Lecomte (p. 42-47).


VI

LES FOSSOYEURS.



Feringhea resta quelques instants encore en méditation.

Puis, comme s’il n’eût pu contenir les torrents de sa pensée, sa parole devint vive, rapide, saccadée. Ses yeux se chargèrent d’éclairs, et c’est en proie à une exaltation croissante que le Thug continua :

— La scène qui se passa alors est encore tout entières devant mes yeux. Les bœufs et leurs conducteurs étaient pêle-mêle au fond du ruisseau avec les Thugs, excitant leurs bestiaux du geste et de la voix. Ils étaient à quelques pieds en-dessous de nous. Le ruisseau était si étroit qu’il était difficile à toute la troupe de se tenir dans son lit, surtout lorsque la charrette arriva au fond. Sur le bord du ravin se tenait Budrinath, à côté de lui Roop-Singh, le gooroo, le sahoukar, un domestique et moi.

« Plusieurs Thugs nous entouraient.

« J’attendais le signal avec impatience ; je serrais avec force le mouchoir sacré.

« Celui qui devait être ma première victime était auprès de moi, à la longueur du bras.

« Je m’étais placé derrière lui.

« Le Thug chargé du domestique avait fait le même mouvement.

« Le sahoukar fit alors quelques pas vers la route, sans doute pour s’assurer de la façon dont ses gens effectuaient le passage du ruisseau. Je le suivis.

« Je m’apercevais à peine que je bougeais, tellement je l’observais avec attention. Je ne faisais plus qu’un avec lui.

« — Jeh Kâli ! s’écria tout à coup le chef.

« C’était le signal !

« Aussi prompt que la pensée, mon mouchoir sacré s’enroula au cou du sahoukar. Je semblais doué d’une force surhumaine. Je le serrai fortement. Sans pouvoir prononcer un mot, pousser un cri, le marchand se débattit convulsivement pendant deux secondes peut-être, et tomba.

« Je ne le lâchai pas, je m’agenouillai sur lui et tordis le mouchoir au point de me faire mal au poignet. Mais cela était inutile. Kâli avait armé mon bras, le marchand ne bougeait plus : il était mort.

« Je desserrai alors mon mouchoir et me redressai en contemplant ce cadavre avec orgueil.

« Mes compagnons, au signal du chef, avaient instantanément immolé les hommes qui leur avaient été désignés.

« Quant à moi, tout entier à ma première victime, je n’avais rien vu, rien entendu.

« J’étais fou d’exaltation, mon sang était en feu dans mes veines. Je me sentais la force d’étrangler cent individus.

« L’accomplissement du sacrifice avait été si facile et si prompt !

« Il me semblait voir l’âme du sahoukar s’envoler, rayonnante et me bénissant, vers le séjour sacré d’Indra.

« Un tour de poignet venait de me rendre l’égal de ceux qui avaient exercé pendant des années entières. J’avais pris rang parmi mes frères, j’avais immolé la première victime. J’allais recevoir les félicitations de la troupe entière, de ceux-là même qui, un instant auparavant, me regardaient comme un enfant.

« Les mystères du Thugisme n’allaient plus rien avoir de caché pour moi.

« Je fus arraché à mon enthousiasme par la voix de Budrinath.

« — Vous avez bien commencé, me disait-il d’une voix douce et affectueuse, vous en recevrez la récompense sous peu. Maintenant, suivez-moi. Allons voir la fosse. Là sont rassemblés tous les corps. Le devoir d’un Jemadar est toujours, après le meurtre, de s’assurer si les cadavres sont convenablement disposés et ne peuvent être découverts. Cette affaire fera du bruit, et il nous faudra abandonner au plus vite la route que nous avons suivie jusqu’ici.

« Nous descendîmes dans le lit du ruisseau.

« Deux de nos hommes portaient le corps du sahoukar.

« Après avoir traversé le ruisseau et suivi la rive pendant quelques instants, nous arrivâmes à une source desséchée.

« Là, plusieurs Thugs étaient rassemblés.

« — Où est la fosse ? demanda Budrinath.

« — Elle est ici même, répondit l’un d’eux, mais il va falloir vous baisser, car les broussailles sont touffues.

« En effet, nous fûmes obligés de ramper pour atteindre l’endroit désigné.

« Les bords du torrent pouvaient avoir deux ou trois pieds d’élévation ; son lit était tellement étroit que deux hommes pouvaient à peine y marcher de front.

« Les broussailles et les arbustes étaient si serrés sur les deux rives qu’il était presque impossible d’y descendre.

« À mesure que nous avancions, le fourré devenait plus épais, et nous ne parvenions pas à nous garer des épines qui nous déchiraient le visage et les mains. Nos vêtements étaient en lambeaux.

« Au bout de quelques instants, nous fûmes obligés de nous mettre à plat ventre pour nous glisser par une ouverture pratiquée dans les épines, non pas en les coupant, mais en les relevant de chaque côté avec des cordes.

« Nous étions arrivés au lieu de l’ensevelissement des victimes.

— Combien y avait-il de fosses ? demanda lord Bentick.

— Il n’y en avait qu’une, mais très-profonde, répondit Feringhea. Elle occupait à peu près la largeur du ruisseau dont les eaux avaient été détournées plus haut et arrêtées par une digue.

« Les fossoyeurs étaient occupés à aiguiser les pieux coupés dans les jungles. C’est à peine si on pouvait les apercevoir, tant l’obscurité était grande.

« L’ombrage épais du bois ne laissait pénétrer que quelques rayons de la lune jusqu’à l’endroit où nous étions.

Les fossoyeurs causaient à voix basse, dans la langue de leur bande, que je ne comprenais pas encore.

« Budrinath adressa la parole à leur chef, après avoir examiné la fosse où étaient déjà huit cadavres.

« — Vous avez travaillé avec intelligence, leur dit-il, et vous ne serez pas oubliés lors de la répartition. Voici un bhil qu’un chacal même ne pourrait pas découvrir. Je le redis à nouveau, Peer Khan, vous avez bien travaillé, et je suis content d’être venu afin de pouvoir parler avec vous comme vous le méritez ; mais il faut vous hâter, car le jour approche.

« — Nous avons terminé, khodawund (seigneur), répondit le chef, nous n’attendons plus que le dernier cadavre et nous allons recouvrir la fosse.

« Comme il finissait de parler, on apporta le corps du sahoukar.

« Les hommes étaient hors d’haleine à cause de son poids et des difficultés qu’il avaient eues pour suivre le fil du ruisseau.

« Les épines les avaient tellement meurtris qu’ils étaient couverts de sang.

« — Examinez ce qu’ils vont faire, me dit alors Budrinath, et ne prononcez par un mot. Regardez bien attentivement, car il faut que rien ne vous échappe, afin que vous soyez complètement instruit de tous vos devoirs. Vous êtes appelé à commander un jour, vous devez tout connaître.

« Je demeurai silencieux et vivement impressionné par cette scène à laquelle j’assistais pour la première fois.

« Le corps du sahoukar, ainsi que celui du serviteur étranglé auprès de lui, furent traînés sur le bord de la fosse ; on leur pratiqua des incisions sur le ventre et la poitrine, incisions dans lesquelles on enfonça des pieux pointus en les retournant plusieurs fois afin d’élargir les plaies.

« Puis on les poussa sur les autres cadavres.

À ces mots, un cri d’horreur s’éleva dans l’assemblée, et les dames présentes à l’audience se voilèrent le visage d’épouvante.

Feringhea seul était impassible.

— Pourquoi faisiez-vous subir à vos malheureuses victimes ces mutilations ? demanda le président.

— Vous le sauriez déjà, sap (seigneur), sans cette émotion de femmes et d’enfants. Kâli m’ordonne de tout dire, je dis tout. Sans cette précaution, la terre pourrait se soulever et les chacals déterrer les corps, lorsque le ruisseau serait à sec. De cette façon, c’est, au contraire, impossible.

— Continuez, commanda lord Bentick, en s’efforçant de rester maître de l’indignation qui soulevait son cœur à ces horribles détails.

— Lorsque tout fut terminé, reprit Feringhea, de grosses pierres furent jetées sur les cadavres. Au-dessus des pierres, les fossoyeurs firent un lit d’épines, et enfin le tout fut recouvert de sable fortement foulé aux pieds.

« Puis les hommes placés dans le haut du courant rompirent la digue, et le ruisseau, en rentrant dans son lit, fit disparaître les dernières traces de la fosse.

« — Je pense que cela suffira, seigneur jemadar, dit alors Peer Khan, nous pouvons maintenant quitter la place. Il est peu probable que quelqu’un s’avise de venir chercher ici le sahoukar et ses gens. Le jeune maître a pu voir avec quelle adresse nous avons fait l’ouvrage et juger si nous sommes de bons serviteurs de la grande déesse.

« — Cela suffit en effet, répondis-je, je saurais moi-même travailler comme un lugha si cela était nécessaire un jour.

« Budrinath donna le signal du départ.

« Lorsque le dernier homme eut franchi l’ouverture faite dans les broussailles, on retira les cordes qui les maintenaient, et les épines reprenant leur première position, il nous eût été impossible à nous-mêmes de voir par où nous avions passé.

« Le lugha qui marchait le dernier traînait un lourd fagot d’épines qui effaçait toute trace de pas sur le sable.

« Sur le bord du ruisseau où avait eu lieu le meurtre, nous ne retrouvâmes que le gooroo qui nous attendait en remerciant Kâli d’avoir ainsi favorisé notre expédition.

« Les autres hommes de la troupe avaient marché un peu en avant avec la voiture et les bœufs.

« Nous les rejoignîmes à un demi-mille de là.

« La troupe tout entière alors, obéissant aux ordres de Budrinath, traversa un jungle épais pour gagner une petite plaine découverte, d’un aspect sauvage, où nous allions pouvoir nous reposer un peu de nos fatigues et tenir conseil.

« Nous fûmes bientôt tous réunis, des feux furent allumés, la houka (la pipe) passa de bouche en bouche, et chacun raconta ce qu’il avait fait.

« J’avais pris place sur la couverture blanche des chefs, ainsi que j’en avais le droit puisque j’avais conquis le rang d’Étrangleur. Je n’avais pas oublié, avant de me mêler à mes compagnons, la cérémonie obligée du tuponee, c’est-à-dire le partage d’un morceau de sucre consacré entre mon gooroo et moi.

« Cet acte accompli, j’avais défait le nœud de mon mouchoir, et après avoir joint à la pièce d’argent qu’il contenait quelques roupies, j’en avais fait cadeau à mon maître avec les marques du plus profond respect.

« C’était là la dernière scène de ma première initiation.

« Cela terminé, il fallut songer au partage du butin, qui se composait, indépendamment d’une somme considérable en or, de diamants, de perles et de riches étoffes de cachemir.

« Deux parts égales furent faites pour les deux troupes, l’argent fut immédiatement distribué, et chaque chef de bande garda les bijoux et les étoffes pour s’en défaire au meilleur prix possible dans les villes voisines.

« Il ne restait plus, après cela, qu’à nous séparer, car il eût été imprudent de continuer notre expédition en aussi grand nombre. Ali et Budrinath se donnèrent rendez-vous pour la fin de la saison, et, avant le jour, Ali prit la route de l’Ouest, pendant que nous poursuivions notre chemin en inclinant un peu vers l’Est.

Lord Bentick. — Quelle fut la part du butin de chacun des hommes ?

Feringhea. — Chacun des hommes eut 1,000 roupies (2,500 francs) d’argent monnayé et près du double lorsque les pierres précieuses et les étoffes eurent été vendues à Hyderabad.

Lord Bentick. — Et vous ?

Feringhea. — Moi, je touchai immédiatement 2,000 roupies, un fort beau diamant et un châle de Kachemir.

« Ce fut là à peu près la part de chaque Étrangleur.

Lord Bentick. — Que devint la troupe dont vous faisiez partie ?

Feringhea. — Le riche butin que nous avions fait sur le sahoukar nous permit de détourner tout soupçon.

« Budrinath passait pour un riche marchand du Nord allant en pèlerinage à Tritchinapaly, et moi pour son fils.

« C’était aux environs de cette ville que devait avoir lieu mon initiation définitive, selon les rites sacrés ; c’est là que j’allais puiser la haine que j’ai vouée à l’humanité ; c’est là que devait arriver la plus terrible des catastrophes.

Ces derniers mots de l’Hindou, promettant quelques nouvelles révélations terribles, le président de la cour criminelle crut devoir suspendre l’audience pendant quelques instants.

Le tribunal n’avait pas moins besoin que la foule d’un peu de repos, tant le récit de Feringhea avait impressionné tous ses auditeurs.

Lui seul paraissait infatigable.