde étaient représentées là, dans cette étendue de quelques centaines de mètres carrés, depuis le cipaye, ce soldat esclave de la Compagnie, jusqu’au fils de radjah ; depuis le paria jusqu’au brahmine.

En attendant l’ouverture du temple de Schiba, dont les sept enceintes étaient encore fermées à la foule et dont le soleil découpait les sculptures horribles et bizarres, les riches pèlerins faisaient des distributions de vivres et d’argent aux mendiants et aux yoyis, qui s’infligeaient publiquement les plus épouvantables tortures en l’honneur de la troisième personne de la trimourti indienne.

Les uns gardaient les bras étendus depuis si longtemps que les muscles extenseurs en étaient desséchés, et qu’il eût été peut-être plus difficile à ces pénitents volontaires d’abaisser leurs membres que de les laisser dans la position qu’ils avaient adoptée.

D’autres, dans un incroyable état de maigreur, se tenaient debout sur un pied comme ces gymnosophiste dont parle Strabon.

Un de ces malheureux parcourait la place en accompagnant chacun de ses pas d’un grognement inarticulé.

Il portait entre ses mains un morceau de bambou qui, lui traversant la langue, soutenait à son extrémité supérieure une statuette de Schiba.

Il était suivi d’un yoyi qui marchait droit et ferme, bien qu’il fût chaussé de sabots dont l’intérieur était garni de clous aiguisés.

Celui de tous ces fanatiques qui excitait le plus l’admiration de la foule était un Hindou décharné qui, depuis plusieurs mois, vivait enfoui jusqu’au milieu du corps dans un amas de terre végétale remplie d’œufs de fourmis.

On savait qu’il avait juré de n’en jamais sortir, c’est-à-dire d’y être dévoré vivant.

Tous ces misérables avaient l’air de souffrir à peine ; ils ne poussaient pas un gémissement.

On eût dit que l’exaltation religieuse avait produit chez eux une espèce d’anesthésie qui leur permettait de supporter impunément toutes les tortures.

C’était tout à la fois navrant, grotesque et hideux.

Que le lecteur ne croie pas que nous lui mettons là sous les yeux un tableau horrible peint tout exprès pour lui. Nous pourrions, au contraire, prolonger longtemps encore cette description, car l’Hindou fanatique est ingénieux à se martyriser et laisse bien loin derrière lui tous les bourreaux de l’Inquisition.

Pour n’en citer qu’un exemple, dont l’ombre du docteur Guillotin peut tressaillir d’aise, non-seulement la décapitation, à l’aide d’un instrument mécanique, était en usage aux Indes avant la Révolution française, mais encore les pénitents avaient trouvé le moyen de se couper le cou de leurs propres mains.

Nous avons vu nous-mêmes à Nadiya, un vieil instrument ad hoc que le propriétaire nommait un karavat.

C’était une espèce de demi-lune, armée d’un tranchant très-aigu, suspendu entre deux rainures par des chaînes qui répondaient à des étriers où la victime plaçait ses pieds.

Le pénitent pouvait ainsi lui-même, au moment où il se pensait en état de grâce pour paraître devant la divinité, donner une forte secousse et se séparer la tête du reste du corps.

Le brahmine qui me fit voir cet étrange instrument m’affirma qu’il y avait plus de trois cents ans qu’il était dans sa famille, et qu’un grand nombre de ses parents s’en étaient servis.

Mais retournons sur la place de la pagode de Tritchinapaly.

Pendant que les yoyis s’y livraient à leurs monstrueuses dévotions, un homme jeune, à la physionomie expressive et sévère et portant le splendide costume militaire des Sicks, se glissait au milieu des groupes.

Il allait de l’un à l’autre des pénitents et les examinait longuement, en laissant tomber son aumône dans leur sébile de cuivre ou dans leurs mains décharnées.

Il semblait chercher quelqu’un et attendre de l’un de ceux qu’il secourait, soit quelque signe de ralliement, soit quelques paroles convenues.

Déjà il avait parcouru presque toute la place et son visage avait à plusieurs reprises laissé échapper des signes d’impatience, lorsque subitement, il se dirigea vers le porche de la pagode.

Il venait d’apercevoir, sous cette voûte immense de plus de cent cinquante pieds de largeur sur une profondeur égale, deux mendiants, ou plutôt deux pèlerins couverts de poussière et qui semblaient harassés de fatigue.

Sans se presser, l’inconnu monta les degrés du temple et sans affectation, il s’approcha des deux Hindous.

Ceux-ci, en le voyant venir, échangèrent un regard rapide et tendirent les mains vers lui.

— Nous arrivons du Nord, dirent-ils à l’étranger comme pour implorer sa pitié.

— Et moi, je vais vers le Sud, répondit ce dernier en leur remettant lentement quelques pièces de monnaie.

À ces mots les deux mendiants s’inclinèrent jusqu’à terre.

Les spectateurs purent croire que c’était pour remercier le Sick de sa généreuse aumône.

— Ce soir, au coucher du soleil, auprès du mausolée de Maharadjah, poursuivit l’étranger.

— Tu seras obéi, maître, répondirent les Hindous.

Et ils se mirent en prières, pendant que celui qu’ils venaient d’appeler maître continuait de s’avancer vers la porte du temple qui venait de s’ouvrir.

Il disparut bientôt au milieu de la foule qui s’engouffrait dans les couloirs.

Aussitôt qu’ils l’eurent perdu de vue, les mendiants se relevèrent.

Leurs dévotions étaient sans doute terminées, car, après avoir parcouru la place dans divers sens, ils se dirigèrent vers la rive du Kavery au lieu de se mêler à ceux qui cherchaient à pénétrer dans la pagode.

Peu d’instant après, ils traversaient le pont qui mène à Tritchinapaly, et gagnaient, sans entrer dans la ville, la route de Tanjore, qu’ils prenaient à pied malgré l’ardeur des rayons du soleil.

Ils avaient certainement une longue marche à faire, car ils avaient ôté leurs sandales et déroulé leurs turbans dont ils s’étaient fait des ceintures.

Pendant que ces deux hommes, les pieds nus et seulement abrités par l’ombre des arbres qui bordaient la route, faisaient voler la poussière autour d’eux, l’étranger, avec une expression indéfinissable de mépris, assistait à l’oupo-pouja.

Chacune des cérémonies de la fête semblait éveiller en son âme de douloureuses pensées.

Lorsqu’il entendit le brahmine donner pour exemple aux fidèles les malheureux qui se martyrisaient sur la place publique, il fut obligé de faire un effort sur lui-même pour arrêter sur ses lèvres les paroles qui s’y pressaient.

Ses yeux limpides et fiers s’étaient fixés sur cette statue de Schiba, qui représente l’époux de la sanglante Kâly sous la forme d’un jeune homme noir, avec trois gros yeux rouges, des vêtements de la même couleur, et portant autour du cou, pour ornement, un collier de crânes humains encore garnis de chair.

Il la regarda quelques instants avec dédain, semblant défier la terrible divinité, puis il détourna la tête, et, tout songeur, ressortit du temple en fendant hardiment les rangs pressés de la foule.

On eût dit qu’il avait hâte d’être loin de ce spectacle, car, sans se retourner une seule fois, après qu’il se fût assuré du départ des deux mendiants qui avaient reçu son aumône, il traversa la place et prit, lui aussi, le pont de Tritchinapaly.

Seulement, au lieu de suivre l’enceinte de la ville, il en franchit la porte où un soldat anglais était en faction.

Une fois dans les rues, il pressa le pas et se dirigea vers le quartier des bazars.

On sait quelle importance ont ces quartiers dans les villes de l’Orient ; leur physionomie est toute particulière.

Ce ne sont que ruelles, passages, impasses, sur lesquels mordent les auvents des boutiques et les étalages des marchands. Deux hommes ne peuvent, la plupart du temps, y passer de front.

Au moment où l’étranger y pénétrait en homme sûr de son itinéraire, presque tous les magasins étaient fermés.

L’oupo-pouja étant un jour de jeûne, les Hindous, pleins de respect pour les fêtes de leur religion, s’étaient rendus en famille à la pagode.

Çà et là seulement, quelques boutiques musulmanes ou juives étaient restées ouvertes.

On les reconnaissait facilement à la solidité de leurs devantures et aux épais grillages de fer qui les défendaient, ces marchands s’occupant spécialement du change des monnaies et de la vente des pierres précieuses, des perles surtout, dont le voisinage de la pêcherie du détroit de Manaar a fait de Tritchinapaly un important entrepôt.

Arrivé en face de l’une de ces petites boutiques sombres, que rien ne semblait distinguer de ses voisines et dans laquelle on n’entendait aucun bruit, le Sick frappa aux volets de teck, du manche de son poignard, deux coups précipités d’abord, puis trois coups à intervalles longs et régulièrement espacés.

Le bruit venait à peine de s’éteindre, que la porte s’ouvrit précipitamment et qu’un vieillard, la physionomie bouleversée, parut sur le seuil.

Ses fils avaient retrouvé le cadavre de leur père.

— Vous vous nommez Samuel Cos ? lui dit l’inconnu sans lui donner le temps de l’interroger.

— Oui, seigneur, répondit le marchand, cherchant, mais vainement, à reconnaître les traits de celui qui parlait et savait son nom.

— Alors, c’est à vous que j’ai affaire.

Et repoussant doucement l’Israélite étonné, il courba la tête pour entrer dans la maison.

Son hôte, après avoir fermé la porte derrière lui, l’avait rejoint dans la salle basse, qui paraissait être la pièce unique du magasin.

Il y régnait une obscurité presque complète.

Samuel, désireux de savoir qui venait ainsi de s’introduire chez lui sans plus de façon, fit le mouvement d’ouvrir les volets.

— C’est inutile, dit l’étranger, je n’ai qu’un mot à vous dire, et nous n’avons pas besoin d’y voir davantage ni surtout d’être vus. Je viens vous proposer une affaire.

— Laquelle ? dit le marchand ; si elle est bonne…

— Je vous connais, Samuel, et la preuve, c’est la manière dont j’ai frappé à votre porte.

Le vieillard, à ces mots, ne put réprimer un mouvement de terreur.

— Ne craignez rien, poursuivit son interlocuteur, je n’ai ni envie ni besoin de vous trahir. Faire savoir au gouverneur de Madras que c’est par vos mains qu’ont passé, pendant vingt ans, les bijoux et les lingots volés par les Étrangleurs, avant de se transformer en belles et bonnes piastres, me serait inutile. Cela ne me regarde pas et ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Je viens vous proposer, au contraire, de gagner d’un seul coup une somme énorme.

Samuel, d’abord épouvanté, avait retrouvé un peu de calme en entendant la fin de cette phrase.

Tous ses efforts tendaient seulement à se rappeler s’il avait jamais vu ce visiteur.

Celui-ci s’aperçut de l’examen dont il était l’objet.

— Ne cherchez pas davantage, Samuel, lui dit-il, cela ne vous servirait absolument à rien. Vous ne me connaissez pas ; nous ne nous sommes jamais rencontrés. Mais, à moi, rien de votre existence ne m’est inconnu. Répondez-moi franchement.

L’Israélite fit signe qu’il était tout oreilles.

— Pour quelle somme pouvez-vous me donner des traites sur Bombay, Alexandrie et Londres ?

— Mais pour combien en voulez-vous ?

— Pour plusieurs millions, dix au moins, si cela vous est possible.

— Dix millions ! exclama le marchand.

— Pas moins ; et je sais que Manetjee, le banquier persan de Bombay, a davantage à vous.

— Quelle garantie me donnerez-vous ?

— Une somme deux ou trois fois plus forte en lingots et en pierres précieuses.

— Deux ou trois fois plus forte en lingots et en pierres précieuses ! répéta le changeur juif dont les yeux brillaient derrière ses grosses bésicles de buffle.

— Oui, deux ou trois fois plus forte, mais il me faut ces traites cette nuit même.

— Vos dix millions, seigneur, seront prêts ce soir en cinq traites sur Bombay, Alexandrie et Londres. Quand viendrez-vous ? à quelle heure ?

— Je ne sais. Peut-être fort tard. Vous veillerez en m’attendant.

— C’est convenu !

Et ce vieillard mal vêtu, dont la signature valait une fortune royale et qui habitait une maison sordide, reconduisit respectueusement son visiteur en calculant déjà le bénéfice qu’allait lui rapporter son opération.

Cinq minutes après, le Sick sortait du bazar et regagnait, par les rues à demi désertes de la ville, l’hôtel où il était descendu la nuit précédente, dans le quartier musulman.

Il se fit servir dans son appartement un repas frugal, et, vers la fin de la journée, après avoir sellé lui-même le superbe cheval barbe sur lequel il était arrivé seul, sans suite, sans un serviteur, il prit le chemin du faubourg de Tanjore, comme un curieux qui veut profiter de la fraîcheur de la soirée pour visiter les environs du pays où il vient pour la première fois.

Il passa devant la citadelle anglaise au pas, la tête penchée sur la crinière noire de sa monture et la caressant de sa main fine et nerveuse ; puis, aux premiers arbres de la route, il lui rendit les rênes, et bientôt le noble animal dévora l’espace sur la route de Tanjore.

Trente lieues à peu près séparent cette dernière ville de Tritchinapaly.

C’était presque le tiers de cette distance que l’inconnu devait franchir pour retrouver ces mendiants auxquels, sous le porche de la pagode, il avait donné rendez-vous auprès du tombeau du Maharadjah.

Cependant il y avait à peine trois heures qu’il s’était mis en route, qu’il reconnut à l’horizon les sommets des palmiers qui ombrageaient le mausolée de Serdsad-Ji.

Depuis longtemps déjà le soleil était couché, mais les nuages étaient encore irisés de ses dernières lueurs à l’Orient.

Le Sick fit un dernier appel à la vigueur de son coursier couvert d’écume et, d’un seul élan, pour ainsi dire, il atteignit sur la droite du chemin le colossal tombeau dont les ruines attestaient la splendeur passée, en même temps que les parties qui étaient restées debout conservaient les traces de la barbarie de ceux qui l’avaient détruit.

Sur les degrés de marbre à demi descellés, deux hommes reposaient étendus.

En reconnaissant l’étranger, ils se redressèrent.

Celui-ci sauta à terre, et s’avança rapidement vers eux.

— Eh bien ! leur dit-il, que s’est-il passé dans le Nord ? Que fait Schubea ?

— Romanshee a été obéi, maître, répondit un de ces hommes. Voici ce que Schubea nous a chargés de te remettre. Il est en route en ce moment pour Bombay et il t’attendra auprès du défilé de Kassy, ainsi qu’il en a reçu l’ordre.

Le mendiant tendit respectueusement à Nadir, que nos lecteurs ont reconnu, des papiers qu’il portait soigneusement cachés dans sa ceinture.

L’Hindou se hâta de les parcourir aux pâles rayons de la lune.

C’étaient les titres et les lettres que le prince Moura-Sing avait sur lui au moment où il avait succombé, sur la route de Golconde, avec sa femme et ses principaux serviteurs.

— Qu’est devenu celui qui avait ces papiers ? demanda Nadir aux Hindous en fixant sur eux ses regards sévères.

— Il continue sa route vers l’Ouest avec sa caravane, répondit celui qui lui avait remis les lettres.

— C’est bien, reprit Nadir ; retournez auprès de Schubea et qu’il attende mes ordres à la sortie du défilé. Je l’aurai rejoint dans vingt jours.

Puis, sans remercier autrement ces hommes de ce dévouement aveugle, de cette obéissance absolue, il s’éloigna du côté des tombeaux, tandis que ces malheureux, quoique épuisés de la longue route qu’ils venaient déjà de parcourir, faisaient cependant leurs préparatifs de départ pour marcher pendant la nuit.

Après s’être arrêté un instant à quelque distance du mausolée du Maharadjah, Nadir sembla se consulter et s’orienter avant que de s’avancer dans la lugubre nécropole, où, pendant plusieurs centaines d’années, avaient été enterrés les souverains de la contrée.

Il n’était pas facile, en effet, de reconnaître son chemin dans cet inextricable dédale de tombes à demi détruites, après avoir été pillées par les soldats, qui n’avaient pas hésité à les violer pour arracher aux cadavres les bijoux et les objets précieux avec lesquels ils avaient été ensevelis.

Depuis bien des années, ce cimetière était désert, les voyageurs osaient à peine s’y arrêter, à l’ombre des grands arbres qui en formaient la lisière du côté de la route.

C’était un endroit maudit.

On se souvenait toujours de l’épisode dramatique dont il avait été le théâtre pendant la dernière révolte du Dekkan.

Pour se venger de la condamnation de leurs frères, les Hindous avaient enlevé sir Albert Macready, l’attorney général, magistrat éminent et vieillard vénérable ; et après l’avoir étranglé, ils l’avaient jeté au milieu des ronces de la nécropole, où ses fils avaient retrouvé le cadavre de leur père à demi dévoré par les fauves.

Après un instant d’hésitation, il se dirigea vers un énorme shing de pierre, ce lion fantastique des Hindous, qui, couché sur ses pattes et à demi caché par les touffes de cactus et d’aloès, semblait veiller sur le champ de repos.

Arrivé là, il lui tourna le dos et s’avança en droite ligne en comptant ses pas jusqu’à cinq cents dans la direction que paraissaient indiquer les yeux du monstre.

Lorsqu’il eut fait ce trajet à travers les lianes, les ronces, dont la végétation puissante masquait les tombeaux, il aperçut à ses pieds un large mausolée qui s’était affaissé jusqu’au niveau du sol.

Il n’en restait guère que le banc circulaire brisé çà et là et une large dalle chargée d’inscriptions en prâcrit, ce qui prouvait que ce tombeau était un des plus anciens de la nécropole.

En mettant le pied sur cette dalle, Nadir reconnut, à la légère oscillation qu’elle subit, qu’elle pouvait se déplacer facilement.

Il se baissa alors, et après avoir pesé de tout le poids de son corps sur l’une de ses extrémités pour la faire balancer, il la fit tourner sans grand effort, de droite à gauche, sur les pierres où son centre reposait comme sur un pivot.

La dalle avait entraîné avec elle, dans son mouvement de rotation, un épais réseau de liane et avait démasqué un escalier rapide, dont les rayons de la lune permettaient de distinguer les premières marches de pierre à demi effondrées.

Sans hésiter, Nadir s’y engagea, et avant de disparaître, il attira violemment la dalle au-dessus de sa tête, pour lui faire reprendre sa position première.

Il était dans une obscurité profonde ; mais, comme s’il eût été sûr de son chemin, maintenant qu’il était dans les entrailles de la terre, il descendit hardiment, s’appuyant seulement à la paroi de la muraille pour ne pas glisser.

Au bout d’une vingtaine de degrés, il trouva un petit vestibule de quelques pieds carrés à peine.

En face de lui s’ouvrait un étroit et long couloir, à l’extrémité duquel brillait une faible lueur.

Il s’y engagea.

Après l’avoir parcouru, il atteignit un vaste caveau, qu’éclairait une torche de résine fichée dans la gueule de l’un des monstres qui grimaçaient au pied des colonnes monolithes qui en soutenaient la voûte.

La torche était presque entièrement consumée ; elle allait s’éteindre.

Au dernier éclat de sa lumière vacillante, Nadir aperçut, étendu sur le sol, dans un des angles de cette salle, un homme immobile et qui semblait ne plus vivre.

Il s’approcha vivement et le toucha de la main, en se penchant vers lui.

L’homme poussa un gémissement et fit un effort pour relever la tête.

C’était un vieillard hâve, décharné, dans un épouvantable état de maigreur. Il était couvert de haillons et couché sur une natte humide.

Ses yeux atones avaient eu un regard de terreur en s’arrêtant sur Nadir, mais ses lèvres s’étaient agitées sans émettre aucun son ; sa tête était retombée sans force.

— Je suis le Maître, lui dit le jeune homme en l’aidant à se soulever à demi. Regarde et obéis.

Il avait mis sous les yeux de l’Hindou les deux émeraudes mystérieuses que les derniers éclats de la torche faisaient briller de mille feux.

Le vieillard comprit, car par un effort dont paraissait incapable son corps épuisé, il se mit à genoux en murmurant :

— Oui, c’est toi le Maître ; que Brahma soir loué, je t’attendais !

Mais il ne put en dire davantage, car, sans Nadir qui le soutenait, il serait retombé sur son grabat.

— Oui, c’est moi, reprit le Maître, l’heure est venue ! Où est cet or qui doit me faire puissant et victorieux ?

Ce malheureux ne paraissait plus entendre ; ses yeux s’étaient refermés.

Nadir répéta sa question.

— L’or ? quoi… l’or ? bégaya l’Hindou à voix si basse que, l’oreille contre ses lèvres, on comprenait à peine ses paroles : Maître, j’ai faim !

Et il s’affaissa inanimé dans les bras de celui qui le soutenait.

Un instant de silence se fit.

Nadir entendait le râle qui s’échappait en sifflant de la poitrine épuisée du vieillard.

Il se releva désespéré, la bouche crispée dans une malédiction et laissa le corps retomber lourdement sur le sol.

Il ne savait pas que, depuis plus d’un mois, cet homme mourait de faim.

Un soir qu’il regagnait ce caveau, qui était sa demeure depuis que les chefs des Thugs du Dekkan lui avaient confié la garde du trésor de l’association, il lui avait semblé qu’il était suivi et il n’avait plus osé sortir.

Le jour où, poussé par le besoin, il avait tenté de soulever la pierre du mausolée, ses forces l’avaient trahi.

C’est à peine s’il avait pu regagner en rampant ce caveau, où le devoir le condamnait à mourir du plus horrible supplice.

Or, de tous ceux qui connaissaient l’existence de cette fortune immense, incalculable, fruit de plus de deux cents années de vols et de pillages, Nadir seul était vivant, et ce vieillard qui, en mourant, comme par une ironie sinistre du sort, au moment où surmontant tous les obstacles, il était parvenu jusqu’à lui, ce vieillard inanimé pouvait seul lui dire où cette fortune était enfouie.

— Ah ! je ne veux pas que cet homme meure, dit soudain Nadir, l’œil étincelant.

Et, soulevant l’Hindou entre ses bras vigoureux, il entr’ouvrit ses paupières boursouflées et chercha pour ainsi dire à faire pénétrer jusqu’au fond de ses yeux glauques et vitreux ses regards chargés d’effluves.

Il le tenait pressé contre son cœur, comme une maîtresse aimée.

On eût dit qu’il voulait que toute sa volonté passât en lui et que ce corps inerte retrouvât, grâce à sa puissance régénératrice, et la parole et la mémoire.

Cela dura quelques instants, qui furent pour Nadir des siècles entiers d’angoisses ; puis le vieillard tressaillit brusquement, ainsi qu’il l’eût fait sous un choc magnétique, et, comme s’il eût répondu à celui qui cependant ne parlait pas :

— Là ! maître, là ! dit-il d’une voix étranglée, en baissant ses yeux sur la natte d’où il avait été arraché.

Puis un soupir profond, le dernier, s’échappa de sa bouche entr’ouverte dans un hoquet.

Nadir sentit ce souffle glacé passer sur son visage.

Il ne tenait plus dans ses bras qu’un cadavre, mais il savait !

Pour la seconde fois, il avait vaincu la mort.

Laissant alors le corps s’affaisser le long de la muraille, il souleva rapidement la natte de jonc.

Elle recouvrait une large pierre, au centre de laquelle un anneau était scellé.

Il le saisit, et l’attirant brusquement à lui, démasqua l’ouverture d’un caveau où gisaient pêle-mêle, entassés l’un sur l’autre, des coffres et des vases de toutes les formes.

D’un seul effort il transporta dans le caveau supérieur un de ces coffres, le premier qui se trouva à la portée de sa main, et lorsqu’il en eut fait sauter le couvercle à l’aide de son poignard, ses yeux furent éblouis.

Il y avait là en pierres précieuses, en lingots d’or et d’argent, en pièces monnayées de toutes les époques, depuis les lourdes pagodes d’or jusqu’aux guinées anglaises, des richesses à donner le vertige.

— Enfin, disait-il, enfin !

Il plongeait ses mains frémissantes dans les flots de rubis, d’émeraudes et de diamants qui, de leurs feux scintillants sous les derniers éclats de la torche, semblaient faire de ce sombre espace un océan de lumières et de rayons.

Son front s’était illuminé de joie, sa physionomie n’exprimait plus qu’un incommensurable orgueil.

Pendant quelques instants, il resta pensif et souriant en face de ce trésor immense, songeant à la toute-puissance qu’il allait y puiser.

Puis le calme se fit bientôt en lui, et il se mit alors froidement à choisir, au milieu de ces richesses, les objets les plus précieux et les moins lourds.

Cela fait, il repoussa dans le souterrain les caisses qu’il en avait extraites, replaça soigneusement la pierre qui en fermait l’ouverture, ramena les nattes sur elle et y traîna le cadavre.

La torche s’éteignit à ce moment même, comme si désormais, dans le mausolée, tout dût retomber dans l’ombre et le mystère.

Nadir reprit à tâtons le chemin qu’il avait déjà parcouru, remonta les marches de l’escalier, fit glisser, en la soulevant sur ses épaules, la large dalle du tombeau, et se retrouva au grand air, pour aspirer à pleins poumons les émanations parfumées de la nuit.

Quelques secondes après, il avait amené la pierre tumulaire dans la position où il l’avait trouvée, sans oublier de grouper autour d’elle les lianes et les ronces, et il reprenait, à travers le labyrinthe de la nécropole, la direction du mausolée du Maharadjah.

Un hennissement joyeux répondit au sifflement aigu qu’il fit entendre une fois sur le chemin, et bientôt, récompensé par une caresse, son cheval, plein d’ardeur, s’élança de nouveau sur la route de Tritchinapaly.

Au moment où il arrivait, le soleil dorait déjà de ses premiers rayons les coupoles des pagodes, et les portes de la ville étaient ouvertes.

Il s’arrêta un instant à son hôtel pour y laisser son cheval épuisé ; la noble bête avait fait à fond de train plus de vingt lieues pendant la nuit ; mais lui, comme si la fatigue ne pouvait avoir de prise sur ses muscles d’acier, se dirigea à pied vers la demeure de Samuel.

Les bazars étaient encore complètement déserts, mais l’Israélite, qui ne s’était pas couché, l’attendait.

Au premier coup frappé par Nadir à la porte, il vint ouvrir.

— Êtes-vous prêt, Samuel ? lui dit l’Hindou dès qu’ils eurent pénétré dans l’intérieur de la maison.

— Je vous ai fait, seigneur, dix millions de traites sur Manetjee de Bombay, sur les Thompson et Cie d’Alexandrie, et sur la maison Rothschild de Londres.

— C’est bien ; voici ce que je vous ai promis en garantie.

En disant ces mots, il tira de sa ceinture un large foulard de soie, et en versa le contenu sur la table d’ébène qu’éclairait une petite lampe fumeuse, la seule que son avarice permit au riche marchand.

Samuel étouffa un cri d’admiration et de surprise tout à la fois.

Ses hommes s'étaient hissés sur un éléphant.

Quoique, depuis cinquante ans, il lui fût passé par les mains les pierres les plus rares de l’Orient, jamais il ne s’était figuré, même dans ses rêves de joailler, qu’il pût en exister une collection aussi splendide que celle qu’il avait sous les yeux.

Il se découvrit malgré lui, souleva l’abat-jour de la lampe pour mieux y voir, et arma ses yeux d’une loupe grossissante.

Il avait devant lui, pouvant tenir dans les deux mains, et abstraction faite même de la valeur considérable de leurs montures précieusement ciselées, des bijoux dont le prix était incalculable.

C’étaient des mangs, espèces d’aigrettes de diamants qui se placent à la division des cheveux, des kourrenfouls, c’est-à-dire des pendants d’oreilles, imitant les roses à l’aide de différentes couleurs, des nouths ou anneaux entièrement composés de perles, de rubis et de diamants noirs, séparés seulement les uns des autres par quelques fils de cet or malléable que les Hindous appellent kourden.

Puis des diamant bruts, encore enveloppés de leur gangue et semblant n’avoir été arrachés des mines du Dekkan que depuis peu de temps, des émeraudes d’un beau vert, longues de plus de deux pouces et d’une valeur inestimables, et des poignées de rubis et de saphirs de Ceylan.

— Cela vous suffit-il, Samuel ? dit Nadir en arrachant l’Israélite à sa contemplation muette.

— Il y a là, seigneur, répondit le marchand en relevant la tête, des pierres que des souverains même ne pourraient payer. Voici vos traites, j’en ai pour une valeur double à votre disposition.

— C’est inutile, maintenant du moins, dit froidement l’Hindou ; si j’ai besoin de vous, je vous le ferai savoir. En attendant, vous pourrez disposer de ces joyaux. Il est probable que nous ne nous reverrons plus. Adieu !

Il glissa les traites dans les plis de son turban, sortit de chez Samuel, qui s’était incliné respectueusement en le reconduisant jusqu’à sa porte, et reprit lentement le chemin du quartier musulman.

Le soir même, il quittait Tritchinapaly par la porte d’Arcot, et, au petit trot de son cheval, remontait vers le Nord.