Lecomte (p. 47-56).


VII

LA GRANDE INITIATION.



Une demi-heure plus tard, les débats furent repris, et lord Bentick dit à Feringhea :

— Vous avez promis de terminer aujourd’hui votre récit. Nous y comptons.

— J’ai fini, mylord, répondit le chef des Thugs, car je suis arrivé à l’événement suprême de ma vie.

« Le jour de ma grande initiation était venu.

« À Tritchinapaly se trouve, vous le savez, un des plus célèbres temples de l’Inde. Ses cryptes mystérieuses n’occupent pas sous terre un moins grand espace que la pagode extérieure. C’est dans ces cryptes, véritable nécropole, que reposent les plus illustres chefs de notre race invincible.

« On me conduisit, par un escalier sombre et des couloirs ténébreux, auprès des grands mausolées que protège ce temple de Vischnou.

« Je ne saurais vous dire le nombre de marches que nous descendîmes ; je ne saurais vous dire combien de temps dura cet étrange voyage dans les plus épaisses ténèbres, que mon imagination, surexcitée, peuplait de spectres menaçants.

« Tout ce que je sais, c’est que lorsque nous arrivâmes à la fin des degrés, il me fallut, pour suivre mon guide, marché courbé presque jusqu’à terre, puis descendre encore et ramper toujours.

« Une faible lueur, qui filtrait à travers les rochers, frappa soudain mes regards : une atmosphère tiède, chargée de parfums, un bruit confus que je ne pouvais définir, m’avertirent que nous étions arrivés.

« Budrinath m’arrêta. Nous étions au pied d’un bloc de granit, dans un caveau étroit qui me semblait ne pas avoir d’issue.

« — Votre cœur est-il toujours calme, enfant ? me dit-il. Êtes-vous préparé aux saints mystères ?

« — Je suis préparé, répondis-je d’une voix ferme.

« Aussitôt, comme par enchantement, le bloc de granit se déplaça, et je me trouvai sur le seuil d’une salle immense.

« Mes yeux restèrent éblouis du spectacle qui leur était offert.

« Au fond de cette salle, sur une estrade recouverte d’un drap blanc, se trouvaient neuf hommes, nus jusqu’à la ceinture et le reste du corps enveloppé de pagnes rouges. Leurs cheveux étaient retenus par des bandelettes de même couleur et leurs mains teintes de sang jusqu’aux poignets. Sur leurs fronts s’étendaient trois larges raies sanglantes et sur leurs bras, ainsi que sur leurs poitrines, toujours faits avec du sang, on voyait des dessins bizarres dont je ne connaissais pas encore la signification mystérieuse.

« Devant eux, sur un monceau de fleurs, était une pioche d’argent, autour de laquelle brûlaient des encens.

« Plus loin, en arrière de ce terrible tribunal, composé des neufs grands jemadars des bandes du Sud, se dressaient les statues de Schiba et de Kâli. Schiba, sous la forme d’un jeune homme noir, avec des vêtements et trois gros yeux rouges, ses cheveux hérissés, son ventre énorme et son cou orné d’un collier de crânes humains.

« Kâli, plus majestueuse, plus épouvantable encore.

« C’était bien là notre grande et toute-puissante déesse, ne se plaisant que dans le carnage et buvant le sang de ses ennemis.

« Elle avait quatre bras, tenait d’une main un glaive et de l’autre la tête d’un géant. Les deux autres, aux longs doigts crochus et crispés, semblaient attendre les victimes. Deux cadavres étaient suspendus à ses oreilles en guise d’ornements. Un large collier de chairs pantelantes descendait sur sa poitrine ; sa langue tombait jusqu’à son menton.

« Ses cheveux rouges, au milieu desquels serpentait des vipères naja, se déroulaient jusqu'à terre, et elle portait à ses chevilles des bracelets composés de mains de géants qu’on eût dites fraîchement coupées, car le sang ruisselait sur ses pieds, qui s’appuyaient sur des corps mutilés de femmes et d’enfants.

Deux cadavres étaient suspendus à ses oreilles en guise d’ornements.

« Tout autour de la salle se tenaient debout, semblables à des flambeaux vivants, des massalchi portant des torches de résine allumées, et au centre était accroupie, laissant entre elle et les chefs un assez grand espace, une foule nombreuse parmi laquelle mes yeux, si étonnés qu’ils fussent, reconnaissaient bien des gens que j’avais déjà vus parmi nous.

« À intervalles réguliers les gongs, frappés par des marteaux d’airain, faisaient gronder leurs voix retentissantes ; les cloches leur répondaient.

« À notre entrée, un silence de mort s’était fait tout à coup.

« On n’entendait que le crépitement des torches, dont les flammes montaient comme des serpents de feu jusqu’aux voûtes, d’où pendaient des stalactites de formes bizarres.

« Budrinath et Roop-Singh me prirent chacun par une main, et nous nous avançâmes jusqu’à quelques pas des chefs, à peu de distance de la pioche sacrée.

« — Voici l’enfant choisi pour Kâly, khodarunds (seigneurs), dit-il en me présentant. Il a demandé à être des nôtres ; nous répondons de lui. Notre souveraine déesse l’a choisi entre tous.

« Et il raconta dans quelles circonstances la terrible épouse de Schiba s’était manifestée à moi, pour me faire l’instrument de sa volonté suprême. Il dit encore la première initiation que j’avais subie avec enthousiasme, et mon courage, ainsi que mon adresse, dans l’accomplissement du meurtre du sahoukar.

« Après ce récit, que l’assemblée avait accueilli par un murmure flatteur, qui m’avait rempli d’orgueil, le jemadar occupant la place d’honneur au centre du tribunal se leva.

« Je le vois encore. C’était un vieillard, car les quelques cheveux qui lui restaient étaient blancs, et ses mains osseuses s’étendaient vers moi en tremblant.

« Ses yeux caves étaient profondément enfoncés dans l’orbite et brillaient cependant d’un éclat étrange.

« Son visage était creusé de rides profondes. Son front dénudé et sillonné de raies sanglantes semblait d’une étendue immense.

« On eût dit l’image vivante de la mort.

« Sa voix était sombre, profonde, caverneuse. Elle semblait venir d’une grande distance, et néanmoins je ne perdais pas une seule de ses paroles.

« — Vous êtes digne, mon fils, me dit-il, d’embrasser la profession la plus ancienne et la plus agréable à la divinité. Êtes-vous prêt à être brave, fidèle et discret ? Êtes-vous prêt à mettre à mort toute créature humaine que le hasard, la ruse ou la protection des dieux amèneront en votre pouvoir ? Êtes-vous prêt à briser tous les liens de la nature pour n’appartenir qu’à nous, corps et âme ?

« — Je suis prêt, répondis-je d’une voix ferme.

« — Vous n’oublierez jamais, poursuivit-il, que la race humaine est vouée tout entière par nos lois à la destruction, et que, lorsque les augures ont parlé, on leur doit une obéissance aveugle.

« — J’obéirai ! j’obéirai ! répétai-je deux fois, en proie à une espèce de délire.

« — Alors, gloire à Bhowanie ! s’écria le vieux jemadar, en se tournant, ainsi que ses compagnons, vers la statue de Kâly et en dirigeant vers elle ses mains suppliantes.

« Et tout la foule redit en s’agenouillant :

« — Gloire à Bhowanie, mère de l’univers, protectrice et patronne de notre ordre ! En ce jour solennel, envoie-nous ton secours, éclaire-nous de ta divine lumière, accorde-nous un augure favorable qui nous manifeste ta volonté, qui approuve l’initiation de celui que tu sembles avoir choisi !

« Puis tous restèrent silencieux, haletants, les genoux dans la poussière et les yeux fixés sur l’idole que je ne quittais pas moi-même du regard.

« Je n’entendais plus que les battements de mon cœur et la respiration oppressée de cette multitude qui attendait.

« Soudain un cri épouvantable me fit tressaillir, les gongs résonnèrent et les yeux de Kâly lancèrent un jet de sang chaud qui jaillit jusqu’aux fidèles courbés à ses pieds.

« — Honneur ! honneur à Kâly ! s’écrièrent-ils tous.

« Le vieux jemadar vint me prendre par la main pour me conduire auprès de la déesse.

« — Répétez, me dit-il, le serment que vous avez déjà fait.

« Je le redis à haute voix.

« — Jurez de sacrifier à Kâly, soit par le mouchoir, soit par le feu, soir par le poison, tout être qui vous sera désigné.

« — Je le jure !

« — Frappez, alors ! me commanda-t-il en armant ma main d’un long poignard malais, dont la lame bleue semblait jeter des flammes.

« Et, me faisant tourner rapidement sur moi-même, il me mit en face d’un être enveloppé de longs voiles de mousseline et que deux prêtres soutenaient dans leurs bras.

« J’étais fou. Le sang qui coulait dans mes veines était de feu. Aussi, plus rapide que la pensée, je me précipitai, et mon arme disparut dans le sein de la victime.

« Elle tomba en poussant un cri étouffé, mais un cri qui était celui d’une voix que j’avais déjà entendue, un cri qui fit dresser d’horreur mes cheveux sur ma tête.

« Je me jetai comme un lion sur le corps, dont je venais d’arracher la vie ; j’en soulevai brusquement les voiles et me redressai épouvanté.

« Goolab-Sohbee, gisait à mes pieds ! Goolab-Sohbee, la compagne de mes jeux, l’amie de mon enfance, la seule femme que j’aie aimée !… »

À cet horrible aveu de Feringhea, la salle entière se souleva en malédictions, mais d’un geste l’assassin apaisa la foule, qui comprit qu’elle n’avait pas encore tout entendu.

— À partir de ce moment, poursuivit-il, je ne songeai plus qu’à tenir le serment que j’avais fait à Kâly, et je le tins si bien que, moins de quatre années plus tard, je revins dans le Dekkan pour commander à mon tour ces bandes dans lesquelles j’étais entré sous d’aussi terribles auspices.

« Aujourd’hui mon vœu est accompli : j’ai sacrifié mille victimes à Kâly ; j’ai mis quinze années pour arriver à ce but ; je suis prêt à tenir un autre serment, celui de me venger.

— Était-ce dans ce but que vous étiez à Tanjore, lorsque vous avez été arrêté ? demanda lord Bentick.

— Oui, répondit Feringhea, j’attendais cette arrestation que j’étais disposé à provoquer par tous les moyens. On n’a trouvé en ma possession la bague de lady Buttler que parce que je l’ai bien voulu.

— Comment ce bijou vous était-il parvenu ?

— Il ne m’avait pas été donné comme part de butin ; je l’avais acheté au recéleur, par l’entremise duquel nous avons l’habitude, depuis longues années, de nous défaire des marchandises et des bijoux qu’il serait inutile ou compromettant de garder.

— Comment se nomme cet homme ?

— Sidi-Mohammed-Ali.

— Mais c’est un nom musulman ?

— Les Étrangleurs se recrutent dans toutes les sectes et dans toutes les religions de l’Inde. Nous avons parmi nous des brahmanistes aussi bien que des bouddhistes, des sectateurs de Zoroastre aussi bien que des musulmans, des idolâtres aussi bien que des fétichistes. Chacun conserve, en dehors de l’association, ses pratiques religieuses ; mais lorsqu’il lui est ordonné d’agir, il n’a plus qu’une loi : le Thugisme ; qu’une divinité : Kâly.

— Où demeure ce Sidi-Mohammed-Ali ?

— À Tanjore, en face même du palais du Gouvernement.

— Clerck (greffier), prenez avec le plus grand soin tous ces noms.

« Vous étiez au courant, vous, Feringhea, de l’attentat dont le colonel Buttler et les siens devaient être victimes ?

— Oui.

— L’aviez-vous ordonné ?

— Non, mais j’avais approuvé le plan de cette affaire, qui m’avait été soumise, car la bande qui a agi fait partie de celles que je commande, ainsi que tous les Thugs du Dekkan.

— Alors, vous savez ce qui s’est passé sur les rives du Panoor ?

— Je le sais.

— Quel est le chef de cette bande ?

— Hyder-Aly.

— Est-elle nombreuse ?

— Si aucun membre nouveau ne s’y est affilié, elle compte en tout 280 Thugs de tous rangs ; mais quelques-uns d’entre eux seulement ont dû prendre part à l’expédition contre le colonel Buttler, peut-être 35 ou 40. Si la bande avait été au complet, personne n’aurait échappé.

— Où pensez-vous que ces Thugs se soient réfugiés ?

— Selon moi, dans les jungles d’Arcot, à moins qu’Hyder-Ali, après la perte de tant d’hommes tués dans cette rencontre, n’ait cru devoir redescendre vers Tanjore pour prendre des renforts et détourner les soupçons.

— Combien de bandes occupent en ce moment le Dekkan et la province de Madras ?

— Je ne saurais vous répondre au juste à l’égard des Thugs de la province ; je n’en suis pas le chef direct. Ils peuvent être de 250 à 300, divisés en six à sept bandes. Dans le Dekkan, je commande à dix troupes, fortes chacune de 160 à 170 hommes.

— Où sont ces hommes aujourd’hui ? Qui les commande ?

— Deux d’entre elles sont dans les environs de Bellary, campées probablement sur les rives de la Vadavilly. Elles sont commandées par Sonna-Moha et Nada-Saib. Deux autres occupent la campagne entre Mysore et Bungahre. Leurs chefs sont Hussein-Khan et Diouti. Trois doivent opérer en ce moment entre Mahé et Calicut, sur la côte de Malabar, sous la direction de Sodila, de Gougis-Amet et de Ravana. Deux autres battent la grande route de Hyderabad à Bedjapour, ayant pour chefs Sitti et Matali, et enfin la dernière, qui surveillait Tanjore et Tritchinapaly, obéit à Hyder-Aly.

— Quel chiffre d’hommes peuvent former ces bandes ?

— Seize à dix-sept cents individus, sans compter ceux qui ne sont qu’affiliés et restent dans les villes, comme fournisseurs ou banquiers de l’association.

— Roop-Singh et Budrinath, dont vous avez parlé, où sont-ils maintenant ?

— Budrinath n’est plus.

— Il y a longtemps ?

— L’heure du châtiment était venue pour lui. Il y a quelques mois à peine, il m’avait désobéi, je l’ai fait mettre à mort.

— Vous l’avez tué ?

— Je lui ai fait enfoncer la tête dans un sac de cendres chaudes qui l’ont étouffé sous mes yeux.

À ce détail horrible, la salle ne put contenir son indignation et mille cris de colère s’élevèrent ; mais Feringhea, dont la voix était puissante, s’écria :

— Souvenez-vous du supplice qu’il m’avait infligé en m’obligeant à tuer Goolab-Sohbee.

Et le silence se fit comme par enchantement.

— Et Roop-Singh ? demanda lord Bentick.

— Il s’est retiré et vit heureux, riche et honoré, entouré de ses femmes et de ses enfants.

— Où cela ?

— Ici même, tout près, aux Gardens, dans cette belle maison musulmane devant laquelle vous passez chaque jour, mylord, en retournant à votre villa. Vos enfants ont sans doute été souvent chercher l’ombre et la fraîcheur sous les grands arbres de son avenue.

— Un Thug peut donc quitter l’association ?

— Oui, lorsqu’il est trop vieux, ou lorsque sa santé l’oblige au repos.

— Pensez-vous qu’il y ait eu quelques rapports entre les Thugs et les révoltés de la dernière guerre ?

— N’en doutez pas. Presque tous les officiers indigènes du régiment des cipayes de Cawpore étaient des nôtres. Il n’est pas une ville, un village même de l’Inde où le Thugisme n’ait ses sectateurs.

— Êtes-vous toujours décidé à nommer ceux que vous savez affiliés aux Thugs ou les protégeant, qu’ils soient magistrats ou grands propriétaires, à quelque rang de la société qu’ils appartiennent ? Le capitaine Reynolds sera chargé de recevoir vos dépositions.

— Je les nommerai tous, et vous frémirez bien autrement qu’aux détails que je vous ai donnés, lorsque vous saurez quels sont nos amis parmi vous-mêmes.

Après ces quelques mots, qui laissaient un vaste et terrible champ aux suppositions et aux terreurs, l’audience fut levée au milieu d’une émotion que nous n’essayerons pas de peindre.

Lord William Bentick jugea prudent de doubler la garde qui reconduisait Feringhea au fort Saint-Georges.

Il y avait à craindre, non-seulement la colère du peuple contre le meurtrier, mais aussi la vengeance des Thugs eux-mêmes, qui pouvaient déjà avoir appris qu’ils étaient trahis.

Une foule immense occupait la place du Gouvernement, la troupe put difficilement s’y frayer un passage, et, jusque sur la plage, Feringhea fut escorté par les malédictions de la population anglaise.

Les indigènes se pressaient aussi pour le voir, mais ils le considéraient comme un être surnaturel, à la vie duquel ils n’auraient peut-être même pas osé attenter s’il avait été mis en liberté au milieu d’eux.

Quant à Feringhea, il marchait à pas lents, la tête haute, sans se soucier des clameurs ni du bruit. On ne put pas surprendre sur son visage une seule trace d’émotion pendant tout le parcours du palais à la prison.

Lorsqu’il fut sorti de la salle d’audience, on comprend que l’émotion, silencieuse depuis près de cinq heures, s’était faite bruyante.

Des groupes s’étaient formés pour commenter le récit du terrible chef. Les uns voulaient y voir de l’exagération ; les autres pensaient, au contraire, qu’il n’avait dit qu’une partie de la vérité, que les mystères du Thugisme étaient plus épouvantables encore qu’il ne les avait dévoilés !

On accusait le gouvernement de la Compagnie, et les dernières paroles du dénonciateur vibraient comme un glas funèbre. On aurait voulu être au lendemain pour savoir quelles dispositions allaient être prises par l’autorité.

Le soir, sur le cours et dans les salons, ce fut pire encore.

On proposa de créer des expéditions particulières pour venir en aide aux troupes de l’armée de Madras, et on organisa des battues contre les Thugs, comme s’il se fût agi de chasser le lion ou le tigre.

Madras, si calme, si paisible, n’était plus reconnaissable. La fièvre et l’épouvante s’en étaient emparées ; l’interrogatoire de Feringhea venait de tracer une ligne infranchissable entre la ville blanche et la ville noire, que la population anglaise ne voulait plus voir peuplée que d’Étrangleurs.

Dans la soirée, sous les fraîches vérandahs, les blanches ladies osaient à peine échanger leurs pensées et le moindre bruit les faisait tressaillir.

Dans le domestique qui entrait pour servir, elles croyaient reconnaître un agent de la bande d’Hyder-Aly. Le cri d’un hibou ou d’un aigle les faisait penser au signal de mort dont avait parlé Feringhea.

Et cependant tout ce qui venait d’être dit, tout ce qu’on venait d’apprendre, n’était que le faible prologue du drame dont de prochains débats allaient lever les voiles sanglants et faire connaître les terribles mystères.


VII

ARRESTATION DES THUGS. — ORGANISATION DES TRIBUNAUX D’INQUISITION.



On comprend sans peine la fièvre qui s’empara de la population de Madras et de toute la province, pendant les jours qui suivirent ces révélations de Feringhea. On hésitait à croire.

Mais le chef avait énergiquement persisté dans ses déclarations, et chacun avait pu voir partir, dans diverses directions, des troupes de soldats anglais.

Puis on avait arrêté des personnages considérables, des marchands qu’on n’aurait jamais soupçonnés, des propriétaires indigènes, des prêtres jusque-là vénérés ; cent individus enfin qui jouissaient de la considération publique et de l’estime générale.

Le vieux Roop-Singh, enlevé à ses parents, à ses amis et à ses voisins, au milieu desquels il vivait respecté depuis plus de dix années, était au fort Saint-Georges.

Un tribunal d’inquisition avait été organisé sous la présidence du capitaine Reynolds.

Enfin la chambre criminelle (Suddur Nozanust Adalut) avait été définitivement constituée et était prête à juger immédiatement et sans appel tous les Thugs qui allaient être amenés devant elle.

Quinze jours passèrent, et les plaintes contre le gouvernement commençaient à se faire entendre dans les meetings, lorsque tout à coup on apprit que la bande d’Hyder-Ali venait d’être faite prisonnière, presque tout entière, par les troupes du colonel Sleeman, après un combat meurtrier, et que l’on avait arrêté à Tanjore, à Tritchinapaly et dans d’autres villes de la province, un grand nombre d’affiliés aux Étrangleurs.

Ce fut un immense cri de joie.

Les bonnes nouvelles se multiplièrent rapidement, et les événements se succédèrent pour les confirmer.

En effet, on vit bientôt arriver dans la ville des prisonniers par groupes de quinze à vingt hommes.

Lorsqu’on sut que les troupes du colonel Sleeman allaient rentrer à Madras avec la bande dont elles s’étaient emparées, toute la population se précipita à leur rencontre.

De la porte Meliapour au fort Saint-Georges, la marche des soldats fut un triomphe.

Au milieu d’eux marchaient, enchaînés deux par deux, deux cent vingt-trois Étrangleurs, hâves, décharnés, sanglants, mais ne paraissant pas s’inquiéter des malédictions de la foule.

Ce fut un hourrah de triomphe lorsque la porte de la prison se referma sur les prisonniers maudits.

Moins de quinze jours après ces premières arrestations, qui s’étaient continuées, la nouvelle de l’ouverture de la chambre criminelle et de la mise en jugement d’un certain nombre d’Étrangleurs fut accueillie avec un enthousiasme indescriptible.

On allait donc savoir la vérité.